Chapitre 2
Dan soupira, assis à l’arrière de
l’ambulance 426. Corrington était dans le bureau du capitaine, expliquant
pourquoi le nouvel urgentiste, qui ne devait commencer que le lendemain, avait été
présent sur la scène d’accident pratiquant une intervention que son statut ne lui
permettait pas réellement de faire.
Après avoir permis à la victime de respirer, Dan avait confié la ventilation à Dulls ou un autre, il faut dire qu’en tenue, ils se ressemblaient tous. La plaçant sous monitoring, tous avaient pu se rendre compte que le pouls était présent, il avait suffi de la mettre sous perf et ils avaient pu la charger en direction du Woodhull. Si Dan ne s’inquiétait pas pour son corps, il ne pouvait en dire autant pour son cerveau. C’est pourquoi il était resté avec les deux collègues à l’hôpital attendant des nouvelles, espérant que la jeune femme n’était pas en mort cérébrale , ou bien que les dégâts dus au manque d’oxygène ne soient irréversibles. Le médecin en charge des urgences ce jour-là, les rassura et leur promit de les tenir au courant de l’état de la patiente autant qu’il pouvait se le permettre. Dan savait qu’il avait eu de la chance de ne pas tomber sur Carris, qui n’aurait pas manqué de lui rappeler une fois de plus, le danger de l’action qu’il avait fait, et bla-bla-bla. L’urgentiste avait conscience qu’une trachéotomie mal faite pouvait détruire le système respiratoire, mais son but c’était de stabiliser et garder en vie les victimes sur le temps de les emmener à l’hôpital et ça avait été la seule chose à faire.
La porte de la caserne passée, Anna l’avait forcé à faire le stock pendant qu’elle allait prendre la responsabilité de son action. Ça ne plaisait pas à Dan que quelqu’un prenne à sa place, mais sa supérieure lui avait expliqué en long en large et en travers pourquoi, il ne pouvait se retrouver avec un avertissement la veille de son premier jour officiel. Il se demandait maintenant ce qu’il devait faire une fois le stock fini, Anna était aussi méticuleuse que lui et ce ne fut guère long. Il entendait les bruits de la fête d’adieux qu’avait prévu de faire la douce Sarah. Il ne savait donc pas s’il devait attendre Anna ou s’il devait rejoindre le groupe, il ne serait sans doute pas le bienvenu, ne faisant pas encore partie de cette famille et se connaissant il se demanda si ce serait un jour le cas. Il alla récupérer son blouson dans le compartiment fermé qui l’avait protégé et s’apprêta à l’enfiler quand il prit conscience de l’état de son tee-shirt blanc, celui-ci était taché de sang. Il rit dans sa barbe, s’interrogeant sur l’image qu’il devait donner. Comme toute bonne caserne de quartier, la 57e devait avoir quelques vêtements portant son logo et celui du NYFD. L’argent de la vente de ce merchandising partait directement dans une caisse commune et servait à aider les familles des victimes quand ceux-ci mourraient en service.
Il retira son tee-shirt poisseux pour le jeter dans le conteneur de décontamination, et enfila son blouson sur sa poitrine nue. Avisant la monnaie dans son portefeuille, il se dit qu’avec une trentaine de dollars, il devrait trouver quelque chose à sa taille, et prit note de ramener dès le lendemain de nombreuses affaires de rechange, ayant conscience qu’il allait passer autant de temps chez lui qu’à la caserne. Il prit la direction de la salle commune, qu’il avait visité un peu plus tôt et plus il s’approchait plus la cacophonie, due à deux équipes de pompiers, deux ambulances au complet ou presque, sans oublier les proches, se faisait entendre. Il frappa à la porte et passa la tête dans la pièce ne sachant toujours pas si sa présence était souhaitable ou non.
- Et voilà, enfin le p’tit nouveau qui daigne enfin montrer sa tête, s’exclama un des pompiers présent lors de l’intervention, qui l’attrapa par l’épaule pour l’emmener au-devant du troupeau de ses collègues qui entourait Sarah et le buffet.
- Maslov, tonna la voix du lieutenant Mahnein. C’était quoi tout à l’heure ?
Dan stoppa son avancée se demandant ce qu’il avait bien pu faire de mal, au contraire il avait retenu de justesse une réponse bien sarcastique de son cru quand le lieutenant s’était mêlé de son boulot. Il ne pouvait stopper son cerveau en pleine course, et se trouva face à l’homme entre deux âges qui avait l’air d’attendre une réponse.
- Euh je …, il stoppa sa réponse pour bien choisir ses mots, que …
Tout le monde avait arrêté tout échange pour regarder dans leur direction et se préparer à la curée
- Vous aviez plus de répondant tout à l’heure, Maslov…
- Laissez-moi réfléchir encore un peu à comment vous répondre sans passer pour un connard arrogant, ce que je suis, on va pas se mentir.
Plusieurs pompiers ricanèrent et même Sarah ne put s’empêcher de sourire.
- Bien, mais voyez-vous on a pas toute la journée à vous attendre.
La bouche de Dan s’étira en un sourire tandis qu’il ne lâchait pas le lieutenant du regard.
- Alors on va faire simple, je ne torche pas votre cul, vous ne torchez pas le mien, je ne vous dirai jamais comment gérer vos hommes, et vous me laissez faire ce que je pense nécessaire quand ça l’est. Et le résultat, c’est une victime encore vivante qui retrouvera ses enfants et son mari à la sortie de l’hôpital au lieu d’un veuf éploré qui devra expliquer aux enfants que Maman ne reviendra jamais. Je sais que je suis nouveau donc je devrais la fermer et observer pendant un certain temps, mais voyez-vous, je n’ai jamais fonctionné ainsi donc je vais ouvrir ma gueule dès le début et si vous voulez me mettre à part, libre à vous.
- Bien, je conçois, mais gênez une seule fois mes hommes dans leur boulot ou permettez-vous une seule et unique fois de mettre votre nez dans mon cul et vous le sentirez passer.
Le lieutenant l’attrapa par les épaules en souriant et lui dit d’une voix plus basse qu’il n’avait utilisé pour l’alpaguer à son arrivée.
- Fils, est-ce que Corrington vous a déjà fait la morale ?
Dan rit avant de montrer son oreille droite devenue écarlate à force d’avoir été tirée.
- Affirmatif lieutenant. Je suis maintenant obligé de réfléchir à la chirurgie plastique pour retrouver ma perfection.
Le lieutenant l’abandonna pour aller prendre la main de la secouriste qu’il allait remplacer, s’ensuivit une succession de tapes dans le dos, de félicitation et de messages de bienvenue. Même s’il détestait les mondanités et autres échanges sociaux. Dan se dit qu’il pouvait peut-être supporter un minimum ce genre d’ambiance, du moment que ça n’empiétait pas sur sa vie privée.
Anna rentra de son entretien et passa son bras autour des épaules de Dan.
- Je t’assure que si ça continue ainsi, tu vas me payer le coiffeur, car je vais avoir des cheveux blancs avant l’heure.
- Je suis persuadé que ça t’ira super bien, genre dame d’un certain âge qui a l’air responsable.
Il se prit un poing dans l’épaule et Anna sembla voir ce que personne n’avait encore remarqué ou du moins notifié.
- Tu te rends compte que t’es à moitié à poil mon chou ?
- Tout à fait, j’ai ruiné mon tee-shirt tout à l’heure et je venais à la base voir s’il y avait pas quelque chose dans le stock de goodies que je pourrais acheter.
- Si si, je vais aller voir, dit un des pompiers plongeant dans un des placards, une taille enfant c’est ça ?
- Tu parles de ton string, mec ?
Le reste du groupe pouffa et il sut qu’il avait gagné le premier round. Cependant, il restait persuadé que ce serait que la première d’une longue série de blagues sur sa taille qu’il allait subir, remarquant qu’il était un des plus petits de la brigade. Dan remercia le ciel d’être quand même large et musclé, car autrement oui, il aurait pu s’habiller chez les enfants. Il finit par recevoir sur la tête un tee-shirt rouge orné de l’aigle de la caserne, il remercia Vargas d’un signe de tête. Il confia son cuir à Anna, le temps d’enfiler le haut, et même s’il n’avait pas de complexes autres que sa petite taille, il n’avait aucune tendance exhibitionniste. Il était donc soulagé de remettre quelque chose sur le dos. Anna le traina à sa suite dans les divers groupes qui s’étaient formés, et on lui mit d’office dans les mains un café et un hot dog, s’il accepta avec plaisir la boisson, il se débrouilla pour reposer le sandwich qui n’était pas sa tasse de thé. Il aurait bien aussi délaissé le café, mais il ne voulait pas non plus paraître trop chiant, le fait qu’il ait été salé finalement, l’arrangea.
Il sourit au pompier tout fier, et Dan plaignait le pauvre bougre qui mangerait le hot dog sans doute saupoudré de piment. Il repensa au pompier blond qui lui avait fait faire la visite, en se disant que sans doute, ce serait lui, il n’en était pas sûr, mais il en avait le pressentiment. Il s’interrogea sur le fait qu’il ne l’avait pas encore vu parmi l’assemblée, il avait pourtant eu l’air d’être friand de ce genre d’évènements. Perdu dans ses pensées, ce ne fut qu’au dernier moment qu’il avisa la présence derrière lui d’un pompier qu’il n’avait pas encore rencontré, lui vidant un verre d’eau sur la tronche.
-Oups, je croyais voir un début d’incendie, il commenta en gloussant faisant référence aux cheveux roux de Dan qui était rehaussé par son tee-shirt rouge.
Dan grogna bienheureux de ne porter que le tee-shirt et non pas sa veste, il arrêta de la main d’Anna qui allait sauté au cou du pauvre bougre, il regarda le nom sur le tee-shirt de fonction du mec, Carter.
- Laisse, je peux me débrouiller tout seul, Black Mama.
Elle sourit d’un air carnassier avant de lui laisser la place.
- Et bah mec, tu l’as cherché loin celle la, on me l’avait jamais faite. Par contre, je savais qu’on aimait les musclors, mais vous êtes pas censé avoir un minimum de cerveau aussi pour être pompier ? Désolé, mais zéro pointé en matière de bizutage, mec.
La grosse brute pensant sans doute impressionner le jeune urgentiste, gonfla ses muscles et se rapprocha de lui de façon menaçante, Dan ne bougeant pas d’un poil, il sembla de lui-même se dégonfler, remarquant sans doute que personne dans la salle ne rigolait. Son lieutenant, Ocha, s’il se souvenait bien, posa la main sur l’épaule de son homme et serra légèrement.
- J’ai trouvé ça drôle sur le coup, grommela Carter prenant conscience du bide de sa blague.
- Bah, va voir si les niveaux de la citerne sont du même avis, lui dit son lieutenant d’un ton sec.
Dan lui en fut reconnaissant, il n’aimait pas les conflits outre mesure, mais il n’était pas du genre à se dégonfler, et ça aurait de mauvais goûts de se battre alors qu’il était la depuis moins de 24 heures et pas encore en service officiellement.
Les conversations reprirent d’elles-mêmes et l’ambiance générale se détendit, le jeune homme échangea quelques mots avec ce supérieur avant de reprendre sa place dans le groupe qui entourait la jeune femme enceinte. Du coin de l’œil il vit arriver le pompier de la visite, un sac en papier estampillé Subway dans la main et un énorme sandwich dans l’autre. Il semblait bien heureux, alors que Dan grimaça devant le fromage qui débordait de partout, preuve qu’il avait dû au moins demander une triple dose, sans compter que le pain ne semblait contenir rien d’autre que la viande. Aucune trace de rouge ou de vert ne semblait faire état de salade ou de tomate.
Il se retourna vers sa coéquipière.
- Anna, qui s’occupe des menus et des visites sanitaires de la caserne ?
Corrington parut décontenancée par la question.
- C’est Sarah, mais du coup, plus personne vu qu’elle part.
- Ça fait partie maintenant de mes attributions ?
- Si tu veux, mais c’est chiant.
- Ne t’inquiète pas, ça le sera pas pour moi mais pour les autres par contre, je ne promets rien, lui répondit-il une certaine lueur dans le regard.
Et l’enfer commença. Tray n’avait maintenant plus aucun doute : le nouvel urgentiste le haïssait. Ça avait débuté plutôt doucement, par des affiches dans les vestiaires vantant les mérites d’une alimentation équilibrée et d’autres qui expliquaient les effets d’une alimentation trop grasse et trop sucrée, photos à l’appui. Comme d’habitude, Tray ne les avait pas regardés ou plutôt, ça ne lui faisait ni chaud ni froid, pas même quand la plus terrible affiche d’une femme en obésité morbide avait été placardé sur son casier. Le jeune pompier s’était contenté de la décoller et de la jeter à la poubelle.
Et ça avait été la première erreur… « On » attendait à ce que ça le fasse réagir à l’unisson du reste de la caserne qui avait commencé à faire attention aux extras qui devinrent des fruits frais plutôt que des barres chocolatées. Tray, lui, planqua ses pop-corns sucrés dans son casier et continua à consciencieusement boulotter entre les repas. Voyant que la méthode douce ne fonctionnait pas sur lui, « On » passa à la vitesse supérieure. L’affiche de la semaine suivante rappela que la mutuelle des pompiers était désormais calculée en fonction de l’indice de masse corporelle et de la bonne santé des pompiers susnommés. Plus vous preniez du bide, plus vous payez cher. Néanmoins, Tray, qui faisait certes ses cent kilos, enchainait parfaitement ses cinquante pompes avec ses cinquante abdos sans donner autre signe de fatigue qu’un peu de sueur au front et une respiration à peine plus marquée. Si le reste de la caserne l’avait encouragé et avait même applaudi la performance, « On » avait tourné les talons avec une moue déçue.
La semaine suivante, « On » avait tellement bien embobiné le reste de la caserne qu’ « on » se chargeait du repas. Les pompiers de l’Échelle et ceux de la Citerne se léchaient les babines en sentant les odeurs délicieuses d’un Chili en train de mijoter et espéraient qu’une alerte n’aurait pas lieu avant d’avoir pu se remplir la panse. Tous les pompiers sauf Tray qui sentait que quelque chose n’allait pas. Si Dulls s’étonna de ne pas entendre le ventre de Tray annoncer à grand renfort de grondements assourdissants, son appétit conquérant, les autres étaient tous sous le charme des effluves de la sauce.
Alors qu’ « on » servait, l’estomac de Tray resta parfaitement silencieux, Tray lui-même était silencieux, regardant la part monstrueuse qui lui avait été servie en considération de son appétit et n’y trouvant aucun attrait, sans comprendre pourquoi. C’est Tanaka qui lui apporta la solution en demandant :
- Elle est marrante la viande, tu l’as faite sécher ?
- Non. C’est de la protéine de soja. Répondit Maslov avec un petit air supérieur.
Si tout le monde s’extasia que de la bouffe pour vaches puisse être aussi bonne, Tray baissa la tête sur son assiette et n’arrivait pas à se résoudre à en prendre une bouchée. Il passa donc la totalité du repas à regarder son chili végétarien refroidir.
Dulls s’en étonna à nouveau :
- T’es malade, Canari ?
- Euh… marmonna Tray se rendant compte que tout le monde le dévisageait en train de défier son chili du regard. Non… Non, je crois pas.
- Bah, c’est la première fois que je te vois pas avoir fini ton assiette pour en redemander une autre en moins de cinq minutes.
Les deux tablées étaient maintenant silencieuses et Maslov le toisait de son regard vert et intense.
- Ça vous plait pas ? lui demanda l’urgentiste.
- Tu sais, enchaina Dulls avec compassion, ça surprend un peu à la texture dans la bouche mais c’est vraiment comme du bœuf. Allez, tente !
- Allez, Canari, fais pas ton chieur et avale une bouchée… Lui ordonna le lieutenant Manheim.
Au pied du mur, Tray attrapa sa fourchette et prit un peu de cette abominable mixture que l’on nommait le Chili Sin Carne pour la porter à sa bouche. Ses papilles confirmèrent ce que son odorat lui soufflait depuis le début de la préparation du plat : ce n’était pas bon.
- Alors ? insista Dulls ?
Et là, le dilemme : devait-il avouer qu’il trouvait ça absolument affreux et qu’il avait envie de tout recracher dans l’assiette avant de se précipiter aux toilettes pour se rincer la bouche ou devait-il mentir quitte à devoir finir l’assiette (Oooh, on se calme, la moitié, ce sera déjà bien !) et mettre fin à ce moment très gênant où tout le monde le regardait se battre avec de la protéine de soja texturée ? Il resta incapable de se décider pendant de longues secondes, jusqu’à ce que Maslov lui retire l’assiette avec un soupir agacé, la ramène à l’office et lui lance depuis le frigo un sandwich au jambon.
Les conversations reprirent et Tray se sentit vraiment très mal dans sa peau, sans doute parce que toute la caserne l’avait regardé un seul instant avec mépris tandis qu’il dépiautait le plastique de son sandwich industriel.
Évidemment, la sentence du Capitaine Forbes l’acheva : il s’adressa à Maslov qui ruminait derrière son plan de travail et lui dit :
- Donc, un repas végétarien par semaine ?
Maslov se redressa et avec un sourire qui effaça sa rancune, il répondit :
- À vos ordres, Capitaine.
Ça allait être de très longues journées…
Être le seul à ne pas aimer les repas végétariens du vendredi de Dan Maslov fut la fin de sa popularité, si tant est qu’il en ait eu véritablement une, avant. Dulls, qui était le collègue dont il était le plus proche, lui reprocha de faire des histoires pour pas grand-chose et que, merde ! Il pourrait faire un effort. Au début de la traque, ses cachettes de nourriture pas diététique du tout ne provoquaient qu’un soupir agacé de la part des personnes qui les trouvaient. Puis ce furent les réprimandes… Puis, les punitions. À chaque fois que Manheim le chopait, il écopait d’un nettoyage des toilettes en règle. Deux fois de suite. Alors il se cacha mieux, tentant même de faire des efforts pour manger le repas végétarien de la semaine et échouant à la moitié de l’assiette. Bizarrement, même cet effort surhumain ne sembla pas calmer l’urgentiste qui fronçait invariablement les sourcils en voyant l’assiette revenir à moitié pleine et Tray se précipiter dans son casier après avoir rendu ses couverts. Il laissa passer les premières fois puis, agacé par ce comportement de gamin, il le suivit dans les vestiaires pour lui dire sa façon de penser devant cette attitude puérile et il vit le jeune pompier se gaver en pleurant d’un hamburger froid. C’était terrible ce moment où il se rendit compte qu’il en avait a trop fait et que du défenseur de la bonne bouffe, il était passé du côté du prof dégueulasse qui martyrisait un élève récalcitrant.
- J’suis désolé… marmonna Shelby en reposant l’ignoble viande froide qui baignait dans une graisse saturée et figée.
- Non mais… vous pouvez pas continuer à vous tuer avec cette… chose. Vous savez combien de saloperies ils mettent dedans ? Des exhausteurs de goût, des conservateurs, des colorants ?
Ça… Tray en était parfaitement conscient. Il préférait de loin quand l’un des « cuisiniers » de la caserne le faisait manger. Maslov en tête, même s’il s’échinait à lui servir de la salade.
- Je le sais…
- Alors, pourquoi continuer à vous fournir dans des fast-foods ?
- Je ne sais pas cuisiner… Sauf si on estime que réchauffer un plat au micro-ondes, ça suffit.
Dan haussa les yeux au ciel en soupirant avant de regarder ce grand gamin qui semblait incapable de prendre soin de lui-même malgré sa carrure de sprinter. Il était sûr que des entraineurs de sports à l’université se seraient battus pour lui, s’il avait été à l’université ce qui ne semblait pas être le cas. Pas plus qu’il ne devait avoir de famille pour s’occuper de lui puisqu’aucune mère digne de ce nom n’aurait laissé son magnifique fils se tuer à petit feu avec de la malbouffe, quitte à lui faire ses gamelles !
Croisant les bras, Dan se mit à réfléchir. Bon… il était sur que Shelby lui faisait penser à un chaton abandonné… Un chaton de cent kilos et d’une tête de plus que lui, peut-être, mais un chaton quand même… Et un chaton diablement sexy… Qu’il avait vu plusieurs fois sous la douche, nu bien sur… avec un dos large qui devait en rendre jaloux quelques-uns sans oublier les deux magnifiques fossettes au bas de son dos qui menaient…
Dan se ficha mentalement une claque et demanda à sa libido de bien vouloir lui foutre la paix deux minutes, merci.
Incapable de savoir d’où ça venait puisque Dan n’était pas particulièrement apte à s’attendrir sur n’importe quoi, il prit la décision d’aplanir les difficultés.
- La cuisine, ça s’apprend. Bon… On va faire un deal. Vous mangez tout ce que je vous donne et je vous promets d’y mettre plus de viande. Ça vous va ?
Évidemment, le chaton en question se demanda où était le piège puisqu’il avait passé plusieurs semaines à être rossé par tout le monde. Mais il pesa rapidement le pour et le contre et l’estomac l’emporta.
- Ça me va, monsieur.
- Dan. Tu m’appelles Dan et tu oublies tout de suite le « monsieur. »
- OK, Dan. Moi, tout le monde m’appelle Canari mais… Je préfère Tray.
- Alors, va pour Tray. Va te passer de l’eau sur le visage, on croirait que t’as plongé la tête la première dans une friteuse froide.
Tray sourit et jeta l’abominable truc chimique qu’on osait appeler Big Mac dans la poubelle avant de bifurquer vers les lavabos.
Le jeune pompier ne se doutait pas qu’il y avait effectivement un piège et que l’urgentiste avait une idée derrière de la tête. Il n’avait pas seulement l’intention de seulement le nourrir.
Après avoir permis à la victime de respirer, Dan avait confié la ventilation à Dulls ou un autre, il faut dire qu’en tenue, ils se ressemblaient tous. La plaçant sous monitoring, tous avaient pu se rendre compte que le pouls était présent, il avait suffi de la mettre sous perf et ils avaient pu la charger en direction du Woodhull. Si Dan ne s’inquiétait pas pour son corps, il ne pouvait en dire autant pour son cerveau. C’est pourquoi il était resté avec les deux collègues à l’hôpital attendant des nouvelles, espérant que la jeune femme n’était pas en mort cérébrale , ou bien que les dégâts dus au manque d’oxygène ne soient irréversibles. Le médecin en charge des urgences ce jour-là, les rassura et leur promit de les tenir au courant de l’état de la patiente autant qu’il pouvait se le permettre. Dan savait qu’il avait eu de la chance de ne pas tomber sur Carris, qui n’aurait pas manqué de lui rappeler une fois de plus, le danger de l’action qu’il avait fait, et bla-bla-bla. L’urgentiste avait conscience qu’une trachéotomie mal faite pouvait détruire le système respiratoire, mais son but c’était de stabiliser et garder en vie les victimes sur le temps de les emmener à l’hôpital et ça avait été la seule chose à faire.
La porte de la caserne passée, Anna l’avait forcé à faire le stock pendant qu’elle allait prendre la responsabilité de son action. Ça ne plaisait pas à Dan que quelqu’un prenne à sa place, mais sa supérieure lui avait expliqué en long en large et en travers pourquoi, il ne pouvait se retrouver avec un avertissement la veille de son premier jour officiel. Il se demandait maintenant ce qu’il devait faire une fois le stock fini, Anna était aussi méticuleuse que lui et ce ne fut guère long. Il entendait les bruits de la fête d’adieux qu’avait prévu de faire la douce Sarah. Il ne savait donc pas s’il devait attendre Anna ou s’il devait rejoindre le groupe, il ne serait sans doute pas le bienvenu, ne faisant pas encore partie de cette famille et se connaissant il se demanda si ce serait un jour le cas. Il alla récupérer son blouson dans le compartiment fermé qui l’avait protégé et s’apprêta à l’enfiler quand il prit conscience de l’état de son tee-shirt blanc, celui-ci était taché de sang. Il rit dans sa barbe, s’interrogeant sur l’image qu’il devait donner. Comme toute bonne caserne de quartier, la 57e devait avoir quelques vêtements portant son logo et celui du NYFD. L’argent de la vente de ce merchandising partait directement dans une caisse commune et servait à aider les familles des victimes quand ceux-ci mourraient en service.
Il retira son tee-shirt poisseux pour le jeter dans le conteneur de décontamination, et enfila son blouson sur sa poitrine nue. Avisant la monnaie dans son portefeuille, il se dit qu’avec une trentaine de dollars, il devrait trouver quelque chose à sa taille, et prit note de ramener dès le lendemain de nombreuses affaires de rechange, ayant conscience qu’il allait passer autant de temps chez lui qu’à la caserne. Il prit la direction de la salle commune, qu’il avait visité un peu plus tôt et plus il s’approchait plus la cacophonie, due à deux équipes de pompiers, deux ambulances au complet ou presque, sans oublier les proches, se faisait entendre. Il frappa à la porte et passa la tête dans la pièce ne sachant toujours pas si sa présence était souhaitable ou non.
- Et voilà, enfin le p’tit nouveau qui daigne enfin montrer sa tête, s’exclama un des pompiers présent lors de l’intervention, qui l’attrapa par l’épaule pour l’emmener au-devant du troupeau de ses collègues qui entourait Sarah et le buffet.
- Maslov, tonna la voix du lieutenant Mahnein. C’était quoi tout à l’heure ?
Dan stoppa son avancée se demandant ce qu’il avait bien pu faire de mal, au contraire il avait retenu de justesse une réponse bien sarcastique de son cru quand le lieutenant s’était mêlé de son boulot. Il ne pouvait stopper son cerveau en pleine course, et se trouva face à l’homme entre deux âges qui avait l’air d’attendre une réponse.
- Euh je …, il stoppa sa réponse pour bien choisir ses mots, que …
Tout le monde avait arrêté tout échange pour regarder dans leur direction et se préparer à la curée
- Vous aviez plus de répondant tout à l’heure, Maslov…
- Laissez-moi réfléchir encore un peu à comment vous répondre sans passer pour un connard arrogant, ce que je suis, on va pas se mentir.
Plusieurs pompiers ricanèrent et même Sarah ne put s’empêcher de sourire.
- Bien, mais voyez-vous on a pas toute la journée à vous attendre.
La bouche de Dan s’étira en un sourire tandis qu’il ne lâchait pas le lieutenant du regard.
- Alors on va faire simple, je ne torche pas votre cul, vous ne torchez pas le mien, je ne vous dirai jamais comment gérer vos hommes, et vous me laissez faire ce que je pense nécessaire quand ça l’est. Et le résultat, c’est une victime encore vivante qui retrouvera ses enfants et son mari à la sortie de l’hôpital au lieu d’un veuf éploré qui devra expliquer aux enfants que Maman ne reviendra jamais. Je sais que je suis nouveau donc je devrais la fermer et observer pendant un certain temps, mais voyez-vous, je n’ai jamais fonctionné ainsi donc je vais ouvrir ma gueule dès le début et si vous voulez me mettre à part, libre à vous.
- Bien, je conçois, mais gênez une seule fois mes hommes dans leur boulot ou permettez-vous une seule et unique fois de mettre votre nez dans mon cul et vous le sentirez passer.
Le lieutenant l’attrapa par les épaules en souriant et lui dit d’une voix plus basse qu’il n’avait utilisé pour l’alpaguer à son arrivée.
- Fils, est-ce que Corrington vous a déjà fait la morale ?
Dan rit avant de montrer son oreille droite devenue écarlate à force d’avoir été tirée.
- Affirmatif lieutenant. Je suis maintenant obligé de réfléchir à la chirurgie plastique pour retrouver ma perfection.
Le lieutenant l’abandonna pour aller prendre la main de la secouriste qu’il allait remplacer, s’ensuivit une succession de tapes dans le dos, de félicitation et de messages de bienvenue. Même s’il détestait les mondanités et autres échanges sociaux. Dan se dit qu’il pouvait peut-être supporter un minimum ce genre d’ambiance, du moment que ça n’empiétait pas sur sa vie privée.
Anna rentra de son entretien et passa son bras autour des épaules de Dan.
- Je t’assure que si ça continue ainsi, tu vas me payer le coiffeur, car je vais avoir des cheveux blancs avant l’heure.
- Je suis persuadé que ça t’ira super bien, genre dame d’un certain âge qui a l’air responsable.
Il se prit un poing dans l’épaule et Anna sembla voir ce que personne n’avait encore remarqué ou du moins notifié.
- Tu te rends compte que t’es à moitié à poil mon chou ?
- Tout à fait, j’ai ruiné mon tee-shirt tout à l’heure et je venais à la base voir s’il y avait pas quelque chose dans le stock de goodies que je pourrais acheter.
- Si si, je vais aller voir, dit un des pompiers plongeant dans un des placards, une taille enfant c’est ça ?
- Tu parles de ton string, mec ?
Le reste du groupe pouffa et il sut qu’il avait gagné le premier round. Cependant, il restait persuadé que ce serait que la première d’une longue série de blagues sur sa taille qu’il allait subir, remarquant qu’il était un des plus petits de la brigade. Dan remercia le ciel d’être quand même large et musclé, car autrement oui, il aurait pu s’habiller chez les enfants. Il finit par recevoir sur la tête un tee-shirt rouge orné de l’aigle de la caserne, il remercia Vargas d’un signe de tête. Il confia son cuir à Anna, le temps d’enfiler le haut, et même s’il n’avait pas de complexes autres que sa petite taille, il n’avait aucune tendance exhibitionniste. Il était donc soulagé de remettre quelque chose sur le dos. Anna le traina à sa suite dans les divers groupes qui s’étaient formés, et on lui mit d’office dans les mains un café et un hot dog, s’il accepta avec plaisir la boisson, il se débrouilla pour reposer le sandwich qui n’était pas sa tasse de thé. Il aurait bien aussi délaissé le café, mais il ne voulait pas non plus paraître trop chiant, le fait qu’il ait été salé finalement, l’arrangea.
Il sourit au pompier tout fier, et Dan plaignait le pauvre bougre qui mangerait le hot dog sans doute saupoudré de piment. Il repensa au pompier blond qui lui avait fait faire la visite, en se disant que sans doute, ce serait lui, il n’en était pas sûr, mais il en avait le pressentiment. Il s’interrogea sur le fait qu’il ne l’avait pas encore vu parmi l’assemblée, il avait pourtant eu l’air d’être friand de ce genre d’évènements. Perdu dans ses pensées, ce ne fut qu’au dernier moment qu’il avisa la présence derrière lui d’un pompier qu’il n’avait pas encore rencontré, lui vidant un verre d’eau sur la tronche.
-Oups, je croyais voir un début d’incendie, il commenta en gloussant faisant référence aux cheveux roux de Dan qui était rehaussé par son tee-shirt rouge.
Dan grogna bienheureux de ne porter que le tee-shirt et non pas sa veste, il arrêta de la main d’Anna qui allait sauté au cou du pauvre bougre, il regarda le nom sur le tee-shirt de fonction du mec, Carter.
- Laisse, je peux me débrouiller tout seul, Black Mama.
Elle sourit d’un air carnassier avant de lui laisser la place.
- Et bah mec, tu l’as cherché loin celle la, on me l’avait jamais faite. Par contre, je savais qu’on aimait les musclors, mais vous êtes pas censé avoir un minimum de cerveau aussi pour être pompier ? Désolé, mais zéro pointé en matière de bizutage, mec.
La grosse brute pensant sans doute impressionner le jeune urgentiste, gonfla ses muscles et se rapprocha de lui de façon menaçante, Dan ne bougeant pas d’un poil, il sembla de lui-même se dégonfler, remarquant sans doute que personne dans la salle ne rigolait. Son lieutenant, Ocha, s’il se souvenait bien, posa la main sur l’épaule de son homme et serra légèrement.
- J’ai trouvé ça drôle sur le coup, grommela Carter prenant conscience du bide de sa blague.
- Bah, va voir si les niveaux de la citerne sont du même avis, lui dit son lieutenant d’un ton sec.
Dan lui en fut reconnaissant, il n’aimait pas les conflits outre mesure, mais il n’était pas du genre à se dégonfler, et ça aurait de mauvais goûts de se battre alors qu’il était la depuis moins de 24 heures et pas encore en service officiellement.
Les conversations reprirent d’elles-mêmes et l’ambiance générale se détendit, le jeune homme échangea quelques mots avec ce supérieur avant de reprendre sa place dans le groupe qui entourait la jeune femme enceinte. Du coin de l’œil il vit arriver le pompier de la visite, un sac en papier estampillé Subway dans la main et un énorme sandwich dans l’autre. Il semblait bien heureux, alors que Dan grimaça devant le fromage qui débordait de partout, preuve qu’il avait dû au moins demander une triple dose, sans compter que le pain ne semblait contenir rien d’autre que la viande. Aucune trace de rouge ou de vert ne semblait faire état de salade ou de tomate.
Il se retourna vers sa coéquipière.
- Anna, qui s’occupe des menus et des visites sanitaires de la caserne ?
Corrington parut décontenancée par la question.
- C’est Sarah, mais du coup, plus personne vu qu’elle part.
- Ça fait partie maintenant de mes attributions ?
- Si tu veux, mais c’est chiant.
- Ne t’inquiète pas, ça le sera pas pour moi mais pour les autres par contre, je ne promets rien, lui répondit-il une certaine lueur dans le regard.
Et l’enfer commença. Tray n’avait maintenant plus aucun doute : le nouvel urgentiste le haïssait. Ça avait débuté plutôt doucement, par des affiches dans les vestiaires vantant les mérites d’une alimentation équilibrée et d’autres qui expliquaient les effets d’une alimentation trop grasse et trop sucrée, photos à l’appui. Comme d’habitude, Tray ne les avait pas regardés ou plutôt, ça ne lui faisait ni chaud ni froid, pas même quand la plus terrible affiche d’une femme en obésité morbide avait été placardé sur son casier. Le jeune pompier s’était contenté de la décoller et de la jeter à la poubelle.
Et ça avait été la première erreur… « On » attendait à ce que ça le fasse réagir à l’unisson du reste de la caserne qui avait commencé à faire attention aux extras qui devinrent des fruits frais plutôt que des barres chocolatées. Tray, lui, planqua ses pop-corns sucrés dans son casier et continua à consciencieusement boulotter entre les repas. Voyant que la méthode douce ne fonctionnait pas sur lui, « On » passa à la vitesse supérieure. L’affiche de la semaine suivante rappela que la mutuelle des pompiers était désormais calculée en fonction de l’indice de masse corporelle et de la bonne santé des pompiers susnommés. Plus vous preniez du bide, plus vous payez cher. Néanmoins, Tray, qui faisait certes ses cent kilos, enchainait parfaitement ses cinquante pompes avec ses cinquante abdos sans donner autre signe de fatigue qu’un peu de sueur au front et une respiration à peine plus marquée. Si le reste de la caserne l’avait encouragé et avait même applaudi la performance, « On » avait tourné les talons avec une moue déçue.
La semaine suivante, « On » avait tellement bien embobiné le reste de la caserne qu’ « on » se chargeait du repas. Les pompiers de l’Échelle et ceux de la Citerne se léchaient les babines en sentant les odeurs délicieuses d’un Chili en train de mijoter et espéraient qu’une alerte n’aurait pas lieu avant d’avoir pu se remplir la panse. Tous les pompiers sauf Tray qui sentait que quelque chose n’allait pas. Si Dulls s’étonna de ne pas entendre le ventre de Tray annoncer à grand renfort de grondements assourdissants, son appétit conquérant, les autres étaient tous sous le charme des effluves de la sauce.
Alors qu’ « on » servait, l’estomac de Tray resta parfaitement silencieux, Tray lui-même était silencieux, regardant la part monstrueuse qui lui avait été servie en considération de son appétit et n’y trouvant aucun attrait, sans comprendre pourquoi. C’est Tanaka qui lui apporta la solution en demandant :
- Elle est marrante la viande, tu l’as faite sécher ?
- Non. C’est de la protéine de soja. Répondit Maslov avec un petit air supérieur.
Si tout le monde s’extasia que de la bouffe pour vaches puisse être aussi bonne, Tray baissa la tête sur son assiette et n’arrivait pas à se résoudre à en prendre une bouchée. Il passa donc la totalité du repas à regarder son chili végétarien refroidir.
Dulls s’en étonna à nouveau :
- T’es malade, Canari ?
- Euh… marmonna Tray se rendant compte que tout le monde le dévisageait en train de défier son chili du regard. Non… Non, je crois pas.
- Bah, c’est la première fois que je te vois pas avoir fini ton assiette pour en redemander une autre en moins de cinq minutes.
Les deux tablées étaient maintenant silencieuses et Maslov le toisait de son regard vert et intense.
- Ça vous plait pas ? lui demanda l’urgentiste.
- Tu sais, enchaina Dulls avec compassion, ça surprend un peu à la texture dans la bouche mais c’est vraiment comme du bœuf. Allez, tente !
- Allez, Canari, fais pas ton chieur et avale une bouchée… Lui ordonna le lieutenant Manheim.
Au pied du mur, Tray attrapa sa fourchette et prit un peu de cette abominable mixture que l’on nommait le Chili Sin Carne pour la porter à sa bouche. Ses papilles confirmèrent ce que son odorat lui soufflait depuis le début de la préparation du plat : ce n’était pas bon.
- Alors ? insista Dulls ?
Et là, le dilemme : devait-il avouer qu’il trouvait ça absolument affreux et qu’il avait envie de tout recracher dans l’assiette avant de se précipiter aux toilettes pour se rincer la bouche ou devait-il mentir quitte à devoir finir l’assiette (Oooh, on se calme, la moitié, ce sera déjà bien !) et mettre fin à ce moment très gênant où tout le monde le regardait se battre avec de la protéine de soja texturée ? Il resta incapable de se décider pendant de longues secondes, jusqu’à ce que Maslov lui retire l’assiette avec un soupir agacé, la ramène à l’office et lui lance depuis le frigo un sandwich au jambon.
Les conversations reprirent et Tray se sentit vraiment très mal dans sa peau, sans doute parce que toute la caserne l’avait regardé un seul instant avec mépris tandis qu’il dépiautait le plastique de son sandwich industriel.
Évidemment, la sentence du Capitaine Forbes l’acheva : il s’adressa à Maslov qui ruminait derrière son plan de travail et lui dit :
- Donc, un repas végétarien par semaine ?
Maslov se redressa et avec un sourire qui effaça sa rancune, il répondit :
- À vos ordres, Capitaine.
Ça allait être de très longues journées…
Être le seul à ne pas aimer les repas végétariens du vendredi de Dan Maslov fut la fin de sa popularité, si tant est qu’il en ait eu véritablement une, avant. Dulls, qui était le collègue dont il était le plus proche, lui reprocha de faire des histoires pour pas grand-chose et que, merde ! Il pourrait faire un effort. Au début de la traque, ses cachettes de nourriture pas diététique du tout ne provoquaient qu’un soupir agacé de la part des personnes qui les trouvaient. Puis ce furent les réprimandes… Puis, les punitions. À chaque fois que Manheim le chopait, il écopait d’un nettoyage des toilettes en règle. Deux fois de suite. Alors il se cacha mieux, tentant même de faire des efforts pour manger le repas végétarien de la semaine et échouant à la moitié de l’assiette. Bizarrement, même cet effort surhumain ne sembla pas calmer l’urgentiste qui fronçait invariablement les sourcils en voyant l’assiette revenir à moitié pleine et Tray se précipiter dans son casier après avoir rendu ses couverts. Il laissa passer les premières fois puis, agacé par ce comportement de gamin, il le suivit dans les vestiaires pour lui dire sa façon de penser devant cette attitude puérile et il vit le jeune pompier se gaver en pleurant d’un hamburger froid. C’était terrible ce moment où il se rendit compte qu’il en avait a trop fait et que du défenseur de la bonne bouffe, il était passé du côté du prof dégueulasse qui martyrisait un élève récalcitrant.
- J’suis désolé… marmonna Shelby en reposant l’ignoble viande froide qui baignait dans une graisse saturée et figée.
- Non mais… vous pouvez pas continuer à vous tuer avec cette… chose. Vous savez combien de saloperies ils mettent dedans ? Des exhausteurs de goût, des conservateurs, des colorants ?
Ça… Tray en était parfaitement conscient. Il préférait de loin quand l’un des « cuisiniers » de la caserne le faisait manger. Maslov en tête, même s’il s’échinait à lui servir de la salade.
- Je le sais…
- Alors, pourquoi continuer à vous fournir dans des fast-foods ?
- Je ne sais pas cuisiner… Sauf si on estime que réchauffer un plat au micro-ondes, ça suffit.
Dan haussa les yeux au ciel en soupirant avant de regarder ce grand gamin qui semblait incapable de prendre soin de lui-même malgré sa carrure de sprinter. Il était sûr que des entraineurs de sports à l’université se seraient battus pour lui, s’il avait été à l’université ce qui ne semblait pas être le cas. Pas plus qu’il ne devait avoir de famille pour s’occuper de lui puisqu’aucune mère digne de ce nom n’aurait laissé son magnifique fils se tuer à petit feu avec de la malbouffe, quitte à lui faire ses gamelles !
Croisant les bras, Dan se mit à réfléchir. Bon… il était sur que Shelby lui faisait penser à un chaton abandonné… Un chaton de cent kilos et d’une tête de plus que lui, peut-être, mais un chaton quand même… Et un chaton diablement sexy… Qu’il avait vu plusieurs fois sous la douche, nu bien sur… avec un dos large qui devait en rendre jaloux quelques-uns sans oublier les deux magnifiques fossettes au bas de son dos qui menaient…
Dan se ficha mentalement une claque et demanda à sa libido de bien vouloir lui foutre la paix deux minutes, merci.
Incapable de savoir d’où ça venait puisque Dan n’était pas particulièrement apte à s’attendrir sur n’importe quoi, il prit la décision d’aplanir les difficultés.
- La cuisine, ça s’apprend. Bon… On va faire un deal. Vous mangez tout ce que je vous donne et je vous promets d’y mettre plus de viande. Ça vous va ?
Évidemment, le chaton en question se demanda où était le piège puisqu’il avait passé plusieurs semaines à être rossé par tout le monde. Mais il pesa rapidement le pour et le contre et l’estomac l’emporta.
- Ça me va, monsieur.
- Dan. Tu m’appelles Dan et tu oublies tout de suite le « monsieur. »
- OK, Dan. Moi, tout le monde m’appelle Canari mais… Je préfère Tray.
- Alors, va pour Tray. Va te passer de l’eau sur le visage, on croirait que t’as plongé la tête la première dans une friteuse froide.
Tray sourit et jeta l’abominable truc chimique qu’on osait appeler Big Mac dans la poubelle avant de bifurquer vers les lavabos.
Le jeune pompier ne se doutait pas qu’il y avait effectivement un piège et que l’urgentiste avait une idée derrière de la tête. Il n’avait pas seulement l’intention de seulement le nourrir.