Des paroles, des paroles, des paroles...
Depuis plusieurs jours, les
états-majors des « Grandes Nations » étaient en effervescence. Ce qui
était jusqu’alors leur grand secret commençait à filtrer un peu partout. Mais
contrairement aux théories conspirationnistes qui étaient noyées par d’autres
plus ou moins invraisemblables pour cacher l’arbre de la vérité dans la forêt
du mensonge, ces rumeurs-là étaient persistantes. Pire, les principaux
bénéficiaires de ce secret multi-états ne faisaient pas un seul mouvement pour
endiguer la fuite. Au contraire, certains regardaient ça avec une certaine
bonhommie. Purement incompréhensible pour les pontes humains qui s’accrochaient
à leur pouvoir de toutes leurs forces et qui commençaient à sentir que leur
soutien de l’ombre était gentiment en train de retourner leur veste, non pas
pour leur rivaux, mais par honnêteté.
Anthony Garcia Ramirez mourut.
Il était âgé d’une soixantaine d’années et avait défrayé la chronique de Chicago, où il était l’un des piliers de la communauté au vu de sa fortune, en épousant une gamine de dix-neuf ans à peine qui était enceinte de son second enfant. Marjorie Garcia Ramirez fut immédiatement suspectée de ce meurtre : Elle seule avait l’opportunité de le faire, ainsi que le mobile vu que son riche époux avait déshérité ses enfants du premier lit et qu’il laissait tout à son épouse. Pas à ses enfants qu’il avait eu avec elle, à elle seule. Vu que Marjorie était une totale inconnue, les avocats des enfants Ramirez se chargèrent de lui construire un passé. Elle fut donc cataloguée prostituée repentie, profession qu’elle exerçait depuis l’âge de quatorze et qu’elle avait arrêté à peine deux mois avant la naissance de son premier fils. Pour faire bonne mesure, on exigea des tests ADN pour déchoir les enfants de Marjorie de leurs possibles droits à l’héritage si leur mère était condamnée. Elle refusa. Et ce fut sans doute le seul moment de l’enquête où la petite Marjorie donna son opinion, de manière plutôt véhémente d’ailleurs alors qu’elle n’avait jamais dit un mot. L’opinion publique était partagée à son sujet : Une suprême dissimulatrice ou une innocente idiote ? Ce fut sans doute ce clivage qui fut à l’origine de l’engouement populaire pour son procès.
Le jour de l’audience, Marjorie comparut avec ses trois avocats. Le premier était un homme d’une quarantaine d’années au teint de soleil. Il aurait pu sans problème faire la pub pour un nouvel auto-bronzant ou pour les plages d’Hawaï. De plus, il avait l’air tellement gentil qu’on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Il avait une lueur dans le regard qui mettait en joie quiconque le regardait. Il s’appelait Tyler Obran, mais personne ne le connaissait comme avocat. Sa collègue, au contraire, glaçait tout le monde. De petite taille, les cheveux noir aile-de-corbeau, le teint blafard et des lunettes fumées qui dissimulaient ses yeux, elle se tenait toujours droite, rigide comme un piquet. Si pendant les débats, Tyler Obran arrivait à mettre en confiance n’importe quel témoin avec un sourire, Coralie Nemyn imposait de répondre par la peur. Lors de nombreux contre interrogatoires, les regards des témoins filaient sur Obran pour requérir son aide, même s’il était dans le camp adverse. Même le juge O’Donnel, pourtant un vieux briscard des tribunaux pénaux de Chicago ne pouvait se départir d’un malaise à chaque fois que Nemyn criait « Objection ! ». Et puis, il y avait le troisième. Xavier Smith. Il était tout sauf remarquable aurait-on pu dire après coup, mais sur l’instant, chacune de ses interventions étaient décisives. Ce fut lui, d’ailleurs, qui se chargea de la venue à la barre de Marjorie Garcia Ramirez.
Ah… le témoignage de Marjorie. Les avocats des premiers enfants avaient fait des pieds et des mains pour obtenir une audience publique et avec une couverture médiatique plus que conséquente. Une véritable session de l’inquisition espagnole. Etrangement, Tyler Obran accepta sans discuter les discussions des trois chaines de télévision nationales et même la présence des journalistes de presse, tout émoustillés à l’idée d’assister à un nouvel O.J. Simpson. Sur le coup, le District Attorney, Mike Abbot, se demanda s’il faisait bien d’autoriser tout cela… Au départ, c’était juste une occasion pour lui de faire le Torero et de mener la mise à mort symbolique de la Veuve Noire. Mais c’était trop tard. Et puis, il se consola en se disant que malgré le capital sympathie d’Obran et la trouille qu’inspirait Nemyn, Marjorie serait à sa merci.
Ce fut Xavier Smith qui mena l’interrogatoire. Tout le monde s’étonna de le voir s’avancer puisqu’il n’avait jusque-là pas daigné se lever de sa chaise. Il approcha de Marjorie qui avait les traits tirés et les yeux baissés et se pencha sur elle.
- Votre nom ?
- Malvina Am Cailin.
- Marjorie Solange Delcourt n’est pas votre vrai nom ?
- Non.
Du côté de l’accusation, on se demanda à quoi jouait la défense. Amener sa cliente à admettre qu’elle avait menti sur son nom d’entrée de jeu… C’était suicidaire.
- Alors que signifie ce nom ?
- C’est mon nom humain. Celui que je donne aux humains.
- Donc, vous répondez à ce nom ?
- Oui. Aux humains.
- Votre vie humaine s’appelle donc Marjorie Solange Delcourt ?
- Oui… Euh… À moins que mon mariage n’ait changé mon nom définitivement… Dans ce cas, c’est Marjorie Solange Garcia Ramirez.
- Bien. Quel est votre métier ?
- Je suis Maîtresse du temps.
- Et votre métier humain ?
- Sans emploi. Mon mari ne voulait pas que je travaille. Il ne m’a pas laissé finir mes études.
- Pourquoi avez-vous accepté ?
- Mais… Je n’ai pas le choix…
- Pourquoi ? insista Smith.
Marjorie se tortilla sur sa chaise en regardant le jury, puis la partie adverse, puis le juge avant de revenir à son avocat.
- Mon père m’a conçue obéissante et dévouée à mes amants. Sitôt qu’un homme est intime avec moi, je dois lui obéir en tout.
- Et vous ne pouvez pas aller contre cette obéissance ?
- Non, bien sûr que non.
Tout le monde regardait l’avocat et l’accusée avec un mélange de peur et d’incompréhension. Et tout le monde attendait la chute.
- Avez-vous tué votre mari ? Je parle bien sûr d’Anthony Garcia Ramirez.
- Non.
- Auriez-vous pu le tuer ?
- Non.
- Pourquoi ?
- C’est… ce que je disais auparavant. Je suis obéissante.
- Et vous ne pouvez pas tuer vos amants ?
- Non, jamais.
Smith marqua une pause et se redressa.
- Vous avez dit que Marjorie Solange Delcourt était le nom de votre vie humaine. Est-ce que cela signifie que vous n’êtes pas humaine ?
Marjorie regarda Smith avec de la peur dans les yeux.
- Oui.
- Vous auriez pu me mentir.
- Non, je ne peux pas…
- Pourquoi ?
- Parce que… (Le regard de Marjorie s’attarda un instant sur Nemyn qui hocha la tête) Je suis une Faë. Nous ne mentons pas.
- Prouvez-le.
Marjorie soupira et les couleurs s’effacèrent de son visage, comme celle de ses cheveux qui virèrent au blanc. Au bout de quelques secondes, on aurait dit un spectre avec ses mèches qui voletaient doucement autour d’elle. Ses grands yeux étaient les seules à avoir de la couleur, une ambre pâle, sans pupilles, mais décidément trop grands pour être humain.
Smith se redressa. Nemym et Obran se levèrent et tous regardèrent le juge. Pendant une bonne vingtaine de minutes, il n’y eut pas un bruit puis le Juge O’donnell frappa de son marteau pour signifier une suspension d’audience.
Le soir-même, on apprit que Benjamin Garcia Ramirez, le plus jeune fils de Marjorie, était mort. Mort subite du nourrisson.
A partir de cet évènement, tout s’accéléra. Le vampire de la Maison Blanche se présenta comme tel lors d’une conférence de presse nationale et invita son homologue loup-garou à se présenter aussi. Tous deux insistèrent sur la nécessité de faire reconnaître leur statut particulier. Si les Faës n’avaient jamais été humains, eux si. Et ils gardaient une relation étroite avec l’humanité, relation qu’ils n’entendaient pas sacrifier sur l’autel de la Peur. On présenta Darryl Jones, un ancien soldat de la seconde guerre mondiale qui s’occupait d’un foyer d’anciens prisonniers en réinsertion. Et il était Loup-Garou. Le fait qu’il fut vétéran et noir lui fit acquérir un capital sympathie très confortable. Tyler Obran continua à représenter les Faës et on l’invitait dans de nombreuses émissions de télé pour parler politique et culture, ce qu’il faisait excellemment. Plusieurs fois, on lui demanda si certaines représentations du peuple Faë, comme la trilogie du Seigneur des Anneaux pour la plus récente, n'était pas insultante pour son peuple. À chaque fois, il répondait avec un bon sourire que c’était la vision la vision humaine de leur peuple et qu’il ne s’immisçait pas les rêves humains. À Versailles, en France, on organisa une nocturne pour la visite du château. Un très vieux vampire rentrait dans la maison de son enfance et il s’appelait Louis-Charles de Bourbon. Quand on lui demanda s’il pensait que la monarchie avait encore un avenir en France, il se retourna vers la journaliste qui lui avait posé la question et éclata de rire jusqu’aux larmes avant de dire en essayant de reprendre son calme : « Non, je crois avoir retenu la leçon la première fois… »
Voilà. Le monde de la Nuit avait cessé d’être ignoré du grand public au grand dam des grandes instances secrètes du monde qui comptaient bien continuer à utiliser les habitants à leur profit… sans savoir que ça avait été l’inverse. Et puis ça avait été aussi le chaos au sein du monde de la Nuit. Si les Faës avaient été étrangement muets, sans doute parce que les deux reines et le prince les tenaient bien les deux autres factions étaient moins calmes. Et puis les deux reines moururent, sans doute assassinées par leurs propres héritières qui n’avaient pas accepté la révélation, mais ces héritières ne profitèrent pas longtemps de leur coup d’état. Si les Faës continuèrent à communiquer de manière plaisante, les tensions au sein des royaumes mirent une ambiance assez glauque dont le Prince de l’Equilibre se délectait. Parmi les vampires, le Serpent à Plumes accusa Victor d’avoir voulu forcer le conseil des Grands à le reconnaître comme l’un des leurs. Comme l’humanité n’en était pas encore à se remettre de la Révélation, Sigur attaqua. Aux yeux du public, c’était juste une opération coup de poing contre un cartel de la drogue au Pérou et ce fut la dernière fois que les vampires se battaient entre eux de manière aussi complète sans que l’humanité ne le sache. Le Conseil des Grands s’étonna tout de même que Sigur ait reçu l’aide d’une douzaine de meutes de loups-garous, mais le Fenris leur indiqua que le Serpent à Plumes les avait déjà impliqués en corrompant, on ne sut jamais comment et on en s’en fichait, la Meute des Andes qui lui servait d’armée. Puis le Fenris signala que c’était la première et la dernière fois qu’il s’immisçait dans une affaire vampirique. Du reste, comme Sigur, Atra et Menorath, les trois derniers Grands Prédateurs qui daignaient à présent sortir de leur silence, il ne souhaitait pas se présenter au monde. Son âge le desservait immédiatement et soit on songerait que toutes ses idées étaient d’un autre temps, soit il n’aurait d’utilité que comme « gardien de musée ». C’est pour cela que la plupart de ses émissaires avaient moins de cinquante ans, exception faite de Charles qui compensait ses deux siècles par une mine juvénile et une très grande intelligence. Sa dernière trouvaille était de demander une dérogation au Président de la République pour passer son bac ce qui servait à merveille le but de Sigur d’amener les humains à les considérer comme habitants de la planète, ni plus ni moins. Avec le Fenris, il s’était mis d’accord sur le fait qu’ils ne pouvaient pas s’imposer, mais qu’il fallait qu’ils se battent pour leurs droits. Jones, qui restait en contact avec Vince, disait que les petits blancs de la Nuit allaient enfin comprendre ce que lui avait vécu. Ce à quoi Vince, largement plus sceptique, répondait que les Black Panthers n’avaient pas de vraies griffes ni de vrais crocs, eux.
En gros, le monde respirait difficilement. Mais la crise de panique avait été évitée. On s’informait, on cherchait des solutions, on s’engueulait avec son voisin, on pensait à la guerre en priant le ciel que ça n’arrive pas, on multipliait les reportages sur les Créatures de la Nuit, on demandait s’il y avait d’autres… et on répondait que s’il y’en avait d’autres, ce n’était pas à eux de le dire.
Le cas de Marjorie Garcia Ramirez se solda par un non-lieu. Un vide juridique complet. Techniquement, cette femme n’existait pas. Nulle part. Son enfant survivant, lui, existait parce que son père l’avait reconnu et les tests ADN prouvèrent qu’il était bien le fils d’Anthony et… d’une créature féérique. Seulement pour Marjorie… Il n’y avait aucune solution et il disparut. Quand on demanda à Tyler Obran, qui en passant refusait de donner son nom Faë, ce qui lui était arrivée, il répondait invariablement qu’elle était retournée dans le Paradoxe et que contrairement aux Faës qui vivaient parmi les humains, elle n’aurait plus jamais le droit d’en sortir. Néanmoins, le problème juridique se posait et les autorités de l’ONU commencèrent à imaginer les problèmes à chaque fois qu’une créature de la Nuit serait impliquée dans le moindre petit délit.
Et puis, le 21 Décembre 2012…
Résolution N° 2112 (2012)
Adoptée par le conseil de sécurité à sa 6984eme séance,
Le 21 décembre 2012.
Le conseil de sécurité,
Ayant examiné le rapport du secrétaire général en date du 18 Décembre 2012 (A/69/758-B/2012-379) et les rapports des commissions extraordinaires convoquées en urgence sur la question,
Soulignant que ces rapports ont été présentés en toute impartialité par le secrétaire général et par les commissions extraordinaires de l’Union Européenne, de la Panamérique, de l’Eurasie et de la Panafrique et qu’aucune accusation de prise de parti ne peut être validée à l’encontre de ces rapports,
Soulignant que la situation présente est établie de longue date, avant même la création de l’Organisation des Nations Unies et des organisations antérieures mais que sa réalité ne fut découverte qu’après le traité dit de « La Grande Révélation » par les principaux intéressés réunis en concile extraordinaire.
Soulignant, qu’au vu de la période de non révélation, les principaux intéressés ne se sont pas sentis dans l’obligation par des évènements extérieurs de procéder à l’élaboration du dit traité de « La Grande Révélation » et qu’ils ont donc soumis ce traité au Conseil de Sécurité lors de la 6984eme séance, libres de leurs choix et conscients des conséquences,
Soulignant que les principaux intéressés ont indiqués dans ledit traité de « La Grande Révélation » qu’ils ne souhaitaient pas de conditions supérieures mais une protection et un aménagement juridique au vu de ce qu’ils sont.
Soulignant que les principaux intéressés se sont engagés à suivre les résolutions du Conseil de Sécurité présentes et futures et à les appliquer à la simple condition que cela ne menacerait pas leurs vie, liberté culture et histoire.
Conscient qu’une période de flou juridique et institutionnel sera malgré tout nécessaire pour que les Nations dans leur ensemble accueillent les signataires du traité de la « Grande Révélation »
Rappelant qu’il incombe à chaque état de mettre en place et d’appliquer les dispositions réglementaires requises pour l’accueil des signataires du traité de la « Grande Révélation » et que ceux-ci s’engagent à apporter assistance à tout gouvernement en faisant la demande.
Soulignant que ces dispositions réglementaires doivent être en accord avec les résolutions antérieures du présent conseil,
Indiquant par ailleurs que les signataires du traité de « La Grande Révélation » ne souhaitent pas se substituer aux gouvernements, ni aux peuples, ni aux nations déjà existants mais qu’ils s’estiment premier et dernier recours pour les problèmes internes et qu’ils ne souhaitent pas l’intervention des gouvernements, peuples et nations déjà existants pour la résolution de ceux-ci, à moins que le problème ne s’étende au-delà de leur juridiction.
1/ accueille favorablement la révélation des races dites « Vampire », « Métamorphe » et « Faë », ainsi que les sous espèces affiliées.
2/Condamne fermement toute violence à leur encontre mis à part dans un but de légitime défense.
3/ Invite les gouvernements à prendre au plus tôt des dispositions réglementaires pour l’accueil des dites races.
4/ Invite les signataires du traité de « La Grande Révélation » à signer le codicille de renonciation à la vie humaine.
5/ Annonce la tenue d’une assemblée générale extraordinaire pour le vote de trois nouveaux membres représentants les races susdites.
La messe était dite.
Fensi Wilk et Victor Drake se rencontrèrent à la Couleur de la Culotte, le bar toulousain qu’affectionnait beaucoup Clara, et ils attendirent à peine une dizaine de minutes avant de voir arriver une créature encapuchonnée de blanc et un motard aux yeux lumineux. La créature encapuchonnée posa une bouteille de terre cuite sur la table avant de s’asseoir avec un gloussement de petite fille tandis que le motard roulait des yeux avant de prendre sa propre chaise.
- Pitié, Forge… Pas un Dragon Noir… On va pas atterrir avant la semaine prochaine avec ta merde de liqueur Faë.
- Daniel, Daniel, Daniel… Il faut bien fêter ça, non ?
Victor se réveilla dix jours plus tard avec l’impression que des serpents lui rampaient dans les boyaux. Quand il appela le Fenris, celui-ci lui avoua qu’il ne se sentait pas beaucoup mieux.
Anthony Garcia Ramirez mourut.
Il était âgé d’une soixantaine d’années et avait défrayé la chronique de Chicago, où il était l’un des piliers de la communauté au vu de sa fortune, en épousant une gamine de dix-neuf ans à peine qui était enceinte de son second enfant. Marjorie Garcia Ramirez fut immédiatement suspectée de ce meurtre : Elle seule avait l’opportunité de le faire, ainsi que le mobile vu que son riche époux avait déshérité ses enfants du premier lit et qu’il laissait tout à son épouse. Pas à ses enfants qu’il avait eu avec elle, à elle seule. Vu que Marjorie était une totale inconnue, les avocats des enfants Ramirez se chargèrent de lui construire un passé. Elle fut donc cataloguée prostituée repentie, profession qu’elle exerçait depuis l’âge de quatorze et qu’elle avait arrêté à peine deux mois avant la naissance de son premier fils. Pour faire bonne mesure, on exigea des tests ADN pour déchoir les enfants de Marjorie de leurs possibles droits à l’héritage si leur mère était condamnée. Elle refusa. Et ce fut sans doute le seul moment de l’enquête où la petite Marjorie donna son opinion, de manière plutôt véhémente d’ailleurs alors qu’elle n’avait jamais dit un mot. L’opinion publique était partagée à son sujet : Une suprême dissimulatrice ou une innocente idiote ? Ce fut sans doute ce clivage qui fut à l’origine de l’engouement populaire pour son procès.
Le jour de l’audience, Marjorie comparut avec ses trois avocats. Le premier était un homme d’une quarantaine d’années au teint de soleil. Il aurait pu sans problème faire la pub pour un nouvel auto-bronzant ou pour les plages d’Hawaï. De plus, il avait l’air tellement gentil qu’on lui aurait donné le bon dieu sans confession. Il avait une lueur dans le regard qui mettait en joie quiconque le regardait. Il s’appelait Tyler Obran, mais personne ne le connaissait comme avocat. Sa collègue, au contraire, glaçait tout le monde. De petite taille, les cheveux noir aile-de-corbeau, le teint blafard et des lunettes fumées qui dissimulaient ses yeux, elle se tenait toujours droite, rigide comme un piquet. Si pendant les débats, Tyler Obran arrivait à mettre en confiance n’importe quel témoin avec un sourire, Coralie Nemyn imposait de répondre par la peur. Lors de nombreux contre interrogatoires, les regards des témoins filaient sur Obran pour requérir son aide, même s’il était dans le camp adverse. Même le juge O’Donnel, pourtant un vieux briscard des tribunaux pénaux de Chicago ne pouvait se départir d’un malaise à chaque fois que Nemyn criait « Objection ! ». Et puis, il y avait le troisième. Xavier Smith. Il était tout sauf remarquable aurait-on pu dire après coup, mais sur l’instant, chacune de ses interventions étaient décisives. Ce fut lui, d’ailleurs, qui se chargea de la venue à la barre de Marjorie Garcia Ramirez.
Ah… le témoignage de Marjorie. Les avocats des premiers enfants avaient fait des pieds et des mains pour obtenir une audience publique et avec une couverture médiatique plus que conséquente. Une véritable session de l’inquisition espagnole. Etrangement, Tyler Obran accepta sans discuter les discussions des trois chaines de télévision nationales et même la présence des journalistes de presse, tout émoustillés à l’idée d’assister à un nouvel O.J. Simpson. Sur le coup, le District Attorney, Mike Abbot, se demanda s’il faisait bien d’autoriser tout cela… Au départ, c’était juste une occasion pour lui de faire le Torero et de mener la mise à mort symbolique de la Veuve Noire. Mais c’était trop tard. Et puis, il se consola en se disant que malgré le capital sympathie d’Obran et la trouille qu’inspirait Nemyn, Marjorie serait à sa merci.
Ce fut Xavier Smith qui mena l’interrogatoire. Tout le monde s’étonna de le voir s’avancer puisqu’il n’avait jusque-là pas daigné se lever de sa chaise. Il approcha de Marjorie qui avait les traits tirés et les yeux baissés et se pencha sur elle.
- Votre nom ?
- Malvina Am Cailin.
- Marjorie Solange Delcourt n’est pas votre vrai nom ?
- Non.
Du côté de l’accusation, on se demanda à quoi jouait la défense. Amener sa cliente à admettre qu’elle avait menti sur son nom d’entrée de jeu… C’était suicidaire.
- Alors que signifie ce nom ?
- C’est mon nom humain. Celui que je donne aux humains.
- Donc, vous répondez à ce nom ?
- Oui. Aux humains.
- Votre vie humaine s’appelle donc Marjorie Solange Delcourt ?
- Oui… Euh… À moins que mon mariage n’ait changé mon nom définitivement… Dans ce cas, c’est Marjorie Solange Garcia Ramirez.
- Bien. Quel est votre métier ?
- Je suis Maîtresse du temps.
- Et votre métier humain ?
- Sans emploi. Mon mari ne voulait pas que je travaille. Il ne m’a pas laissé finir mes études.
- Pourquoi avez-vous accepté ?
- Mais… Je n’ai pas le choix…
- Pourquoi ? insista Smith.
Marjorie se tortilla sur sa chaise en regardant le jury, puis la partie adverse, puis le juge avant de revenir à son avocat.
- Mon père m’a conçue obéissante et dévouée à mes amants. Sitôt qu’un homme est intime avec moi, je dois lui obéir en tout.
- Et vous ne pouvez pas aller contre cette obéissance ?
- Non, bien sûr que non.
Tout le monde regardait l’avocat et l’accusée avec un mélange de peur et d’incompréhension. Et tout le monde attendait la chute.
- Avez-vous tué votre mari ? Je parle bien sûr d’Anthony Garcia Ramirez.
- Non.
- Auriez-vous pu le tuer ?
- Non.
- Pourquoi ?
- C’est… ce que je disais auparavant. Je suis obéissante.
- Et vous ne pouvez pas tuer vos amants ?
- Non, jamais.
Smith marqua une pause et se redressa.
- Vous avez dit que Marjorie Solange Delcourt était le nom de votre vie humaine. Est-ce que cela signifie que vous n’êtes pas humaine ?
Marjorie regarda Smith avec de la peur dans les yeux.
- Oui.
- Vous auriez pu me mentir.
- Non, je ne peux pas…
- Pourquoi ?
- Parce que… (Le regard de Marjorie s’attarda un instant sur Nemyn qui hocha la tête) Je suis une Faë. Nous ne mentons pas.
- Prouvez-le.
Marjorie soupira et les couleurs s’effacèrent de son visage, comme celle de ses cheveux qui virèrent au blanc. Au bout de quelques secondes, on aurait dit un spectre avec ses mèches qui voletaient doucement autour d’elle. Ses grands yeux étaient les seules à avoir de la couleur, une ambre pâle, sans pupilles, mais décidément trop grands pour être humain.
Smith se redressa. Nemym et Obran se levèrent et tous regardèrent le juge. Pendant une bonne vingtaine de minutes, il n’y eut pas un bruit puis le Juge O’donnell frappa de son marteau pour signifier une suspension d’audience.
Le soir-même, on apprit que Benjamin Garcia Ramirez, le plus jeune fils de Marjorie, était mort. Mort subite du nourrisson.
A partir de cet évènement, tout s’accéléra. Le vampire de la Maison Blanche se présenta comme tel lors d’une conférence de presse nationale et invita son homologue loup-garou à se présenter aussi. Tous deux insistèrent sur la nécessité de faire reconnaître leur statut particulier. Si les Faës n’avaient jamais été humains, eux si. Et ils gardaient une relation étroite avec l’humanité, relation qu’ils n’entendaient pas sacrifier sur l’autel de la Peur. On présenta Darryl Jones, un ancien soldat de la seconde guerre mondiale qui s’occupait d’un foyer d’anciens prisonniers en réinsertion. Et il était Loup-Garou. Le fait qu’il fut vétéran et noir lui fit acquérir un capital sympathie très confortable. Tyler Obran continua à représenter les Faës et on l’invitait dans de nombreuses émissions de télé pour parler politique et culture, ce qu’il faisait excellemment. Plusieurs fois, on lui demanda si certaines représentations du peuple Faë, comme la trilogie du Seigneur des Anneaux pour la plus récente, n'était pas insultante pour son peuple. À chaque fois, il répondait avec un bon sourire que c’était la vision la vision humaine de leur peuple et qu’il ne s’immisçait pas les rêves humains. À Versailles, en France, on organisa une nocturne pour la visite du château. Un très vieux vampire rentrait dans la maison de son enfance et il s’appelait Louis-Charles de Bourbon. Quand on lui demanda s’il pensait que la monarchie avait encore un avenir en France, il se retourna vers la journaliste qui lui avait posé la question et éclata de rire jusqu’aux larmes avant de dire en essayant de reprendre son calme : « Non, je crois avoir retenu la leçon la première fois… »
Voilà. Le monde de la Nuit avait cessé d’être ignoré du grand public au grand dam des grandes instances secrètes du monde qui comptaient bien continuer à utiliser les habitants à leur profit… sans savoir que ça avait été l’inverse. Et puis ça avait été aussi le chaos au sein du monde de la Nuit. Si les Faës avaient été étrangement muets, sans doute parce que les deux reines et le prince les tenaient bien les deux autres factions étaient moins calmes. Et puis les deux reines moururent, sans doute assassinées par leurs propres héritières qui n’avaient pas accepté la révélation, mais ces héritières ne profitèrent pas longtemps de leur coup d’état. Si les Faës continuèrent à communiquer de manière plaisante, les tensions au sein des royaumes mirent une ambiance assez glauque dont le Prince de l’Equilibre se délectait. Parmi les vampires, le Serpent à Plumes accusa Victor d’avoir voulu forcer le conseil des Grands à le reconnaître comme l’un des leurs. Comme l’humanité n’en était pas encore à se remettre de la Révélation, Sigur attaqua. Aux yeux du public, c’était juste une opération coup de poing contre un cartel de la drogue au Pérou et ce fut la dernière fois que les vampires se battaient entre eux de manière aussi complète sans que l’humanité ne le sache. Le Conseil des Grands s’étonna tout de même que Sigur ait reçu l’aide d’une douzaine de meutes de loups-garous, mais le Fenris leur indiqua que le Serpent à Plumes les avait déjà impliqués en corrompant, on ne sut jamais comment et on en s’en fichait, la Meute des Andes qui lui servait d’armée. Puis le Fenris signala que c’était la première et la dernière fois qu’il s’immisçait dans une affaire vampirique. Du reste, comme Sigur, Atra et Menorath, les trois derniers Grands Prédateurs qui daignaient à présent sortir de leur silence, il ne souhaitait pas se présenter au monde. Son âge le desservait immédiatement et soit on songerait que toutes ses idées étaient d’un autre temps, soit il n’aurait d’utilité que comme « gardien de musée ». C’est pour cela que la plupart de ses émissaires avaient moins de cinquante ans, exception faite de Charles qui compensait ses deux siècles par une mine juvénile et une très grande intelligence. Sa dernière trouvaille était de demander une dérogation au Président de la République pour passer son bac ce qui servait à merveille le but de Sigur d’amener les humains à les considérer comme habitants de la planète, ni plus ni moins. Avec le Fenris, il s’était mis d’accord sur le fait qu’ils ne pouvaient pas s’imposer, mais qu’il fallait qu’ils se battent pour leurs droits. Jones, qui restait en contact avec Vince, disait que les petits blancs de la Nuit allaient enfin comprendre ce que lui avait vécu. Ce à quoi Vince, largement plus sceptique, répondait que les Black Panthers n’avaient pas de vraies griffes ni de vrais crocs, eux.
En gros, le monde respirait difficilement. Mais la crise de panique avait été évitée. On s’informait, on cherchait des solutions, on s’engueulait avec son voisin, on pensait à la guerre en priant le ciel que ça n’arrive pas, on multipliait les reportages sur les Créatures de la Nuit, on demandait s’il y avait d’autres… et on répondait que s’il y’en avait d’autres, ce n’était pas à eux de le dire.
Le cas de Marjorie Garcia Ramirez se solda par un non-lieu. Un vide juridique complet. Techniquement, cette femme n’existait pas. Nulle part. Son enfant survivant, lui, existait parce que son père l’avait reconnu et les tests ADN prouvèrent qu’il était bien le fils d’Anthony et… d’une créature féérique. Seulement pour Marjorie… Il n’y avait aucune solution et il disparut. Quand on demanda à Tyler Obran, qui en passant refusait de donner son nom Faë, ce qui lui était arrivée, il répondait invariablement qu’elle était retournée dans le Paradoxe et que contrairement aux Faës qui vivaient parmi les humains, elle n’aurait plus jamais le droit d’en sortir. Néanmoins, le problème juridique se posait et les autorités de l’ONU commencèrent à imaginer les problèmes à chaque fois qu’une créature de la Nuit serait impliquée dans le moindre petit délit.
Et puis, le 21 Décembre 2012…
Résolution N° 2112 (2012)
Adoptée par le conseil de sécurité à sa 6984eme séance,
Le 21 décembre 2012.
Le conseil de sécurité,
Ayant examiné le rapport du secrétaire général en date du 18 Décembre 2012 (A/69/758-B/2012-379) et les rapports des commissions extraordinaires convoquées en urgence sur la question,
Soulignant que ces rapports ont été présentés en toute impartialité par le secrétaire général et par les commissions extraordinaires de l’Union Européenne, de la Panamérique, de l’Eurasie et de la Panafrique et qu’aucune accusation de prise de parti ne peut être validée à l’encontre de ces rapports,
Soulignant que la situation présente est établie de longue date, avant même la création de l’Organisation des Nations Unies et des organisations antérieures mais que sa réalité ne fut découverte qu’après le traité dit de « La Grande Révélation » par les principaux intéressés réunis en concile extraordinaire.
Soulignant, qu’au vu de la période de non révélation, les principaux intéressés ne se sont pas sentis dans l’obligation par des évènements extérieurs de procéder à l’élaboration du dit traité de « La Grande Révélation » et qu’ils ont donc soumis ce traité au Conseil de Sécurité lors de la 6984eme séance, libres de leurs choix et conscients des conséquences,
Soulignant que les principaux intéressés ont indiqués dans ledit traité de « La Grande Révélation » qu’ils ne souhaitaient pas de conditions supérieures mais une protection et un aménagement juridique au vu de ce qu’ils sont.
Soulignant que les principaux intéressés se sont engagés à suivre les résolutions du Conseil de Sécurité présentes et futures et à les appliquer à la simple condition que cela ne menacerait pas leurs vie, liberté culture et histoire.
Conscient qu’une période de flou juridique et institutionnel sera malgré tout nécessaire pour que les Nations dans leur ensemble accueillent les signataires du traité de la « Grande Révélation »
Rappelant qu’il incombe à chaque état de mettre en place et d’appliquer les dispositions réglementaires requises pour l’accueil des signataires du traité de la « Grande Révélation » et que ceux-ci s’engagent à apporter assistance à tout gouvernement en faisant la demande.
Soulignant que ces dispositions réglementaires doivent être en accord avec les résolutions antérieures du présent conseil,
Indiquant par ailleurs que les signataires du traité de « La Grande Révélation » ne souhaitent pas se substituer aux gouvernements, ni aux peuples, ni aux nations déjà existants mais qu’ils s’estiment premier et dernier recours pour les problèmes internes et qu’ils ne souhaitent pas l’intervention des gouvernements, peuples et nations déjà existants pour la résolution de ceux-ci, à moins que le problème ne s’étende au-delà de leur juridiction.
1/ accueille favorablement la révélation des races dites « Vampire », « Métamorphe » et « Faë », ainsi que les sous espèces affiliées.
2/Condamne fermement toute violence à leur encontre mis à part dans un but de légitime défense.
3/ Invite les gouvernements à prendre au plus tôt des dispositions réglementaires pour l’accueil des dites races.
4/ Invite les signataires du traité de « La Grande Révélation » à signer le codicille de renonciation à la vie humaine.
5/ Annonce la tenue d’une assemblée générale extraordinaire pour le vote de trois nouveaux membres représentants les races susdites.
La messe était dite.
Fensi Wilk et Victor Drake se rencontrèrent à la Couleur de la Culotte, le bar toulousain qu’affectionnait beaucoup Clara, et ils attendirent à peine une dizaine de minutes avant de voir arriver une créature encapuchonnée de blanc et un motard aux yeux lumineux. La créature encapuchonnée posa une bouteille de terre cuite sur la table avant de s’asseoir avec un gloussement de petite fille tandis que le motard roulait des yeux avant de prendre sa propre chaise.
- Pitié, Forge… Pas un Dragon Noir… On va pas atterrir avant la semaine prochaine avec ta merde de liqueur Faë.
- Daniel, Daniel, Daniel… Il faut bien fêter ça, non ?
Victor se réveilla dix jours plus tard avec l’impression que des serpents lui rampaient dans les boyaux. Quand il appela le Fenris, celui-ci lui avoua qu’il ne se sentait pas beaucoup mieux.