Interlude : Loup de boue
Décembre 1917, Secteur de la
Marne.
Il tremblait. Il y avait de quoi. Outre la neige qui tombait en flocons épais et que le vent leur collait au visage, les flaques de boue qui gelaient autour de leurs godasses trouées et le relent de la pourriture qui luttait vaillamment contre le froid, il y avait aussi la peur. Enfin... les peurs... Celle présente de se prendre le coté de la tranchée sur la figure (C'était arrivé à une tranchée française. Le pauvre gars qui était dessous était mort, étouffé par la boue.), la peur de l'assaut de demain avec la chance de se vautrer dans un trou d'obus avec la neige qui recouvrait et la peur rétrospective de la balle qui avait emporté son casque et sa petite sœur qui avait sifflé à son oreille alors qu'il plongeait en arrière pour récupérer la dérisoire protection.
Le froid, il s'en fichait. Il avait eu froid toute sa vie et il accueillait cette sensation comme une vieille connaissance qu'on aimerait ne plus voir, mais on est obligé... C'est le seul boucher du village. Mais la peur de mourir... Passés ses sept ans et ses cauchemars d'enfant, ses nuits avaient été peuplées par sa terreur de la mort. Il se rêvait allongé dans un cercueil, sous terre et lentement dévoré par la pourriture. Résultat, il n'en dormait plus la nuit... Ce n'était qu'au bout de trois jours qu'il pouvait espérer dormir une nuit complète, la fatigue intimant à ses rêves de lui foutre la paix. De ce fait, s'il avait grandit, beaucoup, ses nuits blanches lui avaient pris toute possibilité d'avoir des muscles. Un brin de paille, un très grand brin de paille qu'on disait au pays. Et maintenant, on pouvait dire qu'il ressemblait à un balai avec sa barbe et sa moustache mal taillée. Oh, on avait le droit de se raser, mais c'était tellement pénible qu'on évitait. Et puis... des poils supplémentaires quand on avait froid... Mieux valait garder cette aubaine.
C'était l'heure de la soupe et le cantinier passait à toute vitesse entre les écuelles pour y verser deux louches de sa tambouille afin qu'elle soit encore chaude. Peine perdue, c'était déjà froid. Une soupe de betterave et de fenouil n'avait déjà rien de ragoutant chaud mais là... avec trois flocons qui tombaient dedans sans fondre instantanément... Dans les yeux de chaque soldat, il y eut cette immense lassitude de se retrouver, pas en enfer, mais pas loin... Pourtant, d'un seul mouvement, ils éclusèrent tous leurs écuelles en trois lampées, puis le quart de bière, en trois lampées également, puis les biscuits... Morne repas, morne soirée avec le spectre de la Mort par au dessus.
Il devait admettre qu'il était admiratif de ses camarades... Certains étaient tellement blasés qu'ils ne la voyaient plus cette mort prochaine... Ou alors, ils la conjuraient en lui demandant de venir les prendre... Ce qu'elle ne faisait pas et qui les faisaient cracher avec leurs chiques: « Dieu a un putain de sens de l'humour. »
C'était la nuit, il faisait froid et il était de garde. S'il avait su... Après tout, il n'était pas plus courageux que les autres et même sa maigreur de roseau l'aurait plus placé parmi les moutons que parmi les chiens de berger. C'était comme ça. Il l'avait toujours pris avec philosophie, attendant une occasion de montrer qu'il valait mieux. Comme tant d'autres avec lui, il avait cru que la mobilisation lui donnerait cette occasion. Se comporter en héros, retourner au pays avec un peu de gloire, revenir avec un plastron de galons. S'il avait su que la gloire comportait autant de crasse, d'engelures et de terreur, il serait resté un mouton. Avec plaisir, même.
- Eh, Gamin!
C'était son sergent, suivi par son ambulanciers qui avaient la mine aussi hâve que lui.
- On va dans le no man's land pour récupérer une patrouille. Bouge tes miches.
Finalement, ça ne le dérangeait pas de bouger un peu, de se dégourdir les jambes. Il n'avait pas envie de finir comme décoration de la congère qu'était la tranchée. Alors, il se leva, fit tomber la neige de sa redingote qui commençait déjà à être raidie par le froid et ajusta sa besace et son fusil pour montrer qu'il était prêt.
Il savait que le sergent l'aimait bien, surtout parce qu'il ne discutait pas les ordres. Contrairement à pas mal de monde, le sergent aimait bien les moutons. Alors, ils partirent sans un mot dans l'immensité neigeuse. Oui, une patrouille manquait, sans doute fauchée par ceux d'en face. Peu d'espoir de retrouver un survivant mais bon, on abandonne pas non plus les morts. Ils marchèrent péniblement parce que la neige était déjà haute et que la visibilité n'atteignait pas dix mètres. Il se demanda fugacement comment ils allaient retrouver le chemin mais des gémissements l'interrompit dans sa réflexion. Comme des pleurs d'enfant.
- Sergent...
- J'ai entendu. Je crois qu'on a un survivant.
- De chez nous?
- On s'en cogne. De toute façon, la guerre est fini pour ce pauvre type.
En quelques mots, le sergent venait d'exprimer ce que tous ressentaient dans les tranchées et qu'ils appelaient de leurs prières à voix basse: Pourvu que je sois blessé gravement, pourvu qu'on me fasse prisonnier... Pourvu que cette guerre s'arrête! De toute façon, elle ne rimait plus à rien. Alors, par compassion, par espoir aussi que ce geste leur soit rendu, ils allèrent d'un seul pas délivrer ce pauvre bougre de la pire saloperie que les hommes ont inventé, la Guerre. Les gémissements leur servaient de balise auditive et au fur et à mesure qu'ils approchaient, le brin de paille comprit que les pleurs étaient des mots dans la langue de l'ennemi. Il était le seul de leur petit groupe à comprendre les suppliques que leur portaient les rafales de vent.
- J'veux pas crever... J'veux pas crever...
Il en éprouva un surcroit de compassion. Après tout, il aurait pu être là, assez blessé pour ne plus pouvoir bouger mais pas suffisamment pour ne pas s'accrocher à sa dérisoire étincelle de vie. C'est dans cet élan de communion d'esprit qu'il continua vers son frère d'armes inconnu, le pauvre gars qui aurait peut-être sa récompense: rentrer chez lui. Il ne vit pas que la neige était devenue rose, puis rouge pâle. Ce ne fut que quand elle apparut bien carmin avec des morceaux identifiables d'autres êtres humains qu'il comprit qu'ils étaient tombés sur un sacré carnage. L'un des ambulanciers se mit à vomir, l'autre faisait des efforts méritoires pour ne pas l'accompagner et le sergent se répandait en jurons. Lui... Il regardait l'homme au milieu de tout ça, relativement intact si on le comparait au reste, même si son visage était atrocement mutilé, donnant l'impression que son seul œil visible était plus grand. Un oeil qui reflétait l'horreur et qui était fixé sur lui.
- Fuyez... Fuyez... Elle est encore là...
Avant que quiconque ne songe à demander de quoi il parlait, il fut balayé en arrière et la mère de toutes les terreurs se dressait à sa place, immense, noire et affamée. D'un coup de griffe, elle fit voler la tête du sergent et ses immenses crocs saisirent le corps décapité pour le broyer d'une seule morsure. Les ambulanciers se mirent à hurler en prenant leurs armes mais lui... Il était paralysé. Ce ne fut qu'en entendant le silence qu'il comprit qu'il était tout seul. Tout seul avec cette immense masse de ténèbres dont les yeux rouges et les crocs étincelants ressortaient, promesse de massacre.
Hurle, cours, désespères toi... et MEURS!
- Je ne veux pas mourir...
Les lâches font de formidables soldats quand on les a poussé à bout. Ils se battent pour faire taire leur terreur... Dur à arrêter... C'est ce que dut se dire la Bête Affamée quand le soldat lui fonça dessus, baïonnette au canon, rien que pour survivre. Pauvre fou...
- J'veux pas mourir!
La neige avait cessé de tomber deux heures auparavant et une aube grisâtre peinait à chasser les relents de boucherie de la nuit. Les cris avaient cessé bien avant, même si la tranquillité n'était pas revenu pour autant.
- J'suis pas mort...
Un souffle faible au milieu du carnage, un homme à genoux, les épaules basses à essayer de réunir des choses autour de lui. Il était couvert de sang et quelques lambeaux de vêtements. Le pire, c'est qu'en ce matin de neige au beau milieu de ce no man's land oublié de Dieu, c'est qu'il n'y avait aucun bruit, aucun chant d'oiseau pour faire croire que cela n'était qu'un mauvais rêve de plus. Non, la lumière crue du petit matin dévoilait l'horreur sans aucune pudeur. Huit hommes étaient morts, certains allemands, d'autres anglais et un neuvième au milieu de tout ce sang glacé et qui n'arrivait à se raccrocher qu'à une certitude:
- J'suis pas mort...
Et à se demander comment c'était possible. Pourtant, il avait tout vu, il était là, il sentait encore la gueule monstrueuse lui attraper le flanc, son foie éclater sous la pression alors qu'il essayait de planter son reliquat de lame, une baïonnette brisée, dans l'œil de la monstruosité. Il souleva le pan de laine qui recouvrait sa hanche droite, poisseuse de sang et de boue, et ne vit que du rouge. Se frotter les yeux n'arrangea rien, ses mains et le reste de ses manches étaient couvertes de boue rouge. Autour de lui, ce n'était que de la boue sur deux ou trois mètres de diamètre. De la boue, du sang, de la chair, des os...
- J'suis pas mort...?
On pouvait en douter... Si ça se trouvait, il était déjà en enfer et était condamné à rester au milieu du carnage pour les siècles des siècles... Un seul moyen de le savoir, hélas. Il se leva, son flanc droit l'élançant jusqu'à lui arracher un cri et fit quelques pas pour atteindre la neige. C'est là qu'il s'aperçut qu'il était pieds nus. Pas à cause du froid. Mais parce que c'était mouillé.
- J'suis vivant...
Une constatation qui le rassura. Il avait du délirer de fièvre et imaginer ce monstrueux animal alors que lui et ses compagnons avaient du prendre une torpille sur le coin du râble. Seul survivant. Désolé, tout le monde...
Il se retourna sur le carnage et adressa une prière muette aux morts d'où ils viennent et s'apperçut que la plaque d'identification qu'il portait au poignet était manquante. Dangereux, ça. Alors il farfouilla un peu partout sans s'étonner de ne plus ressentir de douleur. Non, ce qui le perturbait, c'était le trou de mémoire: impossible de se souvenir de son nom. Il saisit une plaque gisant dans la neige. Les cristaux de neige qui la maculaient ainsi que la boue et le sang qu'il avait dans les yeux l'empêchèrent de la lire correctement, mais il reconnut « WI » et ça lui sembla suffisamment familier. Il garda précieusement la plaque dans la main, vu que la chaine était brisée et il se mit à marcher. Il n'avait pas froid, mais la faim lui donnait des crampes d'estomac. Sans oublier la fatigue qui lui hurlait de se coucher là et de dormir quelques heures. Mais bon. Il était vivant et il aurait été stupide de mourir de froid parce qu'on a sommeil, non? Il se gratta la joue qui le démangeait, sans voir que des morceaux de chair morte tombaient en pluie noire sur la neige.
Ce ne fut que quand il trouva une petite crypte dont la porte avait été soufflée, sans doute par une autre torpille, que la fatigue ne lui laissa plus aucun choix. Il tomba, recroquevillé sur lui même, endormi.
Il tremblait. Il y avait de quoi. Outre la neige qui tombait en flocons épais et que le vent leur collait au visage, les flaques de boue qui gelaient autour de leurs godasses trouées et le relent de la pourriture qui luttait vaillamment contre le froid, il y avait aussi la peur. Enfin... les peurs... Celle présente de se prendre le coté de la tranchée sur la figure (C'était arrivé à une tranchée française. Le pauvre gars qui était dessous était mort, étouffé par la boue.), la peur de l'assaut de demain avec la chance de se vautrer dans un trou d'obus avec la neige qui recouvrait et la peur rétrospective de la balle qui avait emporté son casque et sa petite sœur qui avait sifflé à son oreille alors qu'il plongeait en arrière pour récupérer la dérisoire protection.
Le froid, il s'en fichait. Il avait eu froid toute sa vie et il accueillait cette sensation comme une vieille connaissance qu'on aimerait ne plus voir, mais on est obligé... C'est le seul boucher du village. Mais la peur de mourir... Passés ses sept ans et ses cauchemars d'enfant, ses nuits avaient été peuplées par sa terreur de la mort. Il se rêvait allongé dans un cercueil, sous terre et lentement dévoré par la pourriture. Résultat, il n'en dormait plus la nuit... Ce n'était qu'au bout de trois jours qu'il pouvait espérer dormir une nuit complète, la fatigue intimant à ses rêves de lui foutre la paix. De ce fait, s'il avait grandit, beaucoup, ses nuits blanches lui avaient pris toute possibilité d'avoir des muscles. Un brin de paille, un très grand brin de paille qu'on disait au pays. Et maintenant, on pouvait dire qu'il ressemblait à un balai avec sa barbe et sa moustache mal taillée. Oh, on avait le droit de se raser, mais c'était tellement pénible qu'on évitait. Et puis... des poils supplémentaires quand on avait froid... Mieux valait garder cette aubaine.
C'était l'heure de la soupe et le cantinier passait à toute vitesse entre les écuelles pour y verser deux louches de sa tambouille afin qu'elle soit encore chaude. Peine perdue, c'était déjà froid. Une soupe de betterave et de fenouil n'avait déjà rien de ragoutant chaud mais là... avec trois flocons qui tombaient dedans sans fondre instantanément... Dans les yeux de chaque soldat, il y eut cette immense lassitude de se retrouver, pas en enfer, mais pas loin... Pourtant, d'un seul mouvement, ils éclusèrent tous leurs écuelles en trois lampées, puis le quart de bière, en trois lampées également, puis les biscuits... Morne repas, morne soirée avec le spectre de la Mort par au dessus.
Il devait admettre qu'il était admiratif de ses camarades... Certains étaient tellement blasés qu'ils ne la voyaient plus cette mort prochaine... Ou alors, ils la conjuraient en lui demandant de venir les prendre... Ce qu'elle ne faisait pas et qui les faisaient cracher avec leurs chiques: « Dieu a un putain de sens de l'humour. »
C'était la nuit, il faisait froid et il était de garde. S'il avait su... Après tout, il n'était pas plus courageux que les autres et même sa maigreur de roseau l'aurait plus placé parmi les moutons que parmi les chiens de berger. C'était comme ça. Il l'avait toujours pris avec philosophie, attendant une occasion de montrer qu'il valait mieux. Comme tant d'autres avec lui, il avait cru que la mobilisation lui donnerait cette occasion. Se comporter en héros, retourner au pays avec un peu de gloire, revenir avec un plastron de galons. S'il avait su que la gloire comportait autant de crasse, d'engelures et de terreur, il serait resté un mouton. Avec plaisir, même.
- Eh, Gamin!
C'était son sergent, suivi par son ambulanciers qui avaient la mine aussi hâve que lui.
- On va dans le no man's land pour récupérer une patrouille. Bouge tes miches.
Finalement, ça ne le dérangeait pas de bouger un peu, de se dégourdir les jambes. Il n'avait pas envie de finir comme décoration de la congère qu'était la tranchée. Alors, il se leva, fit tomber la neige de sa redingote qui commençait déjà à être raidie par le froid et ajusta sa besace et son fusil pour montrer qu'il était prêt.
Il savait que le sergent l'aimait bien, surtout parce qu'il ne discutait pas les ordres. Contrairement à pas mal de monde, le sergent aimait bien les moutons. Alors, ils partirent sans un mot dans l'immensité neigeuse. Oui, une patrouille manquait, sans doute fauchée par ceux d'en face. Peu d'espoir de retrouver un survivant mais bon, on abandonne pas non plus les morts. Ils marchèrent péniblement parce que la neige était déjà haute et que la visibilité n'atteignait pas dix mètres. Il se demanda fugacement comment ils allaient retrouver le chemin mais des gémissements l'interrompit dans sa réflexion. Comme des pleurs d'enfant.
- Sergent...
- J'ai entendu. Je crois qu'on a un survivant.
- De chez nous?
- On s'en cogne. De toute façon, la guerre est fini pour ce pauvre type.
En quelques mots, le sergent venait d'exprimer ce que tous ressentaient dans les tranchées et qu'ils appelaient de leurs prières à voix basse: Pourvu que je sois blessé gravement, pourvu qu'on me fasse prisonnier... Pourvu que cette guerre s'arrête! De toute façon, elle ne rimait plus à rien. Alors, par compassion, par espoir aussi que ce geste leur soit rendu, ils allèrent d'un seul pas délivrer ce pauvre bougre de la pire saloperie que les hommes ont inventé, la Guerre. Les gémissements leur servaient de balise auditive et au fur et à mesure qu'ils approchaient, le brin de paille comprit que les pleurs étaient des mots dans la langue de l'ennemi. Il était le seul de leur petit groupe à comprendre les suppliques que leur portaient les rafales de vent.
- J'veux pas crever... J'veux pas crever...
Il en éprouva un surcroit de compassion. Après tout, il aurait pu être là, assez blessé pour ne plus pouvoir bouger mais pas suffisamment pour ne pas s'accrocher à sa dérisoire étincelle de vie. C'est dans cet élan de communion d'esprit qu'il continua vers son frère d'armes inconnu, le pauvre gars qui aurait peut-être sa récompense: rentrer chez lui. Il ne vit pas que la neige était devenue rose, puis rouge pâle. Ce ne fut que quand elle apparut bien carmin avec des morceaux identifiables d'autres êtres humains qu'il comprit qu'ils étaient tombés sur un sacré carnage. L'un des ambulanciers se mit à vomir, l'autre faisait des efforts méritoires pour ne pas l'accompagner et le sergent se répandait en jurons. Lui... Il regardait l'homme au milieu de tout ça, relativement intact si on le comparait au reste, même si son visage était atrocement mutilé, donnant l'impression que son seul œil visible était plus grand. Un oeil qui reflétait l'horreur et qui était fixé sur lui.
- Fuyez... Fuyez... Elle est encore là...
Avant que quiconque ne songe à demander de quoi il parlait, il fut balayé en arrière et la mère de toutes les terreurs se dressait à sa place, immense, noire et affamée. D'un coup de griffe, elle fit voler la tête du sergent et ses immenses crocs saisirent le corps décapité pour le broyer d'une seule morsure. Les ambulanciers se mirent à hurler en prenant leurs armes mais lui... Il était paralysé. Ce ne fut qu'en entendant le silence qu'il comprit qu'il était tout seul. Tout seul avec cette immense masse de ténèbres dont les yeux rouges et les crocs étincelants ressortaient, promesse de massacre.
Hurle, cours, désespères toi... et MEURS!
- Je ne veux pas mourir...
Les lâches font de formidables soldats quand on les a poussé à bout. Ils se battent pour faire taire leur terreur... Dur à arrêter... C'est ce que dut se dire la Bête Affamée quand le soldat lui fonça dessus, baïonnette au canon, rien que pour survivre. Pauvre fou...
- J'veux pas mourir!
La neige avait cessé de tomber deux heures auparavant et une aube grisâtre peinait à chasser les relents de boucherie de la nuit. Les cris avaient cessé bien avant, même si la tranquillité n'était pas revenu pour autant.
- J'suis pas mort...
Un souffle faible au milieu du carnage, un homme à genoux, les épaules basses à essayer de réunir des choses autour de lui. Il était couvert de sang et quelques lambeaux de vêtements. Le pire, c'est qu'en ce matin de neige au beau milieu de ce no man's land oublié de Dieu, c'est qu'il n'y avait aucun bruit, aucun chant d'oiseau pour faire croire que cela n'était qu'un mauvais rêve de plus. Non, la lumière crue du petit matin dévoilait l'horreur sans aucune pudeur. Huit hommes étaient morts, certains allemands, d'autres anglais et un neuvième au milieu de tout ce sang glacé et qui n'arrivait à se raccrocher qu'à une certitude:
- J'suis pas mort...
Et à se demander comment c'était possible. Pourtant, il avait tout vu, il était là, il sentait encore la gueule monstrueuse lui attraper le flanc, son foie éclater sous la pression alors qu'il essayait de planter son reliquat de lame, une baïonnette brisée, dans l'œil de la monstruosité. Il souleva le pan de laine qui recouvrait sa hanche droite, poisseuse de sang et de boue, et ne vit que du rouge. Se frotter les yeux n'arrangea rien, ses mains et le reste de ses manches étaient couvertes de boue rouge. Autour de lui, ce n'était que de la boue sur deux ou trois mètres de diamètre. De la boue, du sang, de la chair, des os...
- J'suis pas mort...?
On pouvait en douter... Si ça se trouvait, il était déjà en enfer et était condamné à rester au milieu du carnage pour les siècles des siècles... Un seul moyen de le savoir, hélas. Il se leva, son flanc droit l'élançant jusqu'à lui arracher un cri et fit quelques pas pour atteindre la neige. C'est là qu'il s'aperçut qu'il était pieds nus. Pas à cause du froid. Mais parce que c'était mouillé.
- J'suis vivant...
Une constatation qui le rassura. Il avait du délirer de fièvre et imaginer ce monstrueux animal alors que lui et ses compagnons avaient du prendre une torpille sur le coin du râble. Seul survivant. Désolé, tout le monde...
Il se retourna sur le carnage et adressa une prière muette aux morts d'où ils viennent et s'apperçut que la plaque d'identification qu'il portait au poignet était manquante. Dangereux, ça. Alors il farfouilla un peu partout sans s'étonner de ne plus ressentir de douleur. Non, ce qui le perturbait, c'était le trou de mémoire: impossible de se souvenir de son nom. Il saisit une plaque gisant dans la neige. Les cristaux de neige qui la maculaient ainsi que la boue et le sang qu'il avait dans les yeux l'empêchèrent de la lire correctement, mais il reconnut « WI » et ça lui sembla suffisamment familier. Il garda précieusement la plaque dans la main, vu que la chaine était brisée et il se mit à marcher. Il n'avait pas froid, mais la faim lui donnait des crampes d'estomac. Sans oublier la fatigue qui lui hurlait de se coucher là et de dormir quelques heures. Mais bon. Il était vivant et il aurait été stupide de mourir de froid parce qu'on a sommeil, non? Il se gratta la joue qui le démangeait, sans voir que des morceaux de chair morte tombaient en pluie noire sur la neige.
Ce ne fut que quand il trouva une petite crypte dont la porte avait été soufflée, sans doute par une autre torpille, que la fatigue ne lui laissa plus aucun choix. Il tomba, recroquevillé sur lui même, endormi.