Chapitre 3 : Pause Diner et métaphysique
théorique
Dans les années 1990, un industriel anglais du nom de Virgil Drake a racheté un immeuble au nord de Central Park pour un prix ridicule, le propriétaire s’étant suicidé et sa veuve trop éplorée pour comprendre qu’elle vendait son bien pour un prix dérisoire. Virgil Drake fit raser l’immeuble après avoir copieusement arrosé le service de l’urbanisme et commença la construction du Manhattan View. En 2001, quand les deux tours furent abattues, le Manhattan View n’était toujours pas achevé, sans doute parce que Virgil Drake n’arrêtait pas de changer d’idée et devait faire de nombreux pots-de-vin pour que la municipalité laisse couler, ce qui occasionna retard sur retard. De plus, la disparition de Virgil Drake dans les attentats du 11 Septembre, mit un sérieux frein au projet, le temps que le neveu de Virgil, Victor, put prendre possession de son héritage. Le bâtiment de 78 étages fut achevé en 2005 et la plupart des bureaux furent loués en l’espace de trois mois. Seuls les trois derniers étages demeurèrent vacants, le temps que Victor Drake décide quoi en faire.
Ca y’est ? Vous avez compris ? Non ? Je continue.
En 2011, Victor Drake meurt dans un accident suite à une fuite de gaz dans son appartement. Les notaires cherchèrent l’héritier… Jusqu’au 21 décembre 2012 où Sigur leur avoua, avec sa renonciation à la vie humaine, que le Manhattan View ainsi que l’héritage Drake n’avait jamais changé de mains. En échange du paiement des arriérés d’impôts et des amendes, Sigur put conserver son précieux Manhattan View… entre autres. Fin 2013, Sigur me l’a offert. La politique vampirique étant ce qu’elle était, les Grands ne peuvent pas bouger de leur ville d’élection, sauf urgence. Victor était donc coincé à Toulouse. Enfin, officiellement, tout du moins, parce qu’il pouvait très bien fausser compagnie à sa cour pour disputer une partie d’échecs avec moi, ou encore pour contempler son New York.
Quoiqu’il en soit, j’étais la cible de la jalousie de toute la lignée de Sigur. Moi et Clara. Sauf que Clara était à Toulouse et était officiellement la Maitresse de la Ville. Quant à New York… Depuis la fondation de la ville, elle avait été déclarée zone neutre pour les vampires. Les Oracles avaient été unanimes à l’époque et par conséquent, aucun Maître n’avait eu l’audace de prendre possession de la ville. Et si vous pensez que j’aurais pu moi-même prendre le pouvoir, vous vous trompez. Ca ne m’intéressait pas du tout même si nous savions tous pertinemment qu’un vampire voudra un jour s’asseoir sur le trône.
Quand j’ai pris possession du Manhattan View, j’ai viré toutes les sociétés qui y avaient leurs bureaux. Les deux seules exceptions sont un restaurant de sushis et une petite échoppe de cafés et de pâtisseries. Les deux patrons m’offraient toujours de quoi me nourrir à chaque fois que je passais devant. Après tout, le Manhattan View était le seul bâtiment au monde à être officiellement et ouvertement à un surnaturel et par conséquent, il était devenu un endroit à la mode. Si je mangeais gratis dans ces deux endroits, c’était à cause de la pub que je générais. Mes seules conditions ? On ne m’approche pas à moins de cinq mètres et pas de lait de soja dans mon café, merci.
Azul était en train de s’enfiler un menu pour quatre personnes pendant que je me contentais de yakitori.
- Soixante-dix huit étages ? Et combien en sous-sol ?
- Huit niveaux. Principalement des parkings. Le reste, c’est pour la maintenance.
- Et tu fais quoi de tout ça ?
- Rien… Enfin, au douzième étage, j’ai fait une salle informatique pour jouer en réseau. Et mon appartement au soixante-dix-huit. Le reste est vide.
- Pourquoi ?
C’était une bonne question. La rente que me versait Victor était largement suffisante pour refaire les étages un par un mais je n’arrivais pas à me décider. Un hôtel ? D’autres bureaux ? Des logements ? Une boite de nuit ?
- Je sais pas quoi en faire. Avant de devenir une canine, mon ancien appart était pas vraiment grand… Un salon-cuisine et une chambre. Avec le View, je me sens paumé.
- Pourquoi avoir accepté, alors ?
- J’ai pas eu le choix…Bizarrement, quelqu’un qui travaille pour mon père sait très bien imiter ma signature
Elle a ricané en me volant une brochette et a froncé les sourcils.
- Ca fait deux jours que je suis là et qu’est-ce que je m’empiffre…
- C’est à cause de ta… De ton dragon.
- Comment ça ?
- Si physiquement tu n’as pas changée, métaphysiquement, c’est tout autre chose. Tu manges pour deux. Enfin… Vu la bestiole, tu manges pour huit, mais l’idée est la même.
- Ca mange tant que ça un dragon ?
J’ai hésité. C’est difficile de parler de zoologie Fae à quelqu’un qui n’y connait rien, or, les seules personnes qui s’y connaissent sont Faes et n’en parlent pas. Pourquoi moi je sais ? Parce que je triche. Mais bon, mon avantage dans cette situation était qu’Azul était déjà à moitié dans le bain de par son travail de nécromancienne. Encore que les mages Faes, soit l’immense majorité de la race Fae, estiment que les mages humains sont des sous-merdes. Oh, et puis flute…
- C’est encore pire que ça. Tu sais ce que c’est l’estomac d’un dragon ?
- Une paroi stomacale avec tout un tas de bactéries ?
- Non…
- Quoi ? La légende selon laquelle ce serait un feu éternel serait vraie ?
- Non plus… C’est un trou noir. Enfin, en gros, c’est un trou noir. Disons que le trou noir est ce qu’il s’en rapproche le plus. C’est un peu compliqué à expliquer.
- C’est quoi alors ?
J’ai commencé à bouger les mains pour lui montrer une forme vaguement sphérique et je me suis rendu compte qu’elle ne comprendrait pas. Pas parce qu’elle était stupide, loin de là, mais simplement parce que je n’étais pas sur de comprendre moi-même le concept.
- C’est… un truc… Bon, reste sur un trou noir, parce que, franchement, je n’arrive pas à expliquer.
- Sauf que le dragon disparaitrait avec un trou noir dans le bide.
- Justement ! C’est pour ça qu’il mange énormément.
- Donc, j’ai un trou noir dans le bide.
- Non. Ton dragon a un trou noir dans le bide. Et pour le moment, ton dragon est… Ailleurs… ? C’est difficile à expliquer puisque nous existons sur deux plans de réalité. Nous, l’hôte qui est là et eux, l’animal qui reste la plupart du temps dans un plan que nous appelons « métaphysique » faute de mieux. Du moins, jusqu’à la métamorphose où nous fusionnons partiellement, esprit comme chair. Et… Même plus. L’animal peut prendre le contrôle.
- Je suis possédée… ?
Elle avait réussi à poser la bouchée de riz en équilibre sur ses baguettes avant de l’avaler, ce qui était un exploit vu tout ce qu’elle engloutissait.
- Non, ça n’a rien à voir. Ton… esprit… Encore désolé mais le langage est très limité pour exprimer la réalité de ce que nous sommes. Ton esprit a subi une sorte de scission où il a pris les caractéristiques de ta transformation.
- Comment c’est possible… ? Je me suis toujours posé la question concernant les compétences des métamorphes. Comment faisons-nous pour savoir… ce que nous devons savoir ?
- Aucune idée. Depuis la Révélation, y’a pas mal de monde qui s’est penché dessus… La seule explication plausible est l’instinct.
- Quoi, c’est tout ?
- Libre à toi de creuser le sujet…
Pour ma part, c’était différent mais j’étais dans une situation inédite, ou plutôt dans un concours de circonstances favorables qui ont permis ma survie et ma condition actuelle. Être un vampire, oui, mais un vampire cannibale qui certes n’est sensé ne se nourrir que sur d’autres vampires mais ayant de base la capacité de prendre la puissance du sang de ma proie pour moi. Pour cette circonstance, ça va, c’est relativement facile… Ou presque. Ensuite, il m’a fallu trouver un loup-garou dissocié dont l’humain et le loup se détestaient cordialement. Et enfin, il a fallu que je mange… Pas franchement la meilleure chose que j’ai faite… Bon, entendons-nous bien, je suis plus que content d’avoir un esprit loup avec moi mais c’est un esprit loup qui a environ sept décennies de plus que moi. Contrairement aux autres métamorphes, je n’ai pas « créé » ma moitié animal, ça a été une « greffe » et c’est bien ça le problème ! Encore une fois, contrairement au reste de la population métamorphe mondiale, j’ai une impossibilité métaphysique à fusionner. Mon loup et moi avons déjà tenté mais il y a trop de collisions de souvenirs pour que ce soit viable. Nous nous contentons donc d’être le plus souvent du même avis et de faire beaucoup de concessions l’un à l’autre. La dissociation était irrémédiable.
La plupart des métamorphes n’aiment pas les dissociés. Du moins, ils n’aiment pas que ça dure trop longtemps. La dissociation est inévitable mais il s’agit plus d’une conséquence de la transformation, ou plutôt sa violence. Fusionner avec sa moitié animale signifie qu’on a dépassé le traumatisme. Rester dissocié… Et bien, ça signifiait qu’on était fou. Un métamorphe fou n’est pas une valeur ajoutée à une meute, bien au contraire.
Pourtant, et malgré le fait que je sois aussi un vampire, j’étais aussi courtisé que l’héritier de la plus grande fortune du monde. On me passait beaucoup de choses parce que j’étais très rare et que tous les petits problèmes mentaux des métamorphes… Et bien, c’est moi qui les réglais. Il me suffisait d’être à coté de la personne malade, la plupart du temps. C’est marrant, non ? Le seul Garou dissocié que je ne peux pas aider… c’est moi-même. Il faut dire que je suis le seul Garou qui ne sache pas par instinct mais bien par expérience, une expérience qui n’est même pas la mienne.
Azul avait recommencé à manger et j’avais conseillé au serveur de lui donner tout ce qu’elle demanderait. J’avais beau avoir un estomac métaphysique de belle taille, il semblait que celui d’un dragon le dépassait de très loin : Les plats s’entassaient sur la table jusqu’à envahir mon espace et Azul les vidait sans y penser. Il fallait que je lui trouve un travail qui lui rapporte suffisamment pour qu’elle puisse prendre ses repas.
- Faire de la psychothérapie pour loulous ? Non, merci… Je te rappelle que j’ai quitté la meute qui m’a enlevée… Et puis, je suis une nécromancienne innée : la théorie, c’est pas mon truc. D’ailleurs, je suis sous la protection de quelle meute ?
- Aucune. Officiellement, tu n’es pas ici. D’ailleurs, officiellement, tu n’es nulle part : Je ne suis pas sensé t’avoir retrouvée, je ne suis même pas sensé t’avoir cherchée !
- Et de quelle meute tu es ?
- Euh… Aucune… ? Enfin, presque... Disons que je suis toujours considéré comme un louveteau en attendant de choisir ma prochaine famille…
Il est très compliqué pour quelqu’un de mon statut d’expliquer ce qu’il est. Un loup paria, un métamorphe paria, n’est pas quelqu’un qu’on côtoie avec plaisir. Contrairement aux VRPs vampires qui sont jugés utiles malgré leur manque d’attaches, les parias sont considérés comme des fous et des personnes en qui on ne peut pas avoir confiance. C’est en partie dû au comportement des vrais loups dont les parias sont généralement ceux qui viennent défier l’Alpha et lui piquer sa meute. Les parias étaient donc chassés à vue et parfois tués. Mais un paria Cœur de meute ? Que faire ? Le tuer ? le forcer à travailler ? Le courtiser ? Et bien, tout ça à la fois. Pour éviter qu’on me tue ou que je mette à tuer tout le monde puisque mis en captivité, le Fenris avait décidé de me faire passer pour un louveteau alors que la période d’un soleil et d’une lune était passée depuis fort longtemps. En clair, vous avez le droit de le courtiser mais interdiction de lui faire du mal. Nous savions, le Fenris et moi, que ça ne pouvait pas durer longtemps mais contrairement à lui, je n’avais aucune solution viable qui me convienne.
- Je suis donc une paria… ? murmura Azul.
- Tu l’étais déjà au moment où tu as fuit la meute de ton ex.
- Je suis donc toujours en danger.
- Ouais.
Simon était l’une des rares personnes que Kyoichi, le restaurateur japonais, laissait entrer dans mon cercle de cinq mètres. Déjà parce qu’il le connaissait comme l’un de mes amis et qu’ensuite parce qu’aucun humain n’arrêtait Simon sans subir son regard noir et un certain inconfort. Simon était un dominant de très haut niveau et la plupart des meutes lui prédisaient un bel avenir en tant qu’Alpha d’ici un siècle ou deux. Mais Simon, au contraire de pas mal de jeunes loups dominants, ne voyait aucun avantage à diriger une meute. Ce qui n’était guère étonnant quand on sait que Simon a été élevé et travaillé longtemps comme Servant de Chasse dans une cour vampirique. En tant que tel, il m’était totalement dévoué. Quant à savoir si c’était ma nature de Cœur ou une déformation de son éducation qui le poussait à servir un vampire, bonne question. Je n’en savais rien.
Comme à chaque fois que nous rentrions à New York, mon Servant de Chasse allait chercher le courrier pour me l’apporter. J’oubliais toujours de le prendre et je crois que ça amusait grandement Simon de tenir le registre des demandes qu’on me faisait, car, oui, Simon lisait tout et me faisait un résumé. Il s’assit à coté d’Azul et remercia Kyoichi pour le saké qu’il lui avait apporté.
- Petite semaine… Seulement trois demandes.
J’ai levé les yeux au ciel en me demandant si tous les Cœurs de l’histoire avaient eu droit au même harcèlement. Sans doute n’avaient-ils pas eu mon sale caractère, sinon on en aurait entendu parler dans les traditions orales. Et pas qu’un peu.
- Demandes de quoi ?
- Demandes en mariage… ricana Simon.
Azul s’est tournée vers moi, les yeux grands ouverts.
- Vraiment ?
- Non, c’est comme ça que Simon les appelle… Les propositions de meutes des quatre coins du monde pour que je les rejoigne et à qui je vais répondre d’aller se faire foutre.
- Avec les formes, intervint Simon en éclusant son saké comme si c’était de l’eau.
- Ou pas…
- Tu sais très bien que Dom va relire ta lettre et la réécrire entièrement pour qu’elle soit « diplomatiquement acceptable ». A-t-il répondu en accentuant les guillemets avec deux doigts.
- Bordel… Tu peux pas envoyer mes messages sans passer par Dom ?
- Non. Je voudrais éviter une guerre, si ça ne te dérange pas.
Soyons francs un instant, moi non plus, je ne voulais pas d’une guerre. Surtout qu’étrangement un nombre assez impressionnant de vampires rallierait ma cause pour simplement se faire bien voir de Victor et accessoirement pour tuer de la carpette. L’inimitié millénaire était officiellement terminée, tout comme la Chasse mais étrangement, lors de cette phase de transition, tous n’attendait qu’une seule chose : une étincelle. Je ne voulais pas être cette étincelle. Ma soif d’attention n’allait pas jusque-là.
- Je veux juste qu’ils comprennent qu’ils me pompent l’air.
- Ils le savent. Rétorqua Simon en me piquant une brochette. (mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec mes brochettes ??) Mais tu sais, sur un malentendu, ça peut passer.
Il s’amusait à feuilleter les propositions et à m’en donner le résumé.
- Madagascar te propose les trois filles de l’Alpha. A ta convenance et sans poser aucune question.
- Et pourquoi j’irais m’enterrer à Madagascar ?
- Un puits de pétrole aux Emirats ?
- Je suis pour l’emploi d’énergies renouvelables et propres.
- Les bénéfices d’une chaine de kebabs à Paris ?
- Non, attends… Hassan me courtise ?
Simon écarta les mains en souriant et hocha la tête. J’en suis resté bouche bée. De tous les alphas d’Europe, Hassan était celui qui me détestait le plus. Ou du moins, avant que je ne reçoive cette proposition, il paraissait être celui qui me détestait le plus. Plusieurs raisons à ça : Je suis vampire, je suis bisexuel et je ne m’en suis jamais caché et j’avais aidé Jones, l’Alpha de Londres, à gagner suffisamment de réputation pour passer devant lui, malgré le fait que la Meute de Londres soit composée à plus de 70% d’anciens parias et d’exilés. De plus, ma seule existence était pour lui une abomination. Bon, soyons honnêtes et rendez à Hassan ce qui est à Hassan, à savoir sa haine, et admettons que mis à part sa meute et quelques humains, le reste de la population terrienne était une abomination.
Je me suis penché sur Simon en joignant les mains et en lui faisant ma mine de chaton triste.
- Oh, pour celui-là, je t’en supplie, laisses ma réponse sans filtre Domesque …
- Et tu vas répondre quoi ?
- Que j’accepte et que je lui laisse même ses restaurants à condition que je puisse lui péter le cul sans vaseline deux fois par semaine !
Vulgaire… Je sais…
J’assume.
Azul était pliée de rire et essayait vaillamment d’avaler sa bouchée pour éviter de me la cracher à la figure. Simon, lui, cachait mal son hilarité derrière sa main. Si vous vouliez savoir pourquoi je m’entoure de personnalités aussi difficiles, voilà la réponse : Ils me supportent. J’ai besoin de gens qui ont, eux aussi, une tumeur invisible au cerveau qui les rende fous.
- Même si je serais plutôt d’accord avec le fond, la forme est inacceptable.
La voix de Dom nous a tous cueilli dans notre fou rire. De tout mon groupe, le vieux loup-garou était sans doute le plus calme et le plus posé. Limite pisse-froid. Mais vraiment, juste sur la limite parce que Dom a un humour génial, très lupin, et nous sommes les champions de l’humour animal. De tous les métamorphes que je connais, Dom est surement celui qui est le plus fusionné. Je suis incapable de savoir où commence le Loup et où finit Dom, l’apprenti moine de cinq siècles.
- Ce serait super drôle, Dom… Lui ais-je dit en me retournant sur ma chaise.
- Oh, oui… Environ cinq minutes. Et puis les assassins d’Hassan viendront ici pour « laver l’honneur » de leur alpha.
- Rabat-joie.
Contrairement à Simon, Dom n’était pas une vraie valeur ajoutée pour une meute. Même si Simon, physiquement, semblait être le père de Dom, celui-ci faisait peur par son âge réel. Dom s’était mis à mon service en quelque sorte pour se soigner. Un vieux loup peut devenir fou et commencer un carnage, surtout quand il vivait en tant que Paria. Dom, en restant avec moi prés d’une année, avait réussi à calmer sa dépression lupine, ce qui faisait de lui l’un des dominants les plus vieux d’Europe et d’Amérique. Pour faire simple, Si Dom rentrait dans une meute, il pouvait potentiellement en prendre le contrôle dans les deux semaines suivant son arrivée, surtout avec Simon qui lui apporterait son soutien. Le Fenris cherchait à le mettre dans des meutes dont l’Alpha était jeune et remplaçable ou nécessitant les conseils d’un second qui serait aussi son bouclier.
Dom prit une chaise qui était pour une autre table et s’assit avant de tendre la main vers Azul.
- Bonjour, je suis Domenico, ravi de vous rencontrer.
J’ai vu les yeux d’Azul étinceler d’une lueur que je qualifierais de gourmande. Elle avait le même regard pour moi et c’était l’une des raisons pour lesquelles je l’avais approché de manière « romantique ». Bon, je vais être franc, l’autre raison était tout simplement que j’avais envie d’un peu de sexe. Je suis devenu étonnamment chaste depuis que j’héberge un loup et ce, parce que monsieur n’aime pas que je partage mon intimité avec d’autres sans son accord. J’ai toujours été très tolérant dans mes gouts, Louveteau, non. Ce qui est très dur pour moi.
- Enchantée… a murmuré Azul en ronronnant légèrement.
Je trouvais ça marrant quelque part. Elle aurait du avoir peur de lui vu sa dominance mais au contraire, elle le trouvait consommable. Un effet du dragon ? Et est-ce que je devais la prévenir de sa nature de loup ET de sa volonté de rester fidèle à ses premiers vœux de moine. Cinq cents ans de chasteté. Mais comment fait-il ? Pour éviter les quiproquos qui pouvaient devenir sanglants, je me suis décidé à intervenir tout en sauvant mes brochettes de la main de Dom qui s’avançait vers elle.
- C’est un loup-garou, c’est une dragonne. Cessez de piquer ma bouffe parce que sinon je vais vous mordre.
On touche pas à ma bouffe. Jamais. C’est dangereux.
Dom ne devait pas être conscient des vues d’Azul parce qu’il me regarda avec surprise. Azul, elle, me foudroya du regard.
- Tu me fais le jaloux, là ?
- Rien à voir. Je protège mon moine de ton ronronnement diabolique, Chérie.
- Rabat-joie…
- Non, c’est lui le rabat-joie. Moi, je suis le mec qui va vous empêcher de vous bouffer à défaut d’avoir pu sauver mes yakitoris !
J’ai regardé mon assiette. Il en restait deux.
- Vous avez quoi avec MA bouffe ? Pourquoi tout le monde me la pique quand je mange ? Vous me trouvez trop gros, c’est ça ? Changez de lunettes ! Je suis très fier de mon ventre plat !
Je crois que je n’aurais jamais du soulever mon T-shirt pour prouver le bien-fondé de mes allégations. Surtout vu leurs têtes et celles des autres clients. Intérieurement, Louveteau se bidonnait tout seul. Bon, je ne suis pas exhibitionniste mais j’avoue avoir beaucoup apprécié l’effet que je provoquais en me déshabillant, du moins avant qu’on me vampirise. Depuis, je suis beaucoup plus réservé par les réactions que je provoque, sans doute parce que tout ça a commencé à déconner à cause de ça. Mon T-shirt a repris sa place dans un silence presque recueilli. Il valait mieux changer de sujet.
- En toute honnêteté… Pourquoi picorer dans mon assiette ?
Ils se sont tous regardés en se posant la question et espérant que le voisin donne une réponse satisfaisante mais aucun ne put mettre en mots ce qui les amenait à piquer dans MON assiette. Je me suis donc tourné vers le loup qui partageait ma tête et qui me répondit d’un simple « Meute », indiquant par là que c’était normal, que j’aurais dû le savoir et qu’il n’avait aucune envie de me l’expliquer pour le moment. Voire, il avait décidé de bouder un peu devant mon ignorance. Oui, depuis que je partage mon esprit avec Louveteau, j’arrive à saisir toutes les nuances de langage de Victor, le comprenant presque parfaitement quand il insulte quelqu’un en le couvrant d’éloges. Ou l’inverse. Si je restais dubitatif devant ces petits jeux de cour, Louveteau éprouvait à chaque fois pour Victor une admiration grandissante, ce qui était fort perturbant.
Azul risqua une explication :
- Parce que c’est meilleur quand ça vient de l’assiette d’un autre… ?
- Non, je crois que c’est naturel… Et qu’il va falloir que je prenne des cours de cuisine.
Si je comprenais bien ma nature de Cœur, mon rôle était d’être rassurant pour ma meute et pour les personnes qui ont besoin de moi. En clair, je suis un substitut de l’instinct primaire qui veut que nous, êtres vivants, satisfaisions à trois besoins : Sécurité, nourriture et confort. Si je pose de la nourriture devant moi, la plupart des métamorphes prendra cet état de fait comme une invitation à manger. En bref, soit je décide de manger tout seul, soit je me force à manger plus vite qu’eux, soit je faisais en sorte de les nourrir suffisamment pour qu’il y ait des restes.
Azul, cependant, ne s’est pas satisfaite de l’explication succincte que j’avais donnée. Et pour cause, elle venait juste d’apprendre que j’étais une rareté, que dis-je, un malencontreux concours de circonstances mais elle ne connaissait pas encore la pierre angulaire de mon destin de merde :
- Mais tu es quoi au juste ?
- Un Cœur de Meute. Répondirent Simon et Dom dans un unisson parfait.
Là, je dois dire que ça l’a véritablement impressionné. Vampire ? Classique. Loup-garou ? pfff, tellement commun… Un hybride des deux ? Mouais, on commence à être un peu hors de la masse. Cœur de Meute ? Ah… là, tu me parles, coco !
- Sérieusement ? (On a tous acquiescé.) Un Cœur de Meute ET un Cannibale ?
- Exact. Quand je te dis que j’ai une dette karmique de la taille du Rwanda, je ne plaisante pas.
- Du Canada, tu veux dire… Tu… es la personne la plus rare au monde !
- Et ça me rend fou de joie… ais-je marmonné en faisant la moue.
- Je comprends mieux les demandes en mariage…
- Et encore, t’as que les lupines. Attends de voir celles qui arrivent à l’aube, elles sont hilarantes !
Simon m’a piqué l’avant-dernière brochette puis s’est calé sur son siège avant de faire remarquer :
- Tu nous les transmets jamais, celles-là…
- Normal. Je les donne directement à Victor.
Simon et Dom m’ont regardé avec de grands yeux en essayant d’imaginer le carnage et ils se sont tous les deux mis à sourire en coin, se rendant compte que malgré toutes leurs idées tordues, Victor les surpasseraient de très loin en puputasserie. Chaque demande avait une clause de confidentialité que je brisais allègrement sauf quand je pouvais répondre un non poli. Oui, ça m’arrive. Pas souvent, c’est vrai, mais ça m’arrive.
- Et c’est qui Victor ? Ton diplomate vampirique ? demanda Azul en me piquant la dernière brochette.
J’ai attendu qu’elle en ait un gros morceau dans la bouche pour lâcher la bombe.
- Mon… père vampirique, on peut dire. Mais tu le connais peut-être mieux sous le nom de Sigur.
Ca n’a pas loupé : elle a failli s’étouffer avec le morceau de poulet et je me forçais à ne pas éclater de rire. Dom m’a regardé un peu méchamment puisqu’il n’aimait pas du que je me comporte comme un salopard quand il était là et je n’avais aucune idée de pourquoi il avait décidé que je serais gentil avec tout le monde en sa présence. Quelque part, je me doutais que ça venait de son coté catholique mais je n’avais toujours pas réussi à lui faire comprendre que non, je ne tenais pas à devenir un parangon de vertu. Cependant, ces regards noirs me rendaient toujours un peu coupable et j’ai servi à la jeune femme un verre d’eau en guise d’excuses.
Malheureusement pour moi, car oui , j’aurais vraiment préféré subir la muette désapprobation de Domenico, quelqu’un entra dans mes cinq mètres avant que Kyochi ait eu le temps de l’intercepter et même avant que mes loups n’aient eu le temps de le sentir. C’était très impressionnant et clairement pas naturel. Alors que l’homme, assez grand par ailleurs, s’arrêta à côté de moi pour me tendre une enveloppe blanche, j’étais déjà à regarder son aura. C’était un vampire et le plus étonnant pour moi était que sa « piste » ne commençait qu’à quelques mètres de moi. De notre table, seule Azul n’était pas sur le qui-vive mais le vampire n’était pas agressif. Ce qui était une chance puisque nous étions en public et que je n’avais aucune envie de montrer à l’humanité ce que je valais au combat. Je n’étais pas mauvais, loin de là, mais je n’ai aucune subtilité. Si Dom devait tuer un homme, il lui ferait une seule incision sur la carotide ou il lui briserait la nuque d’un seul coup. Moi, j’ai tendance à arracher la tête ou à aller chercher le cœur à la main. J’ai donc pris l’enveloppe qu’il me tendait et il s’est reculé de trois pas en inclinant la tête. J’ignorais alors qui était son maitre mais je pensais que ce maitre là devait tenir ses larbins avec une laisse particulièrement solide.
- Une demande en mariage ? A murmuré Azul avec un soupçon de malice.
- Il semblerait…
J’ai ouvert l’enveloppe et en ai sorti une carte gravé qui était gris anthracite.
Ce n’était pas une demande en mariage, c’était une convocation.
En fermant les yeux, je me suis demandé comment je pouvais échapper à ça. Louveteau commençait à s’agiter sous mon crâne et à émettre les solutions les plus stupides pour éviter la convocation. Aucune n’était viable.
- Dites-lui que j’arrive.
Je déteste ne pas avoir le choix.
Ca y’est ? Vous avez compris ? Non ? Je continue.
En 2011, Victor Drake meurt dans un accident suite à une fuite de gaz dans son appartement. Les notaires cherchèrent l’héritier… Jusqu’au 21 décembre 2012 où Sigur leur avoua, avec sa renonciation à la vie humaine, que le Manhattan View ainsi que l’héritage Drake n’avait jamais changé de mains. En échange du paiement des arriérés d’impôts et des amendes, Sigur put conserver son précieux Manhattan View… entre autres. Fin 2013, Sigur me l’a offert. La politique vampirique étant ce qu’elle était, les Grands ne peuvent pas bouger de leur ville d’élection, sauf urgence. Victor était donc coincé à Toulouse. Enfin, officiellement, tout du moins, parce qu’il pouvait très bien fausser compagnie à sa cour pour disputer une partie d’échecs avec moi, ou encore pour contempler son New York.
Quoiqu’il en soit, j’étais la cible de la jalousie de toute la lignée de Sigur. Moi et Clara. Sauf que Clara était à Toulouse et était officiellement la Maitresse de la Ville. Quant à New York… Depuis la fondation de la ville, elle avait été déclarée zone neutre pour les vampires. Les Oracles avaient été unanimes à l’époque et par conséquent, aucun Maître n’avait eu l’audace de prendre possession de la ville. Et si vous pensez que j’aurais pu moi-même prendre le pouvoir, vous vous trompez. Ca ne m’intéressait pas du tout même si nous savions tous pertinemment qu’un vampire voudra un jour s’asseoir sur le trône.
Quand j’ai pris possession du Manhattan View, j’ai viré toutes les sociétés qui y avaient leurs bureaux. Les deux seules exceptions sont un restaurant de sushis et une petite échoppe de cafés et de pâtisseries. Les deux patrons m’offraient toujours de quoi me nourrir à chaque fois que je passais devant. Après tout, le Manhattan View était le seul bâtiment au monde à être officiellement et ouvertement à un surnaturel et par conséquent, il était devenu un endroit à la mode. Si je mangeais gratis dans ces deux endroits, c’était à cause de la pub que je générais. Mes seules conditions ? On ne m’approche pas à moins de cinq mètres et pas de lait de soja dans mon café, merci.
Azul était en train de s’enfiler un menu pour quatre personnes pendant que je me contentais de yakitori.
- Soixante-dix huit étages ? Et combien en sous-sol ?
- Huit niveaux. Principalement des parkings. Le reste, c’est pour la maintenance.
- Et tu fais quoi de tout ça ?
- Rien… Enfin, au douzième étage, j’ai fait une salle informatique pour jouer en réseau. Et mon appartement au soixante-dix-huit. Le reste est vide.
- Pourquoi ?
C’était une bonne question. La rente que me versait Victor était largement suffisante pour refaire les étages un par un mais je n’arrivais pas à me décider. Un hôtel ? D’autres bureaux ? Des logements ? Une boite de nuit ?
- Je sais pas quoi en faire. Avant de devenir une canine, mon ancien appart était pas vraiment grand… Un salon-cuisine et une chambre. Avec le View, je me sens paumé.
- Pourquoi avoir accepté, alors ?
- J’ai pas eu le choix…Bizarrement, quelqu’un qui travaille pour mon père sait très bien imiter ma signature
Elle a ricané en me volant une brochette et a froncé les sourcils.
- Ca fait deux jours que je suis là et qu’est-ce que je m’empiffre…
- C’est à cause de ta… De ton dragon.
- Comment ça ?
- Si physiquement tu n’as pas changée, métaphysiquement, c’est tout autre chose. Tu manges pour deux. Enfin… Vu la bestiole, tu manges pour huit, mais l’idée est la même.
- Ca mange tant que ça un dragon ?
J’ai hésité. C’est difficile de parler de zoologie Fae à quelqu’un qui n’y connait rien, or, les seules personnes qui s’y connaissent sont Faes et n’en parlent pas. Pourquoi moi je sais ? Parce que je triche. Mais bon, mon avantage dans cette situation était qu’Azul était déjà à moitié dans le bain de par son travail de nécromancienne. Encore que les mages Faes, soit l’immense majorité de la race Fae, estiment que les mages humains sont des sous-merdes. Oh, et puis flute…
- C’est encore pire que ça. Tu sais ce que c’est l’estomac d’un dragon ?
- Une paroi stomacale avec tout un tas de bactéries ?
- Non…
- Quoi ? La légende selon laquelle ce serait un feu éternel serait vraie ?
- Non plus… C’est un trou noir. Enfin, en gros, c’est un trou noir. Disons que le trou noir est ce qu’il s’en rapproche le plus. C’est un peu compliqué à expliquer.
- C’est quoi alors ?
J’ai commencé à bouger les mains pour lui montrer une forme vaguement sphérique et je me suis rendu compte qu’elle ne comprendrait pas. Pas parce qu’elle était stupide, loin de là, mais simplement parce que je n’étais pas sur de comprendre moi-même le concept.
- C’est… un truc… Bon, reste sur un trou noir, parce que, franchement, je n’arrive pas à expliquer.
- Sauf que le dragon disparaitrait avec un trou noir dans le bide.
- Justement ! C’est pour ça qu’il mange énormément.
- Donc, j’ai un trou noir dans le bide.
- Non. Ton dragon a un trou noir dans le bide. Et pour le moment, ton dragon est… Ailleurs… ? C’est difficile à expliquer puisque nous existons sur deux plans de réalité. Nous, l’hôte qui est là et eux, l’animal qui reste la plupart du temps dans un plan que nous appelons « métaphysique » faute de mieux. Du moins, jusqu’à la métamorphose où nous fusionnons partiellement, esprit comme chair. Et… Même plus. L’animal peut prendre le contrôle.
- Je suis possédée… ?
Elle avait réussi à poser la bouchée de riz en équilibre sur ses baguettes avant de l’avaler, ce qui était un exploit vu tout ce qu’elle engloutissait.
- Non, ça n’a rien à voir. Ton… esprit… Encore désolé mais le langage est très limité pour exprimer la réalité de ce que nous sommes. Ton esprit a subi une sorte de scission où il a pris les caractéristiques de ta transformation.
- Comment c’est possible… ? Je me suis toujours posé la question concernant les compétences des métamorphes. Comment faisons-nous pour savoir… ce que nous devons savoir ?
- Aucune idée. Depuis la Révélation, y’a pas mal de monde qui s’est penché dessus… La seule explication plausible est l’instinct.
- Quoi, c’est tout ?
- Libre à toi de creuser le sujet…
Pour ma part, c’était différent mais j’étais dans une situation inédite, ou plutôt dans un concours de circonstances favorables qui ont permis ma survie et ma condition actuelle. Être un vampire, oui, mais un vampire cannibale qui certes n’est sensé ne se nourrir que sur d’autres vampires mais ayant de base la capacité de prendre la puissance du sang de ma proie pour moi. Pour cette circonstance, ça va, c’est relativement facile… Ou presque. Ensuite, il m’a fallu trouver un loup-garou dissocié dont l’humain et le loup se détestaient cordialement. Et enfin, il a fallu que je mange… Pas franchement la meilleure chose que j’ai faite… Bon, entendons-nous bien, je suis plus que content d’avoir un esprit loup avec moi mais c’est un esprit loup qui a environ sept décennies de plus que moi. Contrairement aux autres métamorphes, je n’ai pas « créé » ma moitié animal, ça a été une « greffe » et c’est bien ça le problème ! Encore une fois, contrairement au reste de la population métamorphe mondiale, j’ai une impossibilité métaphysique à fusionner. Mon loup et moi avons déjà tenté mais il y a trop de collisions de souvenirs pour que ce soit viable. Nous nous contentons donc d’être le plus souvent du même avis et de faire beaucoup de concessions l’un à l’autre. La dissociation était irrémédiable.
La plupart des métamorphes n’aiment pas les dissociés. Du moins, ils n’aiment pas que ça dure trop longtemps. La dissociation est inévitable mais il s’agit plus d’une conséquence de la transformation, ou plutôt sa violence. Fusionner avec sa moitié animale signifie qu’on a dépassé le traumatisme. Rester dissocié… Et bien, ça signifiait qu’on était fou. Un métamorphe fou n’est pas une valeur ajoutée à une meute, bien au contraire.
Pourtant, et malgré le fait que je sois aussi un vampire, j’étais aussi courtisé que l’héritier de la plus grande fortune du monde. On me passait beaucoup de choses parce que j’étais très rare et que tous les petits problèmes mentaux des métamorphes… Et bien, c’est moi qui les réglais. Il me suffisait d’être à coté de la personne malade, la plupart du temps. C’est marrant, non ? Le seul Garou dissocié que je ne peux pas aider… c’est moi-même. Il faut dire que je suis le seul Garou qui ne sache pas par instinct mais bien par expérience, une expérience qui n’est même pas la mienne.
Azul avait recommencé à manger et j’avais conseillé au serveur de lui donner tout ce qu’elle demanderait. J’avais beau avoir un estomac métaphysique de belle taille, il semblait que celui d’un dragon le dépassait de très loin : Les plats s’entassaient sur la table jusqu’à envahir mon espace et Azul les vidait sans y penser. Il fallait que je lui trouve un travail qui lui rapporte suffisamment pour qu’elle puisse prendre ses repas.
- Faire de la psychothérapie pour loulous ? Non, merci… Je te rappelle que j’ai quitté la meute qui m’a enlevée… Et puis, je suis une nécromancienne innée : la théorie, c’est pas mon truc. D’ailleurs, je suis sous la protection de quelle meute ?
- Aucune. Officiellement, tu n’es pas ici. D’ailleurs, officiellement, tu n’es nulle part : Je ne suis pas sensé t’avoir retrouvée, je ne suis même pas sensé t’avoir cherchée !
- Et de quelle meute tu es ?
- Euh… Aucune… ? Enfin, presque... Disons que je suis toujours considéré comme un louveteau en attendant de choisir ma prochaine famille…
Il est très compliqué pour quelqu’un de mon statut d’expliquer ce qu’il est. Un loup paria, un métamorphe paria, n’est pas quelqu’un qu’on côtoie avec plaisir. Contrairement aux VRPs vampires qui sont jugés utiles malgré leur manque d’attaches, les parias sont considérés comme des fous et des personnes en qui on ne peut pas avoir confiance. C’est en partie dû au comportement des vrais loups dont les parias sont généralement ceux qui viennent défier l’Alpha et lui piquer sa meute. Les parias étaient donc chassés à vue et parfois tués. Mais un paria Cœur de meute ? Que faire ? Le tuer ? le forcer à travailler ? Le courtiser ? Et bien, tout ça à la fois. Pour éviter qu’on me tue ou que je mette à tuer tout le monde puisque mis en captivité, le Fenris avait décidé de me faire passer pour un louveteau alors que la période d’un soleil et d’une lune était passée depuis fort longtemps. En clair, vous avez le droit de le courtiser mais interdiction de lui faire du mal. Nous savions, le Fenris et moi, que ça ne pouvait pas durer longtemps mais contrairement à lui, je n’avais aucune solution viable qui me convienne.
- Je suis donc une paria… ? murmura Azul.
- Tu l’étais déjà au moment où tu as fuit la meute de ton ex.
- Je suis donc toujours en danger.
- Ouais.
Simon était l’une des rares personnes que Kyoichi, le restaurateur japonais, laissait entrer dans mon cercle de cinq mètres. Déjà parce qu’il le connaissait comme l’un de mes amis et qu’ensuite parce qu’aucun humain n’arrêtait Simon sans subir son regard noir et un certain inconfort. Simon était un dominant de très haut niveau et la plupart des meutes lui prédisaient un bel avenir en tant qu’Alpha d’ici un siècle ou deux. Mais Simon, au contraire de pas mal de jeunes loups dominants, ne voyait aucun avantage à diriger une meute. Ce qui n’était guère étonnant quand on sait que Simon a été élevé et travaillé longtemps comme Servant de Chasse dans une cour vampirique. En tant que tel, il m’était totalement dévoué. Quant à savoir si c’était ma nature de Cœur ou une déformation de son éducation qui le poussait à servir un vampire, bonne question. Je n’en savais rien.
Comme à chaque fois que nous rentrions à New York, mon Servant de Chasse allait chercher le courrier pour me l’apporter. J’oubliais toujours de le prendre et je crois que ça amusait grandement Simon de tenir le registre des demandes qu’on me faisait, car, oui, Simon lisait tout et me faisait un résumé. Il s’assit à coté d’Azul et remercia Kyoichi pour le saké qu’il lui avait apporté.
- Petite semaine… Seulement trois demandes.
J’ai levé les yeux au ciel en me demandant si tous les Cœurs de l’histoire avaient eu droit au même harcèlement. Sans doute n’avaient-ils pas eu mon sale caractère, sinon on en aurait entendu parler dans les traditions orales. Et pas qu’un peu.
- Demandes de quoi ?
- Demandes en mariage… ricana Simon.
Azul s’est tournée vers moi, les yeux grands ouverts.
- Vraiment ?
- Non, c’est comme ça que Simon les appelle… Les propositions de meutes des quatre coins du monde pour que je les rejoigne et à qui je vais répondre d’aller se faire foutre.
- Avec les formes, intervint Simon en éclusant son saké comme si c’était de l’eau.
- Ou pas…
- Tu sais très bien que Dom va relire ta lettre et la réécrire entièrement pour qu’elle soit « diplomatiquement acceptable ». A-t-il répondu en accentuant les guillemets avec deux doigts.
- Bordel… Tu peux pas envoyer mes messages sans passer par Dom ?
- Non. Je voudrais éviter une guerre, si ça ne te dérange pas.
Soyons francs un instant, moi non plus, je ne voulais pas d’une guerre. Surtout qu’étrangement un nombre assez impressionnant de vampires rallierait ma cause pour simplement se faire bien voir de Victor et accessoirement pour tuer de la carpette. L’inimitié millénaire était officiellement terminée, tout comme la Chasse mais étrangement, lors de cette phase de transition, tous n’attendait qu’une seule chose : une étincelle. Je ne voulais pas être cette étincelle. Ma soif d’attention n’allait pas jusque-là.
- Je veux juste qu’ils comprennent qu’ils me pompent l’air.
- Ils le savent. Rétorqua Simon en me piquant une brochette. (mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec mes brochettes ??) Mais tu sais, sur un malentendu, ça peut passer.
Il s’amusait à feuilleter les propositions et à m’en donner le résumé.
- Madagascar te propose les trois filles de l’Alpha. A ta convenance et sans poser aucune question.
- Et pourquoi j’irais m’enterrer à Madagascar ?
- Un puits de pétrole aux Emirats ?
- Je suis pour l’emploi d’énergies renouvelables et propres.
- Les bénéfices d’une chaine de kebabs à Paris ?
- Non, attends… Hassan me courtise ?
Simon écarta les mains en souriant et hocha la tête. J’en suis resté bouche bée. De tous les alphas d’Europe, Hassan était celui qui me détestait le plus. Ou du moins, avant que je ne reçoive cette proposition, il paraissait être celui qui me détestait le plus. Plusieurs raisons à ça : Je suis vampire, je suis bisexuel et je ne m’en suis jamais caché et j’avais aidé Jones, l’Alpha de Londres, à gagner suffisamment de réputation pour passer devant lui, malgré le fait que la Meute de Londres soit composée à plus de 70% d’anciens parias et d’exilés. De plus, ma seule existence était pour lui une abomination. Bon, soyons honnêtes et rendez à Hassan ce qui est à Hassan, à savoir sa haine, et admettons que mis à part sa meute et quelques humains, le reste de la population terrienne était une abomination.
Je me suis penché sur Simon en joignant les mains et en lui faisant ma mine de chaton triste.
- Oh, pour celui-là, je t’en supplie, laisses ma réponse sans filtre Domesque …
- Et tu vas répondre quoi ?
- Que j’accepte et que je lui laisse même ses restaurants à condition que je puisse lui péter le cul sans vaseline deux fois par semaine !
Vulgaire… Je sais…
J’assume.
Azul était pliée de rire et essayait vaillamment d’avaler sa bouchée pour éviter de me la cracher à la figure. Simon, lui, cachait mal son hilarité derrière sa main. Si vous vouliez savoir pourquoi je m’entoure de personnalités aussi difficiles, voilà la réponse : Ils me supportent. J’ai besoin de gens qui ont, eux aussi, une tumeur invisible au cerveau qui les rende fous.
- Même si je serais plutôt d’accord avec le fond, la forme est inacceptable.
La voix de Dom nous a tous cueilli dans notre fou rire. De tout mon groupe, le vieux loup-garou était sans doute le plus calme et le plus posé. Limite pisse-froid. Mais vraiment, juste sur la limite parce que Dom a un humour génial, très lupin, et nous sommes les champions de l’humour animal. De tous les métamorphes que je connais, Dom est surement celui qui est le plus fusionné. Je suis incapable de savoir où commence le Loup et où finit Dom, l’apprenti moine de cinq siècles.
- Ce serait super drôle, Dom… Lui ais-je dit en me retournant sur ma chaise.
- Oh, oui… Environ cinq minutes. Et puis les assassins d’Hassan viendront ici pour « laver l’honneur » de leur alpha.
- Rabat-joie.
Contrairement à Simon, Dom n’était pas une vraie valeur ajoutée pour une meute. Même si Simon, physiquement, semblait être le père de Dom, celui-ci faisait peur par son âge réel. Dom s’était mis à mon service en quelque sorte pour se soigner. Un vieux loup peut devenir fou et commencer un carnage, surtout quand il vivait en tant que Paria. Dom, en restant avec moi prés d’une année, avait réussi à calmer sa dépression lupine, ce qui faisait de lui l’un des dominants les plus vieux d’Europe et d’Amérique. Pour faire simple, Si Dom rentrait dans une meute, il pouvait potentiellement en prendre le contrôle dans les deux semaines suivant son arrivée, surtout avec Simon qui lui apporterait son soutien. Le Fenris cherchait à le mettre dans des meutes dont l’Alpha était jeune et remplaçable ou nécessitant les conseils d’un second qui serait aussi son bouclier.
Dom prit une chaise qui était pour une autre table et s’assit avant de tendre la main vers Azul.
- Bonjour, je suis Domenico, ravi de vous rencontrer.
J’ai vu les yeux d’Azul étinceler d’une lueur que je qualifierais de gourmande. Elle avait le même regard pour moi et c’était l’une des raisons pour lesquelles je l’avais approché de manière « romantique ». Bon, je vais être franc, l’autre raison était tout simplement que j’avais envie d’un peu de sexe. Je suis devenu étonnamment chaste depuis que j’héberge un loup et ce, parce que monsieur n’aime pas que je partage mon intimité avec d’autres sans son accord. J’ai toujours été très tolérant dans mes gouts, Louveteau, non. Ce qui est très dur pour moi.
- Enchantée… a murmuré Azul en ronronnant légèrement.
Je trouvais ça marrant quelque part. Elle aurait du avoir peur de lui vu sa dominance mais au contraire, elle le trouvait consommable. Un effet du dragon ? Et est-ce que je devais la prévenir de sa nature de loup ET de sa volonté de rester fidèle à ses premiers vœux de moine. Cinq cents ans de chasteté. Mais comment fait-il ? Pour éviter les quiproquos qui pouvaient devenir sanglants, je me suis décidé à intervenir tout en sauvant mes brochettes de la main de Dom qui s’avançait vers elle.
- C’est un loup-garou, c’est une dragonne. Cessez de piquer ma bouffe parce que sinon je vais vous mordre.
On touche pas à ma bouffe. Jamais. C’est dangereux.
Dom ne devait pas être conscient des vues d’Azul parce qu’il me regarda avec surprise. Azul, elle, me foudroya du regard.
- Tu me fais le jaloux, là ?
- Rien à voir. Je protège mon moine de ton ronronnement diabolique, Chérie.
- Rabat-joie…
- Non, c’est lui le rabat-joie. Moi, je suis le mec qui va vous empêcher de vous bouffer à défaut d’avoir pu sauver mes yakitoris !
J’ai regardé mon assiette. Il en restait deux.
- Vous avez quoi avec MA bouffe ? Pourquoi tout le monde me la pique quand je mange ? Vous me trouvez trop gros, c’est ça ? Changez de lunettes ! Je suis très fier de mon ventre plat !
Je crois que je n’aurais jamais du soulever mon T-shirt pour prouver le bien-fondé de mes allégations. Surtout vu leurs têtes et celles des autres clients. Intérieurement, Louveteau se bidonnait tout seul. Bon, je ne suis pas exhibitionniste mais j’avoue avoir beaucoup apprécié l’effet que je provoquais en me déshabillant, du moins avant qu’on me vampirise. Depuis, je suis beaucoup plus réservé par les réactions que je provoque, sans doute parce que tout ça a commencé à déconner à cause de ça. Mon T-shirt a repris sa place dans un silence presque recueilli. Il valait mieux changer de sujet.
- En toute honnêteté… Pourquoi picorer dans mon assiette ?
Ils se sont tous regardés en se posant la question et espérant que le voisin donne une réponse satisfaisante mais aucun ne put mettre en mots ce qui les amenait à piquer dans MON assiette. Je me suis donc tourné vers le loup qui partageait ma tête et qui me répondit d’un simple « Meute », indiquant par là que c’était normal, que j’aurais dû le savoir et qu’il n’avait aucune envie de me l’expliquer pour le moment. Voire, il avait décidé de bouder un peu devant mon ignorance. Oui, depuis que je partage mon esprit avec Louveteau, j’arrive à saisir toutes les nuances de langage de Victor, le comprenant presque parfaitement quand il insulte quelqu’un en le couvrant d’éloges. Ou l’inverse. Si je restais dubitatif devant ces petits jeux de cour, Louveteau éprouvait à chaque fois pour Victor une admiration grandissante, ce qui était fort perturbant.
Azul risqua une explication :
- Parce que c’est meilleur quand ça vient de l’assiette d’un autre… ?
- Non, je crois que c’est naturel… Et qu’il va falloir que je prenne des cours de cuisine.
Si je comprenais bien ma nature de Cœur, mon rôle était d’être rassurant pour ma meute et pour les personnes qui ont besoin de moi. En clair, je suis un substitut de l’instinct primaire qui veut que nous, êtres vivants, satisfaisions à trois besoins : Sécurité, nourriture et confort. Si je pose de la nourriture devant moi, la plupart des métamorphes prendra cet état de fait comme une invitation à manger. En bref, soit je décide de manger tout seul, soit je me force à manger plus vite qu’eux, soit je faisais en sorte de les nourrir suffisamment pour qu’il y ait des restes.
Azul, cependant, ne s’est pas satisfaite de l’explication succincte que j’avais donnée. Et pour cause, elle venait juste d’apprendre que j’étais une rareté, que dis-je, un malencontreux concours de circonstances mais elle ne connaissait pas encore la pierre angulaire de mon destin de merde :
- Mais tu es quoi au juste ?
- Un Cœur de Meute. Répondirent Simon et Dom dans un unisson parfait.
Là, je dois dire que ça l’a véritablement impressionné. Vampire ? Classique. Loup-garou ? pfff, tellement commun… Un hybride des deux ? Mouais, on commence à être un peu hors de la masse. Cœur de Meute ? Ah… là, tu me parles, coco !
- Sérieusement ? (On a tous acquiescé.) Un Cœur de Meute ET un Cannibale ?
- Exact. Quand je te dis que j’ai une dette karmique de la taille du Rwanda, je ne plaisante pas.
- Du Canada, tu veux dire… Tu… es la personne la plus rare au monde !
- Et ça me rend fou de joie… ais-je marmonné en faisant la moue.
- Je comprends mieux les demandes en mariage…
- Et encore, t’as que les lupines. Attends de voir celles qui arrivent à l’aube, elles sont hilarantes !
Simon m’a piqué l’avant-dernière brochette puis s’est calé sur son siège avant de faire remarquer :
- Tu nous les transmets jamais, celles-là…
- Normal. Je les donne directement à Victor.
Simon et Dom m’ont regardé avec de grands yeux en essayant d’imaginer le carnage et ils se sont tous les deux mis à sourire en coin, se rendant compte que malgré toutes leurs idées tordues, Victor les surpasseraient de très loin en puputasserie. Chaque demande avait une clause de confidentialité que je brisais allègrement sauf quand je pouvais répondre un non poli. Oui, ça m’arrive. Pas souvent, c’est vrai, mais ça m’arrive.
- Et c’est qui Victor ? Ton diplomate vampirique ? demanda Azul en me piquant la dernière brochette.
J’ai attendu qu’elle en ait un gros morceau dans la bouche pour lâcher la bombe.
- Mon… père vampirique, on peut dire. Mais tu le connais peut-être mieux sous le nom de Sigur.
Ca n’a pas loupé : elle a failli s’étouffer avec le morceau de poulet et je me forçais à ne pas éclater de rire. Dom m’a regardé un peu méchamment puisqu’il n’aimait pas du que je me comporte comme un salopard quand il était là et je n’avais aucune idée de pourquoi il avait décidé que je serais gentil avec tout le monde en sa présence. Quelque part, je me doutais que ça venait de son coté catholique mais je n’avais toujours pas réussi à lui faire comprendre que non, je ne tenais pas à devenir un parangon de vertu. Cependant, ces regards noirs me rendaient toujours un peu coupable et j’ai servi à la jeune femme un verre d’eau en guise d’excuses.
Malheureusement pour moi, car oui , j’aurais vraiment préféré subir la muette désapprobation de Domenico, quelqu’un entra dans mes cinq mètres avant que Kyochi ait eu le temps de l’intercepter et même avant que mes loups n’aient eu le temps de le sentir. C’était très impressionnant et clairement pas naturel. Alors que l’homme, assez grand par ailleurs, s’arrêta à côté de moi pour me tendre une enveloppe blanche, j’étais déjà à regarder son aura. C’était un vampire et le plus étonnant pour moi était que sa « piste » ne commençait qu’à quelques mètres de moi. De notre table, seule Azul n’était pas sur le qui-vive mais le vampire n’était pas agressif. Ce qui était une chance puisque nous étions en public et que je n’avais aucune envie de montrer à l’humanité ce que je valais au combat. Je n’étais pas mauvais, loin de là, mais je n’ai aucune subtilité. Si Dom devait tuer un homme, il lui ferait une seule incision sur la carotide ou il lui briserait la nuque d’un seul coup. Moi, j’ai tendance à arracher la tête ou à aller chercher le cœur à la main. J’ai donc pris l’enveloppe qu’il me tendait et il s’est reculé de trois pas en inclinant la tête. J’ignorais alors qui était son maitre mais je pensais que ce maitre là devait tenir ses larbins avec une laisse particulièrement solide.
- Une demande en mariage ? A murmuré Azul avec un soupçon de malice.
- Il semblerait…
J’ai ouvert l’enveloppe et en ai sorti une carte gravé qui était gris anthracite.
Ce n’était pas une demande en mariage, c’était une convocation.
En fermant les yeux, je me suis demandé comment je pouvais échapper à ça. Louveteau commençait à s’agiter sous mon crâne et à émettre les solutions les plus stupides pour éviter la convocation. Aucune n’était viable.
- Dites-lui que j’arrive.
Je déteste ne pas avoir le choix.