My baby shot me down...
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Je hais Londres.
Heureusement qu’ils étaient encore en Europe, les vols en avion ne duraient pas toute la nuit et la plupart des destinations leur permettaient de pouvoir prendre pied avant que le soleil ne se lève. Comme Ash haïssait devoir rester immobile pendant une traque, c’était Dom qui menait les recherches le jour en essayant de ne pas se faire voir par d’autres loups. Et il savait pertinemment que les loups de Londres n’étaient pas à prendre à la légère malgré la jeunesse, toute relative, de leur Alpha. Les deux frères s’étaient donc établis dans l’ancienne cour londonienne, sachant que la meute locale n’y mettrait pas les pieds et que les seuls imprudents seraient les reliquats de la Vulgate anglaise qui n’avaient pas encore trouvé de nouveaux maîtres et qui se partageraient les restes avec les dents. Pour la journée, seuls des humains viendraient, des enquêteurs sans doute et Ash pourrait se nourrir sans souci. Cependant, personne n’était venu jusque-là et c’était un vampire Firenze particulièrement exécrable du fait de devoir rester éveillé que Dom avait au téléphone.
- Ce n’est qu’une ville. Ni plus ni moins laide que les autres. De plus, je te rappelle que nous ne sommes pas vraiment dans la ville.
- Ça ne m’empêche pas de haïr l’endroit où je me trouve. Ça donne quoi ?
- Je viens d’arriver à Harefield. Hôpital classique. Je suis plutôt content de pouvoir passer pour un prêtre, ce sera plus facile. Je vais couper.
- Dom… ?
- Oui ?
- Je… Concernant hier…
- Non, tais-toi. Je ne t’abandonnerais jamais. Je ne parlerais plus de ça. Et je trouverais une solution.
Le silence sur la ligne fut celui de la stupeur. Jamais auparavant Domenico ne s’était permis de parler sur ce ton. Un ton résolu, péremptoire et parfaitement calme. Même quand il parlait avec des humains qu’ils savaient tout deux être bien inférieurs en terme de dominance face à un loup, Dom avait toujours l’air de quêter leur approbation, d’essayer de les convaincre en douceur alors qu’il avait largement les capacités de se faire obéir d’un mot. Malgré le froid régnant dans la cave où il était et qui lui mettait les nerfs en pelote, Ash se mit à sourire. Il était peut-être temps que son frère se fasse véritablement les crocs et arrache la peau d’humain qui contenait sa fourrure de loup.
- D’accord, Fratello mio, je te laisse gérer tout ça.
- Merci, Ash…
Dom coupa la communication et se dirigea directement vers l’accueil. L’infirmière de garde était petite, boulotte et malgré ses yeux magnifiques, elle semblait éteinte et fatiguée. Le loup se permit de humer un instant autour de lui pour avoir confirmation d’un doute. Oui, elle était malade. Un cancer sans doute. Malgré toutes les odeurs de maladie qui lui parvenaient, il savait que cette odeur-là venait de la pauvre secrétaire en blouse rose. Il lui adressa un sourire compatissant et lui demanda la chambre de M. Whitehall. Elle compulsa rapidement sur son ordinateur, rassurée par la mise impeccable du visiteur et par son aura de douceur. Elle lui dit d’un ton désolé que M. Whitehall était déjà sorti, accompagné par son père.
- Oh. Mince… Je pensais pouvoir le voir avant son départ.
- Vous saviez qu’il allait partir contre l’avis du médecin ?
- Oui, sa mère m’a demandé de venir pour que je le convainque du contraire. Malheureusement, j’arrive trop tard.
- À une dizaine de minutes près, c’est dommage. Mais si vous voulez, sa sœur est encore dans la chambre pour rassembler ses affaires.
Ce serait toujours ça de pris pour avoir des informations…
- Elle est là ? Je pensais qu’elle serait en cours…
- Elle a dû prendre sa matinée… Chambre 218.
- Merci beaucoup, mademoiselle… Et…
Mû par une impulsion, il lui saisit les mains par-dessus l’ordinateur et les serra doucement entre les siennes avec un sourire triste.
- Ne perdez pas la Foi. Ne perdez jamais espoir. Je prierais pour vous.
Et il partit en direction de l’escalier en veillant à effacer légèrement les souvenirs de l’infirmière. Comme il aurait voulu pouvoir la soigner, vraiment ! Mais il n’était qu’un tueur de plus. Malgré ce qu’il avait dit à son frère, sa vieillesse le taraudait toujours. L’implacable course du temps qui commençait à rendre son loup complètement fou et qui le forçait de plus en plus à ruer dans tous les sens. Au mieux de sa forme, Domenico pouvait espérer n’avoir à se transformer qu’environ toutes les semaines. Parfois moins souvent. Ce qu’il ne disait pas à Ash, c’est que ces derniers mois, il devait se transformer presque tous les jours ne serait-ce que pour respirer. Peut-être qu’il perdait réellement pied et sans meute pour le surveiller, il était une bombe à retardement. Si seulement… si seulement…
Il secoua la tête violemment en se répétant que ce n’était pas le moment pour avoir des pensées morbides. Malgré ce qu’en pensait surement Ash, ce n’était pas pour sauver sa vie qu’il menait cette traque, mais bien pour celle de son ainé… Qui ne voulait pas mourir. Et qui serait sans doute la prochaine proie de leur commanditaire mystérieux s’il ne trouvait pas très vite une piste. Devant la porte, il resta quelques instants sans bouger pour connaître la topographie des lieux et la position des autres êtres vivants à l’étage. C’était un coin de l’hôpital relativement calme, mais il y avait cependant un peu trop de monde pour pouvoir se lancer dans un interrogatoire musclé. Ce qu’il détestait. Surtout sur une pauvre humaine innocente qui ne devait pas savoir que son frère trainait avec des vampires.
Humains, je vous aime… Mais je préfère mon frère.
Il toqua doucement et ouvrit le mince panneau avec son sourire bienveillant pour découvrir une petite rousse qui… pillait littéralement la chambre de tous ses draps, housses de fauteuil et serviettes. Par terre, à côté d’elle, il y avait des bombes aérosols diverses dont une seule contenait véritablement du désodorisant de marque industrielle. Dom renifla un coup pour confirmer sa première impression : la jeunette, qui ne lui arrivait même pas au torse, n’était pas une louve et pourtant ce qu’elle faisait était une façon assez classique de brouiller les pistes olfactives. Elle s’attendait à ce qu’une meute, ou au moins un loup, vienne pour renifler l’endroit.
- Euh… Je fais le ménage. L’ancien occupant est parti.
Dom ne se départit pas de son sourire apaisant alors qu’il continuait lentement mais surement à analyser les parfums de la pièce. L’odeur classique à tout hôpital, les médicaments, les désinfectants et la maladie, bien sûr, mais… La peur de cette petite humaine, la peur d’être découverte, des résidus d’odeur de loup, comme si l’un des occupants précédents de cette pièce s’était frotté à un loup-garou en pleine transformation et… Oui. Du sang de loup. Qui venait d’elle. Sang frotté maintes et maintes fois au savon et à l’eau chaude, mais le meurtre ne s’efface pas en une seule douche. Peut-être n’avait-elle tué qu’une seule fois ? Au vu de son âge, qui ne devait pas excéder la vingtaine d’années, elle était assez nouvelle dans le circuit des Chasseurs d’Hommes, terme antithétique pour désigner les rares humains qui connaissaient l’existence du monde de la Nuit et loin de s’y inclure préférait en chasser les membres. C’aurait pu être un but louable. Très louable, même. La première fois que Dom avait entendu parler des Chasseurs d’Hommes, il avait même imaginé pouvoir les aider un peu dans leurs traques, leur donner des informations pour que la gangrène vampirique ne paralyse pas ce monde. Puis, il avait assisté à une chasse, de loin, et s’était dit qu’il n’y avait aucun honneur et aucune justice à massacrer une famille entière d’humains devant le seul infortuné qui se transformait, uniquement pour que la fourrure soit complète et qu’ils puissent en tirer un bon prix. Comme ils tiraient un bon prix des crocs de vampires et de la peau de Faë… entre autres. Le surnaturel se payait cher et Dom, qui s’était cru un monstre, avait compris que l’humain pouvait être pire.
- Je m’étonne du fait que vous, vous ne soyez pas partie… N’êtes-vous pas censée être sa sœur ?
- Qui vous a dit ça ?
- La réceptionniste. On croit toujours qu’elles s’en fichent… Qu’elles ne notent rien. C’est faux. Il suffit juste d’être poli et aimable. Mademoiselle… ?
La jeune fille eut un mouvement nerveux de la tête vers son sac. Sans doute y cachait-elle son arme, mais elle n’eut pas le temps d’esquisser un mouvement avant de se retrouver enserrée dans une clef de bras qui l’empêchait de respirer. Dom avait cessé de sourire. L’affaire devenait diablement sérieuse tout simplement parce qu’il n’avait aucune idée de la nature de sa proie.
- Entendons-nous bien, Jeune demoiselle. Je me fiche de savoir qui tu es réellement. Je me fiche de savoir ce que tu comptais faire dans cette chambre et même pour qui tu travailles. La seule chose qui m’intéresse, c’est savoir où se trouve Benedict Whitehall. Tu peux me répondre et m’avancer dans les recherches, ainsi je serais d’assez bonne humeur pour te laisser en vie. Tu peux te taire ou essayer de crier et je serais dans l’obligation de te rompre le cou. Cela ne change rien pour moi.
Alors qu’elle balançait des coups de pieds dans tous les sens, qu’elle lui griffait le bras quelques secondes auparavant, elle se calma un peu tout en essayant de respirer.
- Je vais supposer que cela veut dire oui. Je t’écoute. Lui murmura-t-il avant de desserrer sa prise.
- Je ne sais pas où il est…
Elle ne mentait pas. Mais elle ne disait pas tout, ainsi qu’on enseignait à tous ceux qui parlaient aux loups. Sans doute pensait-elle qu’il était en transit.
- Et où l’emmène-t-on ?
- Je sais pas…
- Ça, c’est un mensonge. Essayes encore avant que je ne torde le coup.
- Tanière… de Londres.
- Pourquoi Diable des chasseurs d’Hommes amèneraient quelqu’un à la Tanière de Londres ?
Une Tanière était le repaire d’une meute. Pour sa part, il n’en avait jamais vu de prés, sans doute parce que les Tanières étaient aussi des pièges mortels pour tous ceux qui ne faisaient pas partie de la Meute. Cela dit, et même si les loups garous d’une meute ne vivaient dans la Tanière qu’à peine une fois par semaine, c’était… le meilleur endroit pour tous les tuer et en vendre la dépouille.
- C’est bon, je me doute de ce qu’ils vont y faire. Mais pourquoi ma proie doit y aller ?
- C’était… l’un d’eux…
- C’était ?
On nageait en pleine fantasmagorie, là. Comment était-il possible qu’un loup de meute se soit retrouvé seul dans un hôpital (Meilleur endroit pour éveiller les soupçons de l’humanité), retrouvé par des chasseurs d’Hommes puis suffisamment retourné pour les mener à la tanière de sa meute sans en avoir tué un seul ? Et pourquoi, au Nom du Ciel, un vampire qui était tout sauf faible les avait mis lui et son frère sur la trace d’un loup renégat ? Le savait-il, au moins ? Et si oui, quel aurait été son intérêt ?
Parmi les mille questions qui tourbillonnaient dans sa tête, Dom ne se rendait pas compte qu’il serrait le cou de la jeune fille de plus en plus, jusqu’à la rendre écarlate. Il aurait pu lui briser la nuque sans s’en rendre compte si elle n’avait pas poussé un petit gémissement étranglé et parfaitement pathétique. Le loup relâcha la pression en retenant de justesse un mot d’excuse. C’était un otage, pas une jeune fille qu’il courtisait même s’il n’avait aucune idée de comment courtiser une jeune fille… Même en se basant sur les expériences de son frère ainé, il pouvait être sûr d’une chose : Ce n’était pas comme ça.
- Bon. Je récapitule. Toi et tes « camarades » avez trouvé un loup-garou suffisamment stupide pour se retourner contre sa meute et celui-ci amène les tiens à son ancienne tanière. J’ai raison ? Et pas de mensonge.
Elle ne dit rien. Elle tenait ses lèvres minces obstinément serrées l’une contre l’autre. Un autre loup lui aurait brisé la nuque par pure rage, mais rien que son silence indiquait qu’elle en savait beaucoup plus et que Dom se trompait quelque part. Mais où ? Le loup renégat avait-il eu vraiment le choix ? Après tout, il y a pire que la mort et les chasseurs d’Hommes s’y entendaient pour faire craquer n’importe qui. Peut-être un chantage… Peut-être une drogue ? Mais s’il s’agissait d’une drogue, ça signifiait que les chasseurs d’Hommes avaient fait des percées significatives en ce sens vu que la majorité des drogues ne fonctionnaient ni sur les loups ni sur les vampires. Et pourquoi essayer de masquer la présence du renégat dans cette pièce ? Après le massacre de la Tanière de Londres, celui-ci devenait inutile et peut-être même dangereux, même s’il avait connu l’emplacement d’autres tanières. Non, la meilleure solution possible restait de le laisser à la merci d’autres loups, voire de l’utiliser comme appât avant de vendre sa fourrure un peu plus tard. En aucun cas de masquer sa présence et de faire en sorte que personne ne sache qu’il était là… Et pourquoi sa meute n’avait-il pas su qu’il était dans cet hôpital ?
- J’ai donc tort… quelque part. Tu sais, je déteste ne pas comprendre dans quoi nous nous impliquons… Mais sincèrement, au vu du délai qu’on nous a imposé, je vais faire l’impasse.
Il lui lâcha le cou et la retourna pour qu’ils se retrouvent face à face, les yeux dans les yeux. Dom avait toujours su qu’il était capable de faire ça : sa capacité à convaincre n’importe qui que la situation aberrante qu’ils avaient sous les yeux n’était en réalité qu’une scène banale d’une existence banale n’était que la version très atténuée de son pouvoir. Il savait qu’il n’était pas un soumis, loin de là. Alors il laissa son loup prendre de l’ampleur et plongea dans la psyché de la jeune fille, le plus violemment possible pour ne laisser que deux ordres : Tout lui raconter et tout oublier à propos du Monde de la Nuit. Il savait aussi que la jeune fille ne s'en tirerait pas sans dommages psychologiques, mais après tout... On était dans un hôpital...
Au bout d'une demi-heure, il était ressorti de la clinique, un goût de cendres dans la bouche. Il sortit son téléphone.
- Ash... C'est moi.
- Je me doute... Il n'y a que toi pour m'appeler en journée, Petit Frère.
- Écoute... On a un gros problème.
- Ouais?
- Notre cible... est un ancien loup-garou. Ou plutôt devrais-je dire, un chasseur d'Hommes, issu d'une des plus vieilles lignées de chasseur d'Hommes qui s'est fait transformer... par erreur.
- Ça arrive. Attends... Comment ça, ancien loup-garou?
- Laisses-moi finir. Contrairement à d'autres qui en sont morts, soit tués par leurs anciens camarades, soit par folie, ou d'autres qui ont fini par accepter l'inévitable, celui-ci a gardé un contact très étroit avec sa famille. Ils ont appelé ça l'expiation. Il s'infiltrait dans une meute de façon à tout connaître d'eux et la livrait en pâture aux chasseurs d'Hommes.
- Une meute... entière...? Mais ça fait combien de loups, ça?
- C'est très variable. Mais leur plus gros coup a été une meute d'une vingtaine de membres. C'était il y a une quarantaine d'années.
Le silence, à l'autre bout de la ligne, ne dura pas très longtemps. Dom entendit son frère pousser un sifflement appréciateur.
- L'agent double idéal. Sincèrement, on aurait dû y penser plutôt que de faire les tueurs à gages.
- C'est... Sale, Ash.
- Très. Pourquoi diable un Maître de Ville nous a demandé la tête de ce salopard? Et franchement, vu les conditions posées, c'est personnel.
- Simple. Il y a peu de temps, la cible a croisé un vampire et, chose suffisamment rare pour être soulignée, ils se sont bien entendus. Malheureusement, pour une raison que personne n'a expliquée, le vampire l'a mordu et... a tué le loup à l'intérieur de l'humain.
- Quoi?? C'est possible, ça?!
- Il semblerait. Cela dit, je ne miserais pas un liard sur la fiabilité de cette technique. Mais le vampire doit être en danger... Tu connais la règle: En combat, la guerre ne se déclenche pas. Mais si l'un mange l'autre, il doit être sacrifié.
- Et le vampire est lié à notre client... Son enfant ou son amant, je suppose. Donc, c'est une vengeance et là, pour le coup, c'est très personnel. Hum...
Le loup avisa une petite épicerie ouverte et s'arrêta pour acheter de quoi manger. Depuis son réveil, quelques heures auparavant, il n'avait pensé qu'à manger. Et Dieu savait qu'il mangeait beaucoup ces temps-ci... Mais ça laissait le temps à Ash pour réfléchir.
- Question, petit frère. Le vampire est mort?
- Aucune idée.
- Dommage. Je suis sur que notre employeur aurait pu vendre cette information contre la vie de son bien. Bref... Tu sais où ils se dirigent?
- Tanière de Londres.
- Oh, merde.
- Je ne sais pas combien de temps ils vont y rester. Le mieux est que je commence le repérage pendant la journée. Tu me rejoins à la nuit tombée.
- Nom de dieu, ça fait plus de huit heures à attendre!
- Arrête de jurer. On n’a pas le choix.
Dès qu'il faisait le moindre mouvement, comme par exemple lever le bras pour se gratter la tête, ce qui était inutile, mais ça occupait les mains, les deux loups qui le surveillaient se mettaient à grogner, avec comme effet de provoquer un sentiment d'inconfort pour tout le monde. Toute la meute se retournait pour voir ce qu'il faisait. En l'occurrence, pas grand-chose si ce n'était une justification de son espace. Ou se faire chier comme un rat mort, c'était selon. Ils devaient s'attendre à ce qu'il s'endorme même s'il avait bien dit... Douze ou treize fois? Qu'en tant que cannibale, son temps de sommeil était ridiculement inexistant. Au bout du changement de position de genou numéro 3, Vince en eut marre.
- Dites... Je comprends que tout ça est... perturbant pour tout le monde... mais vous allez vous occuper de moi quand? J'ai d'autres choses à faire, comme je vous l'ai dit... six fois.
Mis à part les deux loups qui atteignirent un nouveau niveau dans l'intensité des grognements, personne ne répondit. Pas même l'Alpha qui se contentait d'écouter les autres et qui ne lui avait pas adressé un regard depuis qu'il était arrivé et... reniflé. L'odeur n'avait pas dû plaire.
- Non, sérieusement... Je vous aime bien. Mais il y a quelqu'un qui a besoin de moi et...
- Tu parles de Ben, c'est ça?
L'Alpha s'était enfin retourné vers lui. Il était temps au bout de plusieurs heures... Vince eut encore cette sensation étrange que tout rétrécissait autour de l'homme en face de lui. Les deux loups transformés avaient baissés la tête et s'écartaient en reculant craintivement. Tout le reste de la meute regardait la scène par en dessous, comme s'ils n'osaient pas regarder l'homme noir en face. Et encore une fois, Vince n'avait aucun souci pour le regarder dans les yeux. Ce qui manifestement poussait le reste de la Meute à lui en vouloir.
- Ben, oui. C'est mon ami.
- Les loups garous ne sont pas amis avec les sangsues. Encore moins avec les boustifailleurs de chair morte.
- Boust... Ouais, ça colle bien avec ce que je suis. Mais ça n'empêche pas que c'est mon ami. Où il est?
- Je devrais le savoir?
- Tu es son Alpha, non?
Vince était rapide. Il le savait. Après tout, il avait suffisamment combattu pour le savoir. Mais c'était la deuxième fois que quelqu'un dont il pouvait entendre les battements de cœur le prenait de vitesse. Comme ce gigantesque noir qui se retrouvait nez à nez avec lui et avec des lueurs fauves dans le regard.
Sincèrement... Je me doute que te rebeller contre l'ordre établi est une habitude chez toi, mais si tu pouvais être un peu plus diplomate, je t'en serais reconnaissant.
- Je fais pas exprès...
- À qui tu parles ?
Vince se tapota la tempe, tout en continuant à plonger ses yeux dans l'or de ceux de son vis-à-vis. Celui-ci se recula un peu en grognant.
- Vampire Cannibale, Loup-garou dissocié... Tu en as d'autres comme ça ?
- Dissocié ? Ça veut dire quoi ?
- Que ton loup te parle. C'est très mauvais. Ça signifie qu'il ne s'acclimate pas.
- Eh, oh... On se calme. On est ensemble que depuis deux jours et... Je l'admets bien volontiers, on a pris un mauvais départ à cause de moi.
L'ensemble de la meute échangea des regards surpris.
- Deux jours ? Et tu es déjà debout à chasser ?
- Euh bah... oui. Où est le souci ?
- Comment as-tu eu ce loup ?
Vince grimaça un peu et baissa les yeux pour la première fois. Étrangement, le reste de la meute sembla s’apaiser quelque peu.
- Et bien... Je ne sais pas comment vous le dire diplomatiquement donc... Ben m'a demandé de le tuer parce qu'il en avait marre et... J'ai bu son sang... et pour une raison inconnue, le loup est passé en moi et Ben n'est pas mort, hein ! Je me suis arrêté avant et je l'ai emmené à l’hôpital ! Je pensais qu'il vous...
- Loup.
La voix profonde le stoppa net dans ses explications embrouillées au point qu'il se sentit refluer dans son propre corps, frôlé par une fourrure noire qui prenait sa place.
Ne t'en fais pas... Je ferais tout pour te sauver...
L'Alpha recula en voyant le blanc des yeux du vampire en face de lui virer au noir et la glace de l'iris se piqueter de bleu nuit. La... personne en face de lui était calme, posée. Mais certainement pas soumise. Ce qu'il avait toujours pensé à propos de Ben se confirmait de plus en plus.
- Tu es le Loup de Ben ?
- Non.
- Alors qui es-tu ?
- Il est le Loup de Vince.
Les loups parlaient toujours d'eux-mêmes à la troisième personne. Rarement, ils en utilisaient d'autres, mais c'était toujours pour parler avec leur hôte.
- Est-ce toi qui l’as voulu ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Pour survivre. Il le tuait. Lentement... mais sûrement. Il est bien là où il est.
- Dans un vampire ?
- Il est bien là où il est !
Tout le monde, même l'Alpha, recula d'un pas. Il n'était pas rare que les loups garous se grondent dessus. C'était même assez régulier. Cependant, qu'un loup inconnu gronde contre un Alpha au sein de sa tanière... C'était du suicide. Ou un défi.
- Sais-tu qui je suis ?
- Oui, Alpha.
- Alors pourquoi grondes-tu ?
- Il est désolé, mais l'Alpha l'a énervé. L'Alpha est prié de ne pas recommencer.
Parmi les plus vieux de la Meute, certains se figèrent en comprenant enfin l'attitude du loup devant eux. Le seul loup de meute qui ne pouvait pas craindre l'Alpha. Le seul loup de meute qui pouvait passer outre les ordres et ne suivre que ceux qui les intéressaient ou qu'ils estimaient justes. Les très rares soigneurs de l'âme des loups garous. Les Cœurs de la Meute.
- Dis-moi juste que tu es très dominant…
- Il ne croit pas qu’un mensonge aiderait l’Alpha à se sentir mieux. Il n’est pas plus dominant que l’Alpha. Il se moque de leurs luttes de pouvoir.
- C’est pas vrai… C’est un cauchemar…
Je vais être désagréable, Loupiot… Mais je ne crois pas que ce soit très diplomatique non plus vu leurs tronches…
- Il est prié de cesser de l’appeler Loupiot.
Vince posa une main sur le genou de l’Alpha devant lui et murmura d’une voix presque maternelle :
- J’ai toujours caché ce que j’étais parce que je hais l’humain avec qui j’étais. Mais je ne hais pas cette meute.
- Je ressens ton pouvoir. Cela signifie que tu veux que ton vampire soit l’un des nôtres ?
Euh, quoi ?? Non, mais, c’est pas possible, ça ! Et Ben ?
- Mon vampire, c’est moi. Et non. Il s’inquiète davantage de l’autre… (Un grondement menaçant lui échappa) alors qu’il ne devrait pas. Nous devons donc le retrouver.
- Et que lui feras-tu ?
Le loup baissa la tête en proie à une grande confusion. La question impliquait tellement de choses que c’en était douloureux. Si le loup suivait son instinct, et ce n’était que par respect pour son hôte qu’il se retenait, il tuerait Ben sitôt qu’il l’aurait en face de lui. Pour le punir de l’avoir tenu en cage pendant si longtemps. Et pour qu’il ne recommence pas. Cependant… Ces quelques heures avec son vampire, qui avait préféré essayer de lui parler plutôt que l’emmurer, avaient été un souffle d’air frais. Il ne pouvait pas lui faire ça…
- Il… lui montrera qui est le monstre…
- Pourquoi hésites-tu ?
- Il… Je… ne sais pas ce qui est le mieux. S’il… Si je me trompe… Ce sera terrible. Pour nous deux.
- Je peux peut-être t’aider…
- Non ! Non… Ça… Nous devons régler ça… Tous les deux.
- Si tu fais partie de la Meute…
- Mais je … et lui ne faisons pas partie de la Meute. Lui n’en a jamais fait partie. Je lui ai été imposé. Je veux que nous allions bien ensemble avant de… choisir ce que nous deviendrons.
L’Alpha recula de quelques pas en croisant les bras. Pour lui aussi la situation devenait critique. Il avait perdu un loup, mais se demandait s’il l’avait déjà eu… De plus… Pour une raison qui lui échappait, il se sentait perturbé. Sans doute, l’intrusion du loup/Vampire dans la Tanière le rendait un peu plus fébrile que d’habitude, mais sa part louve refusait de croire que la menace était passée. Et Dieu savait que son loup pouvait être paranoïaque, parfois…
- Je comprends ta volonté, Louveteau. Et avant que tu ne me reprennes, tu es un Louveteau. Nul ne peut prétendre être un loup adulte après seulement quelques jours. Et tu connais la règle.
Quelle règle ?
- Je comprends. Il le comprendra. Mais sans ce que nous avons à faire, nous refuserons.
Quelle règle, Loupiot… ?
- Un instant, Alpha. La règle est qu’un louveteau est à la disposition de la Meute qui le trouve pendant un Soleil et une Lune. Le Louveteau doit obéir, la Meute le protéger et lui enseigner ce qu’il doit savoir. À la fin, le Louveteau est adulte et peut choisir où il veut chasser.
Magnifique… Absolument magnifique… Et si nous refusons ?
- Nous devenons Paria.
Encore mieux… Laisse-moi la place, s’il te plait.
Il ferma les yeux un instant, ayant à nouveau la sensation qu’une fourrure le frôlait et que l’air devenait plus froid. Il en frissonna un moment alors qu’il rouvrait les yeux sur l’Alpha qui secouait la tête en fronçant les sourcils.
- C’est… perturbant de vous voir changer de place…
- Désolé…
- Tu as pris ta décision ?
- Avant, je dois savoir ce que vous ferez de Ben.
- Question pertinente. Étant donné que ce n’est plus un loup, mais qu’il est encore en vie, il ne fait plus partie de la Meute. Mais il aura droit à notre protection tant qu’il respectera nos règles.
- Et… Il aura le droit… enfin… J’aurais le droit de le voir ?
- Pourquoi n’aurais-tu pas ce droit ? La plupart de nos compagnes et de nos compagnons sont humains. Et ils sont soumis aux mêmes règles que nous. A peu de choses près...
- C'est à dire ?
- Nous ne leur demandons pas de chasser avec nous.
- Moui... Logique.
Vince soupira et remarqua que personne ne frissonna. Et, oui... ils ne savaient pas.
- Il y a un autre souci... Je suis aussi un vampire et j'ai des devoirs...
- Il faudra choisir entre les deux. L'interrompit l'Alpha.
- Et merde...
- Les vampires ne t'accepteront pas aussi bien que nous pourrions le faire...
- Je suis un cannibale. Je n'ai pas à chercher du respect de la part des canines, j'ai juste à leur faire peur.
- Y compris tes maîtres ?
- Mes... J'en ai pas. Il semblerait que je ne leur conviens pas.
- Tiens donc…
- Problème d’insubordination. Je n’obéis que quand je le veux bien.
Oui… Définitivement et irrévocablement Cœur de la Meute. Même le vampire l’était et devait être sans doute quelqu’un de bien mis à part son « problème d’insubordination ». Mais un Cœur de la Meute ! Diable, ils étaient rares et recherchés. Sitôt qu’une meute réussissait à s’attacher un Cœur, elle connaissait un regain de notoriété et de respect. Pile poil ce qu’il fallait pour la meute de Londres, composée d’anciens parias, de jeunes loups sans éducation et de laissés pour compte. De plus, la présence d’un Cœur avait un effet stabilisateur sur l’ensemble des membres dont il avait la charge, si tant est que le Cœur soit en accord avec l’Alpha. Le souci était qu’on ne pouvait contraindre un Cœur à faire partie d’une meute. Il fallait qu’il l’accepte de son plein gré et en général, durant la période de probation du jeune loup, les Cœurs étaient approchés par toutes les meutes, y compris celles qui avaient la chance d’avoir déjà un Cœur, pour leur vanter la vie avec elles, leur faire des promesses, les cajoler… Même si celui-là était aussi un vampire, il valait quand même très cher. On hésiterait, bien sur, il s’agissait tout de même d’une canine… mais la possibilité d’avoir accès à sa puissance serait plus forte que l’appréhension, au bout du compte.
- Je ne vais pas te mentir, Louveteau. Tu serais un avantage énorme pour ma Meute au vu de ce dont tu es capable.
Les autres loups de la Meute s’agitèrent un peu, se lançant des regards et commençant à considérer Vince autrement. Si l’Alpha disait que le vampire à moitié loup était un avantage, c’était qu’il devait l’être. L’Alpha ne mentait jamais.
- Euh… Un avantage ? s’étonna Vince. Vous avez besoin d’un cannibale ?
- Non. Nous réglons nos problèmes différemment. Ton loup est un avantage pour nous et… il semblerait qu’il accepte enfin de se révéler.
Explication ?
Notre nature est compliquée.
Je ne m’en serais pas rendu compte tout seul… En sentant le loup se fermer en un mutisme boudeur, Vince abandonna le sarcasme. Désolé, Loupiot. C’est très nouveau pour moi, tout ça. Déjà que j’ai du mal avec mon vampirisme…
Nous sommes utiles pour les membres d’une Meute. Notre présence les rassure et les soigne. Nous évitons les soucis, les disputes, la révolte.
- Oh… Mais… OK. Je vois. Enfin… Je suis un vampire.
- Entre autres.
- Ça ne choque pas les autres ?
Vince avait fait exprès de regarder le reste de la Meute présente qui semblait plongée dans la confusion. Mais aucun n’était hostile désormais. Vince haussa les sourcils devant cette attitude et regarda l’Alpha qui s’était un peu reculé et le toisait du regard, sans aucune animosité. Juste de l’attente.
- Je ne… Comprend plus rien, je suis désolé. Je ne peux pas prendre de décision comme ça.
- Au bout d’un soleil et d’une lune, tu y seras forcé. Mais avant que tu ne t’interroges trop, saches que ta décision même si elle est négative ne pourra pas être contestée.
- Je vous trouve vachement honnête de me dire tout ça.
L’Alpha eut un demi-sourire.
- Ton loup saurait si je mens. Et je ne vois pas l’intérêt de te cacher à quel point nous aurions besoin de toi et le fait que nous n’avons pas grand-chose à t’offrir. Si ce n’est notre protection.
- Donc… si j’ai bien compris… au bout d’un soleil et d’une lune… Ça fait combien de temps au fait ?
- Environ treize mois.
- Ah oui, quand même…
- C’est le temps qu’il faut pour qu’un loup-garou soit considéré comme adulte. Même si en règle générale, ils sont matures avant. Et dans ton cas, ton loup est déjà adulte. Mais je ne veux pas déroger à la règle. Ce sera aussi nécessaire pour toi que pour les autres loups pour s’habituer à ce que tu es.
Vince fronça les sourcils et commença à se tordre les doigts dans tous les sens.
- Pourquoi vous ne me mentez pas ? Pourquoi vous n’essayez pas de « m’acheter » ? Là où je suis, ils se plient en quatre pour essayer de me plaire et la moitié de leurs promesses sont fausses, je le sais. Alors, pourquoi… ?
- Je suis incapable de te mentir. Tu le saurais et ce n’est pas ce qu’il te faut.
Ah… C’est quand même un bon Alpha, non ?
Aucun point de comparaison, Loupiot. Dis donc, tu n’essaierais pas de me le vendre ?
Nous avons besoin d’une structure, de loups autour de nous. Je vais devenir fou sans ça et ce serait très mauvais pour toi.
- J’ai combien de temps pour répondre ?
- Je préfèrerais que tu le fasses avant de partir d’ici. Ce serait dangereux pour nous même si je peux t’assurer que personne de la Meute ne t’attaquera sur mon territoire. (Il reprit plus fort suite à un grondement de mécontentement au fond :) Personne !
Je ne sais pas, Loupiot… J’étais juste venu voir Ben, à la base. Je veux juste…
Une impression délétère l’interrompit dans ses réflexions avant le bruit de plusieurs coups de feu ne leur parviennent à tous et que la souffrance frappa le loup de Vince de plein fouet, le faisant gémir sourdement. Les voutes de l’ancien métro réverbéraient les sons et les loups garous, bien qu’instantanément en position de combat, semblaient incapables de comprendre d’où venait le danger. Un sifflement strident leur vrilla à tous les tympans, mettant certains, dont Vince qui n’était pas habitué à une telle stridence, à genoux, les mains collées aux oreilles. La douleur était insupportable.
Jones fut le premier à réagir. C’était une attaque en règle de la Tanière et c’était bien la première fois, du moins durant sa vie, que cela arrivait. Surtout avec ces méthodes. Des armes à feu, des sifflets à ultrasons… C’étaient bien des loups garous qu’on attaquait et on le savait. À l’intérieur de sa tête, le loup combattait la stridence des sifflets par un grondement bas. C’était peu. C’était le maximum qu’il pouvait faire en attendant de déchiqueter la gorge des attaquants. Néanmoins, il essaya de maintenir les plus jeunes à l’écart des voies d’accès pour qu’ils ne fassent pas de cibles trop faciles. Volontairement, il oublia Vince qui s’était recroquevillé au sol en protégeant ses oreilles. C’était terrible… mais la Meute avant tout et même s’il commençait à éprouver de la sympathie pour l’infortunée créature. Oui, infortunée créature… Ça lui convenait bien… Au fond de la galerie sud, il entrevit une silhouette humaine armée d’un pistolet pointé sur lui. Il se jeta à terre, mais sentit la balle lui érafler le dos. La brûlure était trop importante pour une simple balle. Une balle en argent. Il en eut la confirmation lorsque le bras d’un de ses loups éclata dans un bruit répugnant et son possesseur hurler comme un damné. L’argent brûlait atrocement la chair.
Réfugié sous un banc de fortune, Vince tentait vainement de reprendre le contrôle de lui-même. Le son l’empêchait de se remettre debout alors il rampa d’abords à l’aveuglette puis vers un endroit où il sentait un vent frais. Sans doute une sortie. Il l’espérait. En son sein, le loup s’agitait fortement, essayant de suivre un appel qui n’existait pas et qui se réverbérait dans les tunnels. Il fallait fuir, mais ça lui faisait mal d’abandonner des gens qu’il ne connaissait pas, certes… Mais…
Il leva les yeux et Ben était devant lui. Ben, qui allait bien avec juste un pansement visible sur le cou. Un peu pâle peut-être… Les traits un peu tirés aussi… Mais il allait bien. Vince se mit sottement à sourire et à tendre la main vers celui qu’il était venu chercher. Ben la prit et le releva, sans changer d’expression. Sa voix non plus n’avait pas le moindre timbre quand il pressa le canon de son arme sur la poitrine du vampire et pressa deux fois la détente :
Meurs, sale monstre.
Heureusement qu’ils étaient encore en Europe, les vols en avion ne duraient pas toute la nuit et la plupart des destinations leur permettaient de pouvoir prendre pied avant que le soleil ne se lève. Comme Ash haïssait devoir rester immobile pendant une traque, c’était Dom qui menait les recherches le jour en essayant de ne pas se faire voir par d’autres loups. Et il savait pertinemment que les loups de Londres n’étaient pas à prendre à la légère malgré la jeunesse, toute relative, de leur Alpha. Les deux frères s’étaient donc établis dans l’ancienne cour londonienne, sachant que la meute locale n’y mettrait pas les pieds et que les seuls imprudents seraient les reliquats de la Vulgate anglaise qui n’avaient pas encore trouvé de nouveaux maîtres et qui se partageraient les restes avec les dents. Pour la journée, seuls des humains viendraient, des enquêteurs sans doute et Ash pourrait se nourrir sans souci. Cependant, personne n’était venu jusque-là et c’était un vampire Firenze particulièrement exécrable du fait de devoir rester éveillé que Dom avait au téléphone.
- Ce n’est qu’une ville. Ni plus ni moins laide que les autres. De plus, je te rappelle que nous ne sommes pas vraiment dans la ville.
- Ça ne m’empêche pas de haïr l’endroit où je me trouve. Ça donne quoi ?
- Je viens d’arriver à Harefield. Hôpital classique. Je suis plutôt content de pouvoir passer pour un prêtre, ce sera plus facile. Je vais couper.
- Dom… ?
- Oui ?
- Je… Concernant hier…
- Non, tais-toi. Je ne t’abandonnerais jamais. Je ne parlerais plus de ça. Et je trouverais une solution.
Le silence sur la ligne fut celui de la stupeur. Jamais auparavant Domenico ne s’était permis de parler sur ce ton. Un ton résolu, péremptoire et parfaitement calme. Même quand il parlait avec des humains qu’ils savaient tout deux être bien inférieurs en terme de dominance face à un loup, Dom avait toujours l’air de quêter leur approbation, d’essayer de les convaincre en douceur alors qu’il avait largement les capacités de se faire obéir d’un mot. Malgré le froid régnant dans la cave où il était et qui lui mettait les nerfs en pelote, Ash se mit à sourire. Il était peut-être temps que son frère se fasse véritablement les crocs et arrache la peau d’humain qui contenait sa fourrure de loup.
- D’accord, Fratello mio, je te laisse gérer tout ça.
- Merci, Ash…
Dom coupa la communication et se dirigea directement vers l’accueil. L’infirmière de garde était petite, boulotte et malgré ses yeux magnifiques, elle semblait éteinte et fatiguée. Le loup se permit de humer un instant autour de lui pour avoir confirmation d’un doute. Oui, elle était malade. Un cancer sans doute. Malgré toutes les odeurs de maladie qui lui parvenaient, il savait que cette odeur-là venait de la pauvre secrétaire en blouse rose. Il lui adressa un sourire compatissant et lui demanda la chambre de M. Whitehall. Elle compulsa rapidement sur son ordinateur, rassurée par la mise impeccable du visiteur et par son aura de douceur. Elle lui dit d’un ton désolé que M. Whitehall était déjà sorti, accompagné par son père.
- Oh. Mince… Je pensais pouvoir le voir avant son départ.
- Vous saviez qu’il allait partir contre l’avis du médecin ?
- Oui, sa mère m’a demandé de venir pour que je le convainque du contraire. Malheureusement, j’arrive trop tard.
- À une dizaine de minutes près, c’est dommage. Mais si vous voulez, sa sœur est encore dans la chambre pour rassembler ses affaires.
Ce serait toujours ça de pris pour avoir des informations…
- Elle est là ? Je pensais qu’elle serait en cours…
- Elle a dû prendre sa matinée… Chambre 218.
- Merci beaucoup, mademoiselle… Et…
Mû par une impulsion, il lui saisit les mains par-dessus l’ordinateur et les serra doucement entre les siennes avec un sourire triste.
- Ne perdez pas la Foi. Ne perdez jamais espoir. Je prierais pour vous.
Et il partit en direction de l’escalier en veillant à effacer légèrement les souvenirs de l’infirmière. Comme il aurait voulu pouvoir la soigner, vraiment ! Mais il n’était qu’un tueur de plus. Malgré ce qu’il avait dit à son frère, sa vieillesse le taraudait toujours. L’implacable course du temps qui commençait à rendre son loup complètement fou et qui le forçait de plus en plus à ruer dans tous les sens. Au mieux de sa forme, Domenico pouvait espérer n’avoir à se transformer qu’environ toutes les semaines. Parfois moins souvent. Ce qu’il ne disait pas à Ash, c’est que ces derniers mois, il devait se transformer presque tous les jours ne serait-ce que pour respirer. Peut-être qu’il perdait réellement pied et sans meute pour le surveiller, il était une bombe à retardement. Si seulement… si seulement…
Il secoua la tête violemment en se répétant que ce n’était pas le moment pour avoir des pensées morbides. Malgré ce qu’en pensait surement Ash, ce n’était pas pour sauver sa vie qu’il menait cette traque, mais bien pour celle de son ainé… Qui ne voulait pas mourir. Et qui serait sans doute la prochaine proie de leur commanditaire mystérieux s’il ne trouvait pas très vite une piste. Devant la porte, il resta quelques instants sans bouger pour connaître la topographie des lieux et la position des autres êtres vivants à l’étage. C’était un coin de l’hôpital relativement calme, mais il y avait cependant un peu trop de monde pour pouvoir se lancer dans un interrogatoire musclé. Ce qu’il détestait. Surtout sur une pauvre humaine innocente qui ne devait pas savoir que son frère trainait avec des vampires.
Humains, je vous aime… Mais je préfère mon frère.
Il toqua doucement et ouvrit le mince panneau avec son sourire bienveillant pour découvrir une petite rousse qui… pillait littéralement la chambre de tous ses draps, housses de fauteuil et serviettes. Par terre, à côté d’elle, il y avait des bombes aérosols diverses dont une seule contenait véritablement du désodorisant de marque industrielle. Dom renifla un coup pour confirmer sa première impression : la jeunette, qui ne lui arrivait même pas au torse, n’était pas une louve et pourtant ce qu’elle faisait était une façon assez classique de brouiller les pistes olfactives. Elle s’attendait à ce qu’une meute, ou au moins un loup, vienne pour renifler l’endroit.
- Euh… Je fais le ménage. L’ancien occupant est parti.
Dom ne se départit pas de son sourire apaisant alors qu’il continuait lentement mais surement à analyser les parfums de la pièce. L’odeur classique à tout hôpital, les médicaments, les désinfectants et la maladie, bien sûr, mais… La peur de cette petite humaine, la peur d’être découverte, des résidus d’odeur de loup, comme si l’un des occupants précédents de cette pièce s’était frotté à un loup-garou en pleine transformation et… Oui. Du sang de loup. Qui venait d’elle. Sang frotté maintes et maintes fois au savon et à l’eau chaude, mais le meurtre ne s’efface pas en une seule douche. Peut-être n’avait-elle tué qu’une seule fois ? Au vu de son âge, qui ne devait pas excéder la vingtaine d’années, elle était assez nouvelle dans le circuit des Chasseurs d’Hommes, terme antithétique pour désigner les rares humains qui connaissaient l’existence du monde de la Nuit et loin de s’y inclure préférait en chasser les membres. C’aurait pu être un but louable. Très louable, même. La première fois que Dom avait entendu parler des Chasseurs d’Hommes, il avait même imaginé pouvoir les aider un peu dans leurs traques, leur donner des informations pour que la gangrène vampirique ne paralyse pas ce monde. Puis, il avait assisté à une chasse, de loin, et s’était dit qu’il n’y avait aucun honneur et aucune justice à massacrer une famille entière d’humains devant le seul infortuné qui se transformait, uniquement pour que la fourrure soit complète et qu’ils puissent en tirer un bon prix. Comme ils tiraient un bon prix des crocs de vampires et de la peau de Faë… entre autres. Le surnaturel se payait cher et Dom, qui s’était cru un monstre, avait compris que l’humain pouvait être pire.
- Je m’étonne du fait que vous, vous ne soyez pas partie… N’êtes-vous pas censée être sa sœur ?
- Qui vous a dit ça ?
- La réceptionniste. On croit toujours qu’elles s’en fichent… Qu’elles ne notent rien. C’est faux. Il suffit juste d’être poli et aimable. Mademoiselle… ?
La jeune fille eut un mouvement nerveux de la tête vers son sac. Sans doute y cachait-elle son arme, mais elle n’eut pas le temps d’esquisser un mouvement avant de se retrouver enserrée dans une clef de bras qui l’empêchait de respirer. Dom avait cessé de sourire. L’affaire devenait diablement sérieuse tout simplement parce qu’il n’avait aucune idée de la nature de sa proie.
- Entendons-nous bien, Jeune demoiselle. Je me fiche de savoir qui tu es réellement. Je me fiche de savoir ce que tu comptais faire dans cette chambre et même pour qui tu travailles. La seule chose qui m’intéresse, c’est savoir où se trouve Benedict Whitehall. Tu peux me répondre et m’avancer dans les recherches, ainsi je serais d’assez bonne humeur pour te laisser en vie. Tu peux te taire ou essayer de crier et je serais dans l’obligation de te rompre le cou. Cela ne change rien pour moi.
Alors qu’elle balançait des coups de pieds dans tous les sens, qu’elle lui griffait le bras quelques secondes auparavant, elle se calma un peu tout en essayant de respirer.
- Je vais supposer que cela veut dire oui. Je t’écoute. Lui murmura-t-il avant de desserrer sa prise.
- Je ne sais pas où il est…
Elle ne mentait pas. Mais elle ne disait pas tout, ainsi qu’on enseignait à tous ceux qui parlaient aux loups. Sans doute pensait-elle qu’il était en transit.
- Et où l’emmène-t-on ?
- Je sais pas…
- Ça, c’est un mensonge. Essayes encore avant que je ne torde le coup.
- Tanière… de Londres.
- Pourquoi Diable des chasseurs d’Hommes amèneraient quelqu’un à la Tanière de Londres ?
Une Tanière était le repaire d’une meute. Pour sa part, il n’en avait jamais vu de prés, sans doute parce que les Tanières étaient aussi des pièges mortels pour tous ceux qui ne faisaient pas partie de la Meute. Cela dit, et même si les loups garous d’une meute ne vivaient dans la Tanière qu’à peine une fois par semaine, c’était… le meilleur endroit pour tous les tuer et en vendre la dépouille.
- C’est bon, je me doute de ce qu’ils vont y faire. Mais pourquoi ma proie doit y aller ?
- C’était… l’un d’eux…
- C’était ?
On nageait en pleine fantasmagorie, là. Comment était-il possible qu’un loup de meute se soit retrouvé seul dans un hôpital (Meilleur endroit pour éveiller les soupçons de l’humanité), retrouvé par des chasseurs d’Hommes puis suffisamment retourné pour les mener à la tanière de sa meute sans en avoir tué un seul ? Et pourquoi, au Nom du Ciel, un vampire qui était tout sauf faible les avait mis lui et son frère sur la trace d’un loup renégat ? Le savait-il, au moins ? Et si oui, quel aurait été son intérêt ?
Parmi les mille questions qui tourbillonnaient dans sa tête, Dom ne se rendait pas compte qu’il serrait le cou de la jeune fille de plus en plus, jusqu’à la rendre écarlate. Il aurait pu lui briser la nuque sans s’en rendre compte si elle n’avait pas poussé un petit gémissement étranglé et parfaitement pathétique. Le loup relâcha la pression en retenant de justesse un mot d’excuse. C’était un otage, pas une jeune fille qu’il courtisait même s’il n’avait aucune idée de comment courtiser une jeune fille… Même en se basant sur les expériences de son frère ainé, il pouvait être sûr d’une chose : Ce n’était pas comme ça.
- Bon. Je récapitule. Toi et tes « camarades » avez trouvé un loup-garou suffisamment stupide pour se retourner contre sa meute et celui-ci amène les tiens à son ancienne tanière. J’ai raison ? Et pas de mensonge.
Elle ne dit rien. Elle tenait ses lèvres minces obstinément serrées l’une contre l’autre. Un autre loup lui aurait brisé la nuque par pure rage, mais rien que son silence indiquait qu’elle en savait beaucoup plus et que Dom se trompait quelque part. Mais où ? Le loup renégat avait-il eu vraiment le choix ? Après tout, il y a pire que la mort et les chasseurs d’Hommes s’y entendaient pour faire craquer n’importe qui. Peut-être un chantage… Peut-être une drogue ? Mais s’il s’agissait d’une drogue, ça signifiait que les chasseurs d’Hommes avaient fait des percées significatives en ce sens vu que la majorité des drogues ne fonctionnaient ni sur les loups ni sur les vampires. Et pourquoi essayer de masquer la présence du renégat dans cette pièce ? Après le massacre de la Tanière de Londres, celui-ci devenait inutile et peut-être même dangereux, même s’il avait connu l’emplacement d’autres tanières. Non, la meilleure solution possible restait de le laisser à la merci d’autres loups, voire de l’utiliser comme appât avant de vendre sa fourrure un peu plus tard. En aucun cas de masquer sa présence et de faire en sorte que personne ne sache qu’il était là… Et pourquoi sa meute n’avait-il pas su qu’il était dans cet hôpital ?
- J’ai donc tort… quelque part. Tu sais, je déteste ne pas comprendre dans quoi nous nous impliquons… Mais sincèrement, au vu du délai qu’on nous a imposé, je vais faire l’impasse.
Il lui lâcha le cou et la retourna pour qu’ils se retrouvent face à face, les yeux dans les yeux. Dom avait toujours su qu’il était capable de faire ça : sa capacité à convaincre n’importe qui que la situation aberrante qu’ils avaient sous les yeux n’était en réalité qu’une scène banale d’une existence banale n’était que la version très atténuée de son pouvoir. Il savait qu’il n’était pas un soumis, loin de là. Alors il laissa son loup prendre de l’ampleur et plongea dans la psyché de la jeune fille, le plus violemment possible pour ne laisser que deux ordres : Tout lui raconter et tout oublier à propos du Monde de la Nuit. Il savait aussi que la jeune fille ne s'en tirerait pas sans dommages psychologiques, mais après tout... On était dans un hôpital...
Au bout d'une demi-heure, il était ressorti de la clinique, un goût de cendres dans la bouche. Il sortit son téléphone.
- Ash... C'est moi.
- Je me doute... Il n'y a que toi pour m'appeler en journée, Petit Frère.
- Écoute... On a un gros problème.
- Ouais?
- Notre cible... est un ancien loup-garou. Ou plutôt devrais-je dire, un chasseur d'Hommes, issu d'une des plus vieilles lignées de chasseur d'Hommes qui s'est fait transformer... par erreur.
- Ça arrive. Attends... Comment ça, ancien loup-garou?
- Laisses-moi finir. Contrairement à d'autres qui en sont morts, soit tués par leurs anciens camarades, soit par folie, ou d'autres qui ont fini par accepter l'inévitable, celui-ci a gardé un contact très étroit avec sa famille. Ils ont appelé ça l'expiation. Il s'infiltrait dans une meute de façon à tout connaître d'eux et la livrait en pâture aux chasseurs d'Hommes.
- Une meute... entière...? Mais ça fait combien de loups, ça?
- C'est très variable. Mais leur plus gros coup a été une meute d'une vingtaine de membres. C'était il y a une quarantaine d'années.
Le silence, à l'autre bout de la ligne, ne dura pas très longtemps. Dom entendit son frère pousser un sifflement appréciateur.
- L'agent double idéal. Sincèrement, on aurait dû y penser plutôt que de faire les tueurs à gages.
- C'est... Sale, Ash.
- Très. Pourquoi diable un Maître de Ville nous a demandé la tête de ce salopard? Et franchement, vu les conditions posées, c'est personnel.
- Simple. Il y a peu de temps, la cible a croisé un vampire et, chose suffisamment rare pour être soulignée, ils se sont bien entendus. Malheureusement, pour une raison que personne n'a expliquée, le vampire l'a mordu et... a tué le loup à l'intérieur de l'humain.
- Quoi?? C'est possible, ça?!
- Il semblerait. Cela dit, je ne miserais pas un liard sur la fiabilité de cette technique. Mais le vampire doit être en danger... Tu connais la règle: En combat, la guerre ne se déclenche pas. Mais si l'un mange l'autre, il doit être sacrifié.
- Et le vampire est lié à notre client... Son enfant ou son amant, je suppose. Donc, c'est une vengeance et là, pour le coup, c'est très personnel. Hum...
Le loup avisa une petite épicerie ouverte et s'arrêta pour acheter de quoi manger. Depuis son réveil, quelques heures auparavant, il n'avait pensé qu'à manger. Et Dieu savait qu'il mangeait beaucoup ces temps-ci... Mais ça laissait le temps à Ash pour réfléchir.
- Question, petit frère. Le vampire est mort?
- Aucune idée.
- Dommage. Je suis sur que notre employeur aurait pu vendre cette information contre la vie de son bien. Bref... Tu sais où ils se dirigent?
- Tanière de Londres.
- Oh, merde.
- Je ne sais pas combien de temps ils vont y rester. Le mieux est que je commence le repérage pendant la journée. Tu me rejoins à la nuit tombée.
- Nom de dieu, ça fait plus de huit heures à attendre!
- Arrête de jurer. On n’a pas le choix.
Dès qu'il faisait le moindre mouvement, comme par exemple lever le bras pour se gratter la tête, ce qui était inutile, mais ça occupait les mains, les deux loups qui le surveillaient se mettaient à grogner, avec comme effet de provoquer un sentiment d'inconfort pour tout le monde. Toute la meute se retournait pour voir ce qu'il faisait. En l'occurrence, pas grand-chose si ce n'était une justification de son espace. Ou se faire chier comme un rat mort, c'était selon. Ils devaient s'attendre à ce qu'il s'endorme même s'il avait bien dit... Douze ou treize fois? Qu'en tant que cannibale, son temps de sommeil était ridiculement inexistant. Au bout du changement de position de genou numéro 3, Vince en eut marre.
- Dites... Je comprends que tout ça est... perturbant pour tout le monde... mais vous allez vous occuper de moi quand? J'ai d'autres choses à faire, comme je vous l'ai dit... six fois.
Mis à part les deux loups qui atteignirent un nouveau niveau dans l'intensité des grognements, personne ne répondit. Pas même l'Alpha qui se contentait d'écouter les autres et qui ne lui avait pas adressé un regard depuis qu'il était arrivé et... reniflé. L'odeur n'avait pas dû plaire.
- Non, sérieusement... Je vous aime bien. Mais il y a quelqu'un qui a besoin de moi et...
- Tu parles de Ben, c'est ça?
L'Alpha s'était enfin retourné vers lui. Il était temps au bout de plusieurs heures... Vince eut encore cette sensation étrange que tout rétrécissait autour de l'homme en face de lui. Les deux loups transformés avaient baissés la tête et s'écartaient en reculant craintivement. Tout le reste de la meute regardait la scène par en dessous, comme s'ils n'osaient pas regarder l'homme noir en face. Et encore une fois, Vince n'avait aucun souci pour le regarder dans les yeux. Ce qui manifestement poussait le reste de la Meute à lui en vouloir.
- Ben, oui. C'est mon ami.
- Les loups garous ne sont pas amis avec les sangsues. Encore moins avec les boustifailleurs de chair morte.
- Boust... Ouais, ça colle bien avec ce que je suis. Mais ça n'empêche pas que c'est mon ami. Où il est?
- Je devrais le savoir?
- Tu es son Alpha, non?
Vince était rapide. Il le savait. Après tout, il avait suffisamment combattu pour le savoir. Mais c'était la deuxième fois que quelqu'un dont il pouvait entendre les battements de cœur le prenait de vitesse. Comme ce gigantesque noir qui se retrouvait nez à nez avec lui et avec des lueurs fauves dans le regard.
Sincèrement... Je me doute que te rebeller contre l'ordre établi est une habitude chez toi, mais si tu pouvais être un peu plus diplomate, je t'en serais reconnaissant.
- Je fais pas exprès...
- À qui tu parles ?
Vince se tapota la tempe, tout en continuant à plonger ses yeux dans l'or de ceux de son vis-à-vis. Celui-ci se recula un peu en grognant.
- Vampire Cannibale, Loup-garou dissocié... Tu en as d'autres comme ça ?
- Dissocié ? Ça veut dire quoi ?
- Que ton loup te parle. C'est très mauvais. Ça signifie qu'il ne s'acclimate pas.
- Eh, oh... On se calme. On est ensemble que depuis deux jours et... Je l'admets bien volontiers, on a pris un mauvais départ à cause de moi.
L'ensemble de la meute échangea des regards surpris.
- Deux jours ? Et tu es déjà debout à chasser ?
- Euh bah... oui. Où est le souci ?
- Comment as-tu eu ce loup ?
Vince grimaça un peu et baissa les yeux pour la première fois. Étrangement, le reste de la meute sembla s’apaiser quelque peu.
- Et bien... Je ne sais pas comment vous le dire diplomatiquement donc... Ben m'a demandé de le tuer parce qu'il en avait marre et... J'ai bu son sang... et pour une raison inconnue, le loup est passé en moi et Ben n'est pas mort, hein ! Je me suis arrêté avant et je l'ai emmené à l’hôpital ! Je pensais qu'il vous...
- Loup.
La voix profonde le stoppa net dans ses explications embrouillées au point qu'il se sentit refluer dans son propre corps, frôlé par une fourrure noire qui prenait sa place.
Ne t'en fais pas... Je ferais tout pour te sauver...
L'Alpha recula en voyant le blanc des yeux du vampire en face de lui virer au noir et la glace de l'iris se piqueter de bleu nuit. La... personne en face de lui était calme, posée. Mais certainement pas soumise. Ce qu'il avait toujours pensé à propos de Ben se confirmait de plus en plus.
- Tu es le Loup de Ben ?
- Non.
- Alors qui es-tu ?
- Il est le Loup de Vince.
Les loups parlaient toujours d'eux-mêmes à la troisième personne. Rarement, ils en utilisaient d'autres, mais c'était toujours pour parler avec leur hôte.
- Est-ce toi qui l’as voulu ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Pour survivre. Il le tuait. Lentement... mais sûrement. Il est bien là où il est.
- Dans un vampire ?
- Il est bien là où il est !
Tout le monde, même l'Alpha, recula d'un pas. Il n'était pas rare que les loups garous se grondent dessus. C'était même assez régulier. Cependant, qu'un loup inconnu gronde contre un Alpha au sein de sa tanière... C'était du suicide. Ou un défi.
- Sais-tu qui je suis ?
- Oui, Alpha.
- Alors pourquoi grondes-tu ?
- Il est désolé, mais l'Alpha l'a énervé. L'Alpha est prié de ne pas recommencer.
Parmi les plus vieux de la Meute, certains se figèrent en comprenant enfin l'attitude du loup devant eux. Le seul loup de meute qui ne pouvait pas craindre l'Alpha. Le seul loup de meute qui pouvait passer outre les ordres et ne suivre que ceux qui les intéressaient ou qu'ils estimaient justes. Les très rares soigneurs de l'âme des loups garous. Les Cœurs de la Meute.
- Dis-moi juste que tu es très dominant…
- Il ne croit pas qu’un mensonge aiderait l’Alpha à se sentir mieux. Il n’est pas plus dominant que l’Alpha. Il se moque de leurs luttes de pouvoir.
- C’est pas vrai… C’est un cauchemar…
Je vais être désagréable, Loupiot… Mais je ne crois pas que ce soit très diplomatique non plus vu leurs tronches…
- Il est prié de cesser de l’appeler Loupiot.
Vince posa une main sur le genou de l’Alpha devant lui et murmura d’une voix presque maternelle :
- J’ai toujours caché ce que j’étais parce que je hais l’humain avec qui j’étais. Mais je ne hais pas cette meute.
- Je ressens ton pouvoir. Cela signifie que tu veux que ton vampire soit l’un des nôtres ?
Euh, quoi ?? Non, mais, c’est pas possible, ça ! Et Ben ?
- Mon vampire, c’est moi. Et non. Il s’inquiète davantage de l’autre… (Un grondement menaçant lui échappa) alors qu’il ne devrait pas. Nous devons donc le retrouver.
- Et que lui feras-tu ?
Le loup baissa la tête en proie à une grande confusion. La question impliquait tellement de choses que c’en était douloureux. Si le loup suivait son instinct, et ce n’était que par respect pour son hôte qu’il se retenait, il tuerait Ben sitôt qu’il l’aurait en face de lui. Pour le punir de l’avoir tenu en cage pendant si longtemps. Et pour qu’il ne recommence pas. Cependant… Ces quelques heures avec son vampire, qui avait préféré essayer de lui parler plutôt que l’emmurer, avaient été un souffle d’air frais. Il ne pouvait pas lui faire ça…
- Il… lui montrera qui est le monstre…
- Pourquoi hésites-tu ?
- Il… Je… ne sais pas ce qui est le mieux. S’il… Si je me trompe… Ce sera terrible. Pour nous deux.
- Je peux peut-être t’aider…
- Non ! Non… Ça… Nous devons régler ça… Tous les deux.
- Si tu fais partie de la Meute…
- Mais je … et lui ne faisons pas partie de la Meute. Lui n’en a jamais fait partie. Je lui ai été imposé. Je veux que nous allions bien ensemble avant de… choisir ce que nous deviendrons.
L’Alpha recula de quelques pas en croisant les bras. Pour lui aussi la situation devenait critique. Il avait perdu un loup, mais se demandait s’il l’avait déjà eu… De plus… Pour une raison qui lui échappait, il se sentait perturbé. Sans doute, l’intrusion du loup/Vampire dans la Tanière le rendait un peu plus fébrile que d’habitude, mais sa part louve refusait de croire que la menace était passée. Et Dieu savait que son loup pouvait être paranoïaque, parfois…
- Je comprends ta volonté, Louveteau. Et avant que tu ne me reprennes, tu es un Louveteau. Nul ne peut prétendre être un loup adulte après seulement quelques jours. Et tu connais la règle.
Quelle règle ?
- Je comprends. Il le comprendra. Mais sans ce que nous avons à faire, nous refuserons.
Quelle règle, Loupiot… ?
- Un instant, Alpha. La règle est qu’un louveteau est à la disposition de la Meute qui le trouve pendant un Soleil et une Lune. Le Louveteau doit obéir, la Meute le protéger et lui enseigner ce qu’il doit savoir. À la fin, le Louveteau est adulte et peut choisir où il veut chasser.
Magnifique… Absolument magnifique… Et si nous refusons ?
- Nous devenons Paria.
Encore mieux… Laisse-moi la place, s’il te plait.
Il ferma les yeux un instant, ayant à nouveau la sensation qu’une fourrure le frôlait et que l’air devenait plus froid. Il en frissonna un moment alors qu’il rouvrait les yeux sur l’Alpha qui secouait la tête en fronçant les sourcils.
- C’est… perturbant de vous voir changer de place…
- Désolé…
- Tu as pris ta décision ?
- Avant, je dois savoir ce que vous ferez de Ben.
- Question pertinente. Étant donné que ce n’est plus un loup, mais qu’il est encore en vie, il ne fait plus partie de la Meute. Mais il aura droit à notre protection tant qu’il respectera nos règles.
- Et… Il aura le droit… enfin… J’aurais le droit de le voir ?
- Pourquoi n’aurais-tu pas ce droit ? La plupart de nos compagnes et de nos compagnons sont humains. Et ils sont soumis aux mêmes règles que nous. A peu de choses près...
- C'est à dire ?
- Nous ne leur demandons pas de chasser avec nous.
- Moui... Logique.
Vince soupira et remarqua que personne ne frissonna. Et, oui... ils ne savaient pas.
- Il y a un autre souci... Je suis aussi un vampire et j'ai des devoirs...
- Il faudra choisir entre les deux. L'interrompit l'Alpha.
- Et merde...
- Les vampires ne t'accepteront pas aussi bien que nous pourrions le faire...
- Je suis un cannibale. Je n'ai pas à chercher du respect de la part des canines, j'ai juste à leur faire peur.
- Y compris tes maîtres ?
- Mes... J'en ai pas. Il semblerait que je ne leur conviens pas.
- Tiens donc…
- Problème d’insubordination. Je n’obéis que quand je le veux bien.
Oui… Définitivement et irrévocablement Cœur de la Meute. Même le vampire l’était et devait être sans doute quelqu’un de bien mis à part son « problème d’insubordination ». Mais un Cœur de la Meute ! Diable, ils étaient rares et recherchés. Sitôt qu’une meute réussissait à s’attacher un Cœur, elle connaissait un regain de notoriété et de respect. Pile poil ce qu’il fallait pour la meute de Londres, composée d’anciens parias, de jeunes loups sans éducation et de laissés pour compte. De plus, la présence d’un Cœur avait un effet stabilisateur sur l’ensemble des membres dont il avait la charge, si tant est que le Cœur soit en accord avec l’Alpha. Le souci était qu’on ne pouvait contraindre un Cœur à faire partie d’une meute. Il fallait qu’il l’accepte de son plein gré et en général, durant la période de probation du jeune loup, les Cœurs étaient approchés par toutes les meutes, y compris celles qui avaient la chance d’avoir déjà un Cœur, pour leur vanter la vie avec elles, leur faire des promesses, les cajoler… Même si celui-là était aussi un vampire, il valait quand même très cher. On hésiterait, bien sur, il s’agissait tout de même d’une canine… mais la possibilité d’avoir accès à sa puissance serait plus forte que l’appréhension, au bout du compte.
- Je ne vais pas te mentir, Louveteau. Tu serais un avantage énorme pour ma Meute au vu de ce dont tu es capable.
Les autres loups de la Meute s’agitèrent un peu, se lançant des regards et commençant à considérer Vince autrement. Si l’Alpha disait que le vampire à moitié loup était un avantage, c’était qu’il devait l’être. L’Alpha ne mentait jamais.
- Euh… Un avantage ? s’étonna Vince. Vous avez besoin d’un cannibale ?
- Non. Nous réglons nos problèmes différemment. Ton loup est un avantage pour nous et… il semblerait qu’il accepte enfin de se révéler.
Explication ?
Notre nature est compliquée.
Je ne m’en serais pas rendu compte tout seul… En sentant le loup se fermer en un mutisme boudeur, Vince abandonna le sarcasme. Désolé, Loupiot. C’est très nouveau pour moi, tout ça. Déjà que j’ai du mal avec mon vampirisme…
Nous sommes utiles pour les membres d’une Meute. Notre présence les rassure et les soigne. Nous évitons les soucis, les disputes, la révolte.
- Oh… Mais… OK. Je vois. Enfin… Je suis un vampire.
- Entre autres.
- Ça ne choque pas les autres ?
Vince avait fait exprès de regarder le reste de la Meute présente qui semblait plongée dans la confusion. Mais aucun n’était hostile désormais. Vince haussa les sourcils devant cette attitude et regarda l’Alpha qui s’était un peu reculé et le toisait du regard, sans aucune animosité. Juste de l’attente.
- Je ne… Comprend plus rien, je suis désolé. Je ne peux pas prendre de décision comme ça.
- Au bout d’un soleil et d’une lune, tu y seras forcé. Mais avant que tu ne t’interroges trop, saches que ta décision même si elle est négative ne pourra pas être contestée.
- Je vous trouve vachement honnête de me dire tout ça.
L’Alpha eut un demi-sourire.
- Ton loup saurait si je mens. Et je ne vois pas l’intérêt de te cacher à quel point nous aurions besoin de toi et le fait que nous n’avons pas grand-chose à t’offrir. Si ce n’est notre protection.
- Donc… si j’ai bien compris… au bout d’un soleil et d’une lune… Ça fait combien de temps au fait ?
- Environ treize mois.
- Ah oui, quand même…
- C’est le temps qu’il faut pour qu’un loup-garou soit considéré comme adulte. Même si en règle générale, ils sont matures avant. Et dans ton cas, ton loup est déjà adulte. Mais je ne veux pas déroger à la règle. Ce sera aussi nécessaire pour toi que pour les autres loups pour s’habituer à ce que tu es.
Vince fronça les sourcils et commença à se tordre les doigts dans tous les sens.
- Pourquoi vous ne me mentez pas ? Pourquoi vous n’essayez pas de « m’acheter » ? Là où je suis, ils se plient en quatre pour essayer de me plaire et la moitié de leurs promesses sont fausses, je le sais. Alors, pourquoi… ?
- Je suis incapable de te mentir. Tu le saurais et ce n’est pas ce qu’il te faut.
Ah… C’est quand même un bon Alpha, non ?
Aucun point de comparaison, Loupiot. Dis donc, tu n’essaierais pas de me le vendre ?
Nous avons besoin d’une structure, de loups autour de nous. Je vais devenir fou sans ça et ce serait très mauvais pour toi.
- J’ai combien de temps pour répondre ?
- Je préfèrerais que tu le fasses avant de partir d’ici. Ce serait dangereux pour nous même si je peux t’assurer que personne de la Meute ne t’attaquera sur mon territoire. (Il reprit plus fort suite à un grondement de mécontentement au fond :) Personne !
Je ne sais pas, Loupiot… J’étais juste venu voir Ben, à la base. Je veux juste…
Une impression délétère l’interrompit dans ses réflexions avant le bruit de plusieurs coups de feu ne leur parviennent à tous et que la souffrance frappa le loup de Vince de plein fouet, le faisant gémir sourdement. Les voutes de l’ancien métro réverbéraient les sons et les loups garous, bien qu’instantanément en position de combat, semblaient incapables de comprendre d’où venait le danger. Un sifflement strident leur vrilla à tous les tympans, mettant certains, dont Vince qui n’était pas habitué à une telle stridence, à genoux, les mains collées aux oreilles. La douleur était insupportable.
Jones fut le premier à réagir. C’était une attaque en règle de la Tanière et c’était bien la première fois, du moins durant sa vie, que cela arrivait. Surtout avec ces méthodes. Des armes à feu, des sifflets à ultrasons… C’étaient bien des loups garous qu’on attaquait et on le savait. À l’intérieur de sa tête, le loup combattait la stridence des sifflets par un grondement bas. C’était peu. C’était le maximum qu’il pouvait faire en attendant de déchiqueter la gorge des attaquants. Néanmoins, il essaya de maintenir les plus jeunes à l’écart des voies d’accès pour qu’ils ne fassent pas de cibles trop faciles. Volontairement, il oublia Vince qui s’était recroquevillé au sol en protégeant ses oreilles. C’était terrible… mais la Meute avant tout et même s’il commençait à éprouver de la sympathie pour l’infortunée créature. Oui, infortunée créature… Ça lui convenait bien… Au fond de la galerie sud, il entrevit une silhouette humaine armée d’un pistolet pointé sur lui. Il se jeta à terre, mais sentit la balle lui érafler le dos. La brûlure était trop importante pour une simple balle. Une balle en argent. Il en eut la confirmation lorsque le bras d’un de ses loups éclata dans un bruit répugnant et son possesseur hurler comme un damné. L’argent brûlait atrocement la chair.
Réfugié sous un banc de fortune, Vince tentait vainement de reprendre le contrôle de lui-même. Le son l’empêchait de se remettre debout alors il rampa d’abords à l’aveuglette puis vers un endroit où il sentait un vent frais. Sans doute une sortie. Il l’espérait. En son sein, le loup s’agitait fortement, essayant de suivre un appel qui n’existait pas et qui se réverbérait dans les tunnels. Il fallait fuir, mais ça lui faisait mal d’abandonner des gens qu’il ne connaissait pas, certes… Mais…
Il leva les yeux et Ben était devant lui. Ben, qui allait bien avec juste un pansement visible sur le cou. Un peu pâle peut-être… Les traits un peu tirés aussi… Mais il allait bien. Vince se mit sottement à sourire et à tendre la main vers celui qu’il était venu chercher. Ben la prit et le releva, sans changer d’expression. Sa voix non plus n’avait pas le moindre timbre quand il pressa le canon de son arme sur la poitrine du vampire et pressa deux fois la détente :
Meurs, sale monstre.