Chapitre 23: Sicarius
Avant de retourner à New York, je fis un petit (ou très gros) crochet par la Tanière du Fenris, afin de lui rendre les cendres de la Bête. Par un message des plus laconiques, j’avais déjà prévenu Atra de la mort de son ennemi et que le Fenris n’était pour rien dans le déchainement de violence de la plus vieille tueuse en série de l’humanité. En réponse, je recevais des convocations que j’ignorais soigneusement. Je n’étais pas encore prêt à lui servir un beau mensonge sur la situation ni sur ce qu’avait été Ammout et je me doutais que Sigur n’avait rien dit à son ancienne concubine et encore moins à Menorath. Je me contentais juste de marteler que le problème était réglé, foutez-moi la paix, Merci.
Je suppose qu’Atra l’a assez mal vécu, sans doute parce que les ombres d’Allegro n’avaient pas pu la renseigner. Comme je l’appris de la part de mon assassin, ses ombres n’existaient que quand il était conscient. L’aura de terreur que la Bête avait jetée sur la villa avait suffit à le rendre aussi inopérant qu’un bébé. Quand il me demanda comment j’avais fait, je lui ais répondu que je m’étais servi d’un bâton de trente centimètres de long et d’un citron vert. De ce jour, ce fut notre petite blague entre nous. Quand une situation avait été résolue et que nous n’avions aucune idée de comment ni vraiment d’envie de savoir comment, nous invoquions le bâton de trente centimètres et le citron vert.
Pour information, c’est pour cela que dans le hall de sécurité du Manhattan View, une petite pièce que nous avons trouvé très drôle de décorer, il y a quatre armoires avec vitre à briser en cas de danger. L’un contient un extincteur et un seau de sable, parce que c’est obligatoire pour la sécurité incendie, le second contient un pied-de-biche en cas d’invasion zombie, le troisième contient une réplique de la baguette de Sureau en cas d’invasion des forces du mal et le dernier contient un bâton de trente centimètres et une réplique de citron vert en plastique et l’affichette précise juste « Au cas où » sans plus d’indication de la menace. Si l’armoire 2 et l’armoire 3 déclenche l’attendrissement des geeks qui passent devant, l’armoire n°4 ne fait sourire que moi et Al.
Pour en revenir au Fenris, j’ai été assez surpris de le trouver en compagnie de mon père vampirique, tous deux accoudés à une vieille table en bois et partageant un pichet d’hydromel. Tout deux ne semblaient pas heureux de la situation et semblaient confits dans l’attente. Etrangement, c’est à ce moment-là qu’un souvenir de la Bête se superposa à ma vision et je les vis, des millénaires en arrière, dans la même position d’expectative. La bouffée d’amour inconditionnelle qu’elle avait éprouvé à ce moment-là, y compris pour son beau-frère, me fit un bien fou et me permis d’avancer pour poser, délicatement, la très simple urne funéraire en albâtre. Aucun mot ne fut prononcé mais ce fut la première et la dernière fois que je vis le Fenris pleurer et que je vis Sigur avoir de l’empathie pour quelqu’un d’autre que lui-même.
Au bout de quelques instants, le Fenris sortit, tout en portant l’urne et nous comprîmes qu’il allait faire son deuil à sa manière quand nous entendîmes les hurlements déchirants d’un loup au loin. Sigur a rempli une troisième chope d’hydromel et me l’a tendu. Ni moi ni Hunt n’avons aimé, ce qui est très étonnant vu que le miel est sans doute le seul condiment que nous acceptons tout deux dans le café ou dans le thé.
- Comment tu vas ? M’a-t-il demandé à mi-voix.
Je muselais ma première envie de l’envoyer chier et je mis au tapis ma seconde envie de me mettre à chouiner parce que, là, c’est lui qui m’aurait envoyé chier. A la place, j’ai préféré exposer ce qui me trottait dans la tête.
- Le système des Cannibales ne fonctionne pas.
- Non. Depuis le début, c’était voué à l’échec.
- Pourtant, y’a de l’idée…
- Comme tout organisme de contrôle, on ne voit les limites qu’en le voyant fonctionner.
- Les vampires ne sont pas les seuls monstres qui existent. Les métamorphes, les Faes, les sorciers… Et tout ce que je découvre au fur et à mesure et qui n’a pas encore de nom… Et il y a les humains…
- Qu’est-ce que tu veux faire ?
J’ai soupiré et j’ai essayé d’organiser un peu ce qui m’avait empêché de dormir depuis une semaine.
- On ne peut pas demander à des gens d’être des garde-fous tout simplement parce qu’ils sont… nés comme ça. De plus, avec le contrôle de la mutation que pas mal de pays vont mettre en place, les Cannibales vont disparaitre.
- Peut-être, peut-être pas… Ce n’est pas parce que la transformation se passe bien que les Cannibales vont disparaitre.
- Nous ne sommes pas assez nombreux pour tout le boulot qu’il reste. Et qui va apparaitre.
- Et tu proposes quoi ?
J’ai serré le poing pour faire taire mon anxiété : je savais que si je n’arrivais pas à convaincre Victor, personne ne me suivrait.
- Un groupe de Surnaturels, de toute origine, tous volontaires et tous aidés dans leur mission afin d’empêcher les catastrophes surnaturelles qui conduiront inévitablement à LA catastrophe humaine.
- Tu crois qu’ils peuvent y arriver ?
- On ne le saura qu’en essayant : On ne voit les limites des organismes de contrôle qu’en les voyant fonctionner.
- Et qui les contrôlera ces gens volontaires et potentiellement dangereux ?
- L’O.N.U.
Il a eu un éclat de rire avant de se reprendre et de feuilleter mentalement tout ce que ça impliquait. Ce travail-là, je l’avais déjà fait et j’avais pris en compte la force et la faiblesse de l’O.N.U. Sous son égide, nous serions internationaux et capables d’intervenir dans tous les pays membres. Pour le reste, il suffisait d’être discrets. Mais l’Organisme des Nations Unis était aussi une machine lente et peu efficace à punir. Si nous arrivions à jouer suffisamment sur les peurs humaines tout en leur apportant une solution d’apparence viable, nous serions aussi libres que possible. C’était un coup à tenter mais j’avais besoin d’une bête politique pour le présenter : Victor.
Je suppose qu’il a tout deviné plus vite que moi puisqu’il a souri à nouveau, acquiesçant tacitement à ce que je lui demandais.
- Et qui dirigera tout ce petit monde ?
J’avais d’abords pensé à jouer les humbles mais tout ça, c’était mon bébé, mon idée et si ça coulait, je voulais couler avec.
- Moi.
En toute honnêteté, j’avais surtout peur qu’un autre fasse n’importe quoi avec mon jouet.
Je n’ai jamais eu autant de crises de panique de toute ma vie que pendant les mois d’élaboration du Sicarius. Je n’ai aussi jamais autant envie de tout lâcher et de me consacrer à l’élevage d’une espèce bovine ou caprine quelconque au fin fond du Montana que pendant ce même laps de temps. Je crois aussi que ma Meute n’a jamais été aussi proche du coup d’état. Et pourtant, croyez-moi, je leur en fais baver… Pas volontairement mais nous pouvons dire qu’ils ont parfois la patience d’une cohorte d’anges. S’il y a bien quelque chose pour laquelle je ne les avais pas préparés, c’était le travail administratif de création d’agence intergouvernementale de recherche et de mise à l’écart des criminels surnaturels. Sans doute parce qu’au final, ce n’est pas ce que nous avons fait. Mais, officiellement, avouez que ça claque, non ?
Même le nom de Sicarius n’est pas officiel. Tout le monde appelle l’agence comme ça cependant et j’ignore d’où est partie cette appellation malgré le fait que j’en connaissais la signification. Sicarius, c’était moi et je suppose qu’on a pensé que mettre « homme à la dague » en latin serait moins insultant pour moi. En fait, non, je m’en foutais à l’époque et je m’en fous toujours autant. Le nom officiel ? Je l’ai déjà donné et il est ridicule. Finalement, Sicarius c’est très bien.
Nous avons décidé de séparer le Sicarius en trois factions complémentaires. J’ai confié la première à Alcibiade, déjà pour l’occuper histoire qu’il ne fasse pas de conneries et qu’il ne retrouve ses travers de démon, et ensuite parce qu’aux archives, Alcibiade s’éclatait. C’était un tyran qui préférait ses bases de données et ses livres aux quelques bibliothécaires que je lui avais adjoint. Je suis obligé d’avouer que le budget salarial de la section Archives et Recherches explose régulièrement à cause des dépressions nerveuses de nos employés. Pourtant… Nous n’avons eu aucun procès à ce jour et je crois que je ne tiens pas particulièrement à savoir comment ce miracle est possible.
La seconde ne trouva pas de chef de section tout de suite. J’avais pensé à mettre Sokol à cette place vu que je l’avais exigé comme faveur mais mon vampire liseur d’esprit ne s’estimait pas suffisamment bon pour prendre le contrôle. Ce fut donc un vampire, lui aussi issu de Ménorath, qu’il m’avait conseillé et qui était d’une obséquiosité à mon encontre qui me donnait envie de vomir. Il s’appelle David Prince et je me retiens de le tuer puisque je veux le virer avant ! Mais pour le moment, Sokol refuse toute promotion… Ceci étant, la section Traque marche parfaitement et profite des Archives pour élaborer, à l’usage de la dernière section, des dossiers d’une précision chirurgicale… pour ceux qui savent parler le Ménorath… Si par hasard vous avez, comme Yuna, une malédiction qui vous empêche d’être comprise par l’administration américaine et d’être abreuvée de courriers plus abscons les uns que les autres, dites vous que vous avez une toute petite idée de ce que nous subissons à la première lecture. Le langage Ménorath est une succession de formules ampoulées qui transforme une simple phrase en paragraphe d’une demi-page. Fort heureusement pour nous, Sokol lit vite et accepte de nous faire un résumé.
Quant à la dernière section, la Section Extermination, c’est nous. C’est la Meute de New York. J’ai mis très longtemps à accepter dans la section quelqu’un ne venant pas de ma meute. Il faut dire que nous étions entrainés à tuer des monstres depuis le début alors ma nomination en tant que chef de la Section Extermination n’a étonné personne, pas plus que mon équipe, à savoir ma meute, soit sur tous les fronts ou presque. L’ouverture de plusieurs prisons pour Surnaturels, Lancry aux Etats-Unis, Bellegarde dans le sud de la France et Wu-Jing en Chine, pour ne citer que ces trois-là, n’empêcha pas notre taux de résolution d’enquête par élimination des suspects approchait les 90%. Il y eut des rumeurs selon lesquelles nous ne cherchions pas vraiment à mettre les coupables en prison et elles furent vite étouffées par notre service de presse. Pour dire la vérité, pour certains, c’est vrai. A notre décharge, ces gars étaient des monstres… Et il faut bien que je mange.
Evidement, il y avait aussi les petits services qui pouvaient survivre sans nous et sans lesquels nous serions morts avant d’avoir pu commencer notre boulot. J’ai déjà parlé du service Presse et relations publiques qui passaient ses journées à rendre mes actes de la Nuit acceptables. Ou à peu prés corrects. Ou invisibles, ça dépendait du degré de mes bourdes. Je crois que le service Presse et Relations Publiques manque de faire une crise cardiaque à chaque fois que je bouge de mon fauteuil mais ils sont bons et je les abreuve de petits cadeaux à chaque fois que je le pouvais et n’importe quel jour férié ou fête bizarre était une excuse suffisante. Il y avait aussi le service informatique que j’adorais et dont j’aurais bien voulu faire partie. Du fait que je sois un assez bon informaticien, le service informatique et moi avions de très bonnes relations, sans doute parce je faisais la maintenance de l’Extermination avant qu’ils n’aient besoin de le faire et que les ordinateurs de mon étage étaient d’une propreté étincelante. Il y a aussi le service psychiatrique que l’on m’a forcé à ouvrir et dont je me serais bien passé… Bon, il est devenu obligatoire puisque nous sommes devenus, par force des choses, responsables des transformations et du suivi des nouveaux Surnaturels. Sitôt qu’un humain émettait le désir de devenir vampire ou métamorphe, il avait droit à une batterie de tests physiques et mentaux pour voir s’il était apte à s’adapter à sa nouvelle vie. En toute honnêteté, nous n’avions aucune idée de qui ferait un bon Surnaturel, pas plus que les humains, mais à notre crédit, les personnes que nous recommandions avaient plus de chances de simplement survivre et de ne pas devenir psychopathes. Néanmoins, tout ça donnait à nos natures de Surnaturels une teinture scientifique que je n’étais pas sur d’apprécier. Je n’étais plus un hybride Vampire-Cannibale Loup-garou Cœur de meute mais un double actif du virus V variante C et du virus W stade 11. Par acquis de conscience, je cachais soigneusement que j’abritais désormais en moi la puissance de la Bête ce qui aurait propulsé mon stade du virus W en dépassé 12. Pas vraiment le genre de chose qu’on aime retrouver sur une pièce d’identité surnaturelle…
De ce fait, le service recensement vit le jour, avec la bénédiction du gouvernement des Etats-Unis, puis de l’Europe, et enfin de tous les pays membres de l’ONU. Une succursale du Recensement et Etat civil fut ouverte dans chaque pays, généralement dans les consulats qui voulaient bien nous accepter. Je reste encore, à l’heure actuelle, dubitatif sur notre réduction en carte plastique qui en disait tellement et pas assez. Certes, pratiquement tous les pays avaient diffusé un livret d’information sur les classifications mais franchement… De prime abord, ça reste assez flou, non ? Par exemple :
Vincent Sieg (RVE)
Double Actif V.ca. Ww.11.
A/M New York City, Etat de New York
A/M New Orléans, Etat de Louisiane
S.077/20121221.LSi/LBe
Voilà, c’est ma carte d’identité. Si vous n’êtes pas au courant des abréviations des types de surnaturels, vous demandez ce que vous fabriquez avec la composition d’un médicament quelconque… Permettez que je décrypte pour vous :
Vincent Sieg, c’est moi : Mon prénom, que j’ai gardé, et un nom que j’ai pris puisque c’est une déformation de Sigur et que je ne tiens pas à reprendre mon nom d’avant. Le sigle RVE signifie que j’ai effectué ma renonciation à la vie humaine et que je suis donc exempté d’impôts mais aussi interdit d’investir à long terme dans des produits bancaires. Ou alors, je paye le droit de le faire, ce qui est assez cher et qu’au final, il vaut mieux payer ses impôts. Cela signifie aussi qu’on ne peut pas me reprocher ce que j’ai fais dans ma vie précédente mais que je ne peux plus changer de nom.
Pour le Double Actif V.ca. Ww.11, j’ai déjà expliqué ce dont il s’agissait. Je suis le seul Double Actif au monde… Et je ne m’enorgueillis pas un seul instant. Pour les actifs V, il y a quatre sous classifications : La classification P pour Sigur, Atra et Ménorath, Ci pour les vampires de ville, Vrp pour les vampires qui bougent tout le temps et Ca pour les Cannibales. Les actifs W ont une classification par nombre, qui peut être modifiée à la simple demande, tout simplement parce que ce nombre indique leur place au sein d’une meute. De 1, pour l’ultra soumis, jusqu’au 10, pour l’ultra dominant. Quant au 11, ce fut le Fenris qui exigea qu’il fut rajouté pour indiquer le Cœur de Meute. A l’heure actuelle, je suis le seul à avoir un 11 sur ma pièce d’identité puisque je suis le seul à assumer ma nature de Cœur de Meute.
A et M signifie respectivement Alpha et Maitre de ville. Ils sont obligatoirement suivis de la ville en question. Encore une fois, il est quasi unique d’avoir un A ET un M.
Quant à la série de chiffres… S signifie évidement Surnaturel. 077, c’est mon matricule indiquant que j’ai été le 77ème Surnaturel à me dévoiler le 21 Décembre 2012. Certains surnaturels préfèrent donner leur date de transformation, mais nous avons été 512 à préférer la date de la Grande Révélation. Quant aux lettres qui suivent, elles indiquent que je fais partie de la Lignée de Sigur et de la Lignée de la Bête.
Voilà… Il faut une demie page pour expliquer ma carte d’identité et croyez bien que je n’ai pas la plus absurde de ma propre meute, la palme revenant à Azul qui se permet un Passif Ma pour sa nature de sorcière et Actif W.d.9 pour sa nature de métamorphe dragon grade 9. Alcibiade est un Passif Ma.P. Ce qui ne veut rien dire du tout mais on aurait eu du mal à faire accepter au grand public que c’était un démon dans le corps d’un humain. Plus je regardais ma propre carte d’identité, plus je comprenais pourquoi tant de surnaturels restaient dans leurs placards.
Ceci dit, l’existence du Sicarius amena un bon nombre de surnaturels à faire leur coming-out. Avec autant d’avantages que d’inconvénients, hélas… Le Sicarius aida les nouveaux révélés à refaire leur vie, sans doute parce que la plupart des gouvernements, sauf exception notable de l’Indonésie et de Cuba, réduisirent drastiquement les droits des Surnaturels par sécurité. Une bonne partie des emplois ayant trait à la Santé publique et à l’accompagnement et à l’enseignement de personnes de moins de 18 ans furent purement et simplement interdits aux Surnaturels. On avait peur que les vampires et les métamorphes pètent les plombs et ne dévorent quelqu’un par hasard mais on oubliait les Faes et les demi-Faes qui n’auraient jamais eu de telles pulsions. Le Sicarius eut aussi une conséquence négative sur les Surnaturels qui faisaient partie des corps de métier de sécurité. Etant donné que nous étions là pour faire respecter la loi parmi les surnaturels, les surnaturels furent priés de quitter les corps de police, pompiers etc. Seule l’armée américaine lança une grande campagne de recrutement de Loups-garous mais le Fenris, qui n’avait pas du tout apprécié la ségrégation de son propre peuple leur indiqua les Métamorphes n’étaient PAS citoyens américains et ne pouvaient donc pas s’engager. Au final, les grands gagnants de cette guerre de l’armée furent la France et l’Allemagne qui avaient, au contraire des autres pays de l’OTAN, accepté les métamorphes dans la police et dans l’armée sans contrepartie, se dotant d’unités anti-terroristes particulièrement douées. Je le sais, c’est nous qui les avons formés.
Mais j’anticipe.
Sept mois après la mort de la Bête, nous étions une trentaine sur le parvis du Manhattan View. Un petit comité pour l’inauguration du Sicarius dont le logo en forme de dague stylisé ornait les portes vitrées de l’immeuble. J’avais beau être rentrée un bon millier de fois dans le bâtiment, c’était la première fois que nous allions véritablement au boulot. Il y avait ma meute, évidement, Sokol, Prince, des copines sorcières d’Azul qu’elle avait réussi à débaucher de Seconde Chance, quelques Demi-Faes qui avaient répondu très vite présents quand on leur avait exposé ce que nous voulions faire et, enfin, des humains qui croyaient à fond à notre cause.
Je savais que je devais faire un petit discours mais le trac me nouait la gorge. C’était la première fois que je me rendais compte à quel point le Sicarius me tenait à cœur et à quel point j’avais envie que ça marche. La raison en était simple : le Sicarius était la preuve que je n’étais plus un pion et que je ne devais plus être compté comme tel. J’étais assis sur un rebord en pierre en regardant l’immeuble qui m’écrasait et qui semblait me dire : Allez rentre ! Je suis ta tanière après tout. Ce que Hunt trouvait particulièrement de mauvais goût.
Une tanière en pleine ville !
- Arrêtes de te plaindre, on a Central Park à une vingtaine de mètres de l’entrée du View.
Je ne suis pas bien persuadé que Central Park puisse être considéré comme un coin de nature sauvage…
- Je suis sur qu’on peut améliorer l’ensemble… Avec un peu de travail. Je vais débloquer un peu de budget pour ça.
Fort aimable de ta part… Bon, lèves-toi et va leur parler. Ne crois pas que je ne sens pas à quel point tu as envie de partir en courant.
- C’est demain, pour la conférence de presse, que je vais me barrer en courant… Bon. Au boulot.
J’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier prévu à cet effet et je me suis planté devant le parterre des nouveaux membres du Sicarius, membres qui papotaient et qui essayaient de se connaitre.
- Et bien… Bienvenue à tous.
Ils se sont tous retournés vers moi et ont tous stoppé leurs petites conversations. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je n’aurais jamais pu être prof ou acteur : J’avais tellement la trouille de parler en public que j’aurais préféré que la Bête ressuscite et se place derrière moi.
- Vous savez tous pourquoi vous êtes là… Individuellement. Après tout, j’ai consulté tous vos CV et je sais à quel point vous êtes bons dans vos domaines. Maintenant, je vais dire pourquoi on est là, ensemble. Ce qui est là… (j’ai montré le Manhattan View) j’ai mis un temps incroyable à savoir ce que j’allais en faire, malgré les suggestions insistantes de certains…
- Et je continue à dire qu’un SPA nous ferait un bien fou à tous ! s’exclama Azul tout en déclenchant les rires de l’assistance.
- Malgré tout, ce bâtiment n’est qu’un amas de pierre, de métal et de verre, à moins qu’on en fasse tous quelque chose. Tous, ensemble. Je sais qu’on va s’engueuler, qu’on va se hurler dessus, qu’on risque même de se menacer de mort, moi surtout, parce que les personnes que j’ai appelé à venir travailler ici sont des enfants de putain particulièrement arrogants… Moi, en premier.
Toute ma meute leva le pouce en l’air pour approuver la dernière partie de ma phrase. Bande de salopards.
- Mais nous allons en faire quelque chose de plus grand. De tellement grand, en fait, que ça peut faire peur, y compris à nous qui allons faire partie de cette machine. On va se tromper, on va faire des bourdes, on va même avoir envie à certains moments de tout envoyer à la poubelle… Mais on va se relever, on va corriger nos erreurs et on reprendra ce qu’on a envoyé à la déchiqueteuse. On va le faire parce qu’on ne le fait pas que pour nous. En dehors de l’agence, il y’a une foule qui nous attend au tournant et notre but est de montrer que nous sommes ce qu’ils avaient espéré sans l’avoir exprimé. C’est ça que je veux de vous : Une étincelle d’espoir.
Je sais, je sais… Je devrais vraiment écrire mes discours avant de parler en public. Je devrais vraiment lire ce que le service Presse et Relations Publiques écrit pour moi… Mais je suis un sale gosse. Cela dit, ils m’ont tous applaudi et j’ignore encore s’ils ne m’ont pas fait cette ovation par pitié. Et puis nous sommes rentrés et nous avons assistés au buffet de présentation, ce qui constituait en discours des chefs de services et plateaux de Sushis. Je me suis isolé dans un coin de la Mezzanine de l’accueil avec mon propre plateau pour boulotter en paix et me laisser porter par les voix des intervenants. Nous avions conçu un immeuble capable d’accueillir cinq cents employés et pas loin de deux cents Surnaturels en transit et je savais que les bureaux allaient nous sembler vides un bon moment. J’ignorais que je me trompais lourdement sur ce point et que l’Administration centrale (qui au moment du discours d’Alcibiade étaient au nombre mirifique de quatre…) avait déjà lancé une campagne de recrutement à grande échelle et en l’espace de deux mois, nous tournions à plein régime à l’aide de transfuges d’autres agences gouvernementales qui firent leur Révélation dans la foulée
Et pourtant, assis par terre sur la moquette anthracite de la Mezzanine qui menait aux quatre ascenseurs, j’étais bien. Bien plus qu’avant, le Manhattan View était mon chez-moi, ce que je teste encore à de très nombreuses reprises à l’heure actuelle en m’asseyant par terre un peu n’importe où et de regarder les gens qui passent. Assez souvent, il y’a quelqu’un qui se demande ce que je fous là, assis entre les machines à café du huitième étage ou sur la rambarde de l’escalier central… Et il y a toujours son voisin qui lui explique à mi-voix que non, ta gueule, c’est le patron, c’est normal.
Non, ce n’est pas normal. Mais c’est ce que j’ai toujours fait dans les endroits que je considère comme mon foyer, je m’assois dans un coin improbable et j’attends. Ma mère en avait ras-le-bol de me retrouver en tailleur sur la machine à laver… Bref, je m’égare…
On m’a souvent posé la question suivante : Si j’avais su, à ce moment, ce qui allait arriver dans les années qui suivirent, est-ce que j’aurais quand même fondé le Sicarius ?
La réponse est oui. Rien que pour le plaisir de m’asseoir par terre.