Chapitre 3
Deux jours plus tard, Dan s’installa devant son plan de travail. S’il calculait la quantité de ce qu’il devait préparer pour la semaine à venir, il se demanda si ses réserves seraient suffisantes pour pourvoir aux besoins du jeune pompier dont il avait pris en charge les repas.
Il savait qu’il pouvait être dur envers les autres et même parfois intransigeant, mais jamais il n’avait été un bourreau, et il ne le serait jamais. Il faut dire qu’il avait été surpris que tant de monde soutienne ses initiatives, trouvant sa place. Le boulot était top, il n’avait pas pris son pied ainsi depuis des années, les mesures mises en place plaisaient à la majorité et il faisait attention de ne pas en demander trop. Lorsque le capitaine était revenu avec des muffins maison qu’avait préparés sa femme pour la caserne, il avait à peine grogné, en privé. En gros il avait l’impression de faire son boulot de façon juste. Cependant lorsqu’il avait rejoint Shelby dans les vestiaires, il s’était retrouvé figé devant sa détresse. Ce n’était pas tellement le fait que le pompier n’aime pas ce qu’il préparait ou qu’il continue à manger des cochonneries qui l’avait énervé, mais plus le fait qu’il ne le dise pas, qu’il n’exprime pas ses besoins. Au lieu de ça, Dan l’avait vu au fur et à mesure des semaines se mettre de côté subissant la situation. Ce manque de prise de position et de respect de soi avait fait voir rouge l’urgentiste. Il ne pouvait pas concevoir qu’un homme de son âge et de sa stature avec les responsabilités qui lui incombait, il était pompier quand même, puisse être incapable de juste donner son avis. Le comportement de ses collègues ne lui incombant pas, il n’avait pas cherché à contrôler leurs comportements, et comme il avait promis à Manheim de ne pas se mêler de comment il gérait ses hommes…
Ses gestes en cuisine étaient automatiques, mettant les oignons à cuire, il commença à peler les tomates et à les concasser. Il n’était pas lui-même un grand cuisinier, sa mère ayant pourvu à tous leurs besoins. Sauf lors des déplacements, où ils avaient été obligés de se nourrir de plat tout prêt pour ne pas perdre de temps entre les essais, les courses et les réunions. Sans doute sa haine de la malbouffe venait de cette époque, où ado, il avait fait preuve de son sale caractère légendaire pour exiger une cuisine plus fonctionnelle dans sa caravane. Comme pour tout dans sa vie, Dan aimait la perfection, il s’était alors jeté à corps perdu dans l’apprentissage de plats simples et bons pour la santé, apprenant de sa mère ou de livres. Lors de son emménagement à New York, il s’était installé en coloc, et avait dû prendre les fourneaux en main, car si Robert était quelqu’un de facile à vivre, il n’était doué de ses dix doigts que pour certaines tâches bien précises. Se faisant une raison qu’il ne pourrait compter à jamais que sur lui même, il avait conçu sa cuisine à l’aide de professionnels lors de la réhabilitation de l’ancienne usine qu’il avait achetée pour y vivre. La cuisine longée une partie du mur ouest de la construction rectangulaire. D’une longueur de huit mètres, elle comprenait tout le matériel pouvant servir dans une cuisine. Une vraie cuisine à l’américaine séparée du salon par un îlot central servant de rangement à vaisselle, mais aussi de table d’appoint. Il possédait bien une grande table servant lorsque sa famille le visitait, mais le plus souvent seul, il y prenait ses repas. Le loft, Dieu qu’il détestait ce nom, était lumineux grâce aux persiennes qui faisaient le tour de la pièce suivant la structure de la bâtisse rectangulaire.
Il laissa mijoter la Bolognaise qui allait lui servir à réaliser les lasagnes prévues pour lundi et allait s’attaquer au plat du jeudi lorsqu’il sentit Bobby se couler lascivement contre son dos. Perdu dans ses recettes et ses pensées, il n’avait pas vu que celui-ci était descendu de la cabine qui servait de chambre. Il se doutait bien en sentant les mains baladeuses entrer dans son short de basket que ses intentions n’étaient pas innocentes. Mais le fait que Dan était beaucoup trop consciencieux et préoccupé, fit qu’il ne réagit pas comme Bobby l’aurait souhaité. Celui-ci se recula pour s’appuyer contre l’îlot derrière lui, une moue boudeuse sur le visage.
- Si on n’avait pas passé une bonne partie de la nuit à baiser comme des bêtes, je t’avoue que je serais en train de piquer une crise comme tu n’en as jamais vu.
Dan était conscient du comportement divaesque de son ancien coloc, et avait plus d’une fois subi une de ses fameuses crises. Mais après huit ans d’amitié, dont quatre à vivre ensemble, le brun savait très bien qu’elles ne faisaient qu’amuser son ami qui en profitait pour s’en moquer le plus souvent. À part le fait qu’ils étaient gays tous les deux, rien ne prédestinait les deux hommes à vivre ensemble, Dan désirant quitter la demeure des amis de la famille qui l’hébergeait à New York, avait répondu à une annonce affichée dans les couloirs de la fac. Dan était autant casanier que Bobby Boobs ,de son vrai nom Robert Boudreaux, était fêtard, aussi calme que l’autre était prêt à s’enflammer et ainsi de suite. L’opposition de leurs deux caractères fit que la colocation fut agréable à vivre, quoique mouvementée. Dan pondérait le jeune homme, qui lui le forçait à faire preuve de plus de souplesse dans sa façon de vivre spartiate. Le fait qu’ils couchent ensemble de temps en temps ne fut finalement que la cerise sur le gâteau. Et même s’ils ne vivaient plus dans la même ville actuellement, Bobby étant retourné vivre dans son pays d’origine, le Canada, son boulot de prof de sciences lui permettant de venir squatter régulièrement chez son meilleur ami.
- Et tu aurais fini par te calmer de toi-même tant tu aurais été ridicule.
Pressentant la conversation qui allait suivre, Dan baissa le feu sous la poêle pour éviter que sa préparation ne brûle. Attrapant une capsule, il fit couler un café qu’il tendit à son invité, celui-ci à moitié nu le remerciant d’un sourire avant de se jeter sur la dose de caféine.
- Danichou, tu vas raconter à tonton Bobby ce qui te tracasse et ainsi ton meilleur ami, il coula un regard vers l’entrejambe du rouquin, et moi on pourra jouer sans avoir l’impression que tu es à moitié là. Ceci étant bien sûr une horrible insulte à mes talents sexuels inégalés.
Dan sourit et commença à lui raconter les précédentes semaines, la mise en place du menu et de la journée végétarienne, le succès de l’entreprise sauf chez Shelby. Il finit par arriver à leur dernière conversation qui lui avait laissé un goût amer.
- Il faut que tu comprennes, Bobby c’était pas mon but de le faire pleurer, ni même de le rendre malheureux, je voulais juste le voir dire Non ! un simple non. Et quand je l’ai retrouvé dans les vestiaires avec son poison en train de pleurer, je n’ai pas pu réagir de suite, son regard disait tellement de choses, de la confusion, de la haine, un sentiment de trahison. Ses yeux sur l’instant en disaient plus que lui-même ces cinq dernières semaines.
- Du coup, tu as senti ton petit cœur de pierre se fissurer te décidant de prendre sous ton aile le petit chaton seul et abandonné.
Dan fit la grimace, mais ne put contredire son ami. Il avait conscience que la vie était une belle salope et que les hommes n’étaient pas des agneaux. Il avait connu bien assez de déconvenues, décidant très jeune de mordre avant d’être mordu. Après une longue soirée de masturbation mentale, il avait décidé que le pompier ne pleurerait plus jamais par sa faute…
- La terre à Dan ici la terre à Dan.
Il se rendit compte qu’il s’était une fois de plus perdu dans ses pensées, le regard plongé dans son thé.
- Puis de ce que tu m’as raconté et de ce que j’en comprends, il n’est pas si désagréable à regarder le petit pompier.
- Pourquoi faut-il que tu ramènes tout au cul ? Mais oui, il est canon, jusqu’à ce qu’il ouvre sa bouche et là t’as l’impression d’être un monstre allant abuser d’un innocent.
- Parce que, chéri, tu as beau croire tout ce que tu veux, tout est une question de sexe dans la vie, tu vas plus facilement vers les personnes qui t’attirent et le contraire aussi. Après quant à ton complexe du héros, il y a rien qui te fera changer d’avis, tu vas commencer par le nourrir, puis lorsqu’il sera incapable d’ingurgiter ces merdes, tu lui diras que maintenant il doit se débrouiller pour le faire tout seul. Tu répèteras alors l’expérience que tu as menée avec moi, et qui a été un franc succès. Je ne peux toujours pas passer à côté d’un fast food, sans avoir envie de vomir.
Dan secoua la tête, il était conscient que Tray n’était pas Bobby sur ce point-là, il l’avait observé lors des repas le reste de la semaine : son problème venait réellement de l’absence de protéines animales dans son plat. Il était donc réaliste de penser que le problème venait de là. Le deuxième point en lequel la situation était totalement différente, c’était que Bobby l’avait plus d’une fois envoyé chier, lui imposant des compromis sur la façon de préparer la nourriture, un peu de gras ne fait pas de mal, une pizza maison c’est pas le diable, des légumes cuisinés au beurre ne le tuerait pas et changerait de la cuisine à la vapeur. Il y avait eu un échange alors que ce jeune pompier le choquait par sa soumission totale aux ordres et aux demandes. Il ne savait pas vraiment si c’était la pitié ou l’inquiétude qui lui ordonnait d’agir, mais le jeune homme devait apprendre à imposer ses choix au lieu de tout faire pour plaire à autrui, sous risque que quelqu’un en profite un jour. Dan ne put s’empêcher de frissonner à cette idée, Tray était trop gentil, dévoué, serviable pour son bien, c’était des qualités appréciables, mais à petite dose. Ne sachant rien de sa vie, il se prit à l’imaginer vivant avec une castratrice qui l’encourageait dans cette autoflagellation. Quand Dan parlait de haine dans son regard, tout aurait dû être dirigé contre Dan, contre ce qu’il lui faisait subir, mais non, le jeune homme s’en voulait à lui même de ne pas réussir à répondre aux attentes, de son lieutenant, de ses collègues et même (surtout) de l’urgentiste. Et s’il fallait que l’apprentissage commence par la cuisine, à que cela ne tienne, on commencera ainsi.
Dan sourit à Bobby et l’invita à l’aider à cuisiner, sous prétexte que plus vite il aurait terminé, plus vite l’îlot central pourrait servir à autre chose que cuisiner. Il n’en fallut pas plus pour décider le Canadien à mettre un tablier et de se mettre au boulot. Bientôt Dan et Bobby avaient préparé de quoi nourrir le pompier pendant une semaine midi et soir, lasagnes, pavé d’autruche, moussaka, daube et autres plats en teneur calorique plus importante contenant de la viande. Ce n’était que le premier pas, mais il avait quand même commencé à avancer.
Pour Tray, si le paradis existait, il avait le parfum de la Bolognaise et quand Dan lui donna les trois sacs contenant les plats à réchauffer, il se sentit parfaitement en phase avec l’univers. Surtout quand il avait soulevé un couvercle pour découvrir des lasagnes dont l’odeur le transporta dans l’extase. Son estomac le confirma et il se fit violence pour ne pas se précipiter à la cuisine de la caserne pour prendre d’assaut le micro-onde. Il n’était que quinze heures et ça aurait eu l’air bizarre. À la place, il se contenta de serrer contre lui l’urgentiste dans une étreinte d’ours et de le remercier à dix-huit reprises.
En rangeant son précieux cadeau dans le frigo commun, il se demanda pourquoi il avait réagi ainsi. Oui, certes, c’était exceptionnellement gentil de la part de Dan de lui faire des repas qui ne ressemblaient pas à de la bouillie industrielle et Tray en était ravi… mais un câlin ? Tray avait toujours été très tactile, mais il s’était pas mal calmé depuis son entrée dans le corps des pompiers. Il se doutait que ça aurait été mal interprété. Cependant, la sensation d’une main qui lui caressait les cheveux lui manquait, les massages encore plus. Il fondait complètement dès qu’on lui massait le dos. Mais un câlin… ? Tray songea qu’il avait abusé et coinça Dan dans les toilettes pour s’excuser de son comportement déplacé et promit de ne pas recommencer, merci, merci, vraiment merci pour les petits plats.
Ce qui portait le nombre de merci à vingt et un en moins de dix minutes. Dan secoua la tête et répondit avec un petit sourire :
- Attends de gouter si c’est bon avant de me remercier.
Ça l’était. Oh que c’était bon… Sitôt qu’il fut rentré chez lui, un simple deux-pièces qu’il louait pour un prix ridicule à cause de la vue bouchée par un autre immeuble, il s’était précipité pour mettre les lasagnes à chauffer pendant qu’il rangeait le reste des plats dans son frigo. Le rangement ne dura pas assez longtemps pour empêcher Tray de regarder le plat tourner dans le micro-ondes en attendant que la sonnerie indique que la machine avait fini son tour de chauffe. Le fumet des lasagnes sortant du four manqua de le faire défaillir de bonheur. La première bouchée, qu’il engloutit avant de s’installer devant la télé, l’envoya au septième ciel et il dévora le reste sans penser à regarder le match de catch qu’il avait décidé de voir ce soir-là. C’est totalement repu qu’il s’allongea sur sa pile de coussins qui lui tenait lieu de canapé et piqua son petit roupillon digestif. Pour la première fois depuis cinq semaines, il se sentait bien.
Dès le lendemain, il ne put s’empêcher de faire l’éloge des lasagnes de Dan à qui voulait l’entendre. En gros, toute la caserne et la secrétaire du Capitaine qui chanta elle aussi les louanges de Dan, mais dans un tout autre registre.
- Si en plus il sait bien cuisiner, je vais m’attraper ce petit rouquin et l’attacher chez moi… Glissa-t-elle à Tray alors qu’il finissait son éloge culinaire.
Tonya Caracceti avait soixante-deux ans, mariée avec deux enfants et sept petits-enfants, il était donc peu probable qu’elle mette ses menaces à exécution, mais Tray l’aimait bien quand elle faisait sa dévoreuse d’hommes. C’était marrant à voir.
Cependant, il ne s’attendait pas à reprendre sa place au sein de la caserne aussi facilement. C’était presque comme si ses propres fautes n’avaient jamais existé. Mais comme personne ne s’en souciait, pourquoi aurait-il dû y faire attention? Il recommença donc à être le Canari et à amuser tout le monde avec ses pitreries.
Il restait cependant un petit problème… Le repas végétarien du vendredi risquait de lui rester en travers de la gorge et il ne pouvait décidément pas bouder le plat devant tout le monde et surtout devant celui qui l’avait fait. C’était particulièrement insultant et il ne voulait pas se mettre l’urgentiste à dos. Déjà qu’il avait très mal vécut la mauvaise ambiance qu’il avait provoquée par son refus de manger sans viande et ensuite… Merde, Dan était quelqu’un de sympa, il ne méritait pas un tel affront. Toute la matinée, alors qu’il s’entrainait à courir avec les rouleaux de tuyaux d’eau, il se répéta qu’il devait finir son assiette et ne pas faire la grimace à chaque bouchée. Voilà, c’est ce qu’il ferait. De plus, il y avait un pavé de viande, dont il n’avait pas identifié la provenance, avec une purée de pommes de terre et de carottes qui l’attendait le soir même, alors il allait être comme d’habitude, un gros mangeur. À force de se persuader, il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait distancé Dulls de plusieurs mètres et que celui-ci soufflait comme une forge mal entretenue.
- Bordel, Canari… T’as bouffé du lion ce matin ?
- Non, des ravioles au poulet et pesto, hier.
- Putain, arrête avec tes plats… J’ai passé la matinée à me demander comment j’allais pouvoir lui extorquer ses recettes…
- En demandant gentiment ?
- Et pourquoi toi, tu lui demanderais pas ?
Tray fit la moue, histoire de bien montrer à Dulls que c’était une idée débile.
- Je lui ai déjà dit que je ne savais même pas faire bouillir de l’eau. Il va se douter que ce n’est pas pour moi.
- Steuplaaaait, Canari… Pour ton copain Dulls qui en a marre de bouffer la cuisine Thaï de sa femme…
- Mais c’est très bon la cuisine Thaï !
- À petites doses. Je rêve de bouffe italienne depuis des mois. Fais ça pour moi, Tray…
Avant que Tray n’ait pu répliquer, Vargas, qui était hiérarchiquement au-dessus d’eux grâce à son ancienneté, piqua une gueulante :
- Eh, les commères ! Vous échangerez des potins plus tard ! Si vous étiez lors d’un incendie, y’a des personnes qui seraient mortes à cause de vos conneries !
Les deux pompiers se remirent donc à courir comme si un chien enragé en voulait à la couenne de leurs postérieurs.
Plus tard, sous la douche, Dulls reprit son attaque :
- Et puis ça fait toujours plaisir aux cuisiniers quand on leur demande leurs recettes…
- Mais pourquoi tu lui demandes pas, toi ?
- Parce que je les ai pas bouffées, ces bons dieux de raviolis !
Tray commença à fléchir et finit par promettre de demander la recette, mais déjà Dulls réattaqua sur un autre sujet.
- Tu le trouves pas un peu bizarre, Maslov ?
- Mis à part le fait qu’il mène une guerre sans pitié contre Ronald McDonald ? Non…
- Sérieusement ? T’as pas remarqué ?
- Mais remarquer quoi ?
- Enfin, mec… Il t’offre de la bouffe italienne !
- Entre autres, mais je vois pas…
- Je suis sûr que quelque part dans le monde, c’est une parade nuptiale.
- D’offrir de la bouffe italienne ? T’es sur que t’as pas pris un coup sur la tête, ce matin ?
- Oh, mais écoute-moi, Bon Dieu ! Tu sais comment ma femme m’a fait comprendre qu’elle s’intéressait à moi ? Avec un Tataki de Bœuf et un bouillon Thaï.
- C’est quoi un tataki de bœuf… ?
- Préparation asiatique… Bœuf mariné que tu fais ensuite tout juste saisir et tu coupes en fines lamelles. C’est cru à l’intérieur, mais cuit à l’extérieur.
Tray en saliva et se demanda où il pourrait s’en procurer.
- Ça a l’air vachement bon…
- Ça l’est, mais concentre-toi un peu.
- Me concentrer sur quoi ?
- Bon Dieu, mais tu vas le comprendre qu’il te drague !
Le pompier blond en laissa tomber son gel douche et resta silencieux un long moment. Néanmoins, en remontant de son expédition pour repêcher le gel douche près du drain, il secoua la tête.
- Je suis un homme, lui aussi. Il peut pas me draguer.
- Canari, comme j’envie ton innocence parfois. Je te parie que Maslov est une pédale.
- De moto ?
Depuis que Manheim avait vendu la mèche, toute la caserne savait que Dan Maslov était un ancien pilote de course. D’où la blague. Cependant, Dulls et Tray firent la grimace en même temps devant la pauvreté de la vanne en question.
- Elle était naze, marmonna Dulls en se rinçant les cheveux.
- Complètement. J’ai honte.
- Tu peux. On lui répètera pas : j’ai comme dans l’idée que la pédale en question a un bon coup de genou que je n’aimerais pas me recevoir dans les burnes.
Et vint le moment du déjeuner que tout le monde attendait avec impatience même l’ambulance 419 et son équipage dont le référent, Allan Maury, avait exigé qu’on leur laisse des assiettes au chaud, le temps qu’ils s’occupent d’un cas d’overdose. Tray avait déjà oublié l’histoire de la pédale de moto pour se concentrer sur les parfums de cuisine. Hélas, pas le moindre effluve de viande cuite, juste l’odeur du fromage et, ô misère, des épinards. Tray serra les poings et souffla un bon coup pour se préparer à avaler toute son assiette. Déjà, il y avait du fromage, ce qui lui permettrait d’aborder ce duel entre lui et son assiette plus sereinement.
De l’autre bout de la cantine, Dan lui fit signe d’approcher et de le rejoindre dans le coin-cuisine.
- Mais… Je vous avais dit que j’étais nul en cuisine…
- Déjà, tu me tutoies et ensuite tu vas m’aider à servir.
- OK, ça je peux faire ! Rétorqua Tray avec un grand sourire commençant par prendre deux assiettes.
- Je te donnerais ta part en dernier. Comme ça, t’auras du rab.
L’attention était au demeurant fort sympathique même si avoir un supplément d’épinards ne comblait pas Tray de joie. Il masqua sa déception en remerciant Dan et fit le service rapidement, histoire d’en finir avec le combat de l’assiette tant qu’il en avait encore le courage. Quand Dan lui donna enfin sa part, un nouveau parfum frappa le pompier qui en resta étonné jusqu’à ce qu’il soit assis et entame son assiette de cannelloni Ricotta-épinards. Et dans sa bouche… ce fut le paradis à nouveau. L’urgentiste avait glissé dans la sauce des petits cubes de dinde fumée. Se tournant vers Dan qui lui souriait, il le remercia encore une fois d’un signe de tête.
Dulls lui donna un coup de coude.
- Quand je te dis qu’il te drague…
- Ferme-la, Dulls.
C’était bien la première fois que Tray se montrait agressif avec lui, mais il lui avait semblé normal de défendre celui qui le nourrissait si bien.
- Cinquante billets qu’il est gay… lui murmura Dulls.
- Mais tu veux bien arrêter ! Ça nous concerne pas, OK ?
- Bah, ça va te concerner quand il aura les mains dans ton calbute, mon pote.
Tray préféra finir son assiette. Et quand bien même ! Si l’urgentiste était gay, c’était son problème. Pas celui du pompier qui se contenterait de vider les assiettes plus vite que Dan ne les remplirait. Voilà, ce serait une bonne relation entre eux deux.
Il n’empêche que l’idée d’un Dan Maslov Gay le poursuivit partout alors qu’il se promenait sur Broadway à la recherche d’un bar. Est-ce que c’était vraiment la raison de sa gentillesse ? Du coup, il s’imagina Dan de manière romantique et… ce fut le trou noir. Il ne s’imaginait pas avec Maslov. En fait, il ne s’imaginait avec personne. En toute honnêteté, qui aurait le courage de l’avoir à sa charge, le gros bébé blond qui ne savait pas s’occuper de lui-même. C’était complètement stupide que quelqu’un comme Dan Maslov, ancien pilote de course, champion national, urgentiste, intelligent et super bon cuisinier…et puis il n’était pas gay, de toute façon même s’il l’était, il devait déjà avoir quelqu’un qui lui convenait parfaitement.
Il en eut la preuve en rentrant dans le troisième bar de la troisième rue qu’il croisait, puisqu’il était le troisième vendredi du troisième mois et qu’il adorait faire ce genre de décision mathématique sans aucun sens. Cela dit, il ne s’était pas rendu compte qu’il avait choisi un bar Gay friendly et que, assis au bar avec un homme brun qui lui caressait la cuisse, il y avait Dan Maslov qui buvait une bière.
Tray, un peu décontenancé par la découverte préféra se contenter d’un signe de la main pour saluer le rouquin qui fronça les sourcils et s’enfuit du bar avant de sortir la pire connerie qui soit… Pédale de moto.
Il savait qu’il pouvait être dur envers les autres et même parfois intransigeant, mais jamais il n’avait été un bourreau, et il ne le serait jamais. Il faut dire qu’il avait été surpris que tant de monde soutienne ses initiatives, trouvant sa place. Le boulot était top, il n’avait pas pris son pied ainsi depuis des années, les mesures mises en place plaisaient à la majorité et il faisait attention de ne pas en demander trop. Lorsque le capitaine était revenu avec des muffins maison qu’avait préparés sa femme pour la caserne, il avait à peine grogné, en privé. En gros il avait l’impression de faire son boulot de façon juste. Cependant lorsqu’il avait rejoint Shelby dans les vestiaires, il s’était retrouvé figé devant sa détresse. Ce n’était pas tellement le fait que le pompier n’aime pas ce qu’il préparait ou qu’il continue à manger des cochonneries qui l’avait énervé, mais plus le fait qu’il ne le dise pas, qu’il n’exprime pas ses besoins. Au lieu de ça, Dan l’avait vu au fur et à mesure des semaines se mettre de côté subissant la situation. Ce manque de prise de position et de respect de soi avait fait voir rouge l’urgentiste. Il ne pouvait pas concevoir qu’un homme de son âge et de sa stature avec les responsabilités qui lui incombait, il était pompier quand même, puisse être incapable de juste donner son avis. Le comportement de ses collègues ne lui incombant pas, il n’avait pas cherché à contrôler leurs comportements, et comme il avait promis à Manheim de ne pas se mêler de comment il gérait ses hommes…
Ses gestes en cuisine étaient automatiques, mettant les oignons à cuire, il commença à peler les tomates et à les concasser. Il n’était pas lui-même un grand cuisinier, sa mère ayant pourvu à tous leurs besoins. Sauf lors des déplacements, où ils avaient été obligés de se nourrir de plat tout prêt pour ne pas perdre de temps entre les essais, les courses et les réunions. Sans doute sa haine de la malbouffe venait de cette époque, où ado, il avait fait preuve de son sale caractère légendaire pour exiger une cuisine plus fonctionnelle dans sa caravane. Comme pour tout dans sa vie, Dan aimait la perfection, il s’était alors jeté à corps perdu dans l’apprentissage de plats simples et bons pour la santé, apprenant de sa mère ou de livres. Lors de son emménagement à New York, il s’était installé en coloc, et avait dû prendre les fourneaux en main, car si Robert était quelqu’un de facile à vivre, il n’était doué de ses dix doigts que pour certaines tâches bien précises. Se faisant une raison qu’il ne pourrait compter à jamais que sur lui même, il avait conçu sa cuisine à l’aide de professionnels lors de la réhabilitation de l’ancienne usine qu’il avait achetée pour y vivre. La cuisine longée une partie du mur ouest de la construction rectangulaire. D’une longueur de huit mètres, elle comprenait tout le matériel pouvant servir dans une cuisine. Une vraie cuisine à l’américaine séparée du salon par un îlot central servant de rangement à vaisselle, mais aussi de table d’appoint. Il possédait bien une grande table servant lorsque sa famille le visitait, mais le plus souvent seul, il y prenait ses repas. Le loft, Dieu qu’il détestait ce nom, était lumineux grâce aux persiennes qui faisaient le tour de la pièce suivant la structure de la bâtisse rectangulaire.
Il laissa mijoter la Bolognaise qui allait lui servir à réaliser les lasagnes prévues pour lundi et allait s’attaquer au plat du jeudi lorsqu’il sentit Bobby se couler lascivement contre son dos. Perdu dans ses recettes et ses pensées, il n’avait pas vu que celui-ci était descendu de la cabine qui servait de chambre. Il se doutait bien en sentant les mains baladeuses entrer dans son short de basket que ses intentions n’étaient pas innocentes. Mais le fait que Dan était beaucoup trop consciencieux et préoccupé, fit qu’il ne réagit pas comme Bobby l’aurait souhaité. Celui-ci se recula pour s’appuyer contre l’îlot derrière lui, une moue boudeuse sur le visage.
- Si on n’avait pas passé une bonne partie de la nuit à baiser comme des bêtes, je t’avoue que je serais en train de piquer une crise comme tu n’en as jamais vu.
Dan était conscient du comportement divaesque de son ancien coloc, et avait plus d’une fois subi une de ses fameuses crises. Mais après huit ans d’amitié, dont quatre à vivre ensemble, le brun savait très bien qu’elles ne faisaient qu’amuser son ami qui en profitait pour s’en moquer le plus souvent. À part le fait qu’ils étaient gays tous les deux, rien ne prédestinait les deux hommes à vivre ensemble, Dan désirant quitter la demeure des amis de la famille qui l’hébergeait à New York, avait répondu à une annonce affichée dans les couloirs de la fac. Dan était autant casanier que Bobby Boobs ,de son vrai nom Robert Boudreaux, était fêtard, aussi calme que l’autre était prêt à s’enflammer et ainsi de suite. L’opposition de leurs deux caractères fit que la colocation fut agréable à vivre, quoique mouvementée. Dan pondérait le jeune homme, qui lui le forçait à faire preuve de plus de souplesse dans sa façon de vivre spartiate. Le fait qu’ils couchent ensemble de temps en temps ne fut finalement que la cerise sur le gâteau. Et même s’ils ne vivaient plus dans la même ville actuellement, Bobby étant retourné vivre dans son pays d’origine, le Canada, son boulot de prof de sciences lui permettant de venir squatter régulièrement chez son meilleur ami.
- Et tu aurais fini par te calmer de toi-même tant tu aurais été ridicule.
Pressentant la conversation qui allait suivre, Dan baissa le feu sous la poêle pour éviter que sa préparation ne brûle. Attrapant une capsule, il fit couler un café qu’il tendit à son invité, celui-ci à moitié nu le remerciant d’un sourire avant de se jeter sur la dose de caféine.
- Danichou, tu vas raconter à tonton Bobby ce qui te tracasse et ainsi ton meilleur ami, il coula un regard vers l’entrejambe du rouquin, et moi on pourra jouer sans avoir l’impression que tu es à moitié là. Ceci étant bien sûr une horrible insulte à mes talents sexuels inégalés.
Dan sourit et commença à lui raconter les précédentes semaines, la mise en place du menu et de la journée végétarienne, le succès de l’entreprise sauf chez Shelby. Il finit par arriver à leur dernière conversation qui lui avait laissé un goût amer.
- Il faut que tu comprennes, Bobby c’était pas mon but de le faire pleurer, ni même de le rendre malheureux, je voulais juste le voir dire Non ! un simple non. Et quand je l’ai retrouvé dans les vestiaires avec son poison en train de pleurer, je n’ai pas pu réagir de suite, son regard disait tellement de choses, de la confusion, de la haine, un sentiment de trahison. Ses yeux sur l’instant en disaient plus que lui-même ces cinq dernières semaines.
- Du coup, tu as senti ton petit cœur de pierre se fissurer te décidant de prendre sous ton aile le petit chaton seul et abandonné.
Dan fit la grimace, mais ne put contredire son ami. Il avait conscience que la vie était une belle salope et que les hommes n’étaient pas des agneaux. Il avait connu bien assez de déconvenues, décidant très jeune de mordre avant d’être mordu. Après une longue soirée de masturbation mentale, il avait décidé que le pompier ne pleurerait plus jamais par sa faute…
- La terre à Dan ici la terre à Dan.
Il se rendit compte qu’il s’était une fois de plus perdu dans ses pensées, le regard plongé dans son thé.
- Puis de ce que tu m’as raconté et de ce que j’en comprends, il n’est pas si désagréable à regarder le petit pompier.
- Pourquoi faut-il que tu ramènes tout au cul ? Mais oui, il est canon, jusqu’à ce qu’il ouvre sa bouche et là t’as l’impression d’être un monstre allant abuser d’un innocent.
- Parce que, chéri, tu as beau croire tout ce que tu veux, tout est une question de sexe dans la vie, tu vas plus facilement vers les personnes qui t’attirent et le contraire aussi. Après quant à ton complexe du héros, il y a rien qui te fera changer d’avis, tu vas commencer par le nourrir, puis lorsqu’il sera incapable d’ingurgiter ces merdes, tu lui diras que maintenant il doit se débrouiller pour le faire tout seul. Tu répèteras alors l’expérience que tu as menée avec moi, et qui a été un franc succès. Je ne peux toujours pas passer à côté d’un fast food, sans avoir envie de vomir.
Dan secoua la tête, il était conscient que Tray n’était pas Bobby sur ce point-là, il l’avait observé lors des repas le reste de la semaine : son problème venait réellement de l’absence de protéines animales dans son plat. Il était donc réaliste de penser que le problème venait de là. Le deuxième point en lequel la situation était totalement différente, c’était que Bobby l’avait plus d’une fois envoyé chier, lui imposant des compromis sur la façon de préparer la nourriture, un peu de gras ne fait pas de mal, une pizza maison c’est pas le diable, des légumes cuisinés au beurre ne le tuerait pas et changerait de la cuisine à la vapeur. Il y avait eu un échange alors que ce jeune pompier le choquait par sa soumission totale aux ordres et aux demandes. Il ne savait pas vraiment si c’était la pitié ou l’inquiétude qui lui ordonnait d’agir, mais le jeune homme devait apprendre à imposer ses choix au lieu de tout faire pour plaire à autrui, sous risque que quelqu’un en profite un jour. Dan ne put s’empêcher de frissonner à cette idée, Tray était trop gentil, dévoué, serviable pour son bien, c’était des qualités appréciables, mais à petite dose. Ne sachant rien de sa vie, il se prit à l’imaginer vivant avec une castratrice qui l’encourageait dans cette autoflagellation. Quand Dan parlait de haine dans son regard, tout aurait dû être dirigé contre Dan, contre ce qu’il lui faisait subir, mais non, le jeune homme s’en voulait à lui même de ne pas réussir à répondre aux attentes, de son lieutenant, de ses collègues et même (surtout) de l’urgentiste. Et s’il fallait que l’apprentissage commence par la cuisine, à que cela ne tienne, on commencera ainsi.
Dan sourit à Bobby et l’invita à l’aider à cuisiner, sous prétexte que plus vite il aurait terminé, plus vite l’îlot central pourrait servir à autre chose que cuisiner. Il n’en fallut pas plus pour décider le Canadien à mettre un tablier et de se mettre au boulot. Bientôt Dan et Bobby avaient préparé de quoi nourrir le pompier pendant une semaine midi et soir, lasagnes, pavé d’autruche, moussaka, daube et autres plats en teneur calorique plus importante contenant de la viande. Ce n’était que le premier pas, mais il avait quand même commencé à avancer.
Pour Tray, si le paradis existait, il avait le parfum de la Bolognaise et quand Dan lui donna les trois sacs contenant les plats à réchauffer, il se sentit parfaitement en phase avec l’univers. Surtout quand il avait soulevé un couvercle pour découvrir des lasagnes dont l’odeur le transporta dans l’extase. Son estomac le confirma et il se fit violence pour ne pas se précipiter à la cuisine de la caserne pour prendre d’assaut le micro-onde. Il n’était que quinze heures et ça aurait eu l’air bizarre. À la place, il se contenta de serrer contre lui l’urgentiste dans une étreinte d’ours et de le remercier à dix-huit reprises.
En rangeant son précieux cadeau dans le frigo commun, il se demanda pourquoi il avait réagi ainsi. Oui, certes, c’était exceptionnellement gentil de la part de Dan de lui faire des repas qui ne ressemblaient pas à de la bouillie industrielle et Tray en était ravi… mais un câlin ? Tray avait toujours été très tactile, mais il s’était pas mal calmé depuis son entrée dans le corps des pompiers. Il se doutait que ça aurait été mal interprété. Cependant, la sensation d’une main qui lui caressait les cheveux lui manquait, les massages encore plus. Il fondait complètement dès qu’on lui massait le dos. Mais un câlin… ? Tray songea qu’il avait abusé et coinça Dan dans les toilettes pour s’excuser de son comportement déplacé et promit de ne pas recommencer, merci, merci, vraiment merci pour les petits plats.
Ce qui portait le nombre de merci à vingt et un en moins de dix minutes. Dan secoua la tête et répondit avec un petit sourire :
- Attends de gouter si c’est bon avant de me remercier.
Ça l’était. Oh que c’était bon… Sitôt qu’il fut rentré chez lui, un simple deux-pièces qu’il louait pour un prix ridicule à cause de la vue bouchée par un autre immeuble, il s’était précipité pour mettre les lasagnes à chauffer pendant qu’il rangeait le reste des plats dans son frigo. Le rangement ne dura pas assez longtemps pour empêcher Tray de regarder le plat tourner dans le micro-ondes en attendant que la sonnerie indique que la machine avait fini son tour de chauffe. Le fumet des lasagnes sortant du four manqua de le faire défaillir de bonheur. La première bouchée, qu’il engloutit avant de s’installer devant la télé, l’envoya au septième ciel et il dévora le reste sans penser à regarder le match de catch qu’il avait décidé de voir ce soir-là. C’est totalement repu qu’il s’allongea sur sa pile de coussins qui lui tenait lieu de canapé et piqua son petit roupillon digestif. Pour la première fois depuis cinq semaines, il se sentait bien.
Dès le lendemain, il ne put s’empêcher de faire l’éloge des lasagnes de Dan à qui voulait l’entendre. En gros, toute la caserne et la secrétaire du Capitaine qui chanta elle aussi les louanges de Dan, mais dans un tout autre registre.
- Si en plus il sait bien cuisiner, je vais m’attraper ce petit rouquin et l’attacher chez moi… Glissa-t-elle à Tray alors qu’il finissait son éloge culinaire.
Tonya Caracceti avait soixante-deux ans, mariée avec deux enfants et sept petits-enfants, il était donc peu probable qu’elle mette ses menaces à exécution, mais Tray l’aimait bien quand elle faisait sa dévoreuse d’hommes. C’était marrant à voir.
Cependant, il ne s’attendait pas à reprendre sa place au sein de la caserne aussi facilement. C’était presque comme si ses propres fautes n’avaient jamais existé. Mais comme personne ne s’en souciait, pourquoi aurait-il dû y faire attention? Il recommença donc à être le Canari et à amuser tout le monde avec ses pitreries.
Il restait cependant un petit problème… Le repas végétarien du vendredi risquait de lui rester en travers de la gorge et il ne pouvait décidément pas bouder le plat devant tout le monde et surtout devant celui qui l’avait fait. C’était particulièrement insultant et il ne voulait pas se mettre l’urgentiste à dos. Déjà qu’il avait très mal vécut la mauvaise ambiance qu’il avait provoquée par son refus de manger sans viande et ensuite… Merde, Dan était quelqu’un de sympa, il ne méritait pas un tel affront. Toute la matinée, alors qu’il s’entrainait à courir avec les rouleaux de tuyaux d’eau, il se répéta qu’il devait finir son assiette et ne pas faire la grimace à chaque bouchée. Voilà, c’est ce qu’il ferait. De plus, il y avait un pavé de viande, dont il n’avait pas identifié la provenance, avec une purée de pommes de terre et de carottes qui l’attendait le soir même, alors il allait être comme d’habitude, un gros mangeur. À force de se persuader, il ne s’était même pas rendu compte qu’il avait distancé Dulls de plusieurs mètres et que celui-ci soufflait comme une forge mal entretenue.
- Bordel, Canari… T’as bouffé du lion ce matin ?
- Non, des ravioles au poulet et pesto, hier.
- Putain, arrête avec tes plats… J’ai passé la matinée à me demander comment j’allais pouvoir lui extorquer ses recettes…
- En demandant gentiment ?
- Et pourquoi toi, tu lui demanderais pas ?
Tray fit la moue, histoire de bien montrer à Dulls que c’était une idée débile.
- Je lui ai déjà dit que je ne savais même pas faire bouillir de l’eau. Il va se douter que ce n’est pas pour moi.
- Steuplaaaait, Canari… Pour ton copain Dulls qui en a marre de bouffer la cuisine Thaï de sa femme…
- Mais c’est très bon la cuisine Thaï !
- À petites doses. Je rêve de bouffe italienne depuis des mois. Fais ça pour moi, Tray…
Avant que Tray n’ait pu répliquer, Vargas, qui était hiérarchiquement au-dessus d’eux grâce à son ancienneté, piqua une gueulante :
- Eh, les commères ! Vous échangerez des potins plus tard ! Si vous étiez lors d’un incendie, y’a des personnes qui seraient mortes à cause de vos conneries !
Les deux pompiers se remirent donc à courir comme si un chien enragé en voulait à la couenne de leurs postérieurs.
Plus tard, sous la douche, Dulls reprit son attaque :
- Et puis ça fait toujours plaisir aux cuisiniers quand on leur demande leurs recettes…
- Mais pourquoi tu lui demandes pas, toi ?
- Parce que je les ai pas bouffées, ces bons dieux de raviolis !
Tray commença à fléchir et finit par promettre de demander la recette, mais déjà Dulls réattaqua sur un autre sujet.
- Tu le trouves pas un peu bizarre, Maslov ?
- Mis à part le fait qu’il mène une guerre sans pitié contre Ronald McDonald ? Non…
- Sérieusement ? T’as pas remarqué ?
- Mais remarquer quoi ?
- Enfin, mec… Il t’offre de la bouffe italienne !
- Entre autres, mais je vois pas…
- Je suis sûr que quelque part dans le monde, c’est une parade nuptiale.
- D’offrir de la bouffe italienne ? T’es sur que t’as pas pris un coup sur la tête, ce matin ?
- Oh, mais écoute-moi, Bon Dieu ! Tu sais comment ma femme m’a fait comprendre qu’elle s’intéressait à moi ? Avec un Tataki de Bœuf et un bouillon Thaï.
- C’est quoi un tataki de bœuf… ?
- Préparation asiatique… Bœuf mariné que tu fais ensuite tout juste saisir et tu coupes en fines lamelles. C’est cru à l’intérieur, mais cuit à l’extérieur.
Tray en saliva et se demanda où il pourrait s’en procurer.
- Ça a l’air vachement bon…
- Ça l’est, mais concentre-toi un peu.
- Me concentrer sur quoi ?
- Bon Dieu, mais tu vas le comprendre qu’il te drague !
Le pompier blond en laissa tomber son gel douche et resta silencieux un long moment. Néanmoins, en remontant de son expédition pour repêcher le gel douche près du drain, il secoua la tête.
- Je suis un homme, lui aussi. Il peut pas me draguer.
- Canari, comme j’envie ton innocence parfois. Je te parie que Maslov est une pédale.
- De moto ?
Depuis que Manheim avait vendu la mèche, toute la caserne savait que Dan Maslov était un ancien pilote de course. D’où la blague. Cependant, Dulls et Tray firent la grimace en même temps devant la pauvreté de la vanne en question.
- Elle était naze, marmonna Dulls en se rinçant les cheveux.
- Complètement. J’ai honte.
- Tu peux. On lui répètera pas : j’ai comme dans l’idée que la pédale en question a un bon coup de genou que je n’aimerais pas me recevoir dans les burnes.
Et vint le moment du déjeuner que tout le monde attendait avec impatience même l’ambulance 419 et son équipage dont le référent, Allan Maury, avait exigé qu’on leur laisse des assiettes au chaud, le temps qu’ils s’occupent d’un cas d’overdose. Tray avait déjà oublié l’histoire de la pédale de moto pour se concentrer sur les parfums de cuisine. Hélas, pas le moindre effluve de viande cuite, juste l’odeur du fromage et, ô misère, des épinards. Tray serra les poings et souffla un bon coup pour se préparer à avaler toute son assiette. Déjà, il y avait du fromage, ce qui lui permettrait d’aborder ce duel entre lui et son assiette plus sereinement.
De l’autre bout de la cantine, Dan lui fit signe d’approcher et de le rejoindre dans le coin-cuisine.
- Mais… Je vous avais dit que j’étais nul en cuisine…
- Déjà, tu me tutoies et ensuite tu vas m’aider à servir.
- OK, ça je peux faire ! Rétorqua Tray avec un grand sourire commençant par prendre deux assiettes.
- Je te donnerais ta part en dernier. Comme ça, t’auras du rab.
L’attention était au demeurant fort sympathique même si avoir un supplément d’épinards ne comblait pas Tray de joie. Il masqua sa déception en remerciant Dan et fit le service rapidement, histoire d’en finir avec le combat de l’assiette tant qu’il en avait encore le courage. Quand Dan lui donna enfin sa part, un nouveau parfum frappa le pompier qui en resta étonné jusqu’à ce qu’il soit assis et entame son assiette de cannelloni Ricotta-épinards. Et dans sa bouche… ce fut le paradis à nouveau. L’urgentiste avait glissé dans la sauce des petits cubes de dinde fumée. Se tournant vers Dan qui lui souriait, il le remercia encore une fois d’un signe de tête.
Dulls lui donna un coup de coude.
- Quand je te dis qu’il te drague…
- Ferme-la, Dulls.
C’était bien la première fois que Tray se montrait agressif avec lui, mais il lui avait semblé normal de défendre celui qui le nourrissait si bien.
- Cinquante billets qu’il est gay… lui murmura Dulls.
- Mais tu veux bien arrêter ! Ça nous concerne pas, OK ?
- Bah, ça va te concerner quand il aura les mains dans ton calbute, mon pote.
Tray préféra finir son assiette. Et quand bien même ! Si l’urgentiste était gay, c’était son problème. Pas celui du pompier qui se contenterait de vider les assiettes plus vite que Dan ne les remplirait. Voilà, ce serait une bonne relation entre eux deux.
Il n’empêche que l’idée d’un Dan Maslov Gay le poursuivit partout alors qu’il se promenait sur Broadway à la recherche d’un bar. Est-ce que c’était vraiment la raison de sa gentillesse ? Du coup, il s’imagina Dan de manière romantique et… ce fut le trou noir. Il ne s’imaginait pas avec Maslov. En fait, il ne s’imaginait avec personne. En toute honnêteté, qui aurait le courage de l’avoir à sa charge, le gros bébé blond qui ne savait pas s’occuper de lui-même. C’était complètement stupide que quelqu’un comme Dan Maslov, ancien pilote de course, champion national, urgentiste, intelligent et super bon cuisinier…et puis il n’était pas gay, de toute façon même s’il l’était, il devait déjà avoir quelqu’un qui lui convenait parfaitement.
Il en eut la preuve en rentrant dans le troisième bar de la troisième rue qu’il croisait, puisqu’il était le troisième vendredi du troisième mois et qu’il adorait faire ce genre de décision mathématique sans aucun sens. Cela dit, il ne s’était pas rendu compte qu’il avait choisi un bar Gay friendly et que, assis au bar avec un homme brun qui lui caressait la cuisse, il y avait Dan Maslov qui buvait une bière.
Tray, un peu décontenancé par la découverte préféra se contenter d’un signe de la main pour saluer le rouquin qui fronça les sourcils et s’enfuit du bar avant de sortir la pire connerie qui soit… Pédale de moto.