Chapitre 2 : Épidémie, Phase 1
Avant, j’aimais bien Morris Park. Il y avait un petit resto italien dans lequel je dinais assez souvent parce que j’adorais leur gratin d’aubergine au parmesan. En fait, le Bronx en entier était un endroit très chouette… avant.
Malgré le côté purement surnaturel d’une invasion de zombies, nous n’avons pas été les premiers à être prévenus et nous n’avons pas été autorisés à parcourir la zone avant le lendemain. Et encore, si je n’avais pas grogné sur le maire de New York, nous serions encore, à l’heure actuelle, interdit de séjour dans la zone. Ce fut donc l’armée qui s’occupa de la zone dans les premiers temps et qui instaura un blocus du Bronx, presqu’en entier. Les personnes souhaitant sortir devaient être examinées et la moindre blessure récente leur interdisait le passage. Des messages par les haut-parleurs du quartier annonçaient que les contrevenants seraient abattus à vue pour éviter tout risque de pandémie. Des barricades et des postes de contrôles furent installés en urgence sur les réseaux routiers, on arrêta la ligne de métro et enfin, on nous permit d’entrer dans la zone.
Je sais que tout ça avait comme but de nous montrer que les instances américaines étaient au moins aussi efficaces que nous et qu’au final, nous n’étions que des emmerdeurs. Je suppose qu’ils attendaient aussi un vote de confiance de notre part et que si nous ne donnions pas les félicitations attendues, nous serions catalogués comme des connards arrogants.
Nous étions rentrés dans une guerre d’égos et c’était celui qui avait la plus grosse qui gagnait. Malheureusement pour nous, le Fenris, les Grands Prédateurs et les trois Sommités Fae étaient tombés d’accord sur le fait que nous ne devions pas participer à ce genre de guéguerre, sans doute pour ne pas inquiéter le monde plus qu’il n’était nécessaire. Néanmoins, je restais en contact avec Victor pour connaitre son point de vue et ses recommandations sur la situation et celui-ci trouvait que l’attitude des décideurs américains était un peu trop arrogante pour qu’on n’essaye pas de la rabaisser un peu, histoire que l’humilité leur apprenne à réfléchir vraiment.
De notre côté, nous avions décidé lors d’une réunion rapide de n’envoyer que des métamorphes puisque les sorciers restaient malgré tout humains et que les demi-Faes avaient tout de même un système immunitaire un peu étrange : la moindre contamination pouvait être fatidique pour eux alors que les métamorphes se régénéraient de tout. Quant aux vampires, Azul craignait qu’ils ne soient contrôlés par le nécromancien qui avait fait cette connerie, si tant est qu’il y avait un nécromancien. La plupart de mes Traqueurs métamorphes étant sur l’affaire du campus de Columbia, je décidais d’y aller avec Simon, Yuna et Azul, Dom devant rester à la Tanière pour la protéger et répondre au téléphone puisqu’il était mon Second Diplomate. Je n’avais pas voulu impliquer Will et ses éclaireurs dans ce foutoir, pensant, à raison, que Columbia les occuperait déjà bien assez.
Une demi-heure après avoir été prévenus, nous étions prêts à nous rendre sur la zone mais nous avons été refoulés au pont de Willis Avenue et priés d’attendre qu’un responsable veuille bien venir nous voir mais on nous laissait peu d’espoir sur le fait qu’il vienne rapidement au vu de la menace. Fort heureusement, on nous a apporté un thermos de café et des gobelets en plastique.
Au bout de huit heures, j’étais prêt à attaquer le premier responsable et à le bouffer entièrement devant tout le monde afin de faire comprendre qu’on ne fait PAS attendre un Alpha pendant huit heures, nom de Dieu ! Surtout pas quand cet Alpha est accompagné de deux autres loups et d’un dragon… Autant dire que le trouffion qui est venu nous chercher pour nous amener à son capitaine a cru sa dernière heure arrivée, surtout quand nous l’avons tous regardé avec suffisamment de sauvagerie dans le regard pour lui faire comprendre que s’il avait une mauvaise nouvelle, il risquait de finir en steaks. Résultat des courses, le soldat n’a pas osé dire un mot et nous a montré d’un doigt tremblant l’une des plus grandes tentes de l’autre côté du pont. Je crois qu’il a détalé de l’autre côté de l’état quand Yuna a poussé un grondement bas. Ce n’était pas bien politique mais je supposais, à raison malheureusement, qu’on nous avait fait poireauter pour nous rendre fous de rage. Yuna n’avait fait que relâcher un peu la pression globale de la meute et le demi-sourire de chacun m’est apparu comme la preuve que tous les loups présents se tiendraient suffisamment bien pour ne pas créer d’incidents.
Pour moi, ne pas créer d’incidents restait assez problématique. Cela faisait deux mois que je dépassais les arrêts de jeu puisque la peur du Sicarius tenait les vampires très tranquilles et je n’avais pas mangé depuis huit mois. J’essayais de limiter mes contacts avec la gent vampirique au strict minimum mais à chaque fois la faim me prenait et j’ai été obligé plusieurs fois de mettre fin à l’entretien plus vite que prévu afin de ne pas avoir à me justifier de la mort d’un innocent. J’avais même demandé à Ash et Allegro de ne plus rentrer dans mon cercle de responsabilité. Depuis quelques temps j’avais du mal à contenir mes instincts vampiriques au-delà de mes limites classiques et je n’avais pas vraiment d’explications sur cet état. Peut-être était-ce le stress, la contrariété de travailler localement avec des crétins… Mais ça devenait très pénible et surtout dangereux. Je songeais de plus en plus à me mettre en congé afin de ne blesser personne.
A l’intérieur du QG de campagne se trouvait le haut gradé de l’armée américaine le plus courageux possible. Courageux ou stupide ? Les juges de ligne en débattent encore. Quoiqu’il en soit, il nous a tous fait rentré et s’est approché de nous avec un large sourire dévoilant l’intégralité de ses dents. En toute honnêteté, je n’avais pas vu un tel cas d’école depuis avant la Grande Révélation. Déjà, on ne fait pas rentrer quatre métamorphes dans n’importe quel espace clos alors qu’on est dos à la porte, à moins de les connaitre parfaitement et de leur faire confiance. Le fait qu’on nous ai fait rentrer alors que le Général Francis Martindale était de dos ne pouvait signifier qu’une chose de sa part à notre encontre : « Je n’ai pas le temps de m’occuper de vous ». Ce qui, après huit heures d’attente, est déjà assez insultant… Ensuite, notre cher général a continué ses affaires pendant une dizaine de minutes sans que personne ne nous ai dit bonjour ou même expliqué que le chef allait nous recevoir, il finit un truc et il est à vous. En clair : Vous êtes une quantité négligeable. Rien que là, la moutarde a commencé à me monter au nez et Hunt avait déjà sorti les griffes. Ensuite, le général nous a approchés, enfin, le menton levé, les dents blanches et la main tendue. Je me suis battu pendant des années avec les forces de police pour leur apprendre à communiquer avec un métamorphe potentiellement hostile afin que les discussions ne se terminent pas en bain de sang et manifestement l’armée américaine avait dû égarer mes notes de service…
Première erreur, on ne montre pas les dents à un loup : Il interprète cet étalage d’ivoire comme une menace et l’assurance que vous avez le mordre. Donc, il attaquera pour se défendre.
Deuxième erreur : Si vous voulez qu’un métamorphe vous parle, de préférence aimablement alors que vous ne vous connaissez pas, regardez le droit dans les yeux. N’ayez pas l’air de le regarder de haut, il interprétera votre regard comme votre assurance que vous êtes le plus dominant et entamera une bataille de dominance. Ne le regardez pas non plus par en dessous, il vous prendra pour un inférieur et essayera de garder le contrôle de la discussion. Dans les deux cas, il va finir par attaquer pour rétablir le rapport de domination.
Troisième erreur : Ne forcez jamais un métamorphe à vous toucher, quand bien même ce serait pour une poignée de mains. S’il en a envie, laissez-le faire le premier pas. Sinon, respectez son intimité.
Ces trois erreurs, couplées à huit heures et dix minutes d’attente et au fait qu’il nous ai reçus de dos ont fait se hérisser les trois métamorphes que j’avais derrière moi. Je sentais les vagues de colère me frapper la nuque et je n’étais pas moi-même très calme. J’ai regardé la main tendue avec dédain et j’ai fait la seule chose qui pouvait éviter un carnage : Je l’ai ignoré avec une moue méprisante afin qu’il arrête de sourire et qu’il baisse le regard et le grondement bas et presque inaudible de mes loups et de ma dragonne s’est tue immédiatement.
- Invasion de zombies, donc… ais-je marmonné en ayant l’air de mâchonner un citron.
- Oui, mais nous avons circonscrit la zone de manière efficace.
- Je vous en sais gré mais… pourquoi êtes-vous là ?
- Je vous demande pardon ?
Martindale devait être de la vieille école et ne devait pas apprécier qu’un jeune con de mon acabit ne vienne lui chier dans les bottes. Sauf qu’il ignorait mon âge véritable et ce n’était pas une information que je donnais. Du coup, les rumeurs ont continué à se répandre mais on s’accordait à me donner un demi-millénaire… moi qui n’ait même pas atteint le demi-siècle…
- Nous sommes bien d’accord qu’une invasion de zombies est une menace à caractère surnaturelle et même si j’avais demandé en premier l’assistance de l’armée américaine afin de boucler efficacement la zone pour éviter la propagation, pourquoi suis-je le dernier au courant ?
- Le Maire de New York nous a donné l’ordre d’intervenir. Je pensais que c’était sous votre recommandation.
Quatrième erreur : On ne ment pas à un loup, surtout quand votre cœur est à portée de ses oreilles. Martindale savait que nous n’avions fait aucune recommandation au Maire de New York et quand bien même nous l’aurions fait, ce n’était pas lui qui les avait contactés et demandé de boucler la zone. J’étais sur le point de lui sauter à la gorge mais je me suis retenu.
Je me suis pincé le haut du nez pour faire taire la migraine que Hunt venait de me filer et j’ai laissé passer le mensonge :
- Quelle zone a été bloquée ?
- Nous avons préféré utiliser nos ressources naturelles pour bloquer la zone, donc l’Hudson à l’ouest et l’océan à l’est et le sud. Pour le nord, nous avons réussi à créer un barrage de Marble Hill jusqu’à Baychester en passant par le Zoo du Bronx.
- Sacrée zone…
- Les routes sont bloquées, les métros arrêtés et nous avons détachés plusieurs sections pour bloquer les réseaux souterrains aux nœuds clefs.
- Impressionnant. Le problème a été signalé où ?
- Je vous demande pardon ?
- Les appels concernant les attaques de zombies ont commencé dans quel coin du Bronx ?
- Ah, euh…
Il s’est retourné vers sa table tactique, je suppose, et a montré une dizaine de punaises rouges sur la carte de New York.
- Ici à la station de Morris Park.
Bon, j’avoue que j’ignore, encore maintenant, les règles de conduite lors d’une possible pandémie. Ce que je sais, par contre, et merci Azul de nous avoir écrit des livres entiers sur le comportement des réanimés et de leurs réanimateurs, c’est que la zone conscrite était juste démentiellement grande pour un simple problème de zombies relevés sans autorisation ni même sans contrôle. Un réanimé n’est pas contagieux, mis à part pour certaines infections qu’une dose d’antibiotiques balaye très vite. Cependant, un réanimé sans contrôle et surtout relevé sans avoir vérifié ses antécédents de vie peut se montrer extrêmement dangereux pour la population. L’armée américaine venait donc de sacrifier la moitié de la population du Bronx à des morts-vivants… Soit presque un million de personnes.
J’ai soupiré. Lentement, très lentement afin de faire couler ma colère en même temps que les filets d’air. Le reste de la meute a reculé de deux bons pas et a attendu la curée.
- Voyons… Nous avons été prévenus, certes totalement par hasard, qu’une invasion de zombies était en cours dans le Bronx, il y a un peu plus de huit heures. Une demi-heure plus tard, nous étions sur Willis Bridge à nous faire refouler par vos hommes. Vous avez passé huit heures à boucler une zone qui est dix fois trop grande pour la menace et vous refusez que la population sorte… Je vais vous poser deux questions et je vous saurais gré de bien vouloir y répondre sans tarder… Vous pouvez me dire comment on élimine la menace dans une zone aussi grande ?
D'après Simon qui gardait toujours un œil et son flingue sur moi quand je soupirais, mon regard était devenu de glace, comme à chaque fois que je m’apprêtais à tuer quelqu’un.
- Et bien… Vous êtes des traqueurs exceptionnels, il parait…
- Deuxième question : Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?
Dans la tente, il n’y eut plus un bruit, mis à part les grésillements des radios et les pans de tissu qui battaient dans le vent. J’ai regretté de ne pas avoir amené Sokol avec moi et de lui avoir donné l’autorisation de fouiller le crâne du Général Martindale. Je me suis juste contenté de sentir sa confusion et sa peur. Comme Hunt ne l’avait pas aimé depuis le moment où nous étions rentrés dans le QG de campagne, il a pris possession de mon œil droit pour ajouter un peu d’intimidation. Croyez-moi, avoir un œil de loup affamé qui vous regarde, ça reste impressionnant, quand bien même vous aviez passé toute votre vie dans l’armée.
- Général… Vous n’êtes pas sans savoir que j’abrite une créature qui a très peu de patience. Etes-vous parfaitement sûr de vouloir la rencontrer ?
Sa main a glissé vers l’arme réglementaire qu’il portait à la ceinture mais avant qu’il n’ai le temps de la sortir, Yuna et Simon le braquait déjà. Je me suis permis un petit sourire en coin en voyant que tous les soldats présents me braquaient, alors que j’avais toujours les mains dans le dos.
- Vous avez des balles en argent dans vos petits pistolets ? Non ? alors baissez vos armes, vous allez juste réussir à me rendre encore plus enragé.
J’eus la preuve que les mémos sur le comportement métamorphe à l’usage des forces de l’ordre et de l’armée avaient dû finir dans la corbeille avant d’être lus puisqu’ils restèrent l’arme au poing et agressifs. Hunt et moi étions d’accord sur le fait que ça suffisait et j’ai grondé selon la modulation de l’Alpha. Ma meute était habituée et, à moins que je ne force, ils pouvaient rester debout et comme je n’ai pas forcé, ils restèrent sur leurs pieds et affichèrent même un petit sourire. A contrario, tous les membres de la tente étaient à genoux et incapables de bouger. Si j’avais poussé au maximum, ils seraient en train de pleurer et de prier pour mourir vite.
Je me suis penché sur Martindale :
- Maintenant, Général, j’aimerais vraiment savoir ce que vous me cachez…
Au bout de quinze minutes, nous sommes ressortis de la tente avec une furieuse envie de tuer le premier venu, rien que pour se calmer les nerfs. Nous en savions un peu plus mais je me doutais qu’on nous avait révélé à peine le quart. J’étais encore loin du compte… Si l’armée américaine nous avait gentiment court-circuité, c’est tout simplement parce qu’on leur en avait donné l’ordre. La justification que reçurent les trouffions et les officiers de moindre rang, ce fut la jalousie. Après tout, l’armée était formée à parer à toute invasion, à toute situation problématique d’ampleur, alors pourquoi laisser ces connards du Sicarius le faire à notre place ?? Et puis… Il y avait la « vraie » raison. Oui, je mime les guillemets avec mes doigts parce qu’ils se sont aussi fait avoir. Astella, encore eux… avaient balancé l’info qu’un groupe de terroristes anti-surnaturels avaient commis un vol dans leurs laboratoires. Comme le Pentagone était au courant du virus W-T et de ce qu’il était sensé faire, ils décidèrent de prendre l’affaire puisque la sécurité nationale était en jeu et c’est leur boulot. Pour eux, il était clair que le groupe terroriste avait volé des versions altérées et dangereuses du W-T qui étaient gardées pour étude afin de trouver un potentiel vaccin.
Qu’est-ce qu’ils sont bien, ces gens d’Astella, hein ?
Evidemment, j’y ai cru. Le pire étant sans doute que si le Pentagone ou la NSA m’avaient prévenu de cette attaque terroriste et du vol de W-T, j’aurais tout fait pour les aider, surtout que j’ignorais ce qu’était W-T. Martindale ignorait jusqu’au nom du virus et ne connaissait que quelques effets, soit une sorte de Berserker super vitaminée. C’est le problème quand on interroge quelqu’un qui a été trompé par quelqu’un d’autre et qu’on ne repère pas le mensonge, c’est qu’on y croit. Je leur reprochais toujours de m’avoir menti et d’avoir fait une zone de quarantaine ridiculement grande. J’aurais du rentrer au View et ruminer dans mon coin tout en laissant l’armée faire son taf. J’aurais du cesser de me comporter non pas en Alpha, puisqu’un Alpha connait ses limites d’action, mais comme un Maitre de Ville, qui lui en a rien à foutre. Il semblerait que mon expérience de Maitre de la Nouvelle-Orléans avait laissé quelques séquelles. J’aurais du rester en dehors de tout ça. Je n’ai pas pu.
Je ne sais pas pourquoi. Une intuition bizarre ou le fait que Hunt avait les oreilles baissées depuis le début de cette affaire ? Aucune idée. Je sentais juste que je ne pouvais pas faire comme si ce n’était pas mon affaire. Tout en m’installant sur le parapet du pont, j’ai appelé Alcibiade :
- Section Archives et Recherches, le savoir c’est le pouvoir, bonsoir.
Pour une raison que j’ignorais, Alcibiade cherchait un slogan pour sa section et les testait au téléphone. Personnellement, j’avais adoré son « J’ai raison donc tu fermes ta gueule et tu écoutes. » mais le service presse a mis le holà.
- Le savoir, c’est le pouvoir… ?
- Ouais, je sais… C’est nul mais c’est la seule chose que m’autorisent les relations publiques… Personnellement, je préfère « Vous êtes des imbéciles mais je suis assez aimable pour vous éclairer » mais le service Presse pense que c’est trop méprisant.
- A peine… Bon, je suis un imbécile mais tu es assez aimable pour m’éclairer, n’est-ce pas ?
- Oh, Vince. Tu sais comment me parler. Demande et je répondrais.
Une relation étrange s’était instaurée entre moi et Alcibiade. J’avais toujours un peu de mal à regarder son visage mais au bout de quelques minutes, j’arrivais à faire abstraction et à communiquer avec le démon. Et là, ça devient bizarre. Un métamorphe ne parle pas avec un démon, il pète un câble et essaye de le défoncer. Mais Alcibiade ne dégageait pas cette odeur qui nous rendait tous dingues… Cela dit, ça ne suffit pas à rendre Alcibiade agréable, il ne faut pas se leurrer. Je crois que, encore maintenant, je suis la seule personne à l’inviter à dîner et même à jouer aux échecs avec lui. A ma décharge, si j’ai choisi Alcibiade comme partenaire d’échecs, c’est tout simplement parce que nous avons le même niveau et qu’il ne me casse pas le coude quand je fais une bourde.
Oui, vous savez de qui je parle.
- Est-ce que les maladies magiques existent ? Oui… C’est une question stupide, excuse-moi… Evidemment, qu’elles existent.
- Au sens strict, les maladies magiques n’existent pas.
Ça m’a grandement étonné puisque je connaissais pas mal de mages capables de provoquer des maladies par magie… Bon, c’était interdit, certes, mais connaitre le sort permet de l’identifier et donc de le contrer. Et pour répondre à votre question informulée, oui, je connais le sort, non, je ne peux pas le lancer. Je suis un mage de vie exécrable.
- Comment ça ?
- Une maladie magique serait une maladie qui s’alimenterait et croîtrait avec de l’énergie magique. Une telle maladie serait tellement dangereuse que j’en aurais entendu parler.
- Mais on créé bien des maladies par magie… ?
- On ne créé rien. On reproduit des maladies existantes et pour être un très bon Pourvoyeur de Pestes, comme on les appelait, il faut avoir une connaissance poussée des maladies à envoyer. C’est loin d’être à la portée du premier venu.
- Mais je pensais que la Lycanthropie…
- Rien à voir. Crois-moi.
- Oui… Je te fais confiance à ce niveau-là.
- Tu fais bien… Pourquoi cette question sur les maladies magiques ?
J’ai hésité un instant puisque ce n’était pas bien pertinent, au final. Martindale m’avait dit que le laboratoire avait été pillé de ses souches dangereuses mais mon instinct m’avait murmuré qu’on nous avait mis sur la touche parce que c’était surnaturel. Sinon, on nous aurait prévenus et on nous aurait gentiment expliqué que ce n’était pas notre affaire. Or… les maladies magiques n’existaient pas.
- Pour rien. Une intuition fausse.
- Dis toujours. Que je n’ai pas été interrompu dans ma lecture de l’Ethique pour rien.
- Des souches de maladie ont disparu d’un laboratoire privé et… Comme on nous tient à l’écart, j’ai pensé qu’il s’agissait de maladies magiques qui, donc, n’existent pas.
- Au sens strict, non. Mais des maladies ont été créées par magie. Ou plutôt par magie et par erreur…
- Comment ça ?
- Comme je te l’ai dit, les Pourvoyeurs de Pestes devaient avoir une connaissance poussée des maladies qu’ils envoient. Cependant, certains ont tenté de recréer des maladies sans vraiment connaitre l’original. C’est ainsi que votre petite humanité s’est tapé le choléra, la lèpre et la grippe espagnole.
- Tu es sérieux ?
- Parfaitement. Bon… Je t’avouerais que les maladies, ça m’emmerde. Donc, s’il y a une nouvelle maladie qui a été créée par un sorcier sans contrôle… je ne suis pas au courant.J’ai sorti mon paquet de cigarettes et j’en ai allumé une. Quelque chose ne collait pas.
- Si je te suis bien… Une fois qu’une maladie a été créée par erreur par magie, elle devient une maladie comme les autres.
- Exactement.
- Ça peut pas être ça… Une nouvelle maladie, c’est l’OMS[1] qui s’en charge, pas un labo privé.
- Sauf si l’OMS a commissionné un labo privé pour l’étudier ? peut-être ? Non, en fait, j’en sais rien et je m’en fous.
- Tu as raison, ça doit être ça. Tu peux te renseigner là-dessus ?
- Et ma lecture de l’Ethique ?
- Ça pourra attendre demain… Marmonnais-je, un poil frustré.
- Je suis bien d’accord avec toi. Sitôt que j’ai fini ma lecture, je m’occupe de ton truc.
- Non. Ta lecture de l’Ethique peut attendre demain, démon de merde.
Et il m’a raccroché au nez. Je savais qu’il allait faire ses recherches, pas de soucis à ce niveau-là mais Alcibiade était et sera toujours une énigme pour moi. C’est un démon qui a plusieurs millénaires et qui peut vous parler d’expérience de la construction des Pyramides mais il est toujours incapable de réfléchir à une échelle humaine et même de prioriser ses devoirs. Comment un démon qui a vécu avec l’humanité aussi longtemps peut-il en connaitre si peu ? Pour vous dire, il continue à m’enseigner tout ce que je dois savoir sur mes pouvoirs et déborde sur la théorie magique. Cependant, c’est moi qui lui apprends à être un humain convaincant.
En finissant ma cigarette, j’ai pris une décision. Même si je n’avais, officiellement, aucune autorité en la matière, j’ai repris le contrôle de l’opération de quarantaine. Avec l’aide d’une vingtaine de vampires, du reste de ma meute et des militaires présents, nous avons tenté de réduire la zone de quarantaine afin de délimiter une zone viable de recherche. Malheureusement, à cause de la grandeur démentielle de la première zone, nous n’avons pas pu réduire de beaucoup sans provoquer, à terme, un nouveau foyer d’infection.
Et puis, j’ai lâché mes chiens couchants dans la zone.
Après avoir erré dans les tunnels du métro, le Docteur Taylor avait réussi à trouver une bouche d’aération suffisamment grande pour qu’il puisse sortir à la lumière du jour. Ou presque. En guise de lumière du jour, il n’eut droit qu’aux ampoules de l’éclairage public et à une demie lune blafarde. En consultant un plan du quartier, il s’aperçut qu’il se trouvait non loin de la station de Baychester Avenue. Il fut étonné d’avoir parcouru aussi peu de distance en autant de temps mais il n’avait jamais eu un bon sens de l’orientation et avait sans doute tourné en rond plusieurs fois. Assez étonné de ne voir aucune voiture sur la route et même assez peu de monde, il se dirigea vers le bas de l’avenue où un haut-parleur crachait des informations incompréhensibles. Comme il savait que ces haut-parleurs ne fonctionnaient que lors d’évènements festifs locaux ou en cas d’urgence, il préférait entendre les consignes avant de faire n’importe quoi. De plus, au fur et à mesure qu’il approchait, il pouvait distinguer une sorte de poste d’urgence militaire, comme un poste de quarantaine et il espérait qu’on puisse lui expliquer la situation et qu’il n’était pas du mauvais coté de la barrière. Au cas où, il vérifia dans sa poche de veste la présence de son portefeuille et de la preuve qu’il habitait du coté de Brooklyn. Peut-être qu’on le laisserait repartir après une décontamination et un check-up complet…
Les avertissements du haut-parleur furent de plus en plus compréhensibles et malgré ses minces espoirs, Taylor était bien du mauvais coté de la quarantaine. D’un point de vue scientifique, il se demanda quel genre de maladie avait pu générer cette épidémie en plein milieu du Bronx sans qu’on ait pu l’arrêter aux aéroports. Sans doute un bacille d’Ebola, à moins que ce ne soit plus prosaïquement la résurgence des enveloppes à l’anthrax. Bah, il pourrait peut-être en discuter avec les médecins présents, ça lui ferait une occupation durant les soins.
A une centaine de mètres du poste, une affiche qui se décollait attira son attention. C’était sa photo. Enfin… C’était la photocopie de la photo de son badge à Astella, une image qui était de mauvaise qualité à l’époque et que la reprographie n’avait pas amélioré. Néanmoins, c’était son nom en bas de l’affiche avec la mention « individu dangereux ». Taylor lâcha l’affiche et pris la casquette des Red Sox qu’il avait toujours avec lui depuis ses seize ans et l’enfonça sur son crâne. Puis il repartit dans l’autre sens, la peur au ventre.
[1] OMS : Organisation Mondiale de la Santé.