Into the fire
La soirée octroyée à Sonatine s'était transformée en quelques heures par semaine en tête à tête et il allait vraiment finir par la tuer... Mais elle insistait toujours, à sa façon, en restant là muette à le regarder, même quand il s'enfermait dans sa chambre à discuter avec Ben par ordinateur ou jouer aux derniers titres qui étaient sortis pendant son absence prolongée. Elle ne disait rien mais il savait qu'elle était là à cause de son parfum à la vanille. Et il refusait de céder. Il l'ignorerait purement et simplement jusqu'à ce qu'elle comprenne ou jusqu'à ce qu'il craque et qu'il se jette dessus pour la dévorer. Ce serait une bonne idée, ça tiens... En plus, il commençait à avoir très faim et la douleur sourde de son estomac se diffusait jusque dans ses veines. Malheureusement aucun vampire d'Amérique du Sud n'avait eu le culot de venir dans le territoire de Sigur. Dommage pour lui. Le moment où il déchiquetterait la gorge de Sonatine approchait à grands pas. Pour être honnête, ça le faisait même sourire. Oui, hélas, le monstre en lui gagnait de plus en plus de terrain.
C'était d'ailleurs le sujet de la plupart des discussions avec Ben. La progression inexorable des deux monstres qu'ils habitaient et le fait qu'ils en prenaient de la place, ces deux salopards! Vince avait même réussi à glisser qu'il était content que Ben ait le sang chaud: Il était l'un des rares qu'il pouvait côtoyer sans avoir envie de le vider de son sang. Encore une fois, l'allusion était tombée à plat. Ben n'avait pas compris ou n'avait pas voulu comprendre. Dans les deux cas, Vince en avait été frustré. Plus que le sang, il lui manquait la sensation d'être bien au chaud dans les bras de quelqu'un. Au chaud et protégé. Il se contentait de fantasmer éveillé en se rappelant l'un de ses anciens amis qui lui avaient dit un jour que tous les homos craquaient un jour pour un hétéro qui leur brisait le cœur. Et bien, voilà. Il était en plein dedans. Mais il ne perdait pas espoir. Après tout, merde! Il n'y avait pas si longtemps, il n'avait qu'à claquer des doigts et faire un sourire en coin pour avoir une chambre pleine d'admirateurs enamourés. Il n'avait qu'à redevenir un peu plus lui-même et multipliait les allusions pour entamer le long et délicieux processus de la tentation. Ben succomberait... Ou plutôt, il fallait qu'il succombe juste pour que le cannibale se sente un peu moins seul.
- Mauvaise idée...
La voix enfantine de Sonatine le hérissa complètement et il imagina lui jeter quelque chose à la figure. Manque de chances pour lui, il estimait trop son mobilier pour le balancer à la tête de la linotte.
- C'était pas si mal quand tu te taisais, en fait...
Ne pas lui accorder un regard... Jamais. Ce serait le début de la fin. Il mit même sons casque sur les oreilles pour écouter de la musique. Il fallait juste qu'il se compose rapidement une liste d'écoute avant qu'elle ne se mette à lui raconter sa vie. Et dieu, comme il s'en foutait.
- C'est comme ça que naissent les Cautions de Moralité... Parce qu'un cannibale ne peut plus rester tout seul.
- Mais tais-toi...
- Toutes les Cautions de Moralité naissent d'un amour impossible et jaloux. Enfin... C'est toujours mieux que l'alternative.
- A savoir?
Et merde, il s'était fait avoir...
- La destruction totale de l'autre. Peut-être même aller jusqu'à s'en nourrir. Ça, les autres n'apprécient pas du tout.
- Les autres quoi?
- Les autres cannibales.
Il préféra reposer le casque et se lever pour se passer le visage sous l'eau. La faim le rendait fébrile et peu patient. Tout le monde savait qu'il devait bientôt se nourrir et l'évitait soigneusement. Il avait entendu que certains lui cherchaient même une proie. Les imbéciles... Ils ne comprenaient pas qu'il ne souhaitait pas leur aide. Sa propre nature était déjà assez dégradante sans qu'il n'ait des complices. Une poche de sang se promena devant son visage alors qu'il relevait la tête.
- Vous devriez boire ça.
- C'est quoi ça?
- Du sang humain, froid et contaminé. Hépatite, je crois. Il allait partir à l'incinérateur. Les plus faciles à voler. Pour le sang sain, j'ai toujours un peu de scrupules.
- Pourquoi tu me donnes ça?
- Parce que c'est le meilleur moyen pour un cannibale de retarder sa faim. Un sang qui ne manquera à personne.
- Pourquoi pas du sang animal?
- Pas assez proche. Buvez.
Un peu dégouté malgré tout, il approcha la bouche de la valve et aspira une gorgée prudente. Il fut incapable de s'arrêter avant la fin de la poche et il aurait bien voulu que la poche ne soit jamais vide. Il en tremblait même.
- Comment...?
- Ca ne vous nourrira pas. Mais ça vous donnera un peu de répit. Le sang mort est ce qu'il y a de plus proche du sang vampirique.
- Comment tu sais ça?
Sonatine se retourna et sortit de la petite salle d'eau sans plus un mot. Elle ne revint même pas sur ses pas alors qu'il l'appelait. Comme il se souvint qu'il ne voulait pas la voir dans sa chambre, il se dit que ce n'était pas si mal et qu'elle avait du le faire exprès pour le titiller. Très bien joué. Mais les ficelles de la séduction, merci, il connaissait.
En parlant de ça... Le soleil était couché depuis plus de deux heures, il était temps qu'il prenne sa dose quotidienne de loup-garou. Il enfila un pull et sortit par la porte pour une fois. Mal lui en prit. S'il était sorti par la fenêtre, comme d'habitude, il n'aurait pas croisé Christophe, le tout nouveau secrétaire de Sigur, qui le cherchait à voir sa mine.
- Monsieur? Le Maitre souhaiterait vous voir.
- Quoi, maintenant?
Manifestement, le petit dernier n’avait pas été briefé sur la propension hallucinante de l’Héritier à discuter les ordres, fussent-ils venus de Dieu le Père en personne.
- Et bien… oui, maintenant…
Vince poussa un soupir à fendre l’âme et son vis-à vis se crispa, prêt à défendre sa vie si nécessaire. Pour ça, on l’avait prévenu. Quand le Cannibale soupire, tous aux abris. Mais celui-ci ne lui accorda plus un seul regard et se dirigea dans le couloir en trainant les pieds et en pestant à voix basse. Quel sale gosse, tout de même. La moitié du monde vampirique se damnerait pour être à sa place mais celui-ci semblait trouver sa situation nauséabonde. Sa nature de cannibale peut-être… Mais quoiqu’il en fut réellement, sa mort serait une libération pour pas mal de monde.
Arrivé dans le bureau du Maitre, Vince s’étonna de le trouver, non pas confortablement installé dans un de ses fauteuils en cuir mais debout devant une flambée gigantesque, s’abîmant dans la contemplation des flammes mouvantes. Il était toujours impeccablement habillé mais il ressemblait plus à un de ces requins de la finance d’un polar des années noires avec son pantalon gris anthracite, sa chemise blanche retroussée aux coudes et un gilet droit. Pire que tout, il avait l’air soucieux. Vince se retint donc de laisser exploser sa mauvaise humeur. Victor lui passait beaucoup de choses, un peu trop selon le reste de la Cour, mais le jeune vampire connaissait maintenant l’exacte limite à ne pas dépasser. Même s’il lui arrivait presque innocemment d’y poser le pied en entier.
- Assis.
D’accord. En fait, c’était bien pire qu’il ne le croyait. Jusque là, Victor avait toujours tenu à être d’une cordialité extrême même quand il faisait ses reproches.
- Qu’est-ce que j’ai encore fait… ?
Vince ne supportait pas ces fauteuils qui vous engloutissent : C’était la plaie pour en sortir rapidement et sans être trop ridicule. Alors il s’assit par terre, à coté du chien qui lui renifla l’oreille avant de s’étendre et de poser sa tête sur le genou du vampire. Ouais… Vraiment aucun instinct cette bestiole.
- Tu n’as rien fait contre moi ou contre cette cour.
- Alors pourquoi tu fais cette tête ?
Victor se retourna et fixa son enfant de ses yeux verts. C’est dans ses moments-là que Vince le trouvait particulièrement princier. Il dégageait une telle aura qu’il le mettait mal à l’aise.
- Tu joues aux échecs ?
- Euh… Ça m’est déjà arrivé quand je m’ennuyais beaucoup…
- Tu devrais. Je t’apprendrais un jour. Quoiqu’il en soit, nous avons perdu plusieurs de nos pièces en moins d’une semaine.
- Ah.
Le cannibale eut conscience que c’était horrible quelque part… mais il n’arrivait pas à s’intéresser à cette guerre. Même si ce conflit allait lui donner de quoi boire en bonne quantité, il s’en foutait. Même l’idée que cela puisse couter la vie à Victor, Clara et même à Charles et à Simon n’arrivait à donner de la consistance à cette menace. Tragique, non ?
- Tes frères ont décapité trois villes.
- Combien ??
Preuve qu’il avait quand même retenu certaines de ses leçons… Il était matériellement et vampiriquement impossible que les cannibales aient réussi la décapitation de trois villes : Ils n’étaient pas assez nombreux pour ça et surtout… Merde, les Cours auraient réagi et se seraient mise à l’abri à moins de demander un report de sentence. Mais si Victor avait raison, et aucune raison de douter de ses informateurs… Les cannibales en étaient à six villes depuis le début de l’année. Record battu.
- Trois. Abidjan, Delhi et Budapest. Trois des plus vieux fiefs de l’Ancien Monde. Et trois de mes alliés…
- Mais… Ce n’est pas possible… Et je n’ai reçu aucune demande pour me tenir prêt.
- C’est bien ça qui m’inquiète le plus, Vincent. Que tu sois sciemment mis sur la touche.
- On estime peut-être que je ne vaux rien comme cannibale…
- Excuses-moi de détruire tes illusions, mon fils chéri, mais de toute la caste, tu es le plus affamé et le plus dangereux. Le plus contrôlé aussi malgré ton jeune âge. Non, il n’y a que deux raisons pour lesquelles on t’a laissé dans le brouillard. La première, c’est qu’on ne voulait rien me laisser savoir, la seconde est qu’ils espèrent que tu perdes le contrôle et que tu t’attaques à moi.
Victor s’approcha lentement et se pencha sur lui avec un petit sourire.
- Tu t’attaquerais à moi, mon petit tigre… ?
- Tu sais bien que non.
- Même sous l’emprise de la soif ?
- Je sais surtout que si je t’attaque, je perds un bras. Arrêtes de jouer avec moi !
Victor avait posé une main sur sa joue et la caressait tendrement. Plus que jamais, Vince ne voulait pas penser à ce que ce simple contact suscitait en lui.
- Vincent, combien de temps encore me résisteras-tu ?
- Jusqu’à la fin des temps si nécessaire ! Personne ne me touche !
- Même pas ton loup ?
Le jeune vampire se recroquevilla. La voilà sa plus grande appréhension : Que malgré toutes ses tentatives et même si Ben acceptait, lui-même soit incapable de se laisser d’avantage approcher. Voilà la plus grande tragédie : vouloir et ne jamais pouvoir.
- Je ne sais pas…
- Un jour tu sauras. Il est séduit ?
- Que… Pardon ?
- L’as-tu séduit ? Je crois employer des mots compréhensibles tout de même.
- Et bien…Je… Mais ça ne te concerne pas !
- C’est donc, non.
Incapable de se contrôler d’avantage, Vince mordit la main laissée à sa portée. Même si Victor avait retiré sa main assez vivement, comme lorsqu’on joue avec un chaton, les canines avaient éraflé la paume. Vince gouta les quelques gouttelettes de sang que ses crocs avaient réussi à voler et… Dieu… Le feu de ses veines redoubla d’ardeur. Pourtant le Maitre de Toulouse souriait comme s’il était incapable de voir qu’il ne jouait pas avec une peluche mais avec la créature capable de le terrasser. Il ne fit pas un seul mouvement alors qu’il voyait les yeux de son cannibale devenir encore plus glaciaux que d’habitude et qu’un grondement de faim lui échappa. Mais Vince préféra frapper de son poing sur le sol jusqu’à ce que le parquet vole en échardes.
- C'est comme ça que tu gères...? Par la douleur?
- Tu vois une autre solution, peut-être...?
- Beaucoup d'autres. Mais je ne tiens à t'influencer. Mes solutions ne sont pas les tiennes.
- Tu l'as dit.
Le Vieux Lion s'assit par terre à son tour et entoura les épaules de son cannibale avec son bras.
- Mais tu tiens très bien le choc, crois-moi.
- Bon, tu ne m'as pas fait venir pour me tester et encore moins pour te plaindre de la mort de sangsues dont je me fous complètement. Annonce la couleur que je puisse sortir.
- Aie. Tu veux pas me mordre, d'abords?
- Donc, je ne sors pas.
- Non.
Il sortit de sa poche un billet d'avion.
- Tu pars ce soir, dans une heure pour être exact.
- Oh non, non, s'il te plait...
- Ce n'est pas une faveur que je te demande. Cette fois-ci, c'est un ordre.
Le jeune vampire avait beau le regarder en le suppliant des yeux, Victor resta intraitable même s'il lui embrassa la tempe avec un sourire.
- C'est aussi pour toi que je le fais. Maintenant, au travail.
Heathrow à minuit. Comme dans toutes les grandes villes d'Europe, personne ne dort, la nuit vit à cent à l'heure. La nuit est juste un changement de luminosité. Le seul évènement qui indiquait que c'était la nuit était que Simon baillait. Souvent. Très souvent.
- Tu dors pas la nuit?
- Désolé, M'sieur... Le petit fait ses dents et me fait passer de drôles de journées. Anna a recommencé à travailler la semaine dernière.
- Pas de nounou?
- J'en ai pas trouvé de suffisamment digne de confiance pour le moment.
- Je comprends... Mais si tu veux, je peux te mettre en congés pour quelques semaines.
- Non, non... Je gère. Et puis on a un sacré boulot à abattre.
- Choix intéressant de l'expression...
Mais, oui, ils avaient un boulot monstrueux à abattre, même si Simon ne servirait que de chauffeur. Vince avait compulsé le dossier dans l'avion et son Père Vampirique attendait de lui rien de moins qu'une décapitation en règle. Enfin, presque... Aucun autre cannibale sur l'affaire, les Oracles n'avaient rien demandé et Sigur se débarrassait juste d'une de ses rivales en termes de territoire.
- Tu crois que c'est vraiment la Reine Elizabeth 1ere?
- Non, je crois pas...
Simon alluma le contact de la voiture de location avant de continuer.
- Certains vampires aiment bien porter les noms de gens célèbres pour marquer les esprits, vous voyez? Personnellement, j'ai rencontré trois Raspoutine et deux Alexandre le Grand. C'était pathétique.
- Aucune personnalité...
- D'une certaine manière, oui... Certaines Cours vivent dans le passé, complétement. La Maitresse ne supportait pas.
- On la comprend.
- Enfin... Tout ça pour dire qu’Elizabeth 1ere est un nom qui se transmet à la Cour de Londres depuis pas mal de temps... Mais savoir si c'est vraiment la toute première... Impossible, patron.
Vince reprit le dossier. Il y avait une demi-heure entre Londres et Uxbridge, l'endroit où la Cour de Londres s'était excentrée. Les cibles étaient au nombre de huit. La Reine bien sur et ses sept couchants. Il vérifia dans son sac la présence de la poupée décapitée. Personnellement, il trouvait ça ridicule mais Victor tenait absolument à la mise en scène.
- Pourquoi la Cour de Londres s'est réfugiée à Uxbridge?
- Y'a différentes rumeurs à ce sujet... l'explication officielle est que la Reine trouvait l'atmosphère de Londres étouffante et que la direction de la Ville ne nécessitait qu'elle y réside.
- Et l'explication officieuse...?
- Y'en a plusieurs. La plus plausible est l'apparition d'une meute de loups, il y a une cinquantaine d'années et qui s'amusait à rendre la vie impossible à la Cour.
- Des Loups en ville? C'est possible, ça?
Simon haussa les épaules.
- C'est vous le spécialiste des loups...
- Pardon? Oh... Non, non, je ne demande rien à Ben.
- Vous devriez. Moi, c'est ce que je ferais.
- Tais-toi.
Vince savait que son servant de chasse ne méritait pas ça mais il devenait de plus en plus grincheux et agressif dés qu'il s'agissait de Ben. Peut-être un instinct de protection... et sans doute une bonne part d'égoïsme. Il ne voulait pas mêler Ben au monde des vampires et vice-versa, même quand celui-ci lui demandait quelques explications sur ses humeurs. Il voulait tout simplement garder Ben pour lui tout seul.
Toutes les Cautions de Moralité naissent d'un amour impossible et jaloux...
- Simon... Excuses-moi...
- Pas grave. On va mettre ça sur le compte de la faim.
- Dis-moi... C'est... possible de... transformer un loup?
- Non, Monsieur. Les deux sont totalement incompatibles.
- Ah.
- Enfin, si c’est bien de transformation vampirique dont vous parlez…
- Ouais, ouais…
Quelque part, ça le rassurait un peu. Il ne pourrait jamais faire de Ben un monstre comme lui parce que le Loup en avait déjà un dans le corps. Il ne le ferait pas basculer dans son enfer. Ca le rassurait autant que ça l’agaçait. Qu’il le veuille ou non, Ben ne serait jamais totalement à lui. Malgré ses relents de moralité, il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était bien dommage.
- Vous avez un plan, Patron ?
- Strictement aucun. Je ne veux pas jouer, j’ai trop faim pour ça. De toute façon, Victor ne souhaite pas que je fasse dans la subtilité. Je rentre, je tue, je ressors et on repart par le premier avion.
- D’accord. Patron ? Permission de parler franchement ?
- Seulement si tu perds cette habitude détestable de me vouvoyer et de m’appeler Patron.
- Oh, dur… Il n’empêche que je ne comprends pas ce que cherche à faire le Maitre, là… Je veux dire : Qu’il réponde à une déclaration de guerre et qu’il fasse le ménage devant sa porte, d’accord. Mais qu’il vous… qu’il t’envoie tout seul ? Mis à part crier au reste du monde : « Eh, vous avez vu ? Moi aussi, j’ai un putain de cannibale sous mes ordres ! » je vois pas ce qu’il essaye de faire.
Malheureusement Vince dut bien admettre que lui non plus ne voyait pas le tableau dans son ensemble. La décapitation de Londres ressemblait à une petite vengeance mesquine mais à force de côtoyer Victor, il savait qu’il y avait toujours des plans dans les plans dans les plans, des centaines de coups déjà envisagés et préparés et deux fois plus de portes de sortie possibles. Donc, ce qu’il allait faire n’était pas aussi innocent que cela paraissait. Loin de là.
- Simon, tu joues aux échecs ?
- Nan. Je trouve ça atroce et long.
- Et bien… Je crois que nous sommes un leurre. Je vais faire beaucoup de dégâts en très peu de temps, ce qui forcera tout le monde à me regarder. Ou plutôt à regarder la direction du doigt de Victor. Pendant ce temps-là, personne ne verra qu’il a fait signe à d’autres pour des actions plus discrètes.
- Ah. Pas con.
- Je ne ferais jamais l’erreur de prétendre que Victor est un imbécile… Jamais.
Laissant tomber le dossier sur le siège arrière, Vince s'absorba dans la contemplation du paysage. Quelques minutes à ne pas penser en se laissant bercer par le bruit du moteur. Le pied. Dommage qu'il y ait tant de camions de pompiers qui les dépassaient...
- Simon... On est... loin?
- Cinq minutes.
- Merde.
Le flic accéléra en prenant conscience que les pompiers venaient peut-être pour leur cible, un simple cottage qui abritait le palais de la Cour de Londres sous trois niveaux. La coïncidence était trop évidente pour être vraie. Et quand ils virent les flammes au loin, ils soupirèrent et s'arrêtèrent sur le bas coté, juste à coté d'un camion de pompiers qui étaient déjà garé là. Vince sortit de la voiture et sortit son portable.
- Victor... On a un problème... Je... On vient de me couper l'herbe sous le pied: La Cour de Londres est en train de flamber.
Il fallait toujours voir son travail et surtout cette partie là comme un moyen de communiquer avec des gens normaux. Des gens qui mettent leur vie au service des autres et qui savent que la raison profonde de leur sacrifice n'est pas l'argent. Pas avec leurs salaires de misère. Mais ils continuaient et sauvaient des vies. Il trouvait ça absolument magnifique et c'est pour cela qu'il appréciait de les tromper pour éviter qu'ils ne gâchent leurs efforts pour les mécréants. Les vampires de Londres brûlaient et nul besoin d'alimenter le feu de la colère par des vies humaines.
Là, il tenait les mains d'un pompier entre les siennes et expliquait d'une voix douce que non, vraiment... il ne se passait rien de grave. Pas la peine de rester, ce n'est qu'un feu d'artifice. Le sourire apaisé de ces pompiers était son petit trésor personnel. L'assurance qu'il faisait très bien son travail.
La Ford qui se gara non loin attira son regard et il congédia les pompiers d'un geste pour qu'ils rangent le matériel et s'en aillent. Quelque part, il regrettait que ces soldats se prennent des réprimandes demain pour ne pas avoir fait leur travail mais ça valait mieux que laisser les proies vivre. Et en parlant de proie... Les deux qui descendirent de la voiture en avaient tout à fait le profil. Peut-être des retardataires de la petite fête qu'avait organisée la Reine de Londres. Ou peut-être pas. L'un des deux n’avait pas la bonne odeur. Une odeur humaine... Sans doute l'un de ses hommes que les Cours utilisaient pour maintenir une connexion avec leur population citadine. Tant pis pour lui. Il savait forcement dans quoi il mettait les pieds. Il prit son portable et composa le numéro.
- Ash? Deux autres viennent d'arriver.
Il entendait le crépitement des flammes et la respiration rauque d’Ash. Celui-ci devait vraiment apprécier ce qu'il voyait.
- Alors dégomme-les.
- Bien, mon ami. A toute à l'heure.
Les instructions avaient été claires : Trouver de quoi il retournait vraiment. La Cour de Londres brûlait, soit. Mais pourquoi ? Et pas d’imprudence s’il te plait. Du coin de l’œil, il voyait les pompiers ranger les lances à incendie alors que le ciel était encore embrasé par le feu. Le pire était qu’il n’avait rien fait mais… Après tout, ce n’était que des sangsues qu’on l’avait chargé de tuer. Que ces vampires de Cour soient éradiqués par un autre, aucune importance. Vince aurait juste aimé savoir pourquoi. L’inimitié des Cours s’était aggravée depuis quelques semaines mais Sigur tenait bien ses alliés, sans doute parce qu’il était le plus puissant.
Et on peut difficilement mettre tout sur le dos du hasard ou d’une conduite de gaz qui explose même si c’était ce que Simon était en train de servir comme excuse aux autorités londoniennes. Les cours passent, les humains restent et les humains se protègent eux-mêmes.
Le premier camion rouge et jaune sortant de son parking improvisé, le cannibale vit quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le reste de la situation. Surement pas combattant du feu et encore moins badaud des environs pour une bonne raison. Il ne regardait pas l’incendie, il le regardait lui. Il était grand, le teint mat, les yeux bleus et les cheveux d’un beau brun tirant sur le châtain à la lueur des flammes. Surtout, il ne paraissait aucunement inquiet avec même un léger sourire de connivence, celui qu’on adresse à un excellent ami assis de l’autre coté de la salle de cours. Il portait un fin manteau long qui lui descendait jusqu’à mi mollet et qui le couvrait jusqu’au menton. Vince ne put s’empêcher de penser à un prêtre catholique en soutane, sauf que l’homme était bien trop bien bâti pour prêcher. C’était un combattant. Aucune faim ne le tiraillait cependant, en le voyant. Ce n’était pas un vampire. L’homme porta un doigt sur ses lèvres et intima le silence par ce geste avec un regard à la fois tendre et malicieux, signifiant que ni lui, ni le cannibale ne devaient bouger avant que les pompiers ne soient tous partis. Vince hocha la tête. Il n’avait pas envie d’inclure des innocents dans ce qui allait suivre d’autant plus qu’il était pratiquement sur d’avoir le responsable du massacre d’Uxbridge en face de lui.
- Simon, prends la voiture et tires-toi.
- Quoi ?
- Tires-toi ! Je te rappelle quand j’ai fini.
Le flic aurait bien voulu rester, autant par devoir que par amitié. Ca y’était, il était trop tard, il s’était déjà trop attaché à son vampire. Pourtant Papy Occard l’avait prévenu : On ne s’attache pas aux canines. Eux n’auront aucune pitié pour toi. Pourtant ce Dent de Lait là… Le simple fait qu’il lui ait demandé de se barrer devant un ennemi potentiel signifiait qu’il tenait un minimum à lui. Et merde… Il obéit tout de même, une boule au ventre.
L’homme s’approchait avec une démarche souple de prédateur. Vince se dit que pour ce loup-là, car il était persuadé que c’était un métamorphe, il aurait plus de mal qu’avec le précédent. Déjà que ça avait été une boucherie…
- Pourquoi avoir renvoyé l’humain ?
Il avait une voix grave et profonde qu’on pouvait écouter jusqu’à en perdre la tête.
- Tu l’aurais tué en premier pour ne pas avoir à s’en occuper après.
- Il est vrai. Mais cela aurait pu te donner une petite ouverture.
- Pas au prix de sa vie.
- Bien. Quand l’Eternel te jugera, je ne doute pas un seul instant qu’Il ait de la considération pour ce que tu viens de faire.
- Que… Pardon ?
Mais l’autre ne semblait pas disposé à en dire plus, le temps de cligner des yeux et il était déjà à ses cotés en contrebas le poing filant vers son visage. En se rejetant en arrière, Vince songea très sérieusement à remercier Victor pour ses séances d’entrainement au corps à corps. Les vampires sont très rapides, normalement bien plus que les loups-garous mais celui-là bougeait à la même vitesse que lui.
Je vais avoir très mal…
Deux coups lui furent portés, heureusement dans le vent mais Vince était obligé de reculer et de reculer encore. Les poings qui filaient vers son visage ne lui faisaient pas peur, il avait subi suffisamment de douleur pour ne plus vraiment la redouter mais son adversaire continuait à sourire tendrement. Aucune crispation de la mâchoire montrant un effort ou une volonté de tuer, juste ce petit sourire égal. Comme s’il s’entrainait ou plutôt comme s’il dansait. Vince avait pris l’habitude de deviner les coups par les expressions du visage mais il était maintenant réduit à devoir esquiver ce qu’il voyait du coin de l’œil… Du moins jusqu’à ce qu’un pied ne lui crochète le genou et qu’il se prenne l’autre directement dans le menton, l’envoyant voler un peu plus loin.
- Tu sais… Si tu l’acceptes, je peux t’achever sans douleur.
- C’est une plaisanterie ?
- Absolument pas. Je ne tue pas par plaisir mais par devoir. Je ne souhaite pas infliger plus de souffrance que nécessaire.
- Je ne souhaite pas mourir !
Et Vince fonça sur l’autre avec un cri de rage. A les voir de loin, on aurait jamais compris qui était le vampire et qui était le loup. Ou on se serait trompé. Mais le cannibale n’était pas fou de rage, juste parfaitement conscient que le combat n’était qu’une succession de feintes et de coups directs. Foncer dans le tas était juste le moyen de préparer son adversaire à une attaque frontale alors qu’il fit exprès de lui passer par-dessus et d’envoyer son coude dans les vertèbres du loup avant d’essayer de lui porter une clé au niveau du cou. Après tout, les Métamorphes avaient besoin de respirer, eux. Peine perdue, cependant, le Lycan était déjà trop loin pour être attrapé et balançait sa main en arrière pour déstabiliser le vampire. Mais les deux se remirent en garde face à face à un mètre de distance.
- Je suis sincèrement très impressionné. La plupart de mes adversaires se laissent avoir au piège de m’attaquer alors que je suis encore humain et surtout de croire que je suis plus faible comme ça. Mais tu ne feras pas cette erreur.
Et bien, ça, c'était une très mauvaise nouvelle. Un loup qui s'était habitué à combattre en forme humaine pour ne pas avoir à se transformer. Face à lui, Vince se sentit bien faible. Certes, Vampire... Certes, cannibale. Mais il était tellement jeune que c'en était un handicap. Surtout en face d'un Lycan qui respirait la confiance en soi. Il fallait réfléchir, ne plus se contenter de sa propre force, ne plus foncer. Réfléchir...
Réfléchir...
Vince se sentit presque fondre, tous ses muscles se relâcher tandis que, pour une raison qui lui échappait, il se remettait à respirer doucement et à se laisser bercer par cette respiration. Le monde autour de lui perdit ses couleurs mais gagna en netteté. Il se mit à voir les auras et non plus la réalité trompeuse que lui transmettait sa vue humaine. Tout bougeait lentement et en même temps si vite et c’est là qu’il vit enfin les expressions de joie malsaine de son adversaire qui se superposaient sur son visage lisse quand il attaquait. Il put éviter et parer avec facilité mais au vu de l’aura du loup, celui-ci ne laissait aucune ouverture. Il soupira de déception en esquivant un crochet du droit particulièrement vicieux : Il ne pourrait pas gagner.
Du coin de l’œil, le vampire vit quelque chose arriver à grande vitesse et le loup tourner la tête pour comprendre ce que c’était. Il eut juste le temps de sauter avant que la voiture ne le percute et ne l'envoie voler un peu plus loin. Un bon réflexe cependant. Si la voiture l'avait choppé les pieds au sol, il serait passé en dessous. Simon sortit de la voiture en armant son glock.
- Je crois que je me suis planté de chemin.
A une vingtaine de mètres, le loup-garou se releva péniblement. Il n'était jamais agréable de se prendre une voiture en pleine face mais il s'était plutôt bien rattrapé. Et il devait avouer que cet humain avait droit à son respect. Pour sa loyauté, pour son courage. Quel dommage que ces qualités fussent mises au service de quelqu'un qui ne le méritait pas. Quel dommage aussi que, comme le vampire l’avait deviné, il doive le tuer en premier. Il n’avait jamais aimé tué les humains… Un avis qu’il partageait d’ailleurs avec Ash, comme quoi… Oubliant la douleur de son dos, Il chargea sur l’humain en faisant attention à son arme. Quoiqu’en dise, il était impossible d’esquiver une balle une fois qu’elle avait été tirée mais on pouvait espérer en deviner la trajectoire avant que son adversaire ait pressé la détente. Il eut la chance de juste sentir la balle lui effleurer la joue avant d’envoyer son poing dans la figure de l’humain. Manque de chance, il n’avait pas vu le vampire qui lui sautait dessus et qui lui mordit la cuisse à travers le tissu fin de son pantalon. Il hurla en sentant les terribles canines pénétrer dans sa chair, lui qui avait horreur qu’un vampire le morde…
Comme un chien enragé, Vince essayait de déchiqueter la chair sous ses dents mais quelque chose le força à lâcher prise et il toussa et cracha pour faire passer son dégout. On l’avait prévenu… Le sang chaud, loin de lui apporter le moindre réconfort avait un aspect répulsif sur lui, comme s’il essayait d’avaler du poison. Il vit Simon par terre qui essayait de lutter contre l’inconscience et la désorientation. Le Loup lui en avait balancé une belle et le flic aurait du mal à récupérer rapidement. Peut-être même… Non, ça, non… Il ne pouvait pas laisser faire ça.
- Stop ! On se calme ! J’abandonne le combat si tu me laisse emmener mon humain à l’hôpital.
- Abandonner… ?
Pour le coup, le Loup eut l’air vraiment étonné.
- Je ne suis pas venu pour les Loups de Londres et sincèrement je m’en cogne. Mon seul boulot, c’était la Cour de Londres. Maintenant, tu me laisses partir avec mon humain.
S’il avait pu, le loup aurait poussé un juron bien vicieux, sans doute emprunté au vocabulaire d’Ash mais son éducation était telle qu’il ne pouvait pas jurer sans s’en accuser à son confesseur au plus vite. Et c’était tellement difficile de trouver un prêtre catholique qui accepte de confesser les loups-garous…
- Tu es venu pour les tuer.
Et tout s’emboita. Le respect du vampire pour son humain allant même à se mettre en péril deux fois pour lui, son dégout pour son sang alors que le sang de loup était un mets très rare et très prisé parmi le monde vampirique… Ce n’était pas un membre de la Cour londonienne. C’était leur sentence. Plus que tout, ce qui confirma l’analyse du loup, c’est de voir Ash arriver dans le fond, toujours recouvert de flammes et trainant par le cou un corps à moitié calciné qui gémissait sourdement. Une victime qu’Ash faisait cuire à feu doux comme il disait… Le regard que lança son adversaire à la victime n’était pas celui de la peur, de l’horreur ni même la satisfaction qu’un mécréant avait ce qu’il méritait… Non, c’était de la faim.
- Ash ! Lâche-le ! Hurla t-il en se précipitant sur son coéquipier qui éteignit son manteau de flammes.
Heureusement que celui-ci ne se posait plus les questions des ordres que son compagnon lui lançait parce qu’il eut à peine le temps d’entrapercevoir l’éclat d’un regard de glace et celui de deux canines vers sa victime que celle-ci était mise en morceaux dans un déferlement de rage. D’autres que lui auraient détesté voir une des proies lui être volée sous le nez mais il reconnaissait la marque de fabrique des cannibales, aussi il eut un demi sourire qui plissa les cicatrices de son visage et cracha en regardant le carnage :
- Rest in peace, Bitch…
Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’on voyait la Reine Elizabeth 1ere se faire littéralement bouffer par l’un des cannibales qu’elle avait envoyé contre la Ville de Florence deux siècles auparavant, hein ?
- Allez, Ash, il faut qu’on s’en aille et vite…
Oulah… Son compagnon était en mauvais état, ça se voyait à sa grimace de douleur et à ses yeux qui commençait à se couvrir d’éclats dorés. La transformation n’était pas loin.
- T’en fais pas, vieux… Il est venu pour Londres, pas pour moi.
- Je préfère éviter de vérifier.
Mais avant qu’Ash ait pu répliquer, une main lui avait saisi la jambe et il vit les yeux du cannibale se tourner vers lui. Ash en avait vu des horreurs… On n’est pas exécuteur de Florence sans avoir de quoi peupler ses cauchemars… mais l’abîme de glace qui tournoyait dans ces yeux là lui donna le vertige. Les crocs étincelants et maculés de rouge achevèrent le tableau. S’il n’avait pas eu Domenico dans les bras, il aurait laissé ses flammes le recouvrirent à nouveau pour se débarrasser même temporairement du monstre. De toute façon, il savait que les flammes de ses congénères n’avaient pas arrêté ceux qui leur avaient donné la chasse. Mais contre toute attente, le cannibale le lâcha et parla avec un murmure rauque :
- Qui est tu ?
- Personne, Cannibale, Personne… Laisses-moi partir et tu ne me reverras plus.
Ash acheva de se dégager et il recula en soutenant toujours Domenico qui luttait contre son besoin de laisser parler le loup. Le cannibale le regardait toujours en se relevant et le défiait de ses yeux fous.
- J’ai demandé ton nom !
- Cenere da Firenze… Je n’ai rien à voir avec tes proies, Cannibale…
- Alors, dégages avant que je te bouffe !
Ash inclina la tête et continua à reculer, priant, et c’était la première fois depuis quelques siècles qu’il ne le faisait pas pour faire plaisir à Domenico, pour que le cannibale ait assez de contrôle sur lui-même pour ne pas lui sauter dessus. Aussi, il courut très vite, quitte à porter son coéquipier dans les premiers mètres.
Le médecin qui avait pris en charge Simon l’avait rassuré : Pas de commotion cérébrale malgré une fracture de l’arcade sourcilière. Malgré les conseils du corps médical, il avait préféré faire rapatrier son servant de chasse au plus vite. Et là... Il appelait Victor.
- La bonne nouvelle, c'est qu'après vérification de ma part, tout est en règle. Mis à part le début mais bon, ça tu le sais...
- La mauvaise nouvelle?
- Les mauvaises nouvelles. Déjà, comme je te l'ai dit tout à l'heure, on m'a grillé la politesse. Au sens littéral.
- Pardon?
- Tu connais un certain Cenere Da Firenze? Désolé pour l'accent, je ferais un effort pour mes leçons d'italien.
- Je t'en serais gré. Mais je ne connais pas ce... Oh, merde. Je viens de comprendre. Je pensais qu'ils étaient tous morts.
- Qui ça?
- Les Firenze. Une Cour Vampirique particulièrement haïe de tous. Sans doute parce que la diplomatie chez eux se limitait à faire brûler les étrangers à leur ville. Je crois savoir qu'ils se sont pris une décapitation.
- Mal faite alors... Et ce type se ballade avec... ( Le problème de parler dans un lieu public, c'était qu'il fallait faire attention à ce qu'on raconte.) un type comme Ben.
- Je me répète mais... Pardon?
- Je peux te l'assurer, je commence à les connaître.
- Magnifique. Tout simplement magnifique. Tu en as encore une?
- Je... suis bloqué ici pour la journée...
Le silence sur la ligne fut éloquent.
C'était d'ailleurs le sujet de la plupart des discussions avec Ben. La progression inexorable des deux monstres qu'ils habitaient et le fait qu'ils en prenaient de la place, ces deux salopards! Vince avait même réussi à glisser qu'il était content que Ben ait le sang chaud: Il était l'un des rares qu'il pouvait côtoyer sans avoir envie de le vider de son sang. Encore une fois, l'allusion était tombée à plat. Ben n'avait pas compris ou n'avait pas voulu comprendre. Dans les deux cas, Vince en avait été frustré. Plus que le sang, il lui manquait la sensation d'être bien au chaud dans les bras de quelqu'un. Au chaud et protégé. Il se contentait de fantasmer éveillé en se rappelant l'un de ses anciens amis qui lui avaient dit un jour que tous les homos craquaient un jour pour un hétéro qui leur brisait le cœur. Et bien, voilà. Il était en plein dedans. Mais il ne perdait pas espoir. Après tout, merde! Il n'y avait pas si longtemps, il n'avait qu'à claquer des doigts et faire un sourire en coin pour avoir une chambre pleine d'admirateurs enamourés. Il n'avait qu'à redevenir un peu plus lui-même et multipliait les allusions pour entamer le long et délicieux processus de la tentation. Ben succomberait... Ou plutôt, il fallait qu'il succombe juste pour que le cannibale se sente un peu moins seul.
- Mauvaise idée...
La voix enfantine de Sonatine le hérissa complètement et il imagina lui jeter quelque chose à la figure. Manque de chances pour lui, il estimait trop son mobilier pour le balancer à la tête de la linotte.
- C'était pas si mal quand tu te taisais, en fait...
Ne pas lui accorder un regard... Jamais. Ce serait le début de la fin. Il mit même sons casque sur les oreilles pour écouter de la musique. Il fallait juste qu'il se compose rapidement une liste d'écoute avant qu'elle ne se mette à lui raconter sa vie. Et dieu, comme il s'en foutait.
- C'est comme ça que naissent les Cautions de Moralité... Parce qu'un cannibale ne peut plus rester tout seul.
- Mais tais-toi...
- Toutes les Cautions de Moralité naissent d'un amour impossible et jaloux. Enfin... C'est toujours mieux que l'alternative.
- A savoir?
Et merde, il s'était fait avoir...
- La destruction totale de l'autre. Peut-être même aller jusqu'à s'en nourrir. Ça, les autres n'apprécient pas du tout.
- Les autres quoi?
- Les autres cannibales.
Il préféra reposer le casque et se lever pour se passer le visage sous l'eau. La faim le rendait fébrile et peu patient. Tout le monde savait qu'il devait bientôt se nourrir et l'évitait soigneusement. Il avait entendu que certains lui cherchaient même une proie. Les imbéciles... Ils ne comprenaient pas qu'il ne souhaitait pas leur aide. Sa propre nature était déjà assez dégradante sans qu'il n'ait des complices. Une poche de sang se promena devant son visage alors qu'il relevait la tête.
- Vous devriez boire ça.
- C'est quoi ça?
- Du sang humain, froid et contaminé. Hépatite, je crois. Il allait partir à l'incinérateur. Les plus faciles à voler. Pour le sang sain, j'ai toujours un peu de scrupules.
- Pourquoi tu me donnes ça?
- Parce que c'est le meilleur moyen pour un cannibale de retarder sa faim. Un sang qui ne manquera à personne.
- Pourquoi pas du sang animal?
- Pas assez proche. Buvez.
Un peu dégouté malgré tout, il approcha la bouche de la valve et aspira une gorgée prudente. Il fut incapable de s'arrêter avant la fin de la poche et il aurait bien voulu que la poche ne soit jamais vide. Il en tremblait même.
- Comment...?
- Ca ne vous nourrira pas. Mais ça vous donnera un peu de répit. Le sang mort est ce qu'il y a de plus proche du sang vampirique.
- Comment tu sais ça?
Sonatine se retourna et sortit de la petite salle d'eau sans plus un mot. Elle ne revint même pas sur ses pas alors qu'il l'appelait. Comme il se souvint qu'il ne voulait pas la voir dans sa chambre, il se dit que ce n'était pas si mal et qu'elle avait du le faire exprès pour le titiller. Très bien joué. Mais les ficelles de la séduction, merci, il connaissait.
En parlant de ça... Le soleil était couché depuis plus de deux heures, il était temps qu'il prenne sa dose quotidienne de loup-garou. Il enfila un pull et sortit par la porte pour une fois. Mal lui en prit. S'il était sorti par la fenêtre, comme d'habitude, il n'aurait pas croisé Christophe, le tout nouveau secrétaire de Sigur, qui le cherchait à voir sa mine.
- Monsieur? Le Maitre souhaiterait vous voir.
- Quoi, maintenant?
Manifestement, le petit dernier n’avait pas été briefé sur la propension hallucinante de l’Héritier à discuter les ordres, fussent-ils venus de Dieu le Père en personne.
- Et bien… oui, maintenant…
Vince poussa un soupir à fendre l’âme et son vis-à vis se crispa, prêt à défendre sa vie si nécessaire. Pour ça, on l’avait prévenu. Quand le Cannibale soupire, tous aux abris. Mais celui-ci ne lui accorda plus un seul regard et se dirigea dans le couloir en trainant les pieds et en pestant à voix basse. Quel sale gosse, tout de même. La moitié du monde vampirique se damnerait pour être à sa place mais celui-ci semblait trouver sa situation nauséabonde. Sa nature de cannibale peut-être… Mais quoiqu’il en fut réellement, sa mort serait une libération pour pas mal de monde.
Arrivé dans le bureau du Maitre, Vince s’étonna de le trouver, non pas confortablement installé dans un de ses fauteuils en cuir mais debout devant une flambée gigantesque, s’abîmant dans la contemplation des flammes mouvantes. Il était toujours impeccablement habillé mais il ressemblait plus à un de ces requins de la finance d’un polar des années noires avec son pantalon gris anthracite, sa chemise blanche retroussée aux coudes et un gilet droit. Pire que tout, il avait l’air soucieux. Vince se retint donc de laisser exploser sa mauvaise humeur. Victor lui passait beaucoup de choses, un peu trop selon le reste de la Cour, mais le jeune vampire connaissait maintenant l’exacte limite à ne pas dépasser. Même s’il lui arrivait presque innocemment d’y poser le pied en entier.
- Assis.
D’accord. En fait, c’était bien pire qu’il ne le croyait. Jusque là, Victor avait toujours tenu à être d’une cordialité extrême même quand il faisait ses reproches.
- Qu’est-ce que j’ai encore fait… ?
Vince ne supportait pas ces fauteuils qui vous engloutissent : C’était la plaie pour en sortir rapidement et sans être trop ridicule. Alors il s’assit par terre, à coté du chien qui lui renifla l’oreille avant de s’étendre et de poser sa tête sur le genou du vampire. Ouais… Vraiment aucun instinct cette bestiole.
- Tu n’as rien fait contre moi ou contre cette cour.
- Alors pourquoi tu fais cette tête ?
Victor se retourna et fixa son enfant de ses yeux verts. C’est dans ses moments-là que Vince le trouvait particulièrement princier. Il dégageait une telle aura qu’il le mettait mal à l’aise.
- Tu joues aux échecs ?
- Euh… Ça m’est déjà arrivé quand je m’ennuyais beaucoup…
- Tu devrais. Je t’apprendrais un jour. Quoiqu’il en soit, nous avons perdu plusieurs de nos pièces en moins d’une semaine.
- Ah.
Le cannibale eut conscience que c’était horrible quelque part… mais il n’arrivait pas à s’intéresser à cette guerre. Même si ce conflit allait lui donner de quoi boire en bonne quantité, il s’en foutait. Même l’idée que cela puisse couter la vie à Victor, Clara et même à Charles et à Simon n’arrivait à donner de la consistance à cette menace. Tragique, non ?
- Tes frères ont décapité trois villes.
- Combien ??
Preuve qu’il avait quand même retenu certaines de ses leçons… Il était matériellement et vampiriquement impossible que les cannibales aient réussi la décapitation de trois villes : Ils n’étaient pas assez nombreux pour ça et surtout… Merde, les Cours auraient réagi et se seraient mise à l’abri à moins de demander un report de sentence. Mais si Victor avait raison, et aucune raison de douter de ses informateurs… Les cannibales en étaient à six villes depuis le début de l’année. Record battu.
- Trois. Abidjan, Delhi et Budapest. Trois des plus vieux fiefs de l’Ancien Monde. Et trois de mes alliés…
- Mais… Ce n’est pas possible… Et je n’ai reçu aucune demande pour me tenir prêt.
- C’est bien ça qui m’inquiète le plus, Vincent. Que tu sois sciemment mis sur la touche.
- On estime peut-être que je ne vaux rien comme cannibale…
- Excuses-moi de détruire tes illusions, mon fils chéri, mais de toute la caste, tu es le plus affamé et le plus dangereux. Le plus contrôlé aussi malgré ton jeune âge. Non, il n’y a que deux raisons pour lesquelles on t’a laissé dans le brouillard. La première, c’est qu’on ne voulait rien me laisser savoir, la seconde est qu’ils espèrent que tu perdes le contrôle et que tu t’attaques à moi.
Victor s’approcha lentement et se pencha sur lui avec un petit sourire.
- Tu t’attaquerais à moi, mon petit tigre… ?
- Tu sais bien que non.
- Même sous l’emprise de la soif ?
- Je sais surtout que si je t’attaque, je perds un bras. Arrêtes de jouer avec moi !
Victor avait posé une main sur sa joue et la caressait tendrement. Plus que jamais, Vince ne voulait pas penser à ce que ce simple contact suscitait en lui.
- Vincent, combien de temps encore me résisteras-tu ?
- Jusqu’à la fin des temps si nécessaire ! Personne ne me touche !
- Même pas ton loup ?
Le jeune vampire se recroquevilla. La voilà sa plus grande appréhension : Que malgré toutes ses tentatives et même si Ben acceptait, lui-même soit incapable de se laisser d’avantage approcher. Voilà la plus grande tragédie : vouloir et ne jamais pouvoir.
- Je ne sais pas…
- Un jour tu sauras. Il est séduit ?
- Que… Pardon ?
- L’as-tu séduit ? Je crois employer des mots compréhensibles tout de même.
- Et bien…Je… Mais ça ne te concerne pas !
- C’est donc, non.
Incapable de se contrôler d’avantage, Vince mordit la main laissée à sa portée. Même si Victor avait retiré sa main assez vivement, comme lorsqu’on joue avec un chaton, les canines avaient éraflé la paume. Vince gouta les quelques gouttelettes de sang que ses crocs avaient réussi à voler et… Dieu… Le feu de ses veines redoubla d’ardeur. Pourtant le Maitre de Toulouse souriait comme s’il était incapable de voir qu’il ne jouait pas avec une peluche mais avec la créature capable de le terrasser. Il ne fit pas un seul mouvement alors qu’il voyait les yeux de son cannibale devenir encore plus glaciaux que d’habitude et qu’un grondement de faim lui échappa. Mais Vince préféra frapper de son poing sur le sol jusqu’à ce que le parquet vole en échardes.
- C'est comme ça que tu gères...? Par la douleur?
- Tu vois une autre solution, peut-être...?
- Beaucoup d'autres. Mais je ne tiens à t'influencer. Mes solutions ne sont pas les tiennes.
- Tu l'as dit.
Le Vieux Lion s'assit par terre à son tour et entoura les épaules de son cannibale avec son bras.
- Mais tu tiens très bien le choc, crois-moi.
- Bon, tu ne m'as pas fait venir pour me tester et encore moins pour te plaindre de la mort de sangsues dont je me fous complètement. Annonce la couleur que je puisse sortir.
- Aie. Tu veux pas me mordre, d'abords?
- Donc, je ne sors pas.
- Non.
Il sortit de sa poche un billet d'avion.
- Tu pars ce soir, dans une heure pour être exact.
- Oh non, non, s'il te plait...
- Ce n'est pas une faveur que je te demande. Cette fois-ci, c'est un ordre.
Le jeune vampire avait beau le regarder en le suppliant des yeux, Victor resta intraitable même s'il lui embrassa la tempe avec un sourire.
- C'est aussi pour toi que je le fais. Maintenant, au travail.
Heathrow à minuit. Comme dans toutes les grandes villes d'Europe, personne ne dort, la nuit vit à cent à l'heure. La nuit est juste un changement de luminosité. Le seul évènement qui indiquait que c'était la nuit était que Simon baillait. Souvent. Très souvent.
- Tu dors pas la nuit?
- Désolé, M'sieur... Le petit fait ses dents et me fait passer de drôles de journées. Anna a recommencé à travailler la semaine dernière.
- Pas de nounou?
- J'en ai pas trouvé de suffisamment digne de confiance pour le moment.
- Je comprends... Mais si tu veux, je peux te mettre en congés pour quelques semaines.
- Non, non... Je gère. Et puis on a un sacré boulot à abattre.
- Choix intéressant de l'expression...
Mais, oui, ils avaient un boulot monstrueux à abattre, même si Simon ne servirait que de chauffeur. Vince avait compulsé le dossier dans l'avion et son Père Vampirique attendait de lui rien de moins qu'une décapitation en règle. Enfin, presque... Aucun autre cannibale sur l'affaire, les Oracles n'avaient rien demandé et Sigur se débarrassait juste d'une de ses rivales en termes de territoire.
- Tu crois que c'est vraiment la Reine Elizabeth 1ere?
- Non, je crois pas...
Simon alluma le contact de la voiture de location avant de continuer.
- Certains vampires aiment bien porter les noms de gens célèbres pour marquer les esprits, vous voyez? Personnellement, j'ai rencontré trois Raspoutine et deux Alexandre le Grand. C'était pathétique.
- Aucune personnalité...
- D'une certaine manière, oui... Certaines Cours vivent dans le passé, complétement. La Maitresse ne supportait pas.
- On la comprend.
- Enfin... Tout ça pour dire qu’Elizabeth 1ere est un nom qui se transmet à la Cour de Londres depuis pas mal de temps... Mais savoir si c'est vraiment la toute première... Impossible, patron.
Vince reprit le dossier. Il y avait une demi-heure entre Londres et Uxbridge, l'endroit où la Cour de Londres s'était excentrée. Les cibles étaient au nombre de huit. La Reine bien sur et ses sept couchants. Il vérifia dans son sac la présence de la poupée décapitée. Personnellement, il trouvait ça ridicule mais Victor tenait absolument à la mise en scène.
- Pourquoi la Cour de Londres s'est réfugiée à Uxbridge?
- Y'a différentes rumeurs à ce sujet... l'explication officielle est que la Reine trouvait l'atmosphère de Londres étouffante et que la direction de la Ville ne nécessitait qu'elle y réside.
- Et l'explication officieuse...?
- Y'en a plusieurs. La plus plausible est l'apparition d'une meute de loups, il y a une cinquantaine d'années et qui s'amusait à rendre la vie impossible à la Cour.
- Des Loups en ville? C'est possible, ça?
Simon haussa les épaules.
- C'est vous le spécialiste des loups...
- Pardon? Oh... Non, non, je ne demande rien à Ben.
- Vous devriez. Moi, c'est ce que je ferais.
- Tais-toi.
Vince savait que son servant de chasse ne méritait pas ça mais il devenait de plus en plus grincheux et agressif dés qu'il s'agissait de Ben. Peut-être un instinct de protection... et sans doute une bonne part d'égoïsme. Il ne voulait pas mêler Ben au monde des vampires et vice-versa, même quand celui-ci lui demandait quelques explications sur ses humeurs. Il voulait tout simplement garder Ben pour lui tout seul.
Toutes les Cautions de Moralité naissent d'un amour impossible et jaloux...
- Simon... Excuses-moi...
- Pas grave. On va mettre ça sur le compte de la faim.
- Dis-moi... C'est... possible de... transformer un loup?
- Non, Monsieur. Les deux sont totalement incompatibles.
- Ah.
- Enfin, si c’est bien de transformation vampirique dont vous parlez…
- Ouais, ouais…
Quelque part, ça le rassurait un peu. Il ne pourrait jamais faire de Ben un monstre comme lui parce que le Loup en avait déjà un dans le corps. Il ne le ferait pas basculer dans son enfer. Ca le rassurait autant que ça l’agaçait. Qu’il le veuille ou non, Ben ne serait jamais totalement à lui. Malgré ses relents de moralité, il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était bien dommage.
- Vous avez un plan, Patron ?
- Strictement aucun. Je ne veux pas jouer, j’ai trop faim pour ça. De toute façon, Victor ne souhaite pas que je fasse dans la subtilité. Je rentre, je tue, je ressors et on repart par le premier avion.
- D’accord. Patron ? Permission de parler franchement ?
- Seulement si tu perds cette habitude détestable de me vouvoyer et de m’appeler Patron.
- Oh, dur… Il n’empêche que je ne comprends pas ce que cherche à faire le Maitre, là… Je veux dire : Qu’il réponde à une déclaration de guerre et qu’il fasse le ménage devant sa porte, d’accord. Mais qu’il vous… qu’il t’envoie tout seul ? Mis à part crier au reste du monde : « Eh, vous avez vu ? Moi aussi, j’ai un putain de cannibale sous mes ordres ! » je vois pas ce qu’il essaye de faire.
Malheureusement Vince dut bien admettre que lui non plus ne voyait pas le tableau dans son ensemble. La décapitation de Londres ressemblait à une petite vengeance mesquine mais à force de côtoyer Victor, il savait qu’il y avait toujours des plans dans les plans dans les plans, des centaines de coups déjà envisagés et préparés et deux fois plus de portes de sortie possibles. Donc, ce qu’il allait faire n’était pas aussi innocent que cela paraissait. Loin de là.
- Simon, tu joues aux échecs ?
- Nan. Je trouve ça atroce et long.
- Et bien… Je crois que nous sommes un leurre. Je vais faire beaucoup de dégâts en très peu de temps, ce qui forcera tout le monde à me regarder. Ou plutôt à regarder la direction du doigt de Victor. Pendant ce temps-là, personne ne verra qu’il a fait signe à d’autres pour des actions plus discrètes.
- Ah. Pas con.
- Je ne ferais jamais l’erreur de prétendre que Victor est un imbécile… Jamais.
Laissant tomber le dossier sur le siège arrière, Vince s'absorba dans la contemplation du paysage. Quelques minutes à ne pas penser en se laissant bercer par le bruit du moteur. Le pied. Dommage qu'il y ait tant de camions de pompiers qui les dépassaient...
- Simon... On est... loin?
- Cinq minutes.
- Merde.
Le flic accéléra en prenant conscience que les pompiers venaient peut-être pour leur cible, un simple cottage qui abritait le palais de la Cour de Londres sous trois niveaux. La coïncidence était trop évidente pour être vraie. Et quand ils virent les flammes au loin, ils soupirèrent et s'arrêtèrent sur le bas coté, juste à coté d'un camion de pompiers qui étaient déjà garé là. Vince sortit de la voiture et sortit son portable.
- Victor... On a un problème... Je... On vient de me couper l'herbe sous le pied: La Cour de Londres est en train de flamber.
Il fallait toujours voir son travail et surtout cette partie là comme un moyen de communiquer avec des gens normaux. Des gens qui mettent leur vie au service des autres et qui savent que la raison profonde de leur sacrifice n'est pas l'argent. Pas avec leurs salaires de misère. Mais ils continuaient et sauvaient des vies. Il trouvait ça absolument magnifique et c'est pour cela qu'il appréciait de les tromper pour éviter qu'ils ne gâchent leurs efforts pour les mécréants. Les vampires de Londres brûlaient et nul besoin d'alimenter le feu de la colère par des vies humaines.
Là, il tenait les mains d'un pompier entre les siennes et expliquait d'une voix douce que non, vraiment... il ne se passait rien de grave. Pas la peine de rester, ce n'est qu'un feu d'artifice. Le sourire apaisé de ces pompiers était son petit trésor personnel. L'assurance qu'il faisait très bien son travail.
La Ford qui se gara non loin attira son regard et il congédia les pompiers d'un geste pour qu'ils rangent le matériel et s'en aillent. Quelque part, il regrettait que ces soldats se prennent des réprimandes demain pour ne pas avoir fait leur travail mais ça valait mieux que laisser les proies vivre. Et en parlant de proie... Les deux qui descendirent de la voiture en avaient tout à fait le profil. Peut-être des retardataires de la petite fête qu'avait organisée la Reine de Londres. Ou peut-être pas. L'un des deux n’avait pas la bonne odeur. Une odeur humaine... Sans doute l'un de ses hommes que les Cours utilisaient pour maintenir une connexion avec leur population citadine. Tant pis pour lui. Il savait forcement dans quoi il mettait les pieds. Il prit son portable et composa le numéro.
- Ash? Deux autres viennent d'arriver.
Il entendait le crépitement des flammes et la respiration rauque d’Ash. Celui-ci devait vraiment apprécier ce qu'il voyait.
- Alors dégomme-les.
- Bien, mon ami. A toute à l'heure.
Les instructions avaient été claires : Trouver de quoi il retournait vraiment. La Cour de Londres brûlait, soit. Mais pourquoi ? Et pas d’imprudence s’il te plait. Du coin de l’œil, il voyait les pompiers ranger les lances à incendie alors que le ciel était encore embrasé par le feu. Le pire était qu’il n’avait rien fait mais… Après tout, ce n’était que des sangsues qu’on l’avait chargé de tuer. Que ces vampires de Cour soient éradiqués par un autre, aucune importance. Vince aurait juste aimé savoir pourquoi. L’inimitié des Cours s’était aggravée depuis quelques semaines mais Sigur tenait bien ses alliés, sans doute parce qu’il était le plus puissant.
Et on peut difficilement mettre tout sur le dos du hasard ou d’une conduite de gaz qui explose même si c’était ce que Simon était en train de servir comme excuse aux autorités londoniennes. Les cours passent, les humains restent et les humains se protègent eux-mêmes.
Le premier camion rouge et jaune sortant de son parking improvisé, le cannibale vit quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le reste de la situation. Surement pas combattant du feu et encore moins badaud des environs pour une bonne raison. Il ne regardait pas l’incendie, il le regardait lui. Il était grand, le teint mat, les yeux bleus et les cheveux d’un beau brun tirant sur le châtain à la lueur des flammes. Surtout, il ne paraissait aucunement inquiet avec même un léger sourire de connivence, celui qu’on adresse à un excellent ami assis de l’autre coté de la salle de cours. Il portait un fin manteau long qui lui descendait jusqu’à mi mollet et qui le couvrait jusqu’au menton. Vince ne put s’empêcher de penser à un prêtre catholique en soutane, sauf que l’homme était bien trop bien bâti pour prêcher. C’était un combattant. Aucune faim ne le tiraillait cependant, en le voyant. Ce n’était pas un vampire. L’homme porta un doigt sur ses lèvres et intima le silence par ce geste avec un regard à la fois tendre et malicieux, signifiant que ni lui, ni le cannibale ne devaient bouger avant que les pompiers ne soient tous partis. Vince hocha la tête. Il n’avait pas envie d’inclure des innocents dans ce qui allait suivre d’autant plus qu’il était pratiquement sur d’avoir le responsable du massacre d’Uxbridge en face de lui.
- Simon, prends la voiture et tires-toi.
- Quoi ?
- Tires-toi ! Je te rappelle quand j’ai fini.
Le flic aurait bien voulu rester, autant par devoir que par amitié. Ca y’était, il était trop tard, il s’était déjà trop attaché à son vampire. Pourtant Papy Occard l’avait prévenu : On ne s’attache pas aux canines. Eux n’auront aucune pitié pour toi. Pourtant ce Dent de Lait là… Le simple fait qu’il lui ait demandé de se barrer devant un ennemi potentiel signifiait qu’il tenait un minimum à lui. Et merde… Il obéit tout de même, une boule au ventre.
L’homme s’approchait avec une démarche souple de prédateur. Vince se dit que pour ce loup-là, car il était persuadé que c’était un métamorphe, il aurait plus de mal qu’avec le précédent. Déjà que ça avait été une boucherie…
- Pourquoi avoir renvoyé l’humain ?
Il avait une voix grave et profonde qu’on pouvait écouter jusqu’à en perdre la tête.
- Tu l’aurais tué en premier pour ne pas avoir à s’en occuper après.
- Il est vrai. Mais cela aurait pu te donner une petite ouverture.
- Pas au prix de sa vie.
- Bien. Quand l’Eternel te jugera, je ne doute pas un seul instant qu’Il ait de la considération pour ce que tu viens de faire.
- Que… Pardon ?
Mais l’autre ne semblait pas disposé à en dire plus, le temps de cligner des yeux et il était déjà à ses cotés en contrebas le poing filant vers son visage. En se rejetant en arrière, Vince songea très sérieusement à remercier Victor pour ses séances d’entrainement au corps à corps. Les vampires sont très rapides, normalement bien plus que les loups-garous mais celui-là bougeait à la même vitesse que lui.
Je vais avoir très mal…
Deux coups lui furent portés, heureusement dans le vent mais Vince était obligé de reculer et de reculer encore. Les poings qui filaient vers son visage ne lui faisaient pas peur, il avait subi suffisamment de douleur pour ne plus vraiment la redouter mais son adversaire continuait à sourire tendrement. Aucune crispation de la mâchoire montrant un effort ou une volonté de tuer, juste ce petit sourire égal. Comme s’il s’entrainait ou plutôt comme s’il dansait. Vince avait pris l’habitude de deviner les coups par les expressions du visage mais il était maintenant réduit à devoir esquiver ce qu’il voyait du coin de l’œil… Du moins jusqu’à ce qu’un pied ne lui crochète le genou et qu’il se prenne l’autre directement dans le menton, l’envoyant voler un peu plus loin.
- Tu sais… Si tu l’acceptes, je peux t’achever sans douleur.
- C’est une plaisanterie ?
- Absolument pas. Je ne tue pas par plaisir mais par devoir. Je ne souhaite pas infliger plus de souffrance que nécessaire.
- Je ne souhaite pas mourir !
Et Vince fonça sur l’autre avec un cri de rage. A les voir de loin, on aurait jamais compris qui était le vampire et qui était le loup. Ou on se serait trompé. Mais le cannibale n’était pas fou de rage, juste parfaitement conscient que le combat n’était qu’une succession de feintes et de coups directs. Foncer dans le tas était juste le moyen de préparer son adversaire à une attaque frontale alors qu’il fit exprès de lui passer par-dessus et d’envoyer son coude dans les vertèbres du loup avant d’essayer de lui porter une clé au niveau du cou. Après tout, les Métamorphes avaient besoin de respirer, eux. Peine perdue, cependant, le Lycan était déjà trop loin pour être attrapé et balançait sa main en arrière pour déstabiliser le vampire. Mais les deux se remirent en garde face à face à un mètre de distance.
- Je suis sincèrement très impressionné. La plupart de mes adversaires se laissent avoir au piège de m’attaquer alors que je suis encore humain et surtout de croire que je suis plus faible comme ça. Mais tu ne feras pas cette erreur.
Et bien, ça, c'était une très mauvaise nouvelle. Un loup qui s'était habitué à combattre en forme humaine pour ne pas avoir à se transformer. Face à lui, Vince se sentit bien faible. Certes, Vampire... Certes, cannibale. Mais il était tellement jeune que c'en était un handicap. Surtout en face d'un Lycan qui respirait la confiance en soi. Il fallait réfléchir, ne plus se contenter de sa propre force, ne plus foncer. Réfléchir...
Réfléchir...
Vince se sentit presque fondre, tous ses muscles se relâcher tandis que, pour une raison qui lui échappait, il se remettait à respirer doucement et à se laisser bercer par cette respiration. Le monde autour de lui perdit ses couleurs mais gagna en netteté. Il se mit à voir les auras et non plus la réalité trompeuse que lui transmettait sa vue humaine. Tout bougeait lentement et en même temps si vite et c’est là qu’il vit enfin les expressions de joie malsaine de son adversaire qui se superposaient sur son visage lisse quand il attaquait. Il put éviter et parer avec facilité mais au vu de l’aura du loup, celui-ci ne laissait aucune ouverture. Il soupira de déception en esquivant un crochet du droit particulièrement vicieux : Il ne pourrait pas gagner.
Du coin de l’œil, le vampire vit quelque chose arriver à grande vitesse et le loup tourner la tête pour comprendre ce que c’était. Il eut juste le temps de sauter avant que la voiture ne le percute et ne l'envoie voler un peu plus loin. Un bon réflexe cependant. Si la voiture l'avait choppé les pieds au sol, il serait passé en dessous. Simon sortit de la voiture en armant son glock.
- Je crois que je me suis planté de chemin.
A une vingtaine de mètres, le loup-garou se releva péniblement. Il n'était jamais agréable de se prendre une voiture en pleine face mais il s'était plutôt bien rattrapé. Et il devait avouer que cet humain avait droit à son respect. Pour sa loyauté, pour son courage. Quel dommage que ces qualités fussent mises au service de quelqu'un qui ne le méritait pas. Quel dommage aussi que, comme le vampire l’avait deviné, il doive le tuer en premier. Il n’avait jamais aimé tué les humains… Un avis qu’il partageait d’ailleurs avec Ash, comme quoi… Oubliant la douleur de son dos, Il chargea sur l’humain en faisant attention à son arme. Quoiqu’en dise, il était impossible d’esquiver une balle une fois qu’elle avait été tirée mais on pouvait espérer en deviner la trajectoire avant que son adversaire ait pressé la détente. Il eut la chance de juste sentir la balle lui effleurer la joue avant d’envoyer son poing dans la figure de l’humain. Manque de chance, il n’avait pas vu le vampire qui lui sautait dessus et qui lui mordit la cuisse à travers le tissu fin de son pantalon. Il hurla en sentant les terribles canines pénétrer dans sa chair, lui qui avait horreur qu’un vampire le morde…
Comme un chien enragé, Vince essayait de déchiqueter la chair sous ses dents mais quelque chose le força à lâcher prise et il toussa et cracha pour faire passer son dégout. On l’avait prévenu… Le sang chaud, loin de lui apporter le moindre réconfort avait un aspect répulsif sur lui, comme s’il essayait d’avaler du poison. Il vit Simon par terre qui essayait de lutter contre l’inconscience et la désorientation. Le Loup lui en avait balancé une belle et le flic aurait du mal à récupérer rapidement. Peut-être même… Non, ça, non… Il ne pouvait pas laisser faire ça.
- Stop ! On se calme ! J’abandonne le combat si tu me laisse emmener mon humain à l’hôpital.
- Abandonner… ?
Pour le coup, le Loup eut l’air vraiment étonné.
- Je ne suis pas venu pour les Loups de Londres et sincèrement je m’en cogne. Mon seul boulot, c’était la Cour de Londres. Maintenant, tu me laisses partir avec mon humain.
S’il avait pu, le loup aurait poussé un juron bien vicieux, sans doute emprunté au vocabulaire d’Ash mais son éducation était telle qu’il ne pouvait pas jurer sans s’en accuser à son confesseur au plus vite. Et c’était tellement difficile de trouver un prêtre catholique qui accepte de confesser les loups-garous…
- Tu es venu pour les tuer.
Et tout s’emboita. Le respect du vampire pour son humain allant même à se mettre en péril deux fois pour lui, son dégout pour son sang alors que le sang de loup était un mets très rare et très prisé parmi le monde vampirique… Ce n’était pas un membre de la Cour londonienne. C’était leur sentence. Plus que tout, ce qui confirma l’analyse du loup, c’est de voir Ash arriver dans le fond, toujours recouvert de flammes et trainant par le cou un corps à moitié calciné qui gémissait sourdement. Une victime qu’Ash faisait cuire à feu doux comme il disait… Le regard que lança son adversaire à la victime n’était pas celui de la peur, de l’horreur ni même la satisfaction qu’un mécréant avait ce qu’il méritait… Non, c’était de la faim.
- Ash ! Lâche-le ! Hurla t-il en se précipitant sur son coéquipier qui éteignit son manteau de flammes.
Heureusement que celui-ci ne se posait plus les questions des ordres que son compagnon lui lançait parce qu’il eut à peine le temps d’entrapercevoir l’éclat d’un regard de glace et celui de deux canines vers sa victime que celle-ci était mise en morceaux dans un déferlement de rage. D’autres que lui auraient détesté voir une des proies lui être volée sous le nez mais il reconnaissait la marque de fabrique des cannibales, aussi il eut un demi sourire qui plissa les cicatrices de son visage et cracha en regardant le carnage :
- Rest in peace, Bitch…
Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’on voyait la Reine Elizabeth 1ere se faire littéralement bouffer par l’un des cannibales qu’elle avait envoyé contre la Ville de Florence deux siècles auparavant, hein ?
- Allez, Ash, il faut qu’on s’en aille et vite…
Oulah… Son compagnon était en mauvais état, ça se voyait à sa grimace de douleur et à ses yeux qui commençait à se couvrir d’éclats dorés. La transformation n’était pas loin.
- T’en fais pas, vieux… Il est venu pour Londres, pas pour moi.
- Je préfère éviter de vérifier.
Mais avant qu’Ash ait pu répliquer, une main lui avait saisi la jambe et il vit les yeux du cannibale se tourner vers lui. Ash en avait vu des horreurs… On n’est pas exécuteur de Florence sans avoir de quoi peupler ses cauchemars… mais l’abîme de glace qui tournoyait dans ces yeux là lui donna le vertige. Les crocs étincelants et maculés de rouge achevèrent le tableau. S’il n’avait pas eu Domenico dans les bras, il aurait laissé ses flammes le recouvrirent à nouveau pour se débarrasser même temporairement du monstre. De toute façon, il savait que les flammes de ses congénères n’avaient pas arrêté ceux qui leur avaient donné la chasse. Mais contre toute attente, le cannibale le lâcha et parla avec un murmure rauque :
- Qui est tu ?
- Personne, Cannibale, Personne… Laisses-moi partir et tu ne me reverras plus.
Ash acheva de se dégager et il recula en soutenant toujours Domenico qui luttait contre son besoin de laisser parler le loup. Le cannibale le regardait toujours en se relevant et le défiait de ses yeux fous.
- J’ai demandé ton nom !
- Cenere da Firenze… Je n’ai rien à voir avec tes proies, Cannibale…
- Alors, dégages avant que je te bouffe !
Ash inclina la tête et continua à reculer, priant, et c’était la première fois depuis quelques siècles qu’il ne le faisait pas pour faire plaisir à Domenico, pour que le cannibale ait assez de contrôle sur lui-même pour ne pas lui sauter dessus. Aussi, il courut très vite, quitte à porter son coéquipier dans les premiers mètres.
Le médecin qui avait pris en charge Simon l’avait rassuré : Pas de commotion cérébrale malgré une fracture de l’arcade sourcilière. Malgré les conseils du corps médical, il avait préféré faire rapatrier son servant de chasse au plus vite. Et là... Il appelait Victor.
- La bonne nouvelle, c'est qu'après vérification de ma part, tout est en règle. Mis à part le début mais bon, ça tu le sais...
- La mauvaise nouvelle?
- Les mauvaises nouvelles. Déjà, comme je te l'ai dit tout à l'heure, on m'a grillé la politesse. Au sens littéral.
- Pardon?
- Tu connais un certain Cenere Da Firenze? Désolé pour l'accent, je ferais un effort pour mes leçons d'italien.
- Je t'en serais gré. Mais je ne connais pas ce... Oh, merde. Je viens de comprendre. Je pensais qu'ils étaient tous morts.
- Qui ça?
- Les Firenze. Une Cour Vampirique particulièrement haïe de tous. Sans doute parce que la diplomatie chez eux se limitait à faire brûler les étrangers à leur ville. Je crois savoir qu'ils se sont pris une décapitation.
- Mal faite alors... Et ce type se ballade avec... ( Le problème de parler dans un lieu public, c'était qu'il fallait faire attention à ce qu'on raconte.) un type comme Ben.
- Je me répète mais... Pardon?
- Je peux te l'assurer, je commence à les connaître.
- Magnifique. Tout simplement magnifique. Tu en as encore une?
- Je... suis bloqué ici pour la journée...
Le silence sur la ligne fut éloquent.