Lying from you
Depuis l’âge de quinze ans,
Vince n’avait pas eu cette peur viscérale de la tempête à caractère
paternaliste : C’était à cet âge là que ses propres parents avaient compris
toute l’inanité de la chose, que leur fils chéri ne les écouterait pas
d’avantage et qu’après tout, avoir passé la nuit avec des copains à faire des
tournois de Mortal Kombat, ce n’était pas si grave, surtout quand leur
progéniture revenait certes fatigué mais ni drogué, ni alcoolisé. Et comme le
lendemain c’était dimanche… Aucune conséquence malheureuse sur sa scolarité.
Pour ses autres fugues _dont la plus longue dura quatre jours pour fêter son
diplôme avec toute l’équipe de basket dans un casino de Las Vegas_ sa mère se
contentait d’un « J’espère au moins que tu t’es bien amusé… » et de
lui tendre un petit déjeuner complet.
Vince doutait que Victor ait les mêmes attentions… Déjà parce qu’un petit déjeuner complet constituait maintenant en un autre vampire et que son tendre protecteur l’avait appelé soixante-quinze fois et pas que pendant la nuit. En revenant au Bagis, il s’était fait étreindre par toute la cour, au comble du soulagement. Son intuition lui disait que Celui-qui-doit-être-obéi avait du être particulièrement en colère. Et le faire sentir. Beaucoup. Le vampire pouvait presque sentir les dalles envahies par la glace et les fenêtres ouvertes qui laissaient passer les rafales chargées de neige… en plein mois d’Aout. La nuit allait être longue et pénible. Et puis, il hésitait… Se présenter comme un petit garçon conscient de sa faute et se dandiner sur ses pieds ? Comme un ado rebelle qui s’en fiche et qui claque la porte (Mais ceci n’avait pas l’attrait de la nouveauté, hélas) ou comme s’il n’était rien passé de grave… ? Sauf qu’il s’était passé quelque chose de grave. Ses trois ongles manquants n’en étaient qu’une toute petite preuve.
Soupir. Encore une fois. Les rares courtisans présents en venaient à développer des crises de panique en entendant ce son.
Le jeune vampire savait qu’il devait aller voir Victor avant que l’Hôtel de Pierre n’implose sous le poids de sa colère mais il ne pouvait pas s’y résoudre. Il avait passé une si bonne soirée qu’il n’avait pas envie de la gâcher pour une engueulade en bonne et due forme. Stoppé en plein milieu du couloir, Vince temporisait. Il faisait semblant de consulter son portable, de réfléchir, de rajuster sa chemise, retour sur le portable comme si ce bout de plastique allait lui donner le moyen d’éviter la mercuriale… En clair, il ne voulait pas y aller. Il appela même Occard pour lui donner l’adresse de Ben et lui demander d’opérer un « nettoyage » de l’appartement. Oui, le locataire est au courant. Non, pas besoin de lui mentir, c’est un ami… enfin un repas sur pattes… Enfin… Bref ! Demerdez-vous !
Vince prit son courage à deux mains et osa rentrer dans le saint des saints. Victor était là, assis dans un fauteuil en cuir noir et habillé d’un costume noir, sans cravate et le col légèrement ouvert sur sa gorge d’albâtre. La chemise était gris anthracite, ce qui ne laissait comme tâche de couleur que ses yeux verts et ses cheveux blond sable. Le roi des Glaces en personne. Pour parachever le tableau, il tenait un livre relié de cuir et doré à la tranche et de l’autre main, il tapotait en rythme sur l’accoudoir à l’aide de ses ongles qui avaient la transparence du diamant. Il y avait même un de ces chiens, grand, noir de pelage avec la tête rouge brun qui vous regarde d’un air digne et patricien. Impossible de savoir si le tableau avait été peint à son attention mais la représentation de la colère froide et de la réprobation muette était trop parfaite pour être due au hasard.
Vince se tassa un peu quand les yeux de Victor lui sautèrent au visage, le transperçant de part en part, sans réelle fureur mais avec une insistance glaçante. Ce regard fila ensuite vers un fauteuil en face de lui, intimant au jeune cannibale de s’y asseoir et surtout de bien vouloir la fermer. Vince s’empressa d’obéir, observant les prémices de la tempête qui promettait de devenir Katrinesque.
Mais Victor replongea dans son livre, se caressant le menton de l’index et laissant le chien se rendormir à ses pieds. Il désirait sans doute prolonger l’attente, les secondes s’égrenant au rythme de l’horloge murale dont les mouvements de la fine aiguille devenaient assourdissants au milieu de l’épais silence. On entendait aussi la respiration du chien, parfaitement calme et apaisé, heureux de dormir dans un îlot de sérénité. A croire que cette fichue bestiole n’avait aucun instinct puisque Vince qui n’en menait pas large, n’arrivait même pas à bouger de peur de faire craquer le cuir de son fauteuil. Un regard sur l’horloge… Déjà un quart d’heure d’écoulé. Victor avait donc décidé de le laisser mariner dans son jus le plus longtemps possible. Immonde salopard… Fort de ce constat, Vince se força à se détendre. De toute façon, ça ne servirait à rien de continuer à s’inquiéter : le Maitre ne lui accorderait rien pour le moment.
Victor ferma son livre d’un coup sec, faisant sursauter tout le monde.
- Waouh ! Laissa échapper Vince avec un rire nerveux. Magnifique…
- Merci, je savais que tu apprécierais l’effort de composition.
- Non, franchement, bon rythme et montée dramatique…
- Ne crois pas que tu vas t’en tirer par des compliments.
Silence… Le jeune vampire songea que c’était la première fois, et Dieu sait qu’il avait eu des situations conflictuelles à régler, que son coté doux et son jolis minois ne servaient à rien. Victor bouillonnait lentement et même le chien, retrouvant miraculeusement son instinct de conservation, transporta son espace de sieste plus loin… Prés de la porte au cas où.
La voix du Maître de Toulouse était trompeusement calme.
- As-tu la moindre idée de ce que tu m’as fait subir ? As-tu la moindre idée de l’inquiétude qui m’a rongée en sachant que tu as passé la journée dehors ?
- Avant que tu ne me fasses le couplet de la culpabilisation du mauvais fils, je te signale que j’ai dormi en séc…
- Tu ne peux pas dormir. Tu es un cannibale.
- Ce n’était pas du sommeil, d’accord… Mais j’ai été inconscient et…
Sans lui laisser le temps de poursuivre, Victor était déjà sur lui, à ouvrir la chemise que lui avait prêté Ben, à le palper, à le regarder sous toutes les coutures. Malgré la position inconfortable dans laquelle son tortionnaire le pliait, le jeune vampire pouvait voir les traits de celui-ci se déformer sous l’effet d’une terreur rétroactive. Malgré sa régénération, il devait encore porter les traces cachées de ses blessures. Des imprécations dans une langue inconnue montèrent aux lèvres de Victor et un autre style de colère commença à poindre dans ses yeux. Vince préféra couper court.
- Il est mort. Pas la peine de te mettre dans des états pareils.
- Il a souffert ?
- Il n’est pas mort dans son lit…
Mu par un sentiment nouveau, Victor ne put s’empêcher de serrer son enfant dans ses bras presque jusqu’à lui briser les os. Et peut-être le ferait-il ! Hier, quand il lui avait donné l’ordre de pourchasser le loup, il était sur que Vince ne trouverait rien. Comme le lui répétait le maitre du temps avec une suffisance insupportable, il existe un monde entier entre une minute et une heure. Mais là, on parlait d’une journée complète ! Il fallait que ce loup soit fou ou stupide, ou les deux pour être resté sur son fief! Et Vince l'avait trouvé et combattu... au mépris de toute sécurité.
Victor serra plus fort, sans prendre garde aux gémissements des articulations malmenées.
- Tu me fais mal... Murmura Vince dans un souffle, ses poumons se vidant sous la pression.
Victor n'en avait cure. Il expérimentait la douleur du père face à l'enfant qui a frôlé la mort. Pour la première fois, il comprenait les paroles d'un autre père dans des circonstances qui lui échappaient et dont il n'en avait cure: « Si je le revois, je l'embrasse, je le cajole... et je le tue! » Ça résumait très bien ce qu'il ressentait pour le moment.
Il lui prit le visage entre ses mains et le regarda avec une intensité qu'il n'avait jamais eu jusque là, comme s'il ne l'avait pas vu depuis des années. Il scrutait les yeux, les pommettes, le front, les lèvres. Encore une fois, il fut submergé par la beauté de sa machine de mort, de son petit tigre. Comment pouvait-il émouvoir comme ça tous ceux qui le regardaient? De plus le sang vampirique lui donnait un aspect satiné et nacré du plus bel effet. Qu'il soit apeuré, en colère, amoureux et même endormi, il attirait le regard. Fugacement, il songea à Chandra, spectre sans consistance, et admit dans son for intérieur que lui aussi aurait voulu cet ange... Exclusivement.
- Racontes-moi ce qu'il t'est arrivé.
Le jeune vampire s'exécuta d'une voix incertaine mais Victor se moquait royalement du récit. Vince aurait pu lui raconter n'importe quoi, même lui lire le résumé d'une émission de télé réalité, ça aurait été aussi bien. Le but était d'entendre cette voix, de voir ses lèvres bouger... se laisser bercer... Mais il tiqua au nom de Ben.
- Qui ça?
- Ben... L'étudiant chez qui m'avait attiré le loup... Celui qui m'a hébergé ce jour... très gentil d'ailleurs et fan de jeux-vidéos comme moi...
Il en disait trop. Victor connaissait ce genre de tour de passe-passe. On noyait l'autre sous un flot d'informations pour en cacher une seule et on espérait que ça passerait inaperçu.
- Qu'est-ce que tu ne me dis pas?
Hésitation, panique dans le regard. Ce devait être très gros et très important.
- Vincent...? Ne me caches rien, s'il te plait...
Ce n'était pas parce qu'il était redevenu Sigur qu'il devait abandonner les armes que Victor avaient patiemment forgé. La culpabilité... Quelle merveilleuse lame courbe et dentelée, dont la morsure profonde vous atteignait jusqu'aux tréfonds de l'âme. Impossible d'y échapper à mois d'avoir un cœur de pierre et Victor savait que celui de son enfant était doux, palpitant et gorgé de ses espérances d'amour. Même si le Vieux Lion faisait mine de s'en moquer et de le larder de piques cyniques, il n'aurait pas voulu qu'il en fut autrement. Son seul regret était qu'il n'aurait jamais la chance de se nourrir sur cet organe palpitant et de sentir cette vie trembler sous sa langue.
Hum... Heureusement que Vince ignorait quels fantasmes il pouvait susciter parfois...
- C'est... C'est un … Loup-garou, lui aussi. Mais un loup solitaire! Il a été transformé contre son gré et ne supporte pas les meutes... Tu ne vas pas lui faire de mal, hein...?
Tiens, tiens... un autre loup... Victor resta de marbre pendant que Sigur supputait. Un loup solitaire. Les loups solitaires ne vivaient pas longtemps. Si les vampires admettaient avec condescendance l'existence des V.R.P., ce qui leur permettait d'avoir messagers, coursiers, diplomates et contractants à moindre coût, Sigur savait que les meutes de loups ne voyaient pas d'un bon œil l'intrusion d'un solitaire sur leurs territoires. Cela amenait de la dissidence et ce n'était pas bon. Que la meute d'ici le pourchasse, quoi de plus normal. Qu'il y ait survécu suffisamment longtemps pour s'être installé comme étudiant... Voilà qui méritait qu'on s'y attarde un instant.
- Je te promets que je ne lui ferais aucun mal. Et même que je n'enverrais personne contre lui, à moins qu'il ne le mérite. Ça te va?
Victor mentait comme un arracheur de dents. Dommage que Vince n'ait pas encore assimilé cette information.
- Mais continues... Je t'ai interrompu.
Cette fois-ci, le récit n'avait pas pour but de laisser à Sigur l'occasion de se repaître de son tigre mais celui de réfléchir et d'organiser sans qu'on l'interrompe.
Il se doutait que Vince ne souhaitait pas partager son nouveau camarade de jeu... Quel dommage... Mais quand il s'agissait de la sécurité des siens, Sigur se fichait bien de leurs désirs.
L'enquête avait été facile. Encore une leçon que Vince devait apprendre: Quand on voulait garder quelque chose à soi, on le cachait soigneusement, on ne demandait pas à son servant humain de faire le nettoyage. Occard s'était montré réticent à donner l'adresse et le nom, mais il avait fait diligence. Normal, il y était forcé. Mais Victor appréciait la loyauté. Dommage qu'Occard fut le dernier de sa lignée à les servir, mais en écoutant Charles, il avait compris la réticence du servant à donner son esclavage en héritage... Et bien, ce serait vite vu. On leur laissait leur liberté. Vince s'en chargerait.
Mais là, Victor se tenait pile à l'endroit où son petit dernier avait pris place pour traquer sa proie. Un loup solitaire... Impossible d'y croire. Cela dit, il avait du mal à appréhender le fait qu'un loup ait pu en laisser tuer un autre et même protéger son assassin. Un vampire, oui. La notion de « perte acceptable » et celle de « renversement d'alliances » étaient classiques, mais chez un loup? Peut-être Vince était tombé en plein milieu d'une guerre entre deux meutes et que son si gentil samaritain s'était juste attiré la sympathie d'un protecteur, doublé d'un tueur. Toujours utile pour les opérations les plus vicieuses que l'honneur de loup réprouvait. Personne ne pouvait reprocher à une meute les massacres d'un suceur de sang et personne ne pleurerait un cannibale.
Sauf le vieux Guerrier Sigur. Il ne l'avait pas pris sous son aile pour qu'un autre le fasse combattre et tuer à son profit.
D'aprés Occard, le nettoyage s'était fait très rapidement. Sans doute parce que le sang de Vampire ne tenait pas longtemps à l'air libre et, chose plus étonnante, parce qu'il n'y avait pas le moindre corps... Le locataire s'en était déjà débarrassé, ce qui faisait douter Victor sur la véracité du pauvre petit étudiant transformé par erreur. Peut-être cela avait-il été vrai un jour... Mais comme tous les jeunes face à une situation difficile, celui-ci aurait paniqué. Ce qu'il n'avait pas fait. Au contraire. Il avait couvert ses traces. Aucune raison que Victor n'en fit pas autant.
Faisant mine de fumer une cigarette contre la rambarde de la résidence étudiante, il laissa son esprit vagabonder parmi les autres locataires pour les amener doucement à s'endormir et à ne pas se réveiller avant le jour. Dormez mes agneaux... Dormez bien gentiment... Il ne se passera rien... Du moins, rien qui vous concerne. Assuré que personne, ou presque, ne les dérangerait, il monta l'escalier tranquillement en savourant par avance ce qu'il allait faire subir à ce pauvre petit loup. Il y avait dans sa démarche lente quelque chose, un procédé de mauvais film d'horreur pour faire monter la terreur du spectateur, quelque chose de risible puisque personne n'était là pour admirer la performance de l'acteur dans le rôle du psychopathe. Même Victor en riait. Seul, évidement. Pour rien au monde, il n'aurait admis que sa manie de prendre des poses pouvait être sujet à rire. C'était sa manière de se protéger: différencier l'être et le paraître. Personne ne le connaissait vraiment, mais il faut dire qu'avec sa succession de masques, Victor, Lord Henry, Signor Massola... et même Sigur... personne ne le pouvait. Pas même Victor. Il était loin le temps où son monde se limitait à lui-même et à ses proies et où il n'avait pas besoin de faire vivre une foule d'autres lui. Il avait cru que revenir à Sigur simplifierait les choses, mais Sigur était un masque comme les autres. Un rôle. Un de plus. Un jour, ça lui prendrait de plonger au fin fond de sa psyché. Mais pas ce soir. Et peut-être même pas ce siècle.
Victor tapota doucement contre le panneau de la porte, pour confirmer la nature de sa proie. Seuls les loups-garous prendraient ces tout petits bruits pour une demande à rentrer et celui derrière la porte tomba dans le piège. Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait qu'il était déjà plaqué contre le mur, la Griffe du Vieux Lion l'étranglant.
Le Vampire fit mine de savourer le parfum de la pièce comme s'il avait humé un vieux Bordeaux.
- Javel, fourrure de loup et cendre de vampire. Cocktail très particulier que le commun des mortels n'est pas à même de déceler... Et toi, mon petit chien? Cette odeur te plait?
Ben avait du mal à respirer et le fait qu'il soit maintenu cinq centimètres au dessus du sol ne l'aidait pas. Il essayait de se tenir au bras marmoréen pour atténuer la pression même s'il savait qu'il ne faisait que retarder l'inéluctable. Il tenta le coup de pied mais cela lui fit l'effet de cogner contre un meuble.
- Un loup solitaire... Ça aurait pu marcher... si tu n'étais pas tombé sur quelqu'un qui s'y connait un peu mieux que les autres. Je te rassure, ma petite canine n'a pas vu le mensonge. Moi, oui. Alors, mon petit loup, j'aimerais savoir pourquoi tu as jeté ton dévolu sur ce qui m'appartient.
Victor le faisait exprès, bien sur. Il était impossible à sa proie de répondre vu la pression exercée sur sa gorge. Mais ça l'amusait de voir le petit chien se débattre et même entamer une transformation partielle pour se doter des griffes larges des canidés. Ce fut avant qu'il ne lui laboure l'avant-bras qu'il consentit à lui laisser un peu d'air pour qu'il puisse répondre, même s'il se contenta de reprendre son souffle. Que ces vivants manquaient de savoir-vivre!
Quelques quintes de toux plus tard, le chien consentit à parler.
- C'est plutôt votre petite canine qui m'est tombé dessus.
- Oh, mais je ne doute pas un seul instant que cette coïncidence n'en est pas vraiment une. Alors, j'aimerais comprendre cette coïncidence et je te laisserais vivre.
- Bien sur... J'y crois très fort.
- Je te le promets.
- Je ne crois pas aux promesses d'un maître vampire.
- Quelle bonne idée! Quelle preuve de bon sens... qui arrive un peu trop tard. Tu as déjà mis plus qu'un pied dans mon fief et tu te souviens seulement maintenant des conseils élémentaires de prudence. Maintenant, réponds!
Ben resta quelques secondes silencieux avec ses pensées qui tournoyaient. Si les autres meutes n'avaient pas sa peau, il y avait fort à parier que le maître de la ville l'ait et s'en serve de descente de lit. Car la vérité n'allait pas lui plaire. Du moins une grande partie de la vérité. Mais ce que Sigur ignorait, même dans son grand âge, c'était que les loups, à force d'être des détecteurs de mensonges sur pattes, avaient appris à ne pas dire la vérité, sans pour autant la travestir.
- Je cherche quelqu'un qui serait dans les parages.
Pure vérité. Ce qui n'était pas dit, par contre, c'était que cette recherche avait été mise sous le boisseau dés qu'on lui avait confié sa présente affectation. Même si les deux étaient géographiquement très proches, Ben n'avait pas la carrure pour la mener seul.
- Qui ça? Et quel besoin aurais-tu d'un de mes vampires?
- J'en ai besoin parce qu'il a des capacités que je n'ai pas. (Encore toute la vérité) Et celui que je cherche est la Bête.
Moment de silence. Il faut laisser ses respirations à la réflexion, parfois au mépris de toute sécurité apparente. Laisser la réflexion respirer, c'est admettre que la violence n'est pas toujours nécessaire. Ben ne le savait pas, sans doute parce qu'il ignorait qui il avait réellement en face de lui, mais il avait touché une fibre sensible. A l'instar de Sigur, la Bête était une de ces légendes de la Nuit qu'on connaissait sans véritablement savoir ce qu'il en était. Mais Sigur et la Bête avait un passé commun.
- La Bête... Sur mon territoire...
- Peut-être... Je ne suis sur de rien.
- Pourquoi tu le cherches...?
Sigur apprécia la petite transformation de son prisonnier. La colère qui changeait le chien de manchon en prédateur.
- C'est personnel.
- Dis toujours. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tu n'es pas en mesure de mettre fin à la discussion.
- C'est lui qui m'a transformé. Et je veux sa peau...
Victor éclata de rire. Ah, les folles espérances de la jeunesse! Ils étaient bien tous pareils. Malgré sa volonté, celui-là serait broyé par la Bête. Comme beaucoup avant lui. La Bête n'était pas précisément quelqu'un de faible, sinon il n'aurait pas tenu Sigur en échec des siècles auparavant. Mais ce petit loup était amusant, à sa façon... Et il ne déplaisait pas à Victor de l'envoyer à une mort certaine. Il aurait presque voulu voir ça: C'est toujours assez jouissif de voir un homme se battre contre sa propre destinée et encore plus quand il comprenait que c'était totalement vain. Mais il y avait un tout petit souci.
- Et dans toute cette histoire, que vient faire mon petit vampire? Dis-moi à quoi Vince peut bien te servir contre la Bête?
- Pas à le combattre. Mais à le repérer.
Bonne réponse, si tant est qu'il y en eut une bonne. De toute façon, Victor savait qu'il ne pourrait pas tuer le loup-garou sans avoir la preuve qu'il était dangereux pour Vince: Celui-ci ne lui aurait pas pardonné alors qu'il venait tout juste de se trouver un ami qui n'était pas un repas. Victor le laissa tomber sur le sol et prit position sur le fauteuil de l'ordinateur avec un soupir. Tiens... Il se mettait à soupirer maintenant... Il faut dire qu'il avait vu les ravages de ce petit bruit parmi la cour de Toulouse... et il aimait bien...
- Imaginons que je te laisse vivre...
- Vous avez déjà décidé de m'épargner.
Victor prit la première chose qui lui tomba sous la main, en l'occurence une souris sans fil, et la balança d'une chiquenaude dans la tête de l'impudent personnage qui la prit avec un couinement de douleur.
- On ne m'interromps pas.
Quelques secondes de silence pesant. Intérieurement, Victor se réjouissait de ces moments où il posait le pied sur le cou de son interlocuteur. Il avait toujours aimé maitriser la situation. Rectification: Il aimait le faire sentir.
- Imaginons que je te laisse vivre, ce serait uniquement parce que mon enfant chéri te porte un vague intérêt. Sitôt que cet intérêt aura décliné, je te conseille de vite prendre la tangente parce que je n'aurais pas le moindre remord à exposer ta fourrure dans mon salon. Il paraît que c'est du dernier chic. D'ici là... Tu vas être horriblement gentil avec lui. Suis-je clair...?
Ben se massa le cuir chevelu et se promit d'acheter des souris moins lourdes, dorénavant.
- Vous êtes très clair.
- Bien.
- Mais je ne marche pas.
Victor fronça légèrement le sourcil. Aurait-il par hasard été trop fort dans sa strangulation et aurait-il privé d'air le cerveau du malheureux jusqu'à le rendre stupide.
Ben se redressa, laissant sa rage de loup lui donner plus d'importance. N'importe quel humain aurait baissé le regard ou aurait fui. Ben n'aimait pas de mettre en avant, c'est bien pour ça qu'il avait intégré la meute insignifiante d'un jeune alpha qui avait la moitié de son age. Mais celui qui était en face de lui n'était pas un loup: il ne pouvait pas se soumettre. Pourtant le vieux monstre devant lui souriait. Aucune peur, ni même d'envie visible de remettre à sa place l'impudent.
- Je ne me soumettrais pas. Gronda le loup-garou en appuyant chaque syllabe.
Une lueur rieuse alluma les yeux de Victor. Mais quel siècle, mes amis! Rencontrer Clara avait été un miracle, Vince, un baume sur son âme de dirigeant désabusé... Et ce troisième qui ne pliait pas, l'une des rares victimes de la Bête à être encore en vie pour le raconter et suffisamment fort pour ne pas se recroqueviller en pleurant. Trois êtres qu'il avait plaisir à parer du nom de guerriers.
Et deux qui m'appartiennent! Pensa t-il avec une joie malsaine.
Bien évidement, il lui fallait le troisième... On ne passe des siècles à regarder les richesses du monde sans se complaire dans l'avidité. Mais celui-là... Il aurait eu du mal à l'avoir. Victor savait pertinemment qu'il n'était pas la solution miracle aux problèmes de ses guerriers. Il était juste l'homme moitié tyran, moitié chevalier blanc pour Clara, une sorte de père vampirique qui fixait temporairement les limites pour Vince. Mais celui-là... Son attitude, sa situation actuelle proclamaient qu'il n'avait nul besoin d'être entouré. Ni par une meute, ni par quiconque. Le vieux vampire se demanda un instant comment un tel loup pouvait exister... avant de se souvenir que la Bête était pareille. Solitaire par choix et parce que, Sigur mis à part, tout ceux qui tombaient sous ses yeux n'étaient que des proies à dévorer.
Un doute, cependant... Ce loup-là n'avait l'air à enfermer. Alors Victor décida de le sonder douloureusement.
- Enfant de la Bête... Et comme elle tu ne peux pas t'empêcher de saccager ce qui te plait?
La colère du loup-garou éclata, laissant l'impression d'avoir reçu le souffle d'un incendie en pleine figure. Ils n'étaient pas nombreux à pouvoir développer une telle rage sans se faire consumer par elle. Et pourtant, Victor resta parfaitement calme, le menton posé sur une de ses mains et l'autre qui décomptait les secondes: Pouce, index, majeur, annulaire et auriculaire. La flamme s'éteignit sous le contrôle de Ben qui en tomba à genoux, tellement l'effort était violent.
- Les imbéciles disent que c'est la vérité qui blesse, susurra Victor avec une lueur gourmande dans le regard. Mais en réalité, c'est le doute qui fait le plus mal: « Et si j'étais réellement comme il le dit...? » Le doute qui s'insinue partout et qui ne laisse aucun répit...
Victor se releva de son fauteuil tout en boutonnant son veston. Une main passé dans les cheveux, quelques pas vers le loup-garou qui contenait à grand mal son envie de carnage.
- En ce moment, tu voudrais me sauter à la gorge et répandre mon intérieur sur les murs, mais pas seulement. Tu voudrais que ton gigantesque appétit de tueries soit rassasié ici et maintenant au détriment de tous les habitants de cette cité étudiante, te dresser sur un monticule de cadavres et rire à gorge déployée en choisissant la cible prochaine du chaos que tu vas semer...
C'est tellement beau un homme qui lutte avec lui-même, se dit Victor en regardant le loup à ses pieds se retenir à chaque évocation du massacre. Il aurait pu regarder ça pendant des heures et les métamorphes étaient toujours des personnalités bipolaires fascinantes. Qui plus est, celui-là poussait l'antagonisme personnel très très loin...
- Tu ne le feras pas... Souffla le Maitre de Toulouse à l'oreille de sa victime dont les muscles se relâchèrent tout à coup. Oh, pas parce que je t'en empêcherais: le sort de quelques humains m'indiffère complétement. Tu ne le feras pas parce que ta cage est si étroite et les chaines que tu portes sont tellement lourdes que c'est un miracle que tu puisse encore respirer.
Le loup le regardait de ses yeux de miel veiné de carmin. Oh oui... Il avait été bien prêt de la rupture. Victor ne l'en apprécia que d'avantage. La Bête était incapable de se contrôler dés qu'elle était arrivé à ce niveau de rage. Il ignorait ce qui avait amené ce petit lycan à se forger de telles entraves mais le résultat était là. Un peu masochiste quand même...
- J'ai bien connu le monstre à qui tu dois ta peau de loup. Bien plus que tu ne le pourras jamais en fait. Vous avez cette rage en commun... Si dévastatrice qu'elle ne peut être l'apanage que d'une seule bête.
Ben serra les dents presqu'à s'en faire sauter l'émail mais il savait qu'elles avaient maintenant l'aspect et la dureté d'une dentition lupine. Tout comme ses muscles s'épaississaient dans la douloureuse tension de la transformation incontrôlable. Il avait tellement mal que des points noirs dansaient devant ses yeux. Il essayait de ne pas écouter mais les mots lui rentraient dans la psyché comme des gifles entrecoupées de caresses. Et puis... Le couperet.
- Tu n'es pas cette bête là. Elle n'a jamais eu le désir de se contrôler... Sans doute parce qu'elle n'en a pas les moyens.
Comme une eau glacée sur une brûlure récente, le soulagement passa sur Ben, amenant sa propre rage à se recroqueviller au plus profond de son esprit. Ses épaules se détendaient, sans doute sous l'effet de la transformation qui s'était stoppé et pour une fois, pas brutâlement. Pourtant c'était aussi douloureux qu'agréable: la sensation de la guérison, ça fait mal sur le moment, mais on se sentira mieux après.
Victor se redressa en époussetant les poussières imaginaires de sa veste. Une bête qui n'en était pas une. Ce siècle avait encore d'autres cadeaux pour lui? Mais il savait que le loup n'était pas encore à lui. Oh, bien sur, il lui avait lancé un appât très tentant et si bien barbelé que le fils de la Bête aurait du mal à le décrocher de sa gueule s'il le gobait. Victor lui offrait tout simplement la compréhension et la reconnaissance.
Il fit encore quelques pas dans l'appartement, le regardant pour la première fois tandis que Ben achevait de faire taire son feu intérieur. Dieu que c'était triste! Pas de photos, de bibelots, aucune trace que quelqu'un de réel vivait là... Encore plus terne qu'une chambre d'hôtel bas de gamme. Victor se promit de mieux loger ce guerrier-là s'il l'avait. A force de se cacher des autres, ce qu'il avait en lui finirait par exploser. Le Vieux Lion en aurait presque éprouvé de la compassion... S'il avait pu. Mais il connaissait au moins deux personnes qui en auraient dont l'une s'était déjà fourré dans ses pattes. Penser à remercier Vince, au fait...
Mais le voilà le second appât! Il fallait juste ne pas le rendre trop évident.
- J'ai pris ma décision... Comme je l'ai dit, je te laisse vivre. J'accepte même que tu demandes _ Poliment _ à mon vampire de t'assister... Mais pas tout de suite. Il est privé de sortie pendant trois semaines.
Et sur ce, Sigur s'en fut comme le seigneur qu'il était, sous le regard médusé d'un lycanthrope qui n'y comprenait plus rien, avec la satisfaction d'un travail bien fait et le léger souci de trouver un repas convenable.
Vince doutait que Victor ait les mêmes attentions… Déjà parce qu’un petit déjeuner complet constituait maintenant en un autre vampire et que son tendre protecteur l’avait appelé soixante-quinze fois et pas que pendant la nuit. En revenant au Bagis, il s’était fait étreindre par toute la cour, au comble du soulagement. Son intuition lui disait que Celui-qui-doit-être-obéi avait du être particulièrement en colère. Et le faire sentir. Beaucoup. Le vampire pouvait presque sentir les dalles envahies par la glace et les fenêtres ouvertes qui laissaient passer les rafales chargées de neige… en plein mois d’Aout. La nuit allait être longue et pénible. Et puis, il hésitait… Se présenter comme un petit garçon conscient de sa faute et se dandiner sur ses pieds ? Comme un ado rebelle qui s’en fiche et qui claque la porte (Mais ceci n’avait pas l’attrait de la nouveauté, hélas) ou comme s’il n’était rien passé de grave… ? Sauf qu’il s’était passé quelque chose de grave. Ses trois ongles manquants n’en étaient qu’une toute petite preuve.
Soupir. Encore une fois. Les rares courtisans présents en venaient à développer des crises de panique en entendant ce son.
Le jeune vampire savait qu’il devait aller voir Victor avant que l’Hôtel de Pierre n’implose sous le poids de sa colère mais il ne pouvait pas s’y résoudre. Il avait passé une si bonne soirée qu’il n’avait pas envie de la gâcher pour une engueulade en bonne et due forme. Stoppé en plein milieu du couloir, Vince temporisait. Il faisait semblant de consulter son portable, de réfléchir, de rajuster sa chemise, retour sur le portable comme si ce bout de plastique allait lui donner le moyen d’éviter la mercuriale… En clair, il ne voulait pas y aller. Il appela même Occard pour lui donner l’adresse de Ben et lui demander d’opérer un « nettoyage » de l’appartement. Oui, le locataire est au courant. Non, pas besoin de lui mentir, c’est un ami… enfin un repas sur pattes… Enfin… Bref ! Demerdez-vous !
Vince prit son courage à deux mains et osa rentrer dans le saint des saints. Victor était là, assis dans un fauteuil en cuir noir et habillé d’un costume noir, sans cravate et le col légèrement ouvert sur sa gorge d’albâtre. La chemise était gris anthracite, ce qui ne laissait comme tâche de couleur que ses yeux verts et ses cheveux blond sable. Le roi des Glaces en personne. Pour parachever le tableau, il tenait un livre relié de cuir et doré à la tranche et de l’autre main, il tapotait en rythme sur l’accoudoir à l’aide de ses ongles qui avaient la transparence du diamant. Il y avait même un de ces chiens, grand, noir de pelage avec la tête rouge brun qui vous regarde d’un air digne et patricien. Impossible de savoir si le tableau avait été peint à son attention mais la représentation de la colère froide et de la réprobation muette était trop parfaite pour être due au hasard.
Vince se tassa un peu quand les yeux de Victor lui sautèrent au visage, le transperçant de part en part, sans réelle fureur mais avec une insistance glaçante. Ce regard fila ensuite vers un fauteuil en face de lui, intimant au jeune cannibale de s’y asseoir et surtout de bien vouloir la fermer. Vince s’empressa d’obéir, observant les prémices de la tempête qui promettait de devenir Katrinesque.
Mais Victor replongea dans son livre, se caressant le menton de l’index et laissant le chien se rendormir à ses pieds. Il désirait sans doute prolonger l’attente, les secondes s’égrenant au rythme de l’horloge murale dont les mouvements de la fine aiguille devenaient assourdissants au milieu de l’épais silence. On entendait aussi la respiration du chien, parfaitement calme et apaisé, heureux de dormir dans un îlot de sérénité. A croire que cette fichue bestiole n’avait aucun instinct puisque Vince qui n’en menait pas large, n’arrivait même pas à bouger de peur de faire craquer le cuir de son fauteuil. Un regard sur l’horloge… Déjà un quart d’heure d’écoulé. Victor avait donc décidé de le laisser mariner dans son jus le plus longtemps possible. Immonde salopard… Fort de ce constat, Vince se força à se détendre. De toute façon, ça ne servirait à rien de continuer à s’inquiéter : le Maitre ne lui accorderait rien pour le moment.
Victor ferma son livre d’un coup sec, faisant sursauter tout le monde.
- Waouh ! Laissa échapper Vince avec un rire nerveux. Magnifique…
- Merci, je savais que tu apprécierais l’effort de composition.
- Non, franchement, bon rythme et montée dramatique…
- Ne crois pas que tu vas t’en tirer par des compliments.
Silence… Le jeune vampire songea que c’était la première fois, et Dieu sait qu’il avait eu des situations conflictuelles à régler, que son coté doux et son jolis minois ne servaient à rien. Victor bouillonnait lentement et même le chien, retrouvant miraculeusement son instinct de conservation, transporta son espace de sieste plus loin… Prés de la porte au cas où.
La voix du Maître de Toulouse était trompeusement calme.
- As-tu la moindre idée de ce que tu m’as fait subir ? As-tu la moindre idée de l’inquiétude qui m’a rongée en sachant que tu as passé la journée dehors ?
- Avant que tu ne me fasses le couplet de la culpabilisation du mauvais fils, je te signale que j’ai dormi en séc…
- Tu ne peux pas dormir. Tu es un cannibale.
- Ce n’était pas du sommeil, d’accord… Mais j’ai été inconscient et…
Sans lui laisser le temps de poursuivre, Victor était déjà sur lui, à ouvrir la chemise que lui avait prêté Ben, à le palper, à le regarder sous toutes les coutures. Malgré la position inconfortable dans laquelle son tortionnaire le pliait, le jeune vampire pouvait voir les traits de celui-ci se déformer sous l’effet d’une terreur rétroactive. Malgré sa régénération, il devait encore porter les traces cachées de ses blessures. Des imprécations dans une langue inconnue montèrent aux lèvres de Victor et un autre style de colère commença à poindre dans ses yeux. Vince préféra couper court.
- Il est mort. Pas la peine de te mettre dans des états pareils.
- Il a souffert ?
- Il n’est pas mort dans son lit…
Mu par un sentiment nouveau, Victor ne put s’empêcher de serrer son enfant dans ses bras presque jusqu’à lui briser les os. Et peut-être le ferait-il ! Hier, quand il lui avait donné l’ordre de pourchasser le loup, il était sur que Vince ne trouverait rien. Comme le lui répétait le maitre du temps avec une suffisance insupportable, il existe un monde entier entre une minute et une heure. Mais là, on parlait d’une journée complète ! Il fallait que ce loup soit fou ou stupide, ou les deux pour être resté sur son fief! Et Vince l'avait trouvé et combattu... au mépris de toute sécurité.
Victor serra plus fort, sans prendre garde aux gémissements des articulations malmenées.
- Tu me fais mal... Murmura Vince dans un souffle, ses poumons se vidant sous la pression.
Victor n'en avait cure. Il expérimentait la douleur du père face à l'enfant qui a frôlé la mort. Pour la première fois, il comprenait les paroles d'un autre père dans des circonstances qui lui échappaient et dont il n'en avait cure: « Si je le revois, je l'embrasse, je le cajole... et je le tue! » Ça résumait très bien ce qu'il ressentait pour le moment.
Il lui prit le visage entre ses mains et le regarda avec une intensité qu'il n'avait jamais eu jusque là, comme s'il ne l'avait pas vu depuis des années. Il scrutait les yeux, les pommettes, le front, les lèvres. Encore une fois, il fut submergé par la beauté de sa machine de mort, de son petit tigre. Comment pouvait-il émouvoir comme ça tous ceux qui le regardaient? De plus le sang vampirique lui donnait un aspect satiné et nacré du plus bel effet. Qu'il soit apeuré, en colère, amoureux et même endormi, il attirait le regard. Fugacement, il songea à Chandra, spectre sans consistance, et admit dans son for intérieur que lui aussi aurait voulu cet ange... Exclusivement.
- Racontes-moi ce qu'il t'est arrivé.
Le jeune vampire s'exécuta d'une voix incertaine mais Victor se moquait royalement du récit. Vince aurait pu lui raconter n'importe quoi, même lui lire le résumé d'une émission de télé réalité, ça aurait été aussi bien. Le but était d'entendre cette voix, de voir ses lèvres bouger... se laisser bercer... Mais il tiqua au nom de Ben.
- Qui ça?
- Ben... L'étudiant chez qui m'avait attiré le loup... Celui qui m'a hébergé ce jour... très gentil d'ailleurs et fan de jeux-vidéos comme moi...
Il en disait trop. Victor connaissait ce genre de tour de passe-passe. On noyait l'autre sous un flot d'informations pour en cacher une seule et on espérait que ça passerait inaperçu.
- Qu'est-ce que tu ne me dis pas?
Hésitation, panique dans le regard. Ce devait être très gros et très important.
- Vincent...? Ne me caches rien, s'il te plait...
Ce n'était pas parce qu'il était redevenu Sigur qu'il devait abandonner les armes que Victor avaient patiemment forgé. La culpabilité... Quelle merveilleuse lame courbe et dentelée, dont la morsure profonde vous atteignait jusqu'aux tréfonds de l'âme. Impossible d'y échapper à mois d'avoir un cœur de pierre et Victor savait que celui de son enfant était doux, palpitant et gorgé de ses espérances d'amour. Même si le Vieux Lion faisait mine de s'en moquer et de le larder de piques cyniques, il n'aurait pas voulu qu'il en fut autrement. Son seul regret était qu'il n'aurait jamais la chance de se nourrir sur cet organe palpitant et de sentir cette vie trembler sous sa langue.
Hum... Heureusement que Vince ignorait quels fantasmes il pouvait susciter parfois...
- C'est... C'est un … Loup-garou, lui aussi. Mais un loup solitaire! Il a été transformé contre son gré et ne supporte pas les meutes... Tu ne vas pas lui faire de mal, hein...?
Tiens, tiens... un autre loup... Victor resta de marbre pendant que Sigur supputait. Un loup solitaire. Les loups solitaires ne vivaient pas longtemps. Si les vampires admettaient avec condescendance l'existence des V.R.P., ce qui leur permettait d'avoir messagers, coursiers, diplomates et contractants à moindre coût, Sigur savait que les meutes de loups ne voyaient pas d'un bon œil l'intrusion d'un solitaire sur leurs territoires. Cela amenait de la dissidence et ce n'était pas bon. Que la meute d'ici le pourchasse, quoi de plus normal. Qu'il y ait survécu suffisamment longtemps pour s'être installé comme étudiant... Voilà qui méritait qu'on s'y attarde un instant.
- Je te promets que je ne lui ferais aucun mal. Et même que je n'enverrais personne contre lui, à moins qu'il ne le mérite. Ça te va?
Victor mentait comme un arracheur de dents. Dommage que Vince n'ait pas encore assimilé cette information.
- Mais continues... Je t'ai interrompu.
Cette fois-ci, le récit n'avait pas pour but de laisser à Sigur l'occasion de se repaître de son tigre mais celui de réfléchir et d'organiser sans qu'on l'interrompe.
Il se doutait que Vince ne souhaitait pas partager son nouveau camarade de jeu... Quel dommage... Mais quand il s'agissait de la sécurité des siens, Sigur se fichait bien de leurs désirs.
L'enquête avait été facile. Encore une leçon que Vince devait apprendre: Quand on voulait garder quelque chose à soi, on le cachait soigneusement, on ne demandait pas à son servant humain de faire le nettoyage. Occard s'était montré réticent à donner l'adresse et le nom, mais il avait fait diligence. Normal, il y était forcé. Mais Victor appréciait la loyauté. Dommage qu'Occard fut le dernier de sa lignée à les servir, mais en écoutant Charles, il avait compris la réticence du servant à donner son esclavage en héritage... Et bien, ce serait vite vu. On leur laissait leur liberté. Vince s'en chargerait.
Mais là, Victor se tenait pile à l'endroit où son petit dernier avait pris place pour traquer sa proie. Un loup solitaire... Impossible d'y croire. Cela dit, il avait du mal à appréhender le fait qu'un loup ait pu en laisser tuer un autre et même protéger son assassin. Un vampire, oui. La notion de « perte acceptable » et celle de « renversement d'alliances » étaient classiques, mais chez un loup? Peut-être Vince était tombé en plein milieu d'une guerre entre deux meutes et que son si gentil samaritain s'était juste attiré la sympathie d'un protecteur, doublé d'un tueur. Toujours utile pour les opérations les plus vicieuses que l'honneur de loup réprouvait. Personne ne pouvait reprocher à une meute les massacres d'un suceur de sang et personne ne pleurerait un cannibale.
Sauf le vieux Guerrier Sigur. Il ne l'avait pas pris sous son aile pour qu'un autre le fasse combattre et tuer à son profit.
D'aprés Occard, le nettoyage s'était fait très rapidement. Sans doute parce que le sang de Vampire ne tenait pas longtemps à l'air libre et, chose plus étonnante, parce qu'il n'y avait pas le moindre corps... Le locataire s'en était déjà débarrassé, ce qui faisait douter Victor sur la véracité du pauvre petit étudiant transformé par erreur. Peut-être cela avait-il été vrai un jour... Mais comme tous les jeunes face à une situation difficile, celui-ci aurait paniqué. Ce qu'il n'avait pas fait. Au contraire. Il avait couvert ses traces. Aucune raison que Victor n'en fit pas autant.
Faisant mine de fumer une cigarette contre la rambarde de la résidence étudiante, il laissa son esprit vagabonder parmi les autres locataires pour les amener doucement à s'endormir et à ne pas se réveiller avant le jour. Dormez mes agneaux... Dormez bien gentiment... Il ne se passera rien... Du moins, rien qui vous concerne. Assuré que personne, ou presque, ne les dérangerait, il monta l'escalier tranquillement en savourant par avance ce qu'il allait faire subir à ce pauvre petit loup. Il y avait dans sa démarche lente quelque chose, un procédé de mauvais film d'horreur pour faire monter la terreur du spectateur, quelque chose de risible puisque personne n'était là pour admirer la performance de l'acteur dans le rôle du psychopathe. Même Victor en riait. Seul, évidement. Pour rien au monde, il n'aurait admis que sa manie de prendre des poses pouvait être sujet à rire. C'était sa manière de se protéger: différencier l'être et le paraître. Personne ne le connaissait vraiment, mais il faut dire qu'avec sa succession de masques, Victor, Lord Henry, Signor Massola... et même Sigur... personne ne le pouvait. Pas même Victor. Il était loin le temps où son monde se limitait à lui-même et à ses proies et où il n'avait pas besoin de faire vivre une foule d'autres lui. Il avait cru que revenir à Sigur simplifierait les choses, mais Sigur était un masque comme les autres. Un rôle. Un de plus. Un jour, ça lui prendrait de plonger au fin fond de sa psyché. Mais pas ce soir. Et peut-être même pas ce siècle.
Victor tapota doucement contre le panneau de la porte, pour confirmer la nature de sa proie. Seuls les loups-garous prendraient ces tout petits bruits pour une demande à rentrer et celui derrière la porte tomba dans le piège. Il n'eut pas le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait qu'il était déjà plaqué contre le mur, la Griffe du Vieux Lion l'étranglant.
Le Vampire fit mine de savourer le parfum de la pièce comme s'il avait humé un vieux Bordeaux.
- Javel, fourrure de loup et cendre de vampire. Cocktail très particulier que le commun des mortels n'est pas à même de déceler... Et toi, mon petit chien? Cette odeur te plait?
Ben avait du mal à respirer et le fait qu'il soit maintenu cinq centimètres au dessus du sol ne l'aidait pas. Il essayait de se tenir au bras marmoréen pour atténuer la pression même s'il savait qu'il ne faisait que retarder l'inéluctable. Il tenta le coup de pied mais cela lui fit l'effet de cogner contre un meuble.
- Un loup solitaire... Ça aurait pu marcher... si tu n'étais pas tombé sur quelqu'un qui s'y connait un peu mieux que les autres. Je te rassure, ma petite canine n'a pas vu le mensonge. Moi, oui. Alors, mon petit loup, j'aimerais savoir pourquoi tu as jeté ton dévolu sur ce qui m'appartient.
Victor le faisait exprès, bien sur. Il était impossible à sa proie de répondre vu la pression exercée sur sa gorge. Mais ça l'amusait de voir le petit chien se débattre et même entamer une transformation partielle pour se doter des griffes larges des canidés. Ce fut avant qu'il ne lui laboure l'avant-bras qu'il consentit à lui laisser un peu d'air pour qu'il puisse répondre, même s'il se contenta de reprendre son souffle. Que ces vivants manquaient de savoir-vivre!
Quelques quintes de toux plus tard, le chien consentit à parler.
- C'est plutôt votre petite canine qui m'est tombé dessus.
- Oh, mais je ne doute pas un seul instant que cette coïncidence n'en est pas vraiment une. Alors, j'aimerais comprendre cette coïncidence et je te laisserais vivre.
- Bien sur... J'y crois très fort.
- Je te le promets.
- Je ne crois pas aux promesses d'un maître vampire.
- Quelle bonne idée! Quelle preuve de bon sens... qui arrive un peu trop tard. Tu as déjà mis plus qu'un pied dans mon fief et tu te souviens seulement maintenant des conseils élémentaires de prudence. Maintenant, réponds!
Ben resta quelques secondes silencieux avec ses pensées qui tournoyaient. Si les autres meutes n'avaient pas sa peau, il y avait fort à parier que le maître de la ville l'ait et s'en serve de descente de lit. Car la vérité n'allait pas lui plaire. Du moins une grande partie de la vérité. Mais ce que Sigur ignorait, même dans son grand âge, c'était que les loups, à force d'être des détecteurs de mensonges sur pattes, avaient appris à ne pas dire la vérité, sans pour autant la travestir.
- Je cherche quelqu'un qui serait dans les parages.
Pure vérité. Ce qui n'était pas dit, par contre, c'était que cette recherche avait été mise sous le boisseau dés qu'on lui avait confié sa présente affectation. Même si les deux étaient géographiquement très proches, Ben n'avait pas la carrure pour la mener seul.
- Qui ça? Et quel besoin aurais-tu d'un de mes vampires?
- J'en ai besoin parce qu'il a des capacités que je n'ai pas. (Encore toute la vérité) Et celui que je cherche est la Bête.
Moment de silence. Il faut laisser ses respirations à la réflexion, parfois au mépris de toute sécurité apparente. Laisser la réflexion respirer, c'est admettre que la violence n'est pas toujours nécessaire. Ben ne le savait pas, sans doute parce qu'il ignorait qui il avait réellement en face de lui, mais il avait touché une fibre sensible. A l'instar de Sigur, la Bête était une de ces légendes de la Nuit qu'on connaissait sans véritablement savoir ce qu'il en était. Mais Sigur et la Bête avait un passé commun.
- La Bête... Sur mon territoire...
- Peut-être... Je ne suis sur de rien.
- Pourquoi tu le cherches...?
Sigur apprécia la petite transformation de son prisonnier. La colère qui changeait le chien de manchon en prédateur.
- C'est personnel.
- Dis toujours. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tu n'es pas en mesure de mettre fin à la discussion.
- C'est lui qui m'a transformé. Et je veux sa peau...
Victor éclata de rire. Ah, les folles espérances de la jeunesse! Ils étaient bien tous pareils. Malgré sa volonté, celui-là serait broyé par la Bête. Comme beaucoup avant lui. La Bête n'était pas précisément quelqu'un de faible, sinon il n'aurait pas tenu Sigur en échec des siècles auparavant. Mais ce petit loup était amusant, à sa façon... Et il ne déplaisait pas à Victor de l'envoyer à une mort certaine. Il aurait presque voulu voir ça: C'est toujours assez jouissif de voir un homme se battre contre sa propre destinée et encore plus quand il comprenait que c'était totalement vain. Mais il y avait un tout petit souci.
- Et dans toute cette histoire, que vient faire mon petit vampire? Dis-moi à quoi Vince peut bien te servir contre la Bête?
- Pas à le combattre. Mais à le repérer.
Bonne réponse, si tant est qu'il y en eut une bonne. De toute façon, Victor savait qu'il ne pourrait pas tuer le loup-garou sans avoir la preuve qu'il était dangereux pour Vince: Celui-ci ne lui aurait pas pardonné alors qu'il venait tout juste de se trouver un ami qui n'était pas un repas. Victor le laissa tomber sur le sol et prit position sur le fauteuil de l'ordinateur avec un soupir. Tiens... Il se mettait à soupirer maintenant... Il faut dire qu'il avait vu les ravages de ce petit bruit parmi la cour de Toulouse... et il aimait bien...
- Imaginons que je te laisse vivre...
- Vous avez déjà décidé de m'épargner.
Victor prit la première chose qui lui tomba sous la main, en l'occurence une souris sans fil, et la balança d'une chiquenaude dans la tête de l'impudent personnage qui la prit avec un couinement de douleur.
- On ne m'interromps pas.
Quelques secondes de silence pesant. Intérieurement, Victor se réjouissait de ces moments où il posait le pied sur le cou de son interlocuteur. Il avait toujours aimé maitriser la situation. Rectification: Il aimait le faire sentir.
- Imaginons que je te laisse vivre, ce serait uniquement parce que mon enfant chéri te porte un vague intérêt. Sitôt que cet intérêt aura décliné, je te conseille de vite prendre la tangente parce que je n'aurais pas le moindre remord à exposer ta fourrure dans mon salon. Il paraît que c'est du dernier chic. D'ici là... Tu vas être horriblement gentil avec lui. Suis-je clair...?
Ben se massa le cuir chevelu et se promit d'acheter des souris moins lourdes, dorénavant.
- Vous êtes très clair.
- Bien.
- Mais je ne marche pas.
Victor fronça légèrement le sourcil. Aurait-il par hasard été trop fort dans sa strangulation et aurait-il privé d'air le cerveau du malheureux jusqu'à le rendre stupide.
Ben se redressa, laissant sa rage de loup lui donner plus d'importance. N'importe quel humain aurait baissé le regard ou aurait fui. Ben n'aimait pas de mettre en avant, c'est bien pour ça qu'il avait intégré la meute insignifiante d'un jeune alpha qui avait la moitié de son age. Mais celui qui était en face de lui n'était pas un loup: il ne pouvait pas se soumettre. Pourtant le vieux monstre devant lui souriait. Aucune peur, ni même d'envie visible de remettre à sa place l'impudent.
- Je ne me soumettrais pas. Gronda le loup-garou en appuyant chaque syllabe.
Une lueur rieuse alluma les yeux de Victor. Mais quel siècle, mes amis! Rencontrer Clara avait été un miracle, Vince, un baume sur son âme de dirigeant désabusé... Et ce troisième qui ne pliait pas, l'une des rares victimes de la Bête à être encore en vie pour le raconter et suffisamment fort pour ne pas se recroqueviller en pleurant. Trois êtres qu'il avait plaisir à parer du nom de guerriers.
Et deux qui m'appartiennent! Pensa t-il avec une joie malsaine.
Bien évidement, il lui fallait le troisième... On ne passe des siècles à regarder les richesses du monde sans se complaire dans l'avidité. Mais celui-là... Il aurait eu du mal à l'avoir. Victor savait pertinemment qu'il n'était pas la solution miracle aux problèmes de ses guerriers. Il était juste l'homme moitié tyran, moitié chevalier blanc pour Clara, une sorte de père vampirique qui fixait temporairement les limites pour Vince. Mais celui-là... Son attitude, sa situation actuelle proclamaient qu'il n'avait nul besoin d'être entouré. Ni par une meute, ni par quiconque. Le vieux vampire se demanda un instant comment un tel loup pouvait exister... avant de se souvenir que la Bête était pareille. Solitaire par choix et parce que, Sigur mis à part, tout ceux qui tombaient sous ses yeux n'étaient que des proies à dévorer.
Un doute, cependant... Ce loup-là n'avait l'air à enfermer. Alors Victor décida de le sonder douloureusement.
- Enfant de la Bête... Et comme elle tu ne peux pas t'empêcher de saccager ce qui te plait?
La colère du loup-garou éclata, laissant l'impression d'avoir reçu le souffle d'un incendie en pleine figure. Ils n'étaient pas nombreux à pouvoir développer une telle rage sans se faire consumer par elle. Et pourtant, Victor resta parfaitement calme, le menton posé sur une de ses mains et l'autre qui décomptait les secondes: Pouce, index, majeur, annulaire et auriculaire. La flamme s'éteignit sous le contrôle de Ben qui en tomba à genoux, tellement l'effort était violent.
- Les imbéciles disent que c'est la vérité qui blesse, susurra Victor avec une lueur gourmande dans le regard. Mais en réalité, c'est le doute qui fait le plus mal: « Et si j'étais réellement comme il le dit...? » Le doute qui s'insinue partout et qui ne laisse aucun répit...
Victor se releva de son fauteuil tout en boutonnant son veston. Une main passé dans les cheveux, quelques pas vers le loup-garou qui contenait à grand mal son envie de carnage.
- En ce moment, tu voudrais me sauter à la gorge et répandre mon intérieur sur les murs, mais pas seulement. Tu voudrais que ton gigantesque appétit de tueries soit rassasié ici et maintenant au détriment de tous les habitants de cette cité étudiante, te dresser sur un monticule de cadavres et rire à gorge déployée en choisissant la cible prochaine du chaos que tu vas semer...
C'est tellement beau un homme qui lutte avec lui-même, se dit Victor en regardant le loup à ses pieds se retenir à chaque évocation du massacre. Il aurait pu regarder ça pendant des heures et les métamorphes étaient toujours des personnalités bipolaires fascinantes. Qui plus est, celui-là poussait l'antagonisme personnel très très loin...
- Tu ne le feras pas... Souffla le Maitre de Toulouse à l'oreille de sa victime dont les muscles se relâchèrent tout à coup. Oh, pas parce que je t'en empêcherais: le sort de quelques humains m'indiffère complétement. Tu ne le feras pas parce que ta cage est si étroite et les chaines que tu portes sont tellement lourdes que c'est un miracle que tu puisse encore respirer.
Le loup le regardait de ses yeux de miel veiné de carmin. Oh oui... Il avait été bien prêt de la rupture. Victor ne l'en apprécia que d'avantage. La Bête était incapable de se contrôler dés qu'elle était arrivé à ce niveau de rage. Il ignorait ce qui avait amené ce petit lycan à se forger de telles entraves mais le résultat était là. Un peu masochiste quand même...
- J'ai bien connu le monstre à qui tu dois ta peau de loup. Bien plus que tu ne le pourras jamais en fait. Vous avez cette rage en commun... Si dévastatrice qu'elle ne peut être l'apanage que d'une seule bête.
Ben serra les dents presqu'à s'en faire sauter l'émail mais il savait qu'elles avaient maintenant l'aspect et la dureté d'une dentition lupine. Tout comme ses muscles s'épaississaient dans la douloureuse tension de la transformation incontrôlable. Il avait tellement mal que des points noirs dansaient devant ses yeux. Il essayait de ne pas écouter mais les mots lui rentraient dans la psyché comme des gifles entrecoupées de caresses. Et puis... Le couperet.
- Tu n'es pas cette bête là. Elle n'a jamais eu le désir de se contrôler... Sans doute parce qu'elle n'en a pas les moyens.
Comme une eau glacée sur une brûlure récente, le soulagement passa sur Ben, amenant sa propre rage à se recroqueviller au plus profond de son esprit. Ses épaules se détendaient, sans doute sous l'effet de la transformation qui s'était stoppé et pour une fois, pas brutâlement. Pourtant c'était aussi douloureux qu'agréable: la sensation de la guérison, ça fait mal sur le moment, mais on se sentira mieux après.
Victor se redressa en époussetant les poussières imaginaires de sa veste. Une bête qui n'en était pas une. Ce siècle avait encore d'autres cadeaux pour lui? Mais il savait que le loup n'était pas encore à lui. Oh, bien sur, il lui avait lancé un appât très tentant et si bien barbelé que le fils de la Bête aurait du mal à le décrocher de sa gueule s'il le gobait. Victor lui offrait tout simplement la compréhension et la reconnaissance.
Il fit encore quelques pas dans l'appartement, le regardant pour la première fois tandis que Ben achevait de faire taire son feu intérieur. Dieu que c'était triste! Pas de photos, de bibelots, aucune trace que quelqu'un de réel vivait là... Encore plus terne qu'une chambre d'hôtel bas de gamme. Victor se promit de mieux loger ce guerrier-là s'il l'avait. A force de se cacher des autres, ce qu'il avait en lui finirait par exploser. Le Vieux Lion en aurait presque éprouvé de la compassion... S'il avait pu. Mais il connaissait au moins deux personnes qui en auraient dont l'une s'était déjà fourré dans ses pattes. Penser à remercier Vince, au fait...
Mais le voilà le second appât! Il fallait juste ne pas le rendre trop évident.
- J'ai pris ma décision... Comme je l'ai dit, je te laisse vivre. J'accepte même que tu demandes _ Poliment _ à mon vampire de t'assister... Mais pas tout de suite. Il est privé de sortie pendant trois semaines.
Et sur ce, Sigur s'en fut comme le seigneur qu'il était, sous le regard médusé d'un lycanthrope qui n'y comprenait plus rien, avec la satisfaction d'un travail bien fait et le léger souci de trouver un repas convenable.