Chapitre 19: Ordalie
Évidemment, j’aurais pu attendre que Mark se remette de sa surprise et le laisser se reprendre suffisamment pour un beau combat. J’aurais pu. Je ne l’ai pas fait. Deux raisons à cela : Déjà, toute la haine qu’Azul lui portait me remontait dans les veines comme un flot acide et, tout comme elle, je voulais le voir s’étouffer dans son sang. Ensuite, je ne tenais pas à ce qu’il fut encore debout quand la Bête arriverait puisqu’il aurait pu la contrôler pour m’affronter. Il était déjà assez difficile d’affronter la Bête seule sans rajouter un Alpha psychopathe. Je lui ais donc sauté dessus en le labourant de mes nouvelles griffes et en essayant de le mordre à la gorge. A cette époque là, j’ignorais si mon attitude était un problème dans le cadre d’un duel d’Alphas mais je m’en fichais royalement. Pour votre gouverne, non, ce n’était pas un problème. A la rigueur, mon empressement pour commencer le combat pouvait paraître un peu vulgaire mais nous n’étions pas vraiment entre personnes de bonne compagnie.
Dont acte : Moreau n’appréciait vraiment pas que son allié se prenne une raclée et je l’entendais marmonner quelques incantations. Cela dit, le sort ne m’était pas destiné, pas celui-là du moins, puisqu’une jeune fille atterrit dans un bruit mat aux pieds de la sorcière.
C’était Cassy, ligotée comme un rôti, mais en bonne santé si on exceptait les hématomes qui ne manqueraient pas de se former au vu de sa chute. Ça ne dura pas puisque Moreau la saisit par les cheveux et la plaqua contre elle avec une dague sous la gorge.
- Un conseil, Vampire : Tu le lâches et elle ne meurt pas !
Je me suis arrêté de labourer la poitrine de Mark pour regarder la sorcière qui me défiait et j’ai compris que cette salope avait mis quelque chose dans le sang de Cassy pour me faire obéir. Il n’y avait qu’à constater le petit sourire qu’elle arborait alors que je repoussais l’Alpha du Bayou. Elle ne savait pas que je l’avais fait pour sauver une innocente et, quelque part, ça me terrifiait de penser qu’une femme avait monté tout ce stratagème parce qu’elle me pensait sans cœur. Et la situation était bloquée. Je ne pouvais pas sacrifier Cassy pour tuer Mark et la Bête n’avait jamais été aussi proche de faire voler en éclats la barrière de protection. Une fureur, que j’avais appris à associer avec la colère d’Azul me remonta la colonne vertébrale jusqu’à ce que ma nécromancienne sorte en coup de vent de la villa, en repoussant assez durement Simon qui voulait la retenir, et se mit à crier :
- INGÉRENCE !
J’avoue que je suis resté tout con parce que je ne voyais vraiment pas comment ce cri… ce cri que je ne peux qualifier mis à part en l’appelant « mot compte triple » pouvait nous aider dans la situation bien merdique dans laquelle nous étions. Et puis…
Ok… Ca, c’est un bon mouvement.
Ce qui me choquait le plus était sans doute que la voix qui était dans ma tête n’était pas celle de mon loup, qui se contentait de grogner contre Moreau.
Dom ?? Mais qu’est-ce que tu fous dans ma tête ?
Je… pensais être dans la mienne en fait.
Bon… Plus tard. En quoi c’est un bon mouvement ?
Moreau est intervenue dans le duel d’Alphas et Azul a appelé à l’Ingérence. Ce qui signifie qu’on peut opposer à Moreau une force équivalente. En l’occurrence, une sorcière.
D’accord… C’est moi ou Azul vient d’envoyer une envie de meurtre ?
Oui, c’est bien elle.
Avant que je n’aie eu le temps de m’étonner plus avant de la haine de ma sorcière, celle-ci prononça une simple syllabe et une salve de lumière explosa sur le visage de Moreau. Ce n’était pas véritablement dangereux, juste de quoi perturber légèrement l’adversaire mais il était évident que Moreau n’avait aucune expérience de combat réel, ainsi que la majorité des sorcières présentes qui se cachaient derrière les loups et jetaient quelques sorts avant le début du Duel. Mais pas Azul. Je n’aurais jamais cru ça d’elle mais je comprenais que ses années à faire partie d’une meute qu’elle méprisait lui avaient appris, en plus d’assez bons réflexes pour esquiver ce qui lui tombait dessus, l’assurance que personne ne la prendrait au sérieux si elle ne s’imposait pas.
Pour ma part, je m’en foutais un peu qu’elle se comporte comme une petite fleur fragile : Elle faisait partie de la Meute, point final. Mais je sentais par le lien de meute que cette bataille était importante pour elle, pour se prouver qu’elle n’était pas une victime. Et il y avait le dragon qui poussait derrière et qui voulait sa livre de chair fraiche. Personnellement, je n’aurais pas mangé Moreau puisque j’étais sur de m’empoisonner avec mais un Dragon pouvait sans doute l’avaler sans avoir besoin d’un Alka-seltzer après.
Quoiqu’il en soit, Moreau fut suffisamment aveuglée pour lâcher Cassy qui retomba au sol. J’essayais de lui porter secours mais Mark m’attrapa la jambe et me fit manger la pelouse. Je sentis même mon nez se casser et ma fureur augmenta d’un cran. Je me retournais sur Mark pour recommencer ma boucherie, ce qui fait que je n’ai pas vraiment vu ce qu’Azul faisait. Mais entre le bruit de glace qui cédait sous la pression qui devenait de plus en plus fort, ma fureur qui me rendait sourd à autre chose que les cris de souffrance de Mark et Azul qui déchainait les enfers magiques dont elle était capable tout en contenant péniblement le dragon qui voulait sa part de sang, le parc de la Villa devint le chaos. Et comme tout ça virait au cauchemar, le reste des deux meutes et les sorcières revinrent dans la bataille. Je suppose que Mark n’avait pas un lien avec sa meute aussi fort que le mien, amenant tous les membres, y compris les vampires, à communiquer sans dire un mot et à coordonner leurs efforts. Simon me raconta qu’il avait eu l’impression d’être dans un film puisqu’il tira plusieurs fois sans savoir où et que chacun de ses tirs toucha sa cible, permettant au second tireur, Yuna d’achever quelques cibles. C’est comme si nous nous étions tous mis à voir ce que voyaient les autres en même temps. A voir, à entendre et à sentir. Je supposais, à raison, que Hunt nous permettait ce petit tour de force afin de nous garder tous en vie.
Et puis la barrière de Marie Laveau céda.
Nous n’avions entendu que le bruit de boule de démolition jusque là mais toute la ville de la Nouvelle Orléans ressentit la barrière tomber par le biais d’une violente migraine. Encore aujourd’hui, j’ignore si c’était un effet induit du sort, comme une alarme, ou si l’âge de la barrière l’avait rendu presque perceptible à tous. Quoiqu’il en soit, je savais que nous n’avions plus beaucoup de temps et j’écartais les bras de Mark pour le mordre à la gorge et arracher ma bouchée. Ce n’était pas une blessure fatale pour un Loup-garou mais c’était suffisamment handicapant pour l’achever et, pour une raison que j’ignore, il fallait que je le sente mourir entre mes crocs. Je l’ai donc retourné et j’ai plongé mes crocs à l’arrière de son cou pour attraper la colonne vertébrale et la tirer de toutes mes forces. J’avais la bouche en feu, à cause du sang qui n’était pas à la température de quinze degrés, mais je refusais de lâcher tant que je n’aurais pas arraché la cervicale.
Elle partit dans un bruit spongieux auquel je ne m’habituerais jamais. C’est le bruit horrible de la chair arrachée dont la chaleur me brûlait la bouche. Je recrachais la bouchée aussi vite que je le pouvais en luttant contre une irrépressible envie de vomir en me plaquant la main sur la bouche.
Je ne comprends pas. Malgré les années à apprendre à combattre, puisque devenu Alpha, je n’arrive pas à tuer autrement que dans des gerbes de sang et des esquilles d’os. Le pire étant que je ne pense pas être un barbare, ni même un amoureux du gore ! Au contraire, je suis le premier dégouté de mes propres massacres… Au contraire de Ash qui les kiffe et qui me félicite à chaque fois mais, soyons honnêtes, Ash est un psychopathe de compétition et je l’ai avec moi un peu pour ça en plus de ses connaissances empiriques sur pas mal de sujets. Et aussi parce que Ash est, pour moi en tout cas, l’exemple de la déshumanisation d’un vampire de cinq siècles. Pourtant, Ash est un mec sympa quand on le connait, il a de l’humour, de la culture, il est intelligent et peut même faire preuve de compassion. Et surtout, il aime son frère. Certains trouvent cet amour excessif, voir malsain. Pas moi. Au contraire, j’ai été assez longtemps jaloux de Dom d’être le dépositaire de cette affection. Tout ça pour dire qu’Ash est mon garde-fou. Si je deviens comme lui, il est temps de tout arrêter.
J’essayais de remettre mon estomac dans le bon sens quand je remarquais à coté Azul qui boulotait la jambe de Mark. Je ne l’avais pas vu se transformer, pas plus que je ne l’avais vu faire un véritable massacre parmi les loups. Le dragon me regarda dans les yeux tout en mâchonnant sa cuisse et finit par me pousser du museau avant de m’offrir un morceau de son goûter. Mon estomac reprit ses loopings.
- Oh, même pas en rêve, ma belle.
Je repoussais le morceau de viande encore entouré d’un bout de jean mais la dragonne ne l’entendait pas de cette oreille et recommença son manège.
- Putain, j’ai dit non ! Je ne boufferais pas de ce… type ! Je ne boufferais pas de viande humaine !
Comme je me trompais…
- Techniquement, c’est plus vraiment de la viande humaine… fit remarquer Ash de son perchoir.
- Ferme-la, toi aussi ! Est-ce que tu sais à quel point je me retiens de vomir, là ?
- On le ressent assez bien, oui. Mais t’es quand même une putain de pucelle…
- On m’a traité de beaucoup de choses mais certainement pas de pucelle… Je crois que je vais vomir.
- Mais arrêtes… C’est juste de la protéine animale…
- Parce que t’en as déjà bouffé, peut-être ?
Ash secoua la tête avec un sourire. J’avoue qu’à un moment j’ai cru que les Firenze l’avaient forcé à le faire. Et puis Dom, qui restait à la porte, leva la main.
- Non, Sérieux ?? M’exclamai-je, choqué. On va rediscuter de cette histoire de tabous !
- Sans façon, merci…
Nous plaisantions, nous faisions retomber la pression et nous n’aurions jamais dû. Au final, Mark et Moreau n’étaient que des surnaturels « normaux », tout aussi forts et faibles que nous. Ils avaient fait des erreurs, nous aussi… Nous en avions juste moins fait. Et là, après cette petite bataille, nous tentions de nous rassurer.
Azul arrêta de me bougner de la tête et sauta par-dessus moi pour se mettre en position de défense. Elle était loin d’être la seule puisque chaque occupant de la villa fit un pas en arrière en écarquillant les yeux de terreur. Je tournais la tête et me retrouvais à hauteur de l’œil rouge de la Bête.
- Je crois… Vu la situation que je peux me permettre un « putain de bordel de merde. »
C’était la première fois que je voyais la Bête aussi calme : Elle était juste debout devant moi, la gueule fermée et les oreilles en avant. Je ne l’avais pas entendu arriver ni même entraperçu du coin de l’œil. C’était comme si elle était apparue derrière moi, de nulle part. La deuxième chose qui m’a choqué, c’était mon propre calme. La première fois que je l’avais vue réellement, je pouvais à peine respirer et mes muscles étaient tétanisés. Cette fois-là, c’est comme si je contemplais un gigantesque animal empaillé : C’est impressionnant mais ce n’est pas dangereux. J’avais même l’impression que je pouvais tendre la main pour toucher le museau humide. Je tournais légèrement la tête pour regarder le reste de la meute, savoir s’ils s’étaient remis de la surprise mais ils étaient tous tremblants, à la limite de la crise de larmes, y compris notre carte maitresse, mon bébé dragon qui couinait de terreur. Soudainement, le bâton de trente centimètres et le citron vert m’ont beaucoup manqué.
Avec énormément de précautions, je me relevais et me calais sur mes pieds. Avec précaution, parce que Mark n’était pas resté inactif durant notre duel et que j’avais quelques os brisés et ensuite parce que ce n’était pas parce qu’elle était calme à ce moment-là que la Bête ne pourrait pas me décoller la tête d’un coup de griffe pour la simple raison que je l’avais surprise avec un faux mouvement. Puis je prenais des nouvelles de mon colocataire :
- Hunt, ça va ?
Bizarrement, oui.
- Et les autres ?
Je… Ne les sens pas vraiment. Je sais qu’ils sont LA mais… c’est comme si la porte était fermée.
Je me remis l’épaule droite en place avec un grognement et je continuais à la regarder dans l’œil. Je ne peux pas dire que je la regardais dans les yeux puisque ses globes oculaires faisaient la taille de mon visage.
TU AS MAL ?
Là, par contre, j’ai arrêté de respirer un moment. De un, elle communiquait autrement que par les crocs, ce qui est déjà terrifiant à la base, de deux, sa voix psychique était assourdissante. Vous savez, ce coup de stress que vous vous prenez quand on vous réveille en sursaut et qui fait battre votre cœur à cent à l’heure ? Voilà. C’est la voix de la Bête.
- Euh… Un peu…
Je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle je lui répondais. Sans doute parce qu’il n’avait aucune raison de lui refuser une réponse et qu’engager une conversation pouvait retarder un peu le moment de ma mort. Elle leva la patte antérieure gauche pour toucher mon épaule mais je reculais de deux pas, évitant de justesse de me prendre les pieds dans la tête de Mark.
POURQUOI ?
- Il y a des limites à ce que je peux admettre. Ceci en fait partie.
TU NE VEUX PAS ÊTRE TOUCHE?
- Pas par vous. Vous me feriez mal.
JE VEUX SOIGNER.
- Vous ne savez pas comment faire.
Une chose était sure : Cette conversation devenait complètement farfelue, pas seulement parce que je discutais avec un Loup-garou de trois mètres au garrot mais parce que je savais très ce dont nous étions en train de parler. Je la comprenais et je sentais qu’elle n’avait aucune animosité envers moi. Au contraire. Elle essayait de me plaire mais elle avait peur de mal s’y prendre, pour une raison que je ne comprenais pas. J’ai donc décidé de creuser mais je n’avais aucune idée de la manière dont je devais m’y prendre.
- J’ai… cru comprendre qu’on vous a volé quelque chose ?
OUI.
- C’est… l’Alpha du Bayou qui l’avait ?
NON. MAIS IL CROYAIT L’AVOIR. ET J’AI CRU QU’IL L’AVAIT. JE SAIS MAINTENANT QUE C’EST FAUX.
- D’accord… Qui l’avait ? et c’est quoi ?
CHAIR ET SANG. N’A TOUJOURS ÉTÉ QU’A LUI-MÊME. JE L’IGNORAIS.
Elle fit un autre pas, ce qui me força à reculer à nouveau et à mettre les mains en avant.
- Vous n’approchez pas !
POURQUOI ?
- Je n’ai pas confiance en vous !
Ce n’était pas vraiment une bonne approche mais j’étais, assez bizarrement d’ailleurs, déterminé à ne dire que la vérité. Je m’attendais à ce qu’au moins elle me grogne dessus mais elle recula comme un chiot honteux avec les oreilles en arrière et la queue basse.
- Pardon, mais… Je ne vous connais pas… Et vous êtes une meurtrière.
Encore une mauvaise idée, ce qui me fit penser que je n’avais aucun talent pour négocier avec des personnes dangereuses mis à part en leur gueulant dessus. Encore une fois, la Bête me surprit par sa réaction :
VOLEURS ! VOLEURS ! LE MIEN ! PAS A EUX !
Avant qu’elle ne commence à véritablement péter les plombs, j’ai essayé de la calmer.
- Je… Je ne suis pas un voleur. Si je l’ai pris, c’était par erreur et je voudrais te le rendre… Si tu me disais de quoi il s’agit.
MIEN ! A MOI !
- Oui, ça j’ai compris mais…
MON FILS !
- D’accord.
Et, soudainement, j’ai compris une bonne partie de ce bordel. J’ai compris comment Mark, et peut-être des générations entières d’Alphas psychopathes avaient contrôlé la plus terrible des tueuses : Une louve qui avait perdu son petit.
- Oh, merde…
Mark s’était fait passer pour ce fils perdu… L’enfoiré. Ce faisant, il l’avait conforté dans sa folie, comme ce que nous avions fait pour Allegro, quelque part, lui faire croire que les illusions qu’il se créait étaient aussi réelles pour nous que pour lui. Mais à la différence de la Bête, mon assassin n’avait vécu que quelques années dans sa schizophrénie.
Tu… Tu ne vas pas faire ça… ? Si ? Me chuchota Hunt d’une voix tremblante.
- Je… Je vais essayer de te soigner… Et je vais devoir te toucher… Ce serait sympa de ne pas me mordre.
C’est une bêtise. Une grosse… Je ne suis pas sur de pouvoir, cette fois, tenir la charge émotionnelle.
- On peut arrêter le massacre définitivement… Et sans violence.
Vincent… Est-ce que… Et si ce n’était pas possible ?
- Et bien, on serait tellement dans la merde…
Après tout, je connaissais le principe : Il suffisait de recoller les morceaux de son âme dans le bon ordre et de faire en sorte que les coutures soient presque invisibles. Je me doutais, vu l’âge de Maman, que ça allait me prendre un temps considérable mais… Après tout, c’était sans doute le seul moyen d’en finir avec tout ça sans perdre un membre. Ou quatre. Je posais la main sur ses babines et je plongeais dans sa psyché.
Il n’y a des erreurs qu’on ne commet qu’une seule fois dans sa vie.
Celle-ci en fait partie.