Chapitre 21: Nouvelle Génération
C’était la deuxième fois que j’expérimentais une mort aussi proche. A ce moment-là, je l’ignorais mais on pouvait mourir de la transe du Cœur surtout lors d’une agonie. Et c’était la deuxième fois que je faisais cette connerie. Que je le veuille ou non, je n’apprends rien de mes expériences mortuaires, sauf ce que je voudrais ignorer.
Le coup que j’avais porté à la Bête m’avait coupé le souffle et la douleur, les jambes. Je m’étais effondré au sol et le ciel étoilé était le seul tableau que mes yeux pouvaient encore voir. Je m’attendais à ce que les bords de cette image ne deviennent flous et s’effacent mais tout resta d’une netteté incroyable. Ce qui était normal puisque ce n’était pas moi qui décédait. J’avais juste l’impression de l’être. Ce qui m’arriva tout aussi nettement, ce furent les jurons d’Alcibiade qui maudissait dans une langue inconnue, gutturale mais ne laissant aucun doute sur la nature des mots employés, la terre entière. Et moi particulièrement. Je sentis même quelques coups de pied dans mes côtes.
C’est marrant mais rien que ça me fit sourire : J’avais gagné. Même si je regrettais de n’avoir pas pu faire mieux, même si j’étais sûr qu’il y aurait eu d’autres moyens si j’avais pu avoir le temps et les moyens de les chercher, j’avais gagné. Au début de cette histoire, je pensais garder la tête de la Bête comme trophée mais à ce moment-là, je souhaitais juste rendre le corps au Fenris et lui trouver une belle tombe, une forêt par exemple… Au moment où son cœur s’était arrêté définitivement, elle s’était transformée en jeune femme africaine et albinos, jolie, bien qu’un peu trop maigre et très sale. Je me demandais depuis combien de temps on n’avait pas vu Maman et qu’on avait vu que le Monstre. J’avais tellement pitié d’elle…
Et ça commença : Cette sensation qui prit naissance dans mon ventre et qui me prit à la gorge, la sensation d’avoir trop mangé ou trop bu… Quelque chose d’énorme et de beaucoup trop gros pour moi qui m’enflammais les veines. J’avais l’impression de m’être injecté l’équivalent d’un volcan, ce qui me fit tressauter. Pourtant, l’ombre de l’agonie s’était éloignée et j’aurais dû commencer à retrouver mes forces et mes couleurs. Mais non, j’avais juste cette brûlure atroce qui me parcourait de haut en bas.
Une voix que je ne connaissais pas annonça avec amusement :
- Pat.[1]
Le rire désabusé d’Alcibiade me parvint étouffé, sans doute par sa main. J’ignorais comment il pouvait encore avoir la force de rire mais, comme je l’appris plus tard, le Démon n’avait que peu l’occasion d’assister à des évènements qui le surprenaient : Il ne savait pas comment les gérer émotionnellement et ce sont ces moments-là qui le rendent plus humain. J’aurais voulu pouvoir me lever et lui témoigner ma compassion mais mes muscles étaient tétanisés.
- J’aurais dû me douter dés le départ que tout ça venait de toi… Marmonna le Démon avec une voix fielleuse.
- Pourtant, je t’avais prévenu : Dés que tu foutras le bordel, je serais là pour tout remettre dans le bon sens.
La voix du nouvel arrivant était vraiment étrange dans le sens où elle changeait de tonalité et d’accent à chaque syllabe. Ce qui faisait que vous aviez du mal à comprendre même si chaque mot était impeccablement prononcé et que vous étiez obligé de vous répéter la phrase mentalement pour véritablement l’entendre.
- J’ai cru… J’ai cru que tu l’avais laissé passer celle-là…
- Oh non, j’ai juste pris mon temps. Preuve, s’il en fallait encore une, que tu n’as aucune notion de la patience. Moi si. J’ai commencé à te contrer au moment même où tu as bougé et crois-moi, ce fut aussi pénible que tu peux l’imaginer.
- Pourquoi ne pas l’avoir effacée si elle te gênait tant que ça ?!
- Parce que ce n’est pas ma manière.
Un pied écrasa mon bras gauche, faisant crier mon coude. Bordel, mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec mes coudes ? Qu’est-ce que mes coudes ont fait à l’univers pour que l’univers prenne un malin plaisir à les bousiller ? Mais il apparut que mon coude n’était pas la cible de l’univers cette fois-ci puisque je sentis qu’on trifouillait dans mon avant-bras et que la douleur m’arracha un gémissement de chiot malade.
- Elle est en place et parfaitement opérationnelle. Sa manière de l’utiliser est étonnante mais… Après tout, pourquoi pas ?
- Tu ne lui retires pas ? Demanda aigrement Alcibiade.
- Après tout le mal que je me suis donné à lui mettre ? Oh non, certainement pas.
- Tu sais très bien de quoi je parle…
- Non… Ta chose est trop ancrée dans le monde pour être retirée sans dommage. Alors, on va vivre avec… Ou plutôt, IL va vivre avec.
Il, c’était moi. Je commençais à bouillir à l’idée d’être le pion de quelqu’un d’autre, encore. Pourtant, une vague de colère et de tristesse se déversa en moi mais je n’en étais pas l’origine.
- Un problème, Alcibiade ? Tu ne l’en estimes pas digne, c’est ça ?
- Non, je… (A cause de son lapsus, je ne le crus pas pour le reste.) Oui, il ne mérite pas cette puissance, il en fera n’importe quoi.
Et manifestement, son interlocuteur à la voix changeante n’en fut pas plus abusé que moi.
- C’est ça, oui.
Le pied de l’homme à la voix changeante s’écarta de mon bras et la douleur reflua.
- Tu sais ce qu’il te reste à faire.
- Oh non, non… tu ne peux pas me demander ça…
- Je ne te le demande pas. C’est un ordre. Et ta punition.
L’atmosphère changea soudainement et se débarrassa de toute sa pression négative. Toute l’énergie que je consacrais à rester conscient s’évapora presque en même temps et je sombrais dans l’abîme. Avant de me laisser porter par le néant, j’atterris sur une douce fourrure chaude et la voix de Hunt m’enveloppa comme un linceul.
Je voudrais aller courir. M’éloigner de tout ça pour un moment, ne pas avoir ces responsabilités qu’on nous donne… Tu sais, même si j’étais d’accord, je n’ai pas compris pourquoi tu voulais te laisser emporter par la mort. Maintenant, je comprends. Tout ça, c’est trop pour nous. Trop gros, trop dur… Je voulais juste avoir une meute et les protéger. Le reste, je m’en fous…
Il soupira.
Bon… Et bien, au travail.
Quand je repris conscience, j’étais métaphysiquement entouré par la fourrure de Hunt qui essayait de comprendre ce qui nous arrivait et physiquement sur mon lit qui m’engloutissait avec une boule de poils tigrée qui ronronnait sur mon torse. Quand j’ouvrais les yeux, le chat, parce que c’en était un, ouvrit les yeux et tendit la tête vers moi tout en poussant un miaulement qui tenait plus de la toux et en posant une patte sur mon menton.
En clair : Dors, humain, tu m’as fait bouger et je n’admets pas ce genre de mouvement intempestif quand je réfléchis à la portée de la doctrine sociale et économique de Karl Marx au XXème siècle. (Ou quand je me mets à jour dans mes programmes de TerminaCat. Choisis ton excuse.)
La chambre empestait le tabac et je tournais la tête pour voir la personne qui grillait clope sur clope en ma présence et qui, justement, écrasait un énième mégot dans un cendrier trop plein dont plusieurs mégots s’échappèrent au sol. Alcibiade avait l’air en plus mauvais état que moi si c’était possible, les traits tirés, les yeux vitreux et des cernes qui descendaient au milieu de ses joues. Je supposais qu’il gérait mal le stress dans ce corps et qu’il expérimentait les insomnies. Je me suis demandé à quoi ça ressemblait d’être un démon voleur de corps… Et puis j’ai décidé qu’au final, je m’en foutais.
- Je dois...
Je dus m’interrompre parce que ma voix ressemblait au croassement d’un hybride improbable de corbeau et de crapaud. Sans un mot, Alcibiade me tendit de l’eau avec une paille, eau que j’avalais goulument. Après m’être raclé la gorge, je repris :
- Je rêve où t’as grillé tout mon stock de clopes ?
- Non. Il reste encore un ou deux paquets… Quelque part…
- Tu t’es enquillé une quarantaine de paquets de cigarettes ??
- J’avais à réfléchir.
- Je suis inconscient depuis combien de temps... ?
- Deux jours.
Ce qui expliquait l’odeur et les crampes que j’avais dans tout le corps.
- Et pourquoi j’ai un chat sur le bide ?
- La petite sorcière… C’est quoi son nom… Cassandra, je crois… Elle l’a amené et a déclaré que ce chat était un remède souverain pour sortir les gens du coma. On va supposer que c’est vrai puisque tu t’es réveillé.
- Non, je n’y crois pas.
- Toi, tu n’avais pas besoin d’y croire, elle, oui. Un jour, je te ferais un cours sur le symbolisme réel et convenu.
J’ai essayé de me redresser mais la boule de poils a sorti les griffes sur mon menton, pas assez pour me griffer mais suffisamment pour signifier que ça pouvait arriver si je continuais dans mon idée stupide de vouloir me lever.
- Je sais que ça devenir pénible… Moi n’arrêtant pas de poser des questions mais… Pourquoi tu m’enseignerais quoique ce soit ?
Il alluma une nouvelle cigarette et jeta le paquet au loin. Il ne m’avait pas regardé une seule fois depuis que j’avais ouvert les yeux et je remarquais les traces de larmes sur ses joues. Là, pour le coup, j’ai oublié un instant que ce salopard, en plus d’être un démon, avait créé LE monstre, et j’ai vu un salopard qui souffrait et qui avait perdu… Je ne savais pas ce qu’il avait perdu mais ça avait été son dernier espoir.
- On m’a demandé, pardon, ordonné, de prendre soin de toi. Et je vais le faire…
- Qui était ce type ?
- Personne. Ne me pose plus jamais la question.
- Et pourquoi…
- Tu as raison, c’est extrêmement pénible, Gamin de cinq ans.
- Deux dernières questions et je te fous la paix.
- Si seulement… Choisis les bien, tes questions.
J’ai hésité. Il était dans un état de faiblesse physique et mentale extrême . Ça l'emmerdait mais il ne pourrait pas faire autrement que de me dire la vérité. J’y pensais depuis qu’Alcibiade était arrivé dans ma vie avec le sourire de Ben, le regard de Ben, son sourire, son parfum… Et ses souvenirs. Mais je savais aussi qu’il fallait le mettre à terre pour avoir ce que je voulais.
- Pourquoi avoir créé la Bête ? De cette manière ? avec ses capacités ?
Il a soupiré et j’ai cru qu’il allait me mentir mais il était trop détruit pour faire attention à ses propres paroles.
- Tout le monde ne le sait pas mais les Démons ne peuvent pas mourir, comme les anges, d’ailleurs. A moins de… D’arracher l’âme et de la broyer.
- Les loups-garous en sont capables…
- Pas tous. Et la Bête pouvait le faire très facilement, contrairement aux autres métamorphes qui ne sont que des novices. J’existe depuis très longtemps… Et, même si le temps n’a pas le même effet sur nous que sur les humains… je suis fatigué.
- Tu voulais qu’elle te tue…
- Qu’elle nous tue tous. Que tout ça s’arrête. Et elle était parfaite pour ça.
Il baissa la tête et s’avachit sur sa chaise. Malgré le fait que j’appréciais moyennement qu’il écrase sa cigarette sur le tapis, je laissais passer à cause de la larme que je voyais couler sur sa joue. Il ne l’avait peut-être pas aimé comme les mortels imaginent l’amour mais il l’avait aimé. J’avais envie de lui prendre la main, par pure compassion, mais j’avais peur de prendre ses émotions sur moi et j’ignorais les effets que ça aurait sur moi, de plus, le temps que je me décide , il s’en était déjà remis et essuyait la seule preuve de son deuil.
- Ta dernière question.
- J’étais vraiment si pathétique ?
Il s’est tourné vers moi avec un air interloqué, essayant de comprendre le pourquoi de ma question ainsi que toutes les implications. Il a eu un petit sourire désabusé et presque complice. Je lui ais rendu ce sourire :
- Jusqu’à la lie.
Il a acquiescé et a commencé ce que je sus plus tard être la transe de mémoire. Les démons capables de posséder un être vivant pouvaient, au prix d’un peu de concentration, se plonger dans le personnage qu’ils sont sensés être et l’incarner véritablement. C’était ce qu’Alcibiade faisait pour moi alors que Ben était mort et même pire. Il se secoua plusieurs fois la tête, fit tomber la veste, se leva pour quelques pas et ébouriffa ses cheveux. Quand il se rassit et ouvrit les yeux, c’était Ben Whitehall que j’avais sous les yeux. Je déglutis et Hunt grondait.
- Ouais. Marmonna Ben avec son sourire en coin. Je suis désolé, mais ouais. On m’a toujours enseigné à mépriser la faiblesse et… Enfin, t’es un vampire… et tu es dépressif.
Je ne regrettais pas ma décision mais Bon Dieu ce que ça faisait mal…
- Pourtant, je ne peux pas vraiment t’en vouloir. Je sais que tu n’as pas voulu ce qu’il t’est arrivé et je sais que tu le vis mal. Comme je le vis mal… Tu n’as pas mieux réagi que moi, à une différence prés ! Et c’est pour ça que je t’ai haie. Tu es resté humain. Et moi, j’ai fait l’inverse : J’ai vendu mon âme à ma propre famille de monstres. Je les avais quittés, tu sais ? La chasse aux loups garous, ça ne m’intéressait pas mais j’ai été obligé de m’y mettre. Et tu es arrivé…
Il écarta les mains, l’air aussi paumé qu’énervé.
- Ç’aurait pu en rester là, tu sais. Je pensais juste me servir de toi et t’abandonner sur le bord de la route, que tu me foutes la paix, en somme… Et tu l’as retiré de moi. Je n’ai pas compris… Enfin, si, j’ai compris pourquoi tu l’avais fait : Je ne suis pas aveugle, j’ai très bien que je t’intéressais mais peut-être pas à ce point-là. Tu t’es sacrifié pour moi… Et je savais à quel point être un monstre te pesait. Ça, et le fait que tu te rapprochais de plus en plus du véritable moi. Non, non, non, je ne pouvais pas te laisser faire et je ne pouvais pas te laisser souffrir. Je pensais que tu partirais plus facilement et sans regrets si je te trahissais… Mais la trahison t’a rendu la volonté de vivre et tu as répliqué.
Il soupira et je voyais dans son regard qu’il ne m’accusait de rien, il se contentait juste de dire ce qu’il ressentait.
- La dernière chose que j’ai pensé avant que tu ne me tues… murmura t’il. Ma dernière pensée a été « Et bien, c’est bien fait pour ma gueule. » J’ai regretté de t’avoir fait du mal mais j’ai apprécié que tu te rebiffes.
Il se leva et vint s’asseoir sur le lit à quelques centimètres de moi. Il ne me touchait pas mais j’aurais pu, de moi-même, combler la distance. Je ne l’ai pas fait, je ne pouvais pas le faire. Il a repris la parole, se sentant de moins en moins confus dans son récit, à force de parler.
- En fait, le faible qu’on m’avait appris à mépriser, c’était moi. Toute mon enfance a été marquée par la chasse des horribles monstres à gueule de loup, sans doute parce que mon grand-père était un Chastel. Tu sais qui sont les Chastel ? La première famille de chasseurs à s’être attaqués à la Bête. Bon, évidement, on sait, toi et moi, que le résultat ne fut pas aussi bon qu’ils l’avaient cru et la Bête n’avait pas été tuée par eux. Mais… Putain, on m’en a rabattu les oreilles des massacres du Gévaudan ! Je pense que tu seras d’accord avec moi pour dire que ce n’était pas le meilleur moyen d’éduquer un enfant que de lui raconter comment un jeune berger avait été dépecé avant que ses boyaux ne lui soient arrachés du ventre… Et ce, avant de l’envoyer se coucher. Cette histoire, les Jäger, ma famille, la racontait souvent. Après, qu’on ne se demande pas comment tant de tarés ont pu naitre dans cette famille ! Moi, j’en faisais des cauchemars. Parfois, je demandais un peu de lumière pour m’endormir, une chandelle, n’importe quoi ! Mais Grand-père me renvoyait au lit et je restais des heures à sangloter entre mes draps. Il va sans dire que j’ai assez mal grandi… Ma famille était persuadée que je ne ferais jamais un bon chasseur. Tu connais la suite, un peu... La mobilisation m’a cueilli dans ma vingtième année et j’ai été envoyé sur le front des Ardennes. J’ai tout essayé pour me faire renvoyer chez moi mais… Finalement, je suis mort sous les crocs de ma terreur d’enfant.
Il s’est mis à rire, d’un rire d’enfant devant une bonne farce :
- Je te laisse imaginer la tête du paternel quand je suis revenu et quand je leur ai dit que leur fierté familiale, le meurtre de la Bête, était un mensonge ! Si j’avais su ce que ça allait donner ensuite… Évidement, le paternel a étouffé l’affaire. Aucune autre famille de chasseurs n’a su que nous n’avions pas tué la Bête au Gévaudan. Mais c’était un affront insupportable pour lui, un affront qui s’est transmis de génération en génération et qui m’a obligé à être un salaud fini. On m’a ordonné de ne pas écouter le loup en moi et comme ma famille de tarés était la seule chose que j’avais, je les ai écouté, avec les conséquences que tu sais. Ils m’ont demandé d’intégrer des meutes pour pouvoir les exterminer de l’intérieur. Et je l’ai fait. Ils m’ont demandé d’être le parfait petit espion et je l’ai été ! Je n’avais que ça, je n’avais qu’eux et malgré toutes les saloperies qu’ils m’ont faites, je me suis persuadé que je ne pouvais pas faire autrement.
Il s’est tu un instant, en regardant le chat qui se réinstallait contre moi et qui dardait sur lui un regard assez hostile.
- Quand tu es arrivé dans ma vie, j’ai voulu te détester. Pour être un vampire, pour avoir l’air cent fois plus humain que moi, pour avoir des gens qui essayaient de t’aider plutôt que de profiter de toi… Et je me suis rendu compte que tu ES cent fois plus humain que moi. Qu’être un monstre ne t’a pas changé profondément… Et que c’était moi qui avais un problème. Quand mon arrière petit neveu, le chef actuel des Jäger a ordonné l’assaut sur la meute de Londres, appuyé par les renseignements que JE lui avais donnés, j’ai compris que le petit garçon qui sanglotait dans son lit était mort depuis très longtemps et que… le monstre, c’était moi. Ni les loups de Londres, qui essayaient juste de survivre après avoir été foutu dehors par beaucoup de monde, ni les vampires de Toulouse, qui se contentaient d’être des statues de marbre douées de parole, ni toi, le Cannibale qui essayait de dépasser ses propres peurs, mais moi… Le pauvre type qui avait vendu son âme pour être accepté quelque part alors que ma propre famille ne me considérait que comme un outil. Tu sais quelle a été leur réaction quand je suis revenu guéri de ma Lycanthropie ? Mon arrière petit-neveu, un jeune trouduc, parfait produit d’une famille de tarés, a trouvé que c’était dommage de ne plus avoir son cheval de Troie. Ils n’ont même pas été contents que je redevienne humain, ils s’en foutaient.
- Pourquoi m’avoir tiré dessus, dans ce cas ?
Je contrevenais aux instructions de ne poser que deux questions mais je supposais, à raison, que ça ne concernait qu’Alcibiade et non pas Ben.
- Tu as été content pour moi, de me voir enfin humain et débarrassé de ce que je croyais être un monstre mais qui était sans doute ma conscience au final. Je ne méritais pas cette joie de ta part. Je ne méritais pas qu’on me félicite pour ça… Je t’ai tiré dessus parce que je voulais que tu me haïsses.
- Ça a marché…
- Ouais… Quelque part, je voulais que ça rate mais… Enfin… On a jamais ce qu’on veut dans la vie.
Il a tendu la main et a pris la mienne pour la tenir.
- Je t’ai aimé. Autant que je le pouvais et ça n’a pas été très loin. Je regrette que ça n’ait pas allé aussi loin que tu l’aurais mérité.
Je crois que j’étais sur le point d’éclater en sanglots et de me mettre à hurler. Je ne sais pas ce qui m’a fait le plus mal, les mensonges, les possibilités ou même l’occasion ratée mais Ben coupa court à ma descente aux enfers de la seule manière qui lui restait :
- Par contre, je n’aurais jamais pu coucher avec toi. Désolé, mais t’es un homme. Je n’aime pas les hommes. Les hommes ont des bites et… Eurk…
Au lieu de hurler de douleur, j’ai ri. Aux éclats. Provoquant l’ire du gardien félin de mon coma, je fus pris d’un fou rire tellement inattendu que moi-même, je n’en comprenais pas la raison, ce n’était même pas vraiment drôle mais ça m’a fait du bien. C’était la fin de ce film-là et j’étais content que ce soit enfin terminé.
Ben disparut définitivement de ma vie au moment où Alcibiade acheva sa transe et se secoua, plutôt gêné de me tenir la main. Hunt arrêta d’être sur ses gardes et la boule de poils reprit son imitation de moteur de pelleteuse. Je sentais Hunt un peu ambivalent sur ce qu’il venait de se passer. Même s’il ne s’attendait pas à des excuses de la part d’un Ben d’outre tombe, il ne pouvait pas nier que connaître la vérité l’avait plus profondément touché qu’il ne l’avait souhaité. De ce jour, ni lui ni moi n’avons reparlé de Ben : C’était aussi salutaire pour lui que pour moi, c’était notre manière de faire notre deuil.
Mais… Alors que je repense à tout ça, alors que je me replonge dans cette crasse qui m’avait mis à genoux à cette époque, je ne peux m’empêcher de penser que Ben fut une victime comme les autres. Une victime qui avait essayé de survivre, qui avait pris de mauvaises décisions mais qui avait comme excuse de ne pas avoir les capacités de prendre les bonnes. J’aurais pu être lui. Il aurait pu être moi. Nous aurions pu mourir tous les deux et nous détruire. Nous aurions pu survivre et être les meilleurs amis au monde. Nous aurions pu changer ce monde ou arriver à nous laisser porter par lui et éviter d’être avalés. Nous aurions pu… Mais au final, nous n’avons été que deux brins de paille portés par le vent, manquant de nous écraser sur le premier mur venu et nous avons tenté de survivre jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’il était impossible que nous survivions tous les deux. A l’heure actuelle, je ne regrette pas d’avoir été le survivant, je regrette simplement qu’on ait du en arriver là.
Mon éclat de rire avait dû se faire entendre dans toute la villa puisque toute la meute décida d’entrer au moment où Alcibiade se levait pour sortir. Je les ai si profondément aimé qu’encore aujourd’hui, je suis incapable d’imaginer ma vie sans eux. Azul avait l’air d’avoir passé ces deux jours dans le lave-linge en mode essorage, Simon et Dom semblaient sur le point de craquer nerveusement, Allegro essayait de rentrer en catimini, en rampant entre les jambes de Dom, Yuna oscillait entre la colère et le soulagement et… Ash était égal à lui-même :
- Putain, mais ça schlingue dans cette piaule !
Ce qui marqua le départ des hostilités puisqu’ils se précipitèrent tous à l’intérieur et se bataillèrent jusqu’à ce que j’exige le câlin collectif pour la simple et bonne raison que Hunt en avait autant besoin que moi mais que la boule de poils ne suffisait plus. Je m’attendais d’ailleurs à ce que la boule de poils susnommée s’enfuit en courant et rejoigne sa maitresse mais elle se contenta juste de s’installer sur la table de chevet et, me regardant avec un air impérial comme seuls les chats peuvent le faire, sembla approuver la mêlée ouverte d’effusions mal placée.
Comme quoi, les chats ont une échelle de valeur qui n’appartient qu’à eux.
Alcibiade était sorti, ne souhaitant pas continuer à faire dans le pathétique, du moins, pas en public et se rendit, comme je le sus plus tard, aux pompes funèbres les plus proches. Avant même de s’occuper de moi, il avait confié le corps de Maman à des entrepreneurs pour qu’ils embaument le corps. J’ignore comment il s’est débrouillé vu que la femme Albinos était une inconnue et qu’il n’avait aucun certificat de décès en bonne et due forme mais elle fut préparée pour son enterrement aussi royalement qu’il était possible. Il resta une journée entière à veiller le corps de sa créature puis, enfin, il put la laisser partir.
Malgré ma faiblesse, j’assistais à la crémation avec lui et j’ose croire que ma présence arriva à le soutenir. Sans doute parce qu’il n’aurait pas supporté de pleurer encore une fois devant moi mais je suppose que les démons, même repentis, ne tirent leurs forces que dans l’adversité. On nous proposa d’enterrer les cendres d’Ammout, puisque c’était son nom, dans le caveau prévu à cet effet au cimetière LaFayette. Le regard que je lançais à la sorcière qui osa faire cette proposition, sans l’accord de Cassy, fut assez éloquent pour qu’on n’en reparle plus jamais. Mais ne serait-ce que pour l’approbation muette d’Alcibiade, ça valait le coup. Nous tombâmes d’accord pour garder les cendres jusqu’à ce je puisse les rendre au Fenris.
Nous avons eu une semaine chargée après tout ça mais avant de m’occuper de tout ce foutoir, j’avais besoin de quelque chose dont l’absence m’enflammait le ventre. Sans que je comprenne comment, à cette époque, je me retrouvais devant la maison de mes parents, en pleine nuit, et je grimpais à l’arbre qui m’avait servi de cabane de pirate, de royaume des fées dans mon enfance pour regarder par la fenêtre de mon ancienne chambre. Je savais que mes parents avaient eu du mal à en faire autre chose, même quand j’avais quitté la maison, des années auparavant, après mes études. Mais ils avaient fini par la modifier pour en refaire une chambre d’enfants. Deux enfants, les miens, mes bébés, dormaient en boule chacun sur leur lit dans une débauche de couettes et de coussins. Il parait que je faisais la même chose quand j’étais petit. Je soulevais la fenêtre par le petit coin, comme je l’avais toujours fait pour m’enfuir et je rentrais dans leur tanière.
Je suis resté une bonne heure à simplement écouter leurs souffles d’enfants endormis et à les regarder remuer dans leurs sommeils. Si j’avais pu, je me serais transformé pour dormir avec eux et leur faire profiter de ma chaleur mais je n’étais pas sur que ce fut bien prudent. Après avoir eu mon content et être suffisamment rassuré, je caressais la joue de Kate, puis celle de Tommy et je repartis par la fenêtre sans un bruit. Avant de refermer, je ne pus m’empêcher de leur glisser à mi-voix :
- Bonne nuit, mes anges…
Et c’est avec une joie immense que je redescendais puisque les deux me répondirent d’une voix éteinte par le sommeil :
- Bonne nuit, Papa…
[1] Pat : Cas de figure au jeu d’échecs où le Roi se trouve dans l’impossibilité d’effectuer son mouvement sans se mettre en échec. La partie est donc déclarée nulle.