Blood on the dancefloor.
Le plus
terrible était sans doute de ne pas arriver à être normal, même avec la
meilleure volonté. Cela faisait bien deux trois heures qu’il zappait entre
différents films pornographiques de différents genres (et tout y passait, sauf
le plus gore et l’illégal, bien sur) et les seules choses qui l’empêchaient de
dormir devant étaient les erreurs de montage. Pathétique. Il avait beau
regarder deux femmes voluptueuses s’amuser avec une courgette, il n’y avait
rien. Et ça faisait des années que ça durait. Les rares moments où il
ressentait la moindre excitation étaient les seuls moments ou il devait à tout
prix se contrôler. Et il avait un contrôle excellent. Il s’astreignait à se
contrôler depuis le début pour ne blesser personne et pour rester à sa place.
Le meilleur moyen de ne pas en mourir. Malheureusement, cela tuait en lui toute
capacité à poser le masque, même pour quelques instants.
Écœuré, il coupa le film et passa dans le coin cuisine pour se préparer un café. Ça, par contre, il ne pouvait pas s’en passer. Même s’il avait été élevé dans le culte du thé et que son pays de naissance se caractérisait par une incapacité irréversible à préparer un café convenable, il ne pouvait plus se passer du café français. Ses pauvres économies passaient dans l’achat de cafés et de cafetières, toujours plus performantes. Son bébé était une machine à expressos professionnelle qui lui prenait la moitié du mur, mais il n’avait jamais regretté, ni son achat, ni d’être venu en France. Un peu de crème, un sucre roux et on touchait au paradis. Bien évidement, personne ne pouvait se douter de cette passion qui aurait pu passer pour malsaine puisque non tournée vers le sexe. C’était le problème de vivre dans un quartier étudiant, la jeunesse ne pensait, ne vivait que par le sexe et la boisson, donc il pouvait paraître suspect malgré les belles histoires d’une fiancée anglaise laissée au pays et à qui il rendait visite et qu’il comptait rester fidèle, Bla Bla Bla… Malheureusement cette belle histoire qu’il avait passé deux mois à étoffer rendait la plupart de ses voisines encore plus affolées de l’entrainer dans leurs draps. D’où le plan B, la misogynie, portée jusqu’à la muflerie. Ce qui marchait assez bien jusqu’à ce qu’une nouvelle voisine ne le démasque en quelques secondes. Il en avait été bluffé et de fil en aiguille, il l’avait mise à son niveau.
Il faut dire que le reste de sa « famille » lui manquait cruellement. Personne ne pouvait vraiment comprendre les liens qui les unissaient vu qu’ils venaient tous de milieux différents, ils étaient d’âges variés et ils ne se ressemblaient en rien. Mais quand ils étaient ensemble, tout allait bien. Tout ne pouvait qu’aller bien. Cependant, Jones l’avait envoyé ici pour, selon ses propres termes, prendre le pouls de la ville. Il n’avait rien dit. Mais il l’avait très mal vécu.
Chut, on ne pense plus. Café.
Un soupir d’aise et une fesse sur la table de la kitchenette. Le bonheur tenait à peu de choses pour Ben. Peut-être qu’une femme nue parfumée au café lui offrant un cappuccino… Peut-être que pour ça, il pourrait s’exciter un peu. Le plus dur était de trouver la femme qui accepterait de faire ça… Il retourna devant son ordinateur pour finir ses devoirs. Mais quelle idée aussi de le faire passer pour un étudiant ! Il y avait longtemps que Ben avait fini ses études et s’il s’écoutait, il ne trouverait pas de travail et se contenterait de vivre d’allocations minimum pour installer son ordinateur et sa ligne internet dans une cabane perdue au milieu des bois. A la rigueur… Un petit boulot de garde forestier et on n’en parlait plus. Depuis qu’il avait trouvé la famille, son diplôme d’ingénieur informatique spécialisé en création de logiciels de gestion pour les entreprises prenait la poussière. La seule chose qui le rattachait encore à sa vie d’avant était le MMORPG. Et les FPS pour se détendre. Le reste… Il s’ennuyait à coder et manquait tout envoyer balader. Du reste, il était incapable de garder le moindre emploi plus de deux mois, depuis la « Famille ». Encore qu’il serait injuste de leur imputer ça. Même avant, il luttait contre lui-même, mais pas de la même façon.
Une musique latino commença ses accents sensuels de l’autre coté du mur. Ben n’aimait pas le bruit mais pour Solange, il était prêt à supporter deux heures de musique quotidienne. Solange prenait des cours de salsa et son seul regret c’est de ne pas trouver un partenaire de danse. Ben s’était récusé avant même qu’elle ne lui propose. Ce n’était pas une question d’incompétence mais bien de honte. En dehors de sa verve mordante et quand il était bien remonté, paraître en public le paralysait. Un autre effet de la « Famille ». Le seul qui pouvait s’exprimer en public, c’était Jones. Mais c’était parfaitement normal.
En parlant de lui, le téléphone portable se mit à sonner avec « What a Wonderful world » de Louis Armstrong. Il décrocha aussitôt et répondit en anglais.
- Salut, Jones ! Tu t’es levé avec les poules, dis-moi…
- San Francisco.
- C’est une nouvelle façon de saluer ? San Francisco à toi aussi.
- Les mangeurs de morts ont décapité San Francisco.
La bonne humeur de Ben s’envola aussitôt. Il n’était à Toulouse que pour surveiller les attaques de vampires contre eux-mêmes et voilà qu’en fait ces idiots étaient à San Francisco. Pourtant, il était sur que les équipes d’assassinat devaient rester sur place un bon semestre pour prévenir les révoltes. Et il y avait un autre souci.
- Jones… Ça fait deux attaques en l’espace de deux mois. Ils sont tombés sur la tête ou quoi ?
- Aucune idée… Peut-être que nous avons mal calculé le nombre de leurs… unités spéciales. Surtout que personne n’a bougé là-bas. Et personne n’a eu de signes avant coureurs.
- Ils sont devenus dingues, ou quoi ? Ils se massacrent tous dans la joie et la bonne humeur et nous, on compte les points ? Non mais attends…
L’illumination au dernier moment. A force de jouer les espions, Ben finissait par bien connaitre ses sujets d’étude.
- Julia était à Toulouse au début de la semaine… D’après mes informateurs, elle devait superviser une intronisation d’ambassadeur à Paris cette semaine… la Décapitation n’est pas complète !
- Détrompes-toi. J’ai eu Hassan qui est censé avoir un œil sur la cour parisienne. Julia est morte et Paris retient son souffle.
- Attends… Deux équipes ? En plus de celle qui est censée se trouver ici ?
- Si elle se trouve bien à Toulouse… Mais on peut déjà tabler sur deux équipes de tueurs, oui. L’Alpha des Alphas a mis la meute de Rodney sur les traces du Maître du Temps. On peut légitimement penser que c’est lui qui a fait la coordination.
- Outre le fait que ça fait beaucoup de « Si », de « peut-être » et de « on peut légitimement penser », tu peux me dire pourquoi on s’intéresse à la politique vampirique ET aux tractations qu’ils ont avec les Darfs ? On ne traite pas avec les Darfs, nous. Les comtes de Fées ne nous le pardonneraient jamais…
- L’Alpha des Alphas l’a demandé. Il semble… Et oui, c’est encore au conditionnel, qu’il soit prêt à lancer la guerre.
La possibilité de la guerre entre les vampires et les Meutes couvait depuis… bien avant que Ben soit né et même Jones. De toute façon, les deux factions n’entretenaient pas vraiment de relations cordiales. Un pacte de non-agression avec, rarement, des échanges de services ou de prisonniers. De ce fait, les meutes avaient choisis leurs alliés parmi les ennemis des alliés des vampires. Les deux seules factions qui ne se mêlaient pas de cette guerre « assuraient » la liaison. Encore que…
- Bon… Et quels sont les ordres ?
- Continue la surveillance. Il pense que l’on peut sans doute en retourner certains à notre avantage.
- Des suceurs de sang ou des mangeurs de morts ?
- Les deux. La situation actuelle semble indiquer qu’un nouveau pouvoir se lève parmi les vampires et que ce nouveau pouvoir a, au moins, l’oreille de leurs assassins. En clair, il existe la possibilité d’un coup d’état.
- Le grand Manitou veut savoir si le changement de gouvernement va nous être hostile ou pas.
- Exactement. Tu te sens comment pour une opération rapide et violente ?
- Tout seul ? Je trouve que tu as une confiance délirante en moi, Jones. Et puis... Il faudrait que je sache qui prendre et qui interroger. Les pontes de la Cour de Toulouse me semblent un poil hors de ma portée... les autres n'ont pas vraiment la science infuse.
- Tu veux que je t'envoie des renforts ?
- C'est tentant... Mais tant que j'en sais trop peu, ce serait prématuré et dangereux pour tout le monde.
Un silence sur la ligne. Ben pouvait entendre son Alpha sourire au bout du fil. Les loups-garous sont comme ça, le moindre bruit de respiration a une signification. Quand deux loups-garous se croisaient, ils échangeaient trois mots et s'étaient donné les nouvelles de leurs familles depuis trois générations.
- C'est ce que j'aime chez toi, Ben. Tu es le seul de la Meute à ne pas foncer tête baissée. Mes deux lieutenants te détestent à cause de ça, ils sont persuadés que tu seras le prochain Alpha que je choisirais.
- Hors de question, je suis très bien à ma place et je n'ai aucune envie d'en changer.
- Tu n'es pas un soumis, Benedict. Il va bien falloir que tu admettes ton rang.
- Non, y’a pas moyen... A moins que ce soit un ordre... ?
- Non, Ben. Te forcer sera encore pire. Rappelle-moi dés que tu as de plus amples informations.
Jones ne laissait jamais le temps à ses interlocuteurs d'en rajouter. A force, quand on le connaissait, on y faisait plus attention. Par imitation, Ben finissait par faire la même chose, au grand dam des autres. Mais l’heure n’était plus au café et il laissa la tasse dans l’évier avec les cinq autres qu’il avait prises depuis le matin. Il fallait qu’il s’organise pour continuer son espionnage et même en attraper un pour le faire parler. Il reprit ses dossiers et recommença le travail de compilation des données. Une très grande partie de la Cour de Toulouse d’avant la décapitation était là. La mention « Disparu » barrait les noms de ceux qui avaient péri. Pour les autres, les informations étaient lacunaires, comme toujours. Cependant, grâce à certains de ses informateurs, il y avait trois nouvelles entrées. Le nouveau Régent, son unique lieutenant vampirique et sa maitresse humaine. Mais mis à part les fonctions, les dossiers étaient vides. Le plus facile serait évidemment d’attaquer la fille. Elle était humaine, donc son enlèvement et son interrogatoire seraient faciles. De plus, sa disparition, même si le Régent n’allait pas du tout apprécier, passerait presque inaperçue. Le seul souci, c’est que le jeu n’en valait peut-être pas la chandelle. Les humains, surtout les esclaves sexuels des suceurs de sang, n’en savaient pas lourd.
Il songea aussi au Lieutenant, dont les rares informations qui filtraient indiquaient qu’il ne semblait pas à sa place, mais encore une fois, le jeu n’en vaudrait peut-être pas la chandelle. Pourtant, à n’en pas douter, les premières pistes se trouvaient au sein de ce trio de tête. Manque de chance, à moins d’être stupide, le Régent était intouchable.
Assis sur son fauteuil d’ordinateur, Ben pencha la tête en arrière, accablé par la situation inextricable. Plusieurs fois, il avait été tenté de rappeler Jones pour lui demander son retour et qu’il mette quelqu’un d’autre à ce poste. Et tout autant de fois, il se souvenait que Jones l’avait soutenu contre tous les autres pour cette mission et qu’il l’en savait capable. Ben restait uniquement pour ne pas décevoir Jones. A force de ressasser ça, il se savait incapable de continuer à travailler pendant quelques heures, donc il commença sa séance de zapping sur internet. Chaque Geek a ses habitudes de navigation et vérifie plus ou moins régulièrement si quelque chose a changé. Ces temps-ci, il vérifiait un message sur un forum où la communauté cherchait des informations sur un des leurs qui ne donnait plus signe de vie. En règle générale, ça n’inquiétait personne, mais pour celui-là, on avait donné l’alerte. Pour Ben, c’était triste car le disparu était l’un de ses rares amis, de ces amitiés virtuelles qui ont l’avantage de ne pas vous peser physiquement. Mais toujours aucune nouvelle et on indiquait que la police n’avait aucune piste. L’espoir s’amenuisait… certains songeaient même à une cagnotte pour payer une couronne à ses funérailles… si on retrouvait le corps.
- Monde de merde…
Qu’il le veuille ou non… il devait appeler son comte de Fée personnel.
- Ce n’est pas en faisant la tête que tu échapperas à cette satanée soirée. J’y vais, alors toi aussi.
Ca prenait Clara de plus en plus régulièrement de traiter Vince comme une poupée à habiller et à coiffer. De plus, comme il ne « dormait »pas le jour, cela lui laissait de longues heures à faire la petite fille sans que Victor n’en dise un mot. Ce jour-là, elle combattait son anxiété en le traitant comme un mannequin récalcitrant. Ce qu’il était puisque lui non plus ne se sentait pas particulièrement rassuré par les événements du soir. Le fait qu’il était assez proche de la lumière du soleil, puisque Clara ne souhaitait pas plus que ça s’abimer les yeux, achevait de le rendre paranoïaque.
- De toute façon, j’ai besoin que tu me protèges… Victor sera trop occupé à faire montre de sa superbe et si on m’attaque, il ne réagira pas assez vite… Toi, on t’évite, si je reste à coté de toi, je survivrais peut-être à cette intronisation…
- Ils sont déjà tous paralysés de trouille en sa présence, Clara… Pourquoi voudrais-tu qu’ils t’attaquent au risque de le payer très cher ?
- Je ne sais pas… Mais je la sens pas du tout cette soirée… Il va se passer quelque chose et ça va me tomber dessus et je…
- Aie !
Le problème de Clara quand elle était angoissée, c’est qu’elle ne contrôlait plus vraiment ses mouvements. Elle venait de faire ripper le ciseau sur la joue de Vince… et c’était la troisième fois depuis le début de la séance.
- Bon Dieu ! Je sais que je guéris vite, mais tu peux pas faire attention ??
- Désolée…
D’ailleurs, heureusement que Vince guérissait bien plus rapidement sinon, il se serait présenté le soir même avec de belles estafilades en guise de nouveau look. Il faisait déjà assez peur comme ça. Lors de son retour de Paris, la Cour l’avait vu revenir avec cette aura si particulière du prédateur repu et gorgé du sang de quelqu’un de vieux et de fort. Même s’il avait voulu, il n’aurait pas pu paraître aimable. Le seul à lui ouvrir les bras fut Victor et les Levants présents en avaient conçu une peur viscérale pour leur Régent. Après tout, celui-ci ne venait pas de démontrer qu’il pouvait transformer un tigre en agneau rien qu’en le serrant contre lui ? Rétrospectivement, plusieurs Levants s’étaient pris des angoisses bien naturelles à l’idée d’avoir côtoyé presque quotidiennement celui qui pouvait l’instrument de leur mort et qui était sous les ordres du type qui avait usurpé la place de la Maîtresse précédente. En effet, de quoi se terrer sous une couette en priant le ciel qu’on les y oublie.
Que Victor ait décidé de tenir son Intronisation au poste de Maître de la Ville si peu de temps après la décapitation de San Francisco et où son Couchant avait tenu un rôle non négligeable, tenait de la simple stratégie. Le message était clair : « Je suis là pour durer et j’en ai les moyens. ». C’était aussi un pied de nez aux autres villes, une forme de « attaques-moi si tu l’oses » sachant que personne ne l’oserait. Vince se savait piégé durablement au même titre que les Levants. Sans lui, Victor aurait un argument de poids en moins et Toulouse serait à nouveau à la merci de ses voisins. Encore une guerre, encore des massacres et le pire, c'était qu'en tant que Cannibale, Vince serait obligé de revenir et participer à la curée. Après s'être senti particulièrement puissant après le meurtre, il était retombé dans une dépression terrible en prenant conscience qu'il ne se sortirait jamais de cette guerre. Il n’était même pas un soldat mais juste une arme de dissuasion. On ne demande pas à une arme d’avoir la moindre pensée… Pourtant… Pourtant, Victor semblait le traiter un peu mieux qu’un outil. Un animal de compagnie, sans doute. Il enviait Clara et Victor de pouvoir compter l’un sur l’autre. Lui n’avait personne. Même Charles, qui avait eu intérêt à le côtoyer et à lui enseigner ce qu’il savait, le fuyait maintenant comme la peste. Il était tout seul, plus qu’une fonction au sein de la cour.
Lors des réunions, il restait contre le mur, menace vivante et protecteur. Il se fichait royalement de ce qu’il se disait et il comprenait pourquoi Victor ne lui avait jamais enseigné les tenants et les aboutissants de la politique Toulousaine. Inutile. Il était déjà au dessus et nul ne lui demanderai plus rien. On ne demande jamais rien au bourreau.
Il s’était demandé s’il ne valait pas mieux rejoindre la horde des cannibales, au moins parmi eux, personne ne le traiterait comme un pestiféré. Mais les voir de loin l’avait convaincu qu’il ne serait jamais comme eux. Il était allé les voir à Aix en Provence alors qu’ils se nourrissaient sur une bande de vulgates innocents, enfin presque… Un massacre. Pur et simple. Sans aucune raison sinon la fin. Vince n’aimait pas les vampires, sans doute parce qu’il ne s’aimait pas lui-même, mais la souffrance de ces pauvres diables l’avait atteint, même s’il s’était tenu loin. L’un des Cannibales l’avait remarqué. Il était parti avant de devoir s’expliquer. Moins seul, oui. Moins humain aussi.
- Mieux vaut être seul que mal accompagné… Marmonna Clara en taillant une mèche.
- Clara… Arrêtes de lire dans mes pensées…
Petit changement sur Clara qu’elle avait remarqué récemment. Pour peu qu’elle soit proche de quelqu’un, elle entendait des bribes de pensées. Oh pas grand-chose, mais suffisamment pour inquiéter quand elle répondait à une question qui ne lui était pas posée. Clara n’arrivait pas à faire la différence entre la voix de l’esprit et le son. Victor pensait qu’en faisant de Clara sa maitresse, il lui avait transmis une infime partie de ses capacités. Sans doute aussi les conséquences des possessions. Clara ne le vivait pas trop mal, mais elle s’inquiétait à long terme des conséquences.
- Désolée, mon grand…
- Pas grave.
A l’inverse, Vince vivait comme une trahison que Clara commence à se montrer moins humaine. Elle n’y était pour rien mais il ne pouvait s’empêcher de voir sa « mutation » que comme une attaque personnelle contre lui. La perte de ses lieux surs… un de plus. Plus que jamais isolé et incapable de trouver de quoi être moins seul. De plus en plus, il rêvait à sa vie d’avant. Comme il lui était impossible de mourir par ses propres moyens, il se disait qu’il pourrait au moins en profiter un peu plus voire franchement se mettre en danger pour qu’on le tue. Il avait exposé à Victor son désir de renouer avec le monde… La réponse se faisait attendre.
C’était peut-être bien ça le problème… Les vampires semblaient incapables de vivre en communauté et en même temps ils ne pouvaient se passer d’avoir des contacts avec les humains, quitte à les mettre en danger. Clara était l’un des plus beaux exemples. Qu’ils le veuillent ou non, les vampires étaient tragiquement inadaptés au monde. Certains Dents de Lait pensaient qu’en renouvelant le cheptel avec un certain nombre de nouveaux vampires tous les vingt ans, compensant ainsi les pertes des guerres de pouvoir, les plus vieux pouvaient s’adapter à l’inexorable marche du monde. Mais c’était prendre le problème à l’envers. Les vampires souffraient de leur mort, pas que les autres soient toujours en vie.
Il recommençait à broyer du noir. Mais cette fois-ci, il influençait Clara et ce n’était pas bon.
- Dis, ma belle… Tu ne devrais pas t’habiller, toi aussi ?
- Je sais pas quoi me mettre…
Au moins n’osait-elle pas le « Je n’ai rien à me mettre » qui aurait été d’une mauvaise foi criante. Depuis son arrivée à Toulouse, elle avait été prise d’une boulimie de fringues telle qu’elle n’était même pas aperçue que certains articles étaient en triple. Vince imagina se venger un peu et l’amena devant sa penderie. Cette fois-ci, c’était lui qui jouait à la poupée.
Se réveiller au son d’un portable à la sonnerie stridente était bien le pire moyen de commencer sa journée. Comme tout vampire qui répugnait à vivre dans le mythe, Victor passait ses journées dans une chambre sans fenêtre ou soigneusement calfeutrée, dans un lit de préférence de taille monstrueusement trop grande pour une personne seule. Pas pour le confort, puisque le « sommeil » vampirique s’apparentait plus à un coma dépassé dont les seuls signaux vitaux qui pouvaient à la rigueur apparaître étaient ceux que son instinct de survie, toujours en éveil lui par contre, lui instillait en cas de danger. D'où la stridence du réveil, d'ailleurs. Le souci était que Victor sortait de sa torpeur avec des envies de meurtre. Il interdisait son lit à quiconque quand il savait qu’il devait se réveiller avant que sa nature ne lui permette : trop de ses rencontres d’un jour avaient péri sottement parce qu’on l’avait surpris en plein jour. Très peu productif, tout ça.
Le pire étant sans doute que cette sortie du lit réveillait en lui ses pires instincts, comme de déchiqueter une proie lors d’une séance de sexe particulièrement rude. S’il ne craignait pas d’effrayer et de trahir Clara, il aurait sur le champ exigé la venue d’une sacrifiée, ces dames que certains vulgates offraient à leurs seigneurs et qu’ils prenaient dans la rue. Il aurait été seul, avec la certitude que Clara ne saurait jamais, il l’aurait fait… Mais le sang part mal et il lui aurait dit la vérité. Pas bon tout ça… Du reste, il avait cette fichue intronisation dont il se serait bien passé mais qui était hélas nécessaire et le premier pas vers le reste. Hors de question de paraître comme un homme qui vient d’assouvir ses pires fantasmes dans une cour de vampires policés et dont l’odorat les alerterait du carnage. Sans doute le meilleur moyen pour se faire abattre dans le dos, même avec Vince à ses cotés.
S’il s’était réveillé aussi tôt dans la soirée alors que le soleil déclinait lentement, c’était à la demande du Maître du Temps, titre pompeux que le meilleur des organisateurs s’était arrogé. Victor le détestait. Ils travaillaient ensemble depuis des siècles mais l’efficacité de l’un et l’autre ne les avaient jamais amenés à se considérer autrement que comme des emmerdeurs, voire pire. Ils avaient besoin l’un de l’autre, se rendaient les services appropriés mais il ne serait jamais venu à l’idée de Victor de convier le Maître du Temps à son intronisation ni même à celui-ci d’y venir. Même communiquer était difficile pour eux. Il fallait taire les blagues vaseuses, les attaques gratuites et rester dans la plus totale neutralité alors qu’ils rêvaient de s’abreuver d’insultes.
- J’espère que c’est important…
- Ça l’est toujours, Victor. Je ne t’appelle pas pour le plaisir.
Ça commençait bien… Très classique tout ça… Si ce n’est que la voix de Victor était pâteuse et lente, comme s’il avait bu la veille bien plus que son estomac ne pouvait en contenir. L’esprit restait conscient et trouvait que parler comme ça, c’était particulièrement atroce pour quelqu’un dont la voix était la meilleure arme…
- Je prends toujours soin d’embaucher des cannibales qui ont vraiment les crocs… Déjà parce que ça évite qu’ils ne pètent un câble et ensuite parce qu’ils considèrent mon intervention comme une faveur que je leur fais…
- Et qui dit faveur dit aussi rétribution en retour, merci je connais la combine…
- Tais-toi et écoutes-moi, ça te changera… Bref. J’ai une information à te vendre.
- Combien… ?
- Et tu ne me demandes pas ce que c’est, comme information ? Tu me fais confiance ou quoi ?
- La seule chose à laquelle je fais confiance à ton sujet, c’est ton avidité… Et tu sais très bien que me faire une entourloupe, c’est l’assurance de tuer sa vache à lait…
- Parfait, tu ne verras donc pas d’inconvénient à me payer le double.
- Ne pousse pas. Je te paye la moitié en plus et je n’irais pas au-delà…
Le rire qui lui parvint, déformé par les ondes téléphoniques, était grasseyant et lui vrilla le tympan. Victor préféra éloigner le portable de son oreille le temps que l’hilarité de son correspondant se calme.
- Bien, je me contenterais donc de ça… Enfin, mes affamés m’ont appelé pour me faire part d’une demande assez spéciale…
- De la part de qui et pour qui ?
- Pour eux… une mission et l’ordre de se tenir prêt si la mission est confirmée. Et la cible, c’est toi.
Totalement dégrisé, Victor se redressa sur son lit.
- Qui a demandé ça ?
- C’est le genre d’informations que je peux avoir, oui… mais là, il va me falloir beaucoup plus, mon cher… Bien plus que les petites commissions dont tu m’honores. En fait, cela ne se comptabilisera même pas en argent humain. Et tu connais le prix.
Bien sur qu’il connaissait le prix. Cela faisait des années que le Maître du Temps essayait de lui extorquer et que Victor répondait par des pirouettes, par des clauses de contrat qui se révélaient au tout dernier moment pour ne pas payer ce prix-là. Le problème de devoir traiter avec des Darfs… avec des Faes tout court d’ailleurs qu’elles soient de la cour d’hiver ou de celle d’été ou éminemment rares, celles de l’équilibre, c’est que le prix à payer revient toujours sur le tapis, et au pire moment. Pas loin de trois siècles à biaiser mais là… Le Darf ne se laisserait pas dérouter aussi facilement. Cela pouvait expliquer l’heure aussi. Victor ne fonctionnait qu’à la moitié de ses capacités et il ne trouvait aucune parade.
Si, une.
- Tu auras ton argent dans la semaine.
Et il raccrocha.
Soyons honnêtes un instant, Victor le savait, il venait de rompre l’accord tacite qui faisait du Maitre du Temps son principal agent parmi les cannibales. Il venait de se fermer une porte mais il n’avait pas eu le choix. Payer le prix aurait été encore pire et bien plus lourd de conséquences. Au pire, il pouvait toujours attendre le prochain cycle du Maitre du temps, traiter avec sa fille et faire en sorte que la lignée s’éteigne. Il n’avait pas besoin d’un ennemi sur le long terme, vu qu’ils se bousculaient déjà, même sans savoir ce qu’ils combattaient. Ca l’ennuyait parce qu’il dévoilait ses cartes bien trop vite à son goût. Le pire étant que son atout majeur avait encore besoin de maturité et qu’à force de l’utiliser, il allait le déformer pour en faire un cannibale comme les autres, puissant, sans pitié, et sans âme.
Restait le problème d’une décapitation en suspens. Preuve, s’il en fallait une que Victor avait réussi à mettre un sacré coup de pied dans la fourmilière. Des ordres de mise à disposition pour une décapitation, il y en avait souvent. Les cannibales restaient sur le qui-vive, les Hiérartes avaient des sursauts de conscience morale… bref, l’effet était celui de la dissuasion. Cependant, on estimait, à raison, que trop de décapitations en tuaient la menace. On pouvait être quitte avec les décapitations pendant quelques années après l’une d’entre elle. Deux, c’était énorme. Trois… Autant avouer qu’on était en guerre totale et que les Grands Prédateurs ne maitrisaient plus rien. C’était le but. Mais pas si tôt.
Du reste, Victor avait d’autres moyens de savoir quel Oracle avait décidé de maintenir les cannibales prés de sa gorge… Car il s’agissait forcément d’un Oracle qui, pour une fois avait décidé de jouer son rôle de manière politique. C’était interdit. Et ça signifiait pas mal de choses… Particulièrement celle selon laquelle les Oracles avaient bien fini par contrôler la politique vampirique en dépit de toutes les règles. Signal d’un changement imminent. Restait à savoir qui allait devenir Oracles. Bizarrement, Victor s’en fichait royalement. Les Oracles étaient inutiles. Néanmoins… par mesure de sécurité… il ordonnerait à Vince de rester loin de lui. Ce qui pousserait ce dernier à rester encore plus prés. Là où ces politiques d’un autre temps se trompaient, c’était dans la puissance des forces respectives. Durant des siècles, Victor s’était tenu à l’écart. Durant des siècles, il avait minimisé ses capacités en se contentant de jouer les seconds couteaux. Il en était heureux à vrai dire… Il avait fallu le regard de Clara pour que lui retrouve l’envie de se battre… Il avait fallu la présence de ce petit Lutin noir pour que Victor redevienne Sigur.
Il se mit à sourire.
Si longtemps qu’il n’avait pas pensé à ce nom qui était le sien, il y avait tant d’années et tant de changements entre temps… Des peuplades qui n’existaient plus, d’autres qui n’existaient pas encore, des mots qui ne signifiaient maintenant plus rien… Si longtemps… Sans doute pour cela qu’il avait du mal à comprendre Vince et son besoin de redevenir ce qu’il était. Lui avait enterré sa vie humaine dés son passage à la Nuit. Il n’avait eu besoin de personne pour ce changement là.
En quelques nuits, Sigur avait marqué profondément le Monde de la Nuit, puis Sigur avait éprouvé la fatigue des vieux dirigeants qui désespèrent de trouver un héritier… Sigur était devenu Victor et s’était endormi dans les tréfonds d’une conscience, repos bien mérité de celui qui avait été la terreur de l’Europe. Mais comme tous les vieux guerriers, Sigur avait senti la menace. Non pas contre sa personne mais bien contre tout ce qui faisait son monde, son enfant à l’âme massacré et sa douce jeune fille qui le reposait bien plus efficacement qu’une journée de sommeil ou un massacre. Sigur se relevait, se découvrant aussi impitoyable qu’auparavant et sa force inentamée. Une volonté aussi s’était relevée avec lui. Jusque là, elle n’avait été qu’embryonnaire, servant à merveille les ambitions de Victor, mais elle se redressait et balayait les plans subtils.
Il composa un numéro, vu qu’il n’avait jamais mis en mémoire pour une cause évidente, celle qu’il n’était pas censé le connaître, et attendit que l’on réponde. Il devinait déjà le mépris suintant de son interlocuteur avant même que la tonalité ne lui indique qu’il était en ligne. Après tout, qui était ce jeune fouteur de merde, simple régent pour déranger un Oracle, en plus celui d’Europe, celui qui avait le plus de travail et le plus de cannibales sous ses ordres ? Oui, il allait le remettre à sa place !
Mais Sigur ne le laissa même pas parler. D’une voix lente et basse, dans une langue que tous avaient oubliée mais que les Oracles devaient connaître s’ils voulaient comprendre les ordres, Sigur parla sans risque d’être interrompu. La surprise puis la crainte révérencielle lui assurait d’être entendu, mieux, d’être compris.
- Annonce au peuple que le Premier Grand Prédateur Sigur reprend le contrôle du monde de la Nuit. Et ça commence ce soir.
Pas un mot de plus, Victor raccrocha. Il avait faim. Faim de toutes ces choses dont il s’était privé durant ces siècles de bons et loyaux services et comme tout bon prédateur, il ne s’arrêterait que quand sa faim serait comblée.
N’eut été la décoration, toute en blanc et champagne avec quelques touches d’or ici et là, on se serait cru dans une veillée funèbre. Le fait que les Toulousains soient tous habillés en noir et maquillés en sombre n’aidait déjà pas, le fait que les invités des autres villes affichaient une mine compassée et inquiète non plus. Seuls les humains, délicieux ornements de leurs maitres, papillonnaient d’un bout à l’autre de la salle de réception, pour charmer les présents vampires, mi pour exciter une jalousie perverse de bon aloi, mi pour se trouver un meilleur protecteur. Mais ces humains qui attendaient le passage à la Nuit étaient l’excuse de sa présence ici. Les vampires ne mangeaient pas, leurs chiens de manchon, si. Ben avait réussi à convaincre avec son Comte de Fée le traiteur de la soirée pour occuper en remplacement la place d’un serveur. En règle générale, les traiteurs vampiriques étaient tous les mêmes et se chargeaient soit de bien chapitrer leur personnel pour en faire de futurs chiens de manchon, soit… les éliminaient. Dans le cas de celui de Toulouse, il pourvoyait des esclaves et de préférence jeunes, beaux et intelligents. Comme Ben était assez joli garçon, qu’il faisait à peine vingt ans et que dans ses références il était toujours étudiant en informatique, c’était passé presque tout seul. Le seul souci était que Ben arrivait très vite dans une situation assez explosive et que n’importe qui aurait trouvé ça louche. La présence invisible d’Ysabel, Comtesse de la Ferté avait permis que ce petit désagrément soit oublié. Comme le nom et le visage de Ben après la soirée d’ailleurs… Il ne devait rester aucune trace. Le plus gênant était sans doute que pour l’immersion proprement dite, Ben serait tout seul… et tout nu, si on pouvait utiliser cette expression. En effet, les vampires auraient senti la moindre magie qu’elle soit comte de Fée ou Garou, mais Ben avait cette faculté qui était méprisée par les autres Loups de pouvoir modifier légèrement l’impression qu’il donnait et surtout qu’il laissait. Au meilleur de sa forme, il pouvait même se mettre à hurler des insanités dans une foule, sans que personne ne se retourne. Ce soir, il ne cherchait pas à se cacher, juste une part de lui-même, celle qui faisait qu’il était un prédateur d’une espèce différente perdu dans cette horde de monstres.
C’est donc vêtu d’un impeccable uniforme de serveur noir et blanc qu’il déambulait parmi les mâchoires affamées mais tenues en repos et leurs repas qui naviguaient tels des petits poissons inconscients. Tous ceux de sa liste étaient là, En noir, le visage fermé. Vraiment, on se serait cru à un enterrement si dans les yeux des Toulousains il n’y avait pas eu cette lueur malsaine de triomphe et d’attente avant la curée. Si les non-toulousains ne voyaient pas cette petite marque au combien dangereuse, c’est parce qu’il fallait être un loup pour la comprendre. Toute cette pièce était transparente pour Ben. Le moindre mouvement était une indication des pensées des occupants et Dieu qu’ils pensaient fort. Enfin… pas tous. Les Toulousains se masquaient bien… Certains autres aussi. Seules les poupées humaines ne masquaient rien, ni leur désir, ni leur peur… Ce qui devait être délicieux pour les vampires, était une torture pour Ben. Toutes ces sensations lui arrachaient des frissons involontaires et des moments d’angoisse qu’il allait cacher aux cuisines pendant quelques minutes, prétextant le ravitaillement en petits fours. Il soufflait et inspirait longuement, coincé entre le frigo et la porte.
C’est là qu’une canine trouva drôle de le coincer. Manifestement, Ben avait abaissé pas mal de barrières qui le laissaient inaperçu aux autres mais cette canine-là l’avait suivi jusque dans les cuisines et la voyant en face de lui, il fut surpris de voir que les cuisines étaient désertes. Évidement. La Canine en question n’avait pas voulu de témoins à son repas, sans doute parce que ce n’était pas vraiment permis sans l’autorisation du Maître de la Ville qui ne s’était toujours pas montré.
Elle était belle, comme toutes ses congénères, d’une beauté glaciale aussi envoutante que dangereuse. Avec sa robe noir et rouge avec des boutons d’argent qui lui courait tout le long du corps du coté droit, elle lui rappelait un peu l’amie de Solange, sans avoir cette flamme vigoureuse de la vie. On peut trouver beau un animal empaillé sans jamais se départir du dégout que sa mort inspire. C’était le cas. Il eut un mouvement de recul quand elle approcha sa main de sa joue. C’était normal pour lui, mais il se sentait piégé. Impossible de montrer ce qu’il était et il n’était pas sur que la dame, au vu de la faim qui transparaissait dans ses yeux, accepte des excuses à demi bredouillés.
- Allons, mon lapin… pas la peine d’avoir peur, je ne vais pas te dévorer en entier…
Ce qui, il fallait bien l’avouer, augurait du pire. Oui, elle allait le mordre et non, elle n’en laisserait pas une miette. Peut-être avait-elle envisagé de cacher le corps dans l’un des frigos et laisser la macabre découverte à un autre serveur venu récupérer les tartelettes au citron. Cette idée saugrenue fit rire Ben, à la surprise de son prédateur.
- Désolé, Madame… Mais je ne mange pas de ce pain-là.
- En règle générale, moi non plus, mais de tous, Tu as le sang le plus chaud… J’ai besoin de chaleur. Tu feras ça pour moi, hum...?
Comme il s'en doutait, la Canine n'avait pas accepté l'excuse. Il ne pouvait pas se laisser se faire mordre sans révéler sa nature. Restait donc l'attaque. Pour éviter tout problème, il devrait faire extrêmement vite. Déchainer sa puissance en un instant, la tuer et reprendre une respiration normale... Le tout en une demi-minute à peine. Heureusement que la majorité de ses pouvoirs étaient basés sur le contrôle du loup en lui. Ce serait dur, mais pas insurmontable. Ben inspira longuement, intimant à sa partie animale de se tenir prête à l'attaque. Une montée de puissance qui pouvait être très dangereuse, surtout pour lui. Mais la Canine ne se doutait de rien, prenant le silence de sa proie pour un consentement. Elle approchait sa bouche de la gorge qui n'était pas offerte, prête à saigner à blanc le loup déguisé en agneau.
Ben avait attendu que la Canine risque ses crocs à quelques millimètres de sa carotide, mais l'attaque ne vint jamais. Sans que Ben ne l'ait senti, quelqu'un avait écarté la jeune femme et l'avait plaqué d'une main contre le mur. Maintenant qu'il le voyait, Ben se demandait vraiment comment il avait fait pour ne pas le ressentir. Il sentait la cendre humaine, la glace et la colère. Ses yeux blancs étaient étincelants de fureur, même si ses traits, d’une inquiétante symétrie, étaient neutres. Encore une fois, Ben pensa à Clara, mais pas de la même manière. Sans doute une impression due à l'anneau dans le sourcil qui était à demi mâchouillé, et la tenue qui aurait pu être extravagante si elle ne venait pas de vêtements de haute gamme, transformés pour l'occasion.
- Il a dit non. Et le Maître n'a donné aucun passe-droit.
- Ce n'est qu'un serveur! Et je ne veux pas le tuer!
L'homme serra la gorge plus fort et répéta de sa voix grondante que le Maître n'avait donné aucun passe-droit. C'était la première fois que Ben voyait l'objet de ses investigations d'aussi prêt et aussi étrange que cela puisse paraître, il n'en avait aucune peur. Pourtant... l'odeur de cendre, la facilité avec laquelle il avait maitrisé son agresseur, jusqu'à sa capacité à taire toute menace de sa part jusqu'au dernier moment... Tout désignait le Cannibale. Il aurait du avoir peur... mais non. Les autres cannibales qu'il avait vu s'ébattre à Aix ressemblaient à des chiens enragés. Pas lui. Même pas quand il jeta la demoiselle dehors.
Il s'était attendu à le voir encore en colère quand le cannibale se retourna vers lui. Mais non. On aurait dit un père de famille absolument désolé de son insupportable bambin.
- Ça va?
Même la voix était différente. Hésitante et... vivante. Ses yeux avaient maintenant une couleur beaucoup plus sombre, presque bleu cobalt.
- Euh... Oui, merci. Merci de m'avoir aidé... Monsieur...?
Comme il était agréable de toujours avoir le contrôle sur soi-même, de toujours savoir comment prendre en considération les éléments pour les plier à sa volonté. Dés qu'il avait compris que son sauveur était un cannibale, Ben avait su qu'il lui fallait rester à coté pour avoir toutes les informations dont il avait besoin.
- Mon nom n'a aucune importance... Pourriez-vous dire au reste du personnel que la soirée est terminée?
- Mais il est à peine 23h...
- Oui... Mais elle est terminée pour les vivants.
- C'est un ordre du Maître...?
- Non. C'est ma volonté. Je veux éviter les accidents.
En clair, les cannibales avaient décidé de frapper ce soir... Alors que le Maître n'était pas encore là... Le Cannibale en chef éloignait les humains en prévision du massacre, pour les protéger ou pour éviter les témoins? Les deux, peut-être? Mais Ben devait rester.
- Monsieur...
Ben s'avança et lui prit un bras glacé.
- Vous m'avez aidé. Je veux vous rendre la pareille.
L'homme baissa les yeux sur la prise avec un rien de surprise. Nul doute qu'il aurait pu esquiver facilement, mais il ne l'avait pas fait.
- Écoutez... Il vaut mieux pour vous qu'on ne se revoie jamais... et même que vous revoyez le moindre vampire.
- Et si j'en ai envie.
- Ils ne... Nous ne sommes pas des gens bien. Si vous voulez me faire plaisir, quittez cet endroit. Et ne revenez plus...
Il se dégagea doucement avec un sourire triste. Dieu qu'il avait l'air jeune... Et vulnérable.
- Vous savez... Elle avait raison. Vous avez de la fièvre.
Pour la première fois de la soirée, Ben se sentit perdu et inquiet. Il n'avait pas fait attention à sa température... Alors que son sauveur partait sans plus un mot, le loup-garou chercha fébrilement dans sa poche le thermomètre pour enfant, simple bande de plastique qui réagissait à la chaleur et se la colla sur le front. La minute durant laquelle il devait attendre le résultat lui sembla aussi longue qu'un téléchargement de sa série préférée... Quand il la décolla du front et vit la couleur rouge qui ensanglantait le chiffre 40, il poussa un grognement, moitié de fureur et de peur. Il était en train de perdre le contrôle...
On attendait Victor. On attendait un diplomate, un négociateur, un filou. On attendait quelqu'un dont l'arme était sa voix. On attendait quelqu'un d'assez peu dangereux au final, quelqu'un qui préférait frapper dans le dos et à qui il suffisait de faire face pour éviter les coups. On attendait ce vampire de passage qui était devenu Régent et qui, par une combine savante, avait réussi à se faire couronner Maître de Ville tout en réduisant au silence celle qui l'avait propulsé jusque là et qui était un frein à sa carrière. On attendait quelqu'un qui avait eu de la chance jusque là.
Personne n'attendait le guerrier qui entra et qui s'assit sur le fauteuil de l'estrade sans un mot ni un regard pour quiconque. Les Toulousains qui jusque là avaient paru en deuil s'étaient parés d'un nouvel éclat. Celui de la victoire incontestable. Ceux qui avaient crié au scandale quand les « Repas » avaient été foutus dehors par le Lieutenant de Victor n'avaient plus fait un bruit. Ils avaient compris que le choix était simple. La soumission ou la mort. Alors ils se turent et se préparèrent à faire serment d'allégeance.
Mais on ne leur demanda rien.
L'homme qui avait le visage de Victor, ses yeux, ses cheveux, même ses vêtements... fit un seul geste.
Heureusement que l'Hôtel de Bagis était bien isolé...
Heureusement...
Écœuré, il coupa le film et passa dans le coin cuisine pour se préparer un café. Ça, par contre, il ne pouvait pas s’en passer. Même s’il avait été élevé dans le culte du thé et que son pays de naissance se caractérisait par une incapacité irréversible à préparer un café convenable, il ne pouvait plus se passer du café français. Ses pauvres économies passaient dans l’achat de cafés et de cafetières, toujours plus performantes. Son bébé était une machine à expressos professionnelle qui lui prenait la moitié du mur, mais il n’avait jamais regretté, ni son achat, ni d’être venu en France. Un peu de crème, un sucre roux et on touchait au paradis. Bien évidement, personne ne pouvait se douter de cette passion qui aurait pu passer pour malsaine puisque non tournée vers le sexe. C’était le problème de vivre dans un quartier étudiant, la jeunesse ne pensait, ne vivait que par le sexe et la boisson, donc il pouvait paraître suspect malgré les belles histoires d’une fiancée anglaise laissée au pays et à qui il rendait visite et qu’il comptait rester fidèle, Bla Bla Bla… Malheureusement cette belle histoire qu’il avait passé deux mois à étoffer rendait la plupart de ses voisines encore plus affolées de l’entrainer dans leurs draps. D’où le plan B, la misogynie, portée jusqu’à la muflerie. Ce qui marchait assez bien jusqu’à ce qu’une nouvelle voisine ne le démasque en quelques secondes. Il en avait été bluffé et de fil en aiguille, il l’avait mise à son niveau.
Il faut dire que le reste de sa « famille » lui manquait cruellement. Personne ne pouvait vraiment comprendre les liens qui les unissaient vu qu’ils venaient tous de milieux différents, ils étaient d’âges variés et ils ne se ressemblaient en rien. Mais quand ils étaient ensemble, tout allait bien. Tout ne pouvait qu’aller bien. Cependant, Jones l’avait envoyé ici pour, selon ses propres termes, prendre le pouls de la ville. Il n’avait rien dit. Mais il l’avait très mal vécu.
Chut, on ne pense plus. Café.
Un soupir d’aise et une fesse sur la table de la kitchenette. Le bonheur tenait à peu de choses pour Ben. Peut-être qu’une femme nue parfumée au café lui offrant un cappuccino… Peut-être que pour ça, il pourrait s’exciter un peu. Le plus dur était de trouver la femme qui accepterait de faire ça… Il retourna devant son ordinateur pour finir ses devoirs. Mais quelle idée aussi de le faire passer pour un étudiant ! Il y avait longtemps que Ben avait fini ses études et s’il s’écoutait, il ne trouverait pas de travail et se contenterait de vivre d’allocations minimum pour installer son ordinateur et sa ligne internet dans une cabane perdue au milieu des bois. A la rigueur… Un petit boulot de garde forestier et on n’en parlait plus. Depuis qu’il avait trouvé la famille, son diplôme d’ingénieur informatique spécialisé en création de logiciels de gestion pour les entreprises prenait la poussière. La seule chose qui le rattachait encore à sa vie d’avant était le MMORPG. Et les FPS pour se détendre. Le reste… Il s’ennuyait à coder et manquait tout envoyer balader. Du reste, il était incapable de garder le moindre emploi plus de deux mois, depuis la « Famille ». Encore qu’il serait injuste de leur imputer ça. Même avant, il luttait contre lui-même, mais pas de la même façon.
Une musique latino commença ses accents sensuels de l’autre coté du mur. Ben n’aimait pas le bruit mais pour Solange, il était prêt à supporter deux heures de musique quotidienne. Solange prenait des cours de salsa et son seul regret c’est de ne pas trouver un partenaire de danse. Ben s’était récusé avant même qu’elle ne lui propose. Ce n’était pas une question d’incompétence mais bien de honte. En dehors de sa verve mordante et quand il était bien remonté, paraître en public le paralysait. Un autre effet de la « Famille ». Le seul qui pouvait s’exprimer en public, c’était Jones. Mais c’était parfaitement normal.
En parlant de lui, le téléphone portable se mit à sonner avec « What a Wonderful world » de Louis Armstrong. Il décrocha aussitôt et répondit en anglais.
- Salut, Jones ! Tu t’es levé avec les poules, dis-moi…
- San Francisco.
- C’est une nouvelle façon de saluer ? San Francisco à toi aussi.
- Les mangeurs de morts ont décapité San Francisco.
La bonne humeur de Ben s’envola aussitôt. Il n’était à Toulouse que pour surveiller les attaques de vampires contre eux-mêmes et voilà qu’en fait ces idiots étaient à San Francisco. Pourtant, il était sur que les équipes d’assassinat devaient rester sur place un bon semestre pour prévenir les révoltes. Et il y avait un autre souci.
- Jones… Ça fait deux attaques en l’espace de deux mois. Ils sont tombés sur la tête ou quoi ?
- Aucune idée… Peut-être que nous avons mal calculé le nombre de leurs… unités spéciales. Surtout que personne n’a bougé là-bas. Et personne n’a eu de signes avant coureurs.
- Ils sont devenus dingues, ou quoi ? Ils se massacrent tous dans la joie et la bonne humeur et nous, on compte les points ? Non mais attends…
L’illumination au dernier moment. A force de jouer les espions, Ben finissait par bien connaitre ses sujets d’étude.
- Julia était à Toulouse au début de la semaine… D’après mes informateurs, elle devait superviser une intronisation d’ambassadeur à Paris cette semaine… la Décapitation n’est pas complète !
- Détrompes-toi. J’ai eu Hassan qui est censé avoir un œil sur la cour parisienne. Julia est morte et Paris retient son souffle.
- Attends… Deux équipes ? En plus de celle qui est censée se trouver ici ?
- Si elle se trouve bien à Toulouse… Mais on peut déjà tabler sur deux équipes de tueurs, oui. L’Alpha des Alphas a mis la meute de Rodney sur les traces du Maître du Temps. On peut légitimement penser que c’est lui qui a fait la coordination.
- Outre le fait que ça fait beaucoup de « Si », de « peut-être » et de « on peut légitimement penser », tu peux me dire pourquoi on s’intéresse à la politique vampirique ET aux tractations qu’ils ont avec les Darfs ? On ne traite pas avec les Darfs, nous. Les comtes de Fées ne nous le pardonneraient jamais…
- L’Alpha des Alphas l’a demandé. Il semble… Et oui, c’est encore au conditionnel, qu’il soit prêt à lancer la guerre.
La possibilité de la guerre entre les vampires et les Meutes couvait depuis… bien avant que Ben soit né et même Jones. De toute façon, les deux factions n’entretenaient pas vraiment de relations cordiales. Un pacte de non-agression avec, rarement, des échanges de services ou de prisonniers. De ce fait, les meutes avaient choisis leurs alliés parmi les ennemis des alliés des vampires. Les deux seules factions qui ne se mêlaient pas de cette guerre « assuraient » la liaison. Encore que…
- Bon… Et quels sont les ordres ?
- Continue la surveillance. Il pense que l’on peut sans doute en retourner certains à notre avantage.
- Des suceurs de sang ou des mangeurs de morts ?
- Les deux. La situation actuelle semble indiquer qu’un nouveau pouvoir se lève parmi les vampires et que ce nouveau pouvoir a, au moins, l’oreille de leurs assassins. En clair, il existe la possibilité d’un coup d’état.
- Le grand Manitou veut savoir si le changement de gouvernement va nous être hostile ou pas.
- Exactement. Tu te sens comment pour une opération rapide et violente ?
- Tout seul ? Je trouve que tu as une confiance délirante en moi, Jones. Et puis... Il faudrait que je sache qui prendre et qui interroger. Les pontes de la Cour de Toulouse me semblent un poil hors de ma portée... les autres n'ont pas vraiment la science infuse.
- Tu veux que je t'envoie des renforts ?
- C'est tentant... Mais tant que j'en sais trop peu, ce serait prématuré et dangereux pour tout le monde.
Un silence sur la ligne. Ben pouvait entendre son Alpha sourire au bout du fil. Les loups-garous sont comme ça, le moindre bruit de respiration a une signification. Quand deux loups-garous se croisaient, ils échangeaient trois mots et s'étaient donné les nouvelles de leurs familles depuis trois générations.
- C'est ce que j'aime chez toi, Ben. Tu es le seul de la Meute à ne pas foncer tête baissée. Mes deux lieutenants te détestent à cause de ça, ils sont persuadés que tu seras le prochain Alpha que je choisirais.
- Hors de question, je suis très bien à ma place et je n'ai aucune envie d'en changer.
- Tu n'es pas un soumis, Benedict. Il va bien falloir que tu admettes ton rang.
- Non, y’a pas moyen... A moins que ce soit un ordre... ?
- Non, Ben. Te forcer sera encore pire. Rappelle-moi dés que tu as de plus amples informations.
Jones ne laissait jamais le temps à ses interlocuteurs d'en rajouter. A force, quand on le connaissait, on y faisait plus attention. Par imitation, Ben finissait par faire la même chose, au grand dam des autres. Mais l’heure n’était plus au café et il laissa la tasse dans l’évier avec les cinq autres qu’il avait prises depuis le matin. Il fallait qu’il s’organise pour continuer son espionnage et même en attraper un pour le faire parler. Il reprit ses dossiers et recommença le travail de compilation des données. Une très grande partie de la Cour de Toulouse d’avant la décapitation était là. La mention « Disparu » barrait les noms de ceux qui avaient péri. Pour les autres, les informations étaient lacunaires, comme toujours. Cependant, grâce à certains de ses informateurs, il y avait trois nouvelles entrées. Le nouveau Régent, son unique lieutenant vampirique et sa maitresse humaine. Mais mis à part les fonctions, les dossiers étaient vides. Le plus facile serait évidemment d’attaquer la fille. Elle était humaine, donc son enlèvement et son interrogatoire seraient faciles. De plus, sa disparition, même si le Régent n’allait pas du tout apprécier, passerait presque inaperçue. Le seul souci, c’est que le jeu n’en valait peut-être pas la chandelle. Les humains, surtout les esclaves sexuels des suceurs de sang, n’en savaient pas lourd.
Il songea aussi au Lieutenant, dont les rares informations qui filtraient indiquaient qu’il ne semblait pas à sa place, mais encore une fois, le jeu n’en vaudrait peut-être pas la chandelle. Pourtant, à n’en pas douter, les premières pistes se trouvaient au sein de ce trio de tête. Manque de chance, à moins d’être stupide, le Régent était intouchable.
Assis sur son fauteuil d’ordinateur, Ben pencha la tête en arrière, accablé par la situation inextricable. Plusieurs fois, il avait été tenté de rappeler Jones pour lui demander son retour et qu’il mette quelqu’un d’autre à ce poste. Et tout autant de fois, il se souvenait que Jones l’avait soutenu contre tous les autres pour cette mission et qu’il l’en savait capable. Ben restait uniquement pour ne pas décevoir Jones. A force de ressasser ça, il se savait incapable de continuer à travailler pendant quelques heures, donc il commença sa séance de zapping sur internet. Chaque Geek a ses habitudes de navigation et vérifie plus ou moins régulièrement si quelque chose a changé. Ces temps-ci, il vérifiait un message sur un forum où la communauté cherchait des informations sur un des leurs qui ne donnait plus signe de vie. En règle générale, ça n’inquiétait personne, mais pour celui-là, on avait donné l’alerte. Pour Ben, c’était triste car le disparu était l’un de ses rares amis, de ces amitiés virtuelles qui ont l’avantage de ne pas vous peser physiquement. Mais toujours aucune nouvelle et on indiquait que la police n’avait aucune piste. L’espoir s’amenuisait… certains songeaient même à une cagnotte pour payer une couronne à ses funérailles… si on retrouvait le corps.
- Monde de merde…
Qu’il le veuille ou non… il devait appeler son comte de Fée personnel.
- Ce n’est pas en faisant la tête que tu échapperas à cette satanée soirée. J’y vais, alors toi aussi.
Ca prenait Clara de plus en plus régulièrement de traiter Vince comme une poupée à habiller et à coiffer. De plus, comme il ne « dormait »pas le jour, cela lui laissait de longues heures à faire la petite fille sans que Victor n’en dise un mot. Ce jour-là, elle combattait son anxiété en le traitant comme un mannequin récalcitrant. Ce qu’il était puisque lui non plus ne se sentait pas particulièrement rassuré par les événements du soir. Le fait qu’il était assez proche de la lumière du soleil, puisque Clara ne souhaitait pas plus que ça s’abimer les yeux, achevait de le rendre paranoïaque.
- De toute façon, j’ai besoin que tu me protèges… Victor sera trop occupé à faire montre de sa superbe et si on m’attaque, il ne réagira pas assez vite… Toi, on t’évite, si je reste à coté de toi, je survivrais peut-être à cette intronisation…
- Ils sont déjà tous paralysés de trouille en sa présence, Clara… Pourquoi voudrais-tu qu’ils t’attaquent au risque de le payer très cher ?
- Je ne sais pas… Mais je la sens pas du tout cette soirée… Il va se passer quelque chose et ça va me tomber dessus et je…
- Aie !
Le problème de Clara quand elle était angoissée, c’est qu’elle ne contrôlait plus vraiment ses mouvements. Elle venait de faire ripper le ciseau sur la joue de Vince… et c’était la troisième fois depuis le début de la séance.
- Bon Dieu ! Je sais que je guéris vite, mais tu peux pas faire attention ??
- Désolée…
D’ailleurs, heureusement que Vince guérissait bien plus rapidement sinon, il se serait présenté le soir même avec de belles estafilades en guise de nouveau look. Il faisait déjà assez peur comme ça. Lors de son retour de Paris, la Cour l’avait vu revenir avec cette aura si particulière du prédateur repu et gorgé du sang de quelqu’un de vieux et de fort. Même s’il avait voulu, il n’aurait pas pu paraître aimable. Le seul à lui ouvrir les bras fut Victor et les Levants présents en avaient conçu une peur viscérale pour leur Régent. Après tout, celui-ci ne venait pas de démontrer qu’il pouvait transformer un tigre en agneau rien qu’en le serrant contre lui ? Rétrospectivement, plusieurs Levants s’étaient pris des angoisses bien naturelles à l’idée d’avoir côtoyé presque quotidiennement celui qui pouvait l’instrument de leur mort et qui était sous les ordres du type qui avait usurpé la place de la Maîtresse précédente. En effet, de quoi se terrer sous une couette en priant le ciel qu’on les y oublie.
Que Victor ait décidé de tenir son Intronisation au poste de Maître de la Ville si peu de temps après la décapitation de San Francisco et où son Couchant avait tenu un rôle non négligeable, tenait de la simple stratégie. Le message était clair : « Je suis là pour durer et j’en ai les moyens. ». C’était aussi un pied de nez aux autres villes, une forme de « attaques-moi si tu l’oses » sachant que personne ne l’oserait. Vince se savait piégé durablement au même titre que les Levants. Sans lui, Victor aurait un argument de poids en moins et Toulouse serait à nouveau à la merci de ses voisins. Encore une guerre, encore des massacres et le pire, c'était qu'en tant que Cannibale, Vince serait obligé de revenir et participer à la curée. Après s'être senti particulièrement puissant après le meurtre, il était retombé dans une dépression terrible en prenant conscience qu'il ne se sortirait jamais de cette guerre. Il n’était même pas un soldat mais juste une arme de dissuasion. On ne demande pas à une arme d’avoir la moindre pensée… Pourtant… Pourtant, Victor semblait le traiter un peu mieux qu’un outil. Un animal de compagnie, sans doute. Il enviait Clara et Victor de pouvoir compter l’un sur l’autre. Lui n’avait personne. Même Charles, qui avait eu intérêt à le côtoyer et à lui enseigner ce qu’il savait, le fuyait maintenant comme la peste. Il était tout seul, plus qu’une fonction au sein de la cour.
Lors des réunions, il restait contre le mur, menace vivante et protecteur. Il se fichait royalement de ce qu’il se disait et il comprenait pourquoi Victor ne lui avait jamais enseigné les tenants et les aboutissants de la politique Toulousaine. Inutile. Il était déjà au dessus et nul ne lui demanderai plus rien. On ne demande jamais rien au bourreau.
Il s’était demandé s’il ne valait pas mieux rejoindre la horde des cannibales, au moins parmi eux, personne ne le traiterait comme un pestiféré. Mais les voir de loin l’avait convaincu qu’il ne serait jamais comme eux. Il était allé les voir à Aix en Provence alors qu’ils se nourrissaient sur une bande de vulgates innocents, enfin presque… Un massacre. Pur et simple. Sans aucune raison sinon la fin. Vince n’aimait pas les vampires, sans doute parce qu’il ne s’aimait pas lui-même, mais la souffrance de ces pauvres diables l’avait atteint, même s’il s’était tenu loin. L’un des Cannibales l’avait remarqué. Il était parti avant de devoir s’expliquer. Moins seul, oui. Moins humain aussi.
- Mieux vaut être seul que mal accompagné… Marmonna Clara en taillant une mèche.
- Clara… Arrêtes de lire dans mes pensées…
Petit changement sur Clara qu’elle avait remarqué récemment. Pour peu qu’elle soit proche de quelqu’un, elle entendait des bribes de pensées. Oh pas grand-chose, mais suffisamment pour inquiéter quand elle répondait à une question qui ne lui était pas posée. Clara n’arrivait pas à faire la différence entre la voix de l’esprit et le son. Victor pensait qu’en faisant de Clara sa maitresse, il lui avait transmis une infime partie de ses capacités. Sans doute aussi les conséquences des possessions. Clara ne le vivait pas trop mal, mais elle s’inquiétait à long terme des conséquences.
- Désolée, mon grand…
- Pas grave.
A l’inverse, Vince vivait comme une trahison que Clara commence à se montrer moins humaine. Elle n’y était pour rien mais il ne pouvait s’empêcher de voir sa « mutation » que comme une attaque personnelle contre lui. La perte de ses lieux surs… un de plus. Plus que jamais isolé et incapable de trouver de quoi être moins seul. De plus en plus, il rêvait à sa vie d’avant. Comme il lui était impossible de mourir par ses propres moyens, il se disait qu’il pourrait au moins en profiter un peu plus voire franchement se mettre en danger pour qu’on le tue. Il avait exposé à Victor son désir de renouer avec le monde… La réponse se faisait attendre.
C’était peut-être bien ça le problème… Les vampires semblaient incapables de vivre en communauté et en même temps ils ne pouvaient se passer d’avoir des contacts avec les humains, quitte à les mettre en danger. Clara était l’un des plus beaux exemples. Qu’ils le veuillent ou non, les vampires étaient tragiquement inadaptés au monde. Certains Dents de Lait pensaient qu’en renouvelant le cheptel avec un certain nombre de nouveaux vampires tous les vingt ans, compensant ainsi les pertes des guerres de pouvoir, les plus vieux pouvaient s’adapter à l’inexorable marche du monde. Mais c’était prendre le problème à l’envers. Les vampires souffraient de leur mort, pas que les autres soient toujours en vie.
Il recommençait à broyer du noir. Mais cette fois-ci, il influençait Clara et ce n’était pas bon.
- Dis, ma belle… Tu ne devrais pas t’habiller, toi aussi ?
- Je sais pas quoi me mettre…
Au moins n’osait-elle pas le « Je n’ai rien à me mettre » qui aurait été d’une mauvaise foi criante. Depuis son arrivée à Toulouse, elle avait été prise d’une boulimie de fringues telle qu’elle n’était même pas aperçue que certains articles étaient en triple. Vince imagina se venger un peu et l’amena devant sa penderie. Cette fois-ci, c’était lui qui jouait à la poupée.
Se réveiller au son d’un portable à la sonnerie stridente était bien le pire moyen de commencer sa journée. Comme tout vampire qui répugnait à vivre dans le mythe, Victor passait ses journées dans une chambre sans fenêtre ou soigneusement calfeutrée, dans un lit de préférence de taille monstrueusement trop grande pour une personne seule. Pas pour le confort, puisque le « sommeil » vampirique s’apparentait plus à un coma dépassé dont les seuls signaux vitaux qui pouvaient à la rigueur apparaître étaient ceux que son instinct de survie, toujours en éveil lui par contre, lui instillait en cas de danger. D'où la stridence du réveil, d'ailleurs. Le souci était que Victor sortait de sa torpeur avec des envies de meurtre. Il interdisait son lit à quiconque quand il savait qu’il devait se réveiller avant que sa nature ne lui permette : trop de ses rencontres d’un jour avaient péri sottement parce qu’on l’avait surpris en plein jour. Très peu productif, tout ça.
Le pire étant sans doute que cette sortie du lit réveillait en lui ses pires instincts, comme de déchiqueter une proie lors d’une séance de sexe particulièrement rude. S’il ne craignait pas d’effrayer et de trahir Clara, il aurait sur le champ exigé la venue d’une sacrifiée, ces dames que certains vulgates offraient à leurs seigneurs et qu’ils prenaient dans la rue. Il aurait été seul, avec la certitude que Clara ne saurait jamais, il l’aurait fait… Mais le sang part mal et il lui aurait dit la vérité. Pas bon tout ça… Du reste, il avait cette fichue intronisation dont il se serait bien passé mais qui était hélas nécessaire et le premier pas vers le reste. Hors de question de paraître comme un homme qui vient d’assouvir ses pires fantasmes dans une cour de vampires policés et dont l’odorat les alerterait du carnage. Sans doute le meilleur moyen pour se faire abattre dans le dos, même avec Vince à ses cotés.
S’il s’était réveillé aussi tôt dans la soirée alors que le soleil déclinait lentement, c’était à la demande du Maître du Temps, titre pompeux que le meilleur des organisateurs s’était arrogé. Victor le détestait. Ils travaillaient ensemble depuis des siècles mais l’efficacité de l’un et l’autre ne les avaient jamais amenés à se considérer autrement que comme des emmerdeurs, voire pire. Ils avaient besoin l’un de l’autre, se rendaient les services appropriés mais il ne serait jamais venu à l’idée de Victor de convier le Maître du Temps à son intronisation ni même à celui-ci d’y venir. Même communiquer était difficile pour eux. Il fallait taire les blagues vaseuses, les attaques gratuites et rester dans la plus totale neutralité alors qu’ils rêvaient de s’abreuver d’insultes.
- J’espère que c’est important…
- Ça l’est toujours, Victor. Je ne t’appelle pas pour le plaisir.
Ça commençait bien… Très classique tout ça… Si ce n’est que la voix de Victor était pâteuse et lente, comme s’il avait bu la veille bien plus que son estomac ne pouvait en contenir. L’esprit restait conscient et trouvait que parler comme ça, c’était particulièrement atroce pour quelqu’un dont la voix était la meilleure arme…
- Je prends toujours soin d’embaucher des cannibales qui ont vraiment les crocs… Déjà parce que ça évite qu’ils ne pètent un câble et ensuite parce qu’ils considèrent mon intervention comme une faveur que je leur fais…
- Et qui dit faveur dit aussi rétribution en retour, merci je connais la combine…
- Tais-toi et écoutes-moi, ça te changera… Bref. J’ai une information à te vendre.
- Combien… ?
- Et tu ne me demandes pas ce que c’est, comme information ? Tu me fais confiance ou quoi ?
- La seule chose à laquelle je fais confiance à ton sujet, c’est ton avidité… Et tu sais très bien que me faire une entourloupe, c’est l’assurance de tuer sa vache à lait…
- Parfait, tu ne verras donc pas d’inconvénient à me payer le double.
- Ne pousse pas. Je te paye la moitié en plus et je n’irais pas au-delà…
Le rire qui lui parvint, déformé par les ondes téléphoniques, était grasseyant et lui vrilla le tympan. Victor préféra éloigner le portable de son oreille le temps que l’hilarité de son correspondant se calme.
- Bien, je me contenterais donc de ça… Enfin, mes affamés m’ont appelé pour me faire part d’une demande assez spéciale…
- De la part de qui et pour qui ?
- Pour eux… une mission et l’ordre de se tenir prêt si la mission est confirmée. Et la cible, c’est toi.
Totalement dégrisé, Victor se redressa sur son lit.
- Qui a demandé ça ?
- C’est le genre d’informations que je peux avoir, oui… mais là, il va me falloir beaucoup plus, mon cher… Bien plus que les petites commissions dont tu m’honores. En fait, cela ne se comptabilisera même pas en argent humain. Et tu connais le prix.
Bien sur qu’il connaissait le prix. Cela faisait des années que le Maître du Temps essayait de lui extorquer et que Victor répondait par des pirouettes, par des clauses de contrat qui se révélaient au tout dernier moment pour ne pas payer ce prix-là. Le problème de devoir traiter avec des Darfs… avec des Faes tout court d’ailleurs qu’elles soient de la cour d’hiver ou de celle d’été ou éminemment rares, celles de l’équilibre, c’est que le prix à payer revient toujours sur le tapis, et au pire moment. Pas loin de trois siècles à biaiser mais là… Le Darf ne se laisserait pas dérouter aussi facilement. Cela pouvait expliquer l’heure aussi. Victor ne fonctionnait qu’à la moitié de ses capacités et il ne trouvait aucune parade.
Si, une.
- Tu auras ton argent dans la semaine.
Et il raccrocha.
Soyons honnêtes un instant, Victor le savait, il venait de rompre l’accord tacite qui faisait du Maitre du Temps son principal agent parmi les cannibales. Il venait de se fermer une porte mais il n’avait pas eu le choix. Payer le prix aurait été encore pire et bien plus lourd de conséquences. Au pire, il pouvait toujours attendre le prochain cycle du Maitre du temps, traiter avec sa fille et faire en sorte que la lignée s’éteigne. Il n’avait pas besoin d’un ennemi sur le long terme, vu qu’ils se bousculaient déjà, même sans savoir ce qu’ils combattaient. Ca l’ennuyait parce qu’il dévoilait ses cartes bien trop vite à son goût. Le pire étant que son atout majeur avait encore besoin de maturité et qu’à force de l’utiliser, il allait le déformer pour en faire un cannibale comme les autres, puissant, sans pitié, et sans âme.
Restait le problème d’une décapitation en suspens. Preuve, s’il en fallait une que Victor avait réussi à mettre un sacré coup de pied dans la fourmilière. Des ordres de mise à disposition pour une décapitation, il y en avait souvent. Les cannibales restaient sur le qui-vive, les Hiérartes avaient des sursauts de conscience morale… bref, l’effet était celui de la dissuasion. Cependant, on estimait, à raison, que trop de décapitations en tuaient la menace. On pouvait être quitte avec les décapitations pendant quelques années après l’une d’entre elle. Deux, c’était énorme. Trois… Autant avouer qu’on était en guerre totale et que les Grands Prédateurs ne maitrisaient plus rien. C’était le but. Mais pas si tôt.
Du reste, Victor avait d’autres moyens de savoir quel Oracle avait décidé de maintenir les cannibales prés de sa gorge… Car il s’agissait forcément d’un Oracle qui, pour une fois avait décidé de jouer son rôle de manière politique. C’était interdit. Et ça signifiait pas mal de choses… Particulièrement celle selon laquelle les Oracles avaient bien fini par contrôler la politique vampirique en dépit de toutes les règles. Signal d’un changement imminent. Restait à savoir qui allait devenir Oracles. Bizarrement, Victor s’en fichait royalement. Les Oracles étaient inutiles. Néanmoins… par mesure de sécurité… il ordonnerait à Vince de rester loin de lui. Ce qui pousserait ce dernier à rester encore plus prés. Là où ces politiques d’un autre temps se trompaient, c’était dans la puissance des forces respectives. Durant des siècles, Victor s’était tenu à l’écart. Durant des siècles, il avait minimisé ses capacités en se contentant de jouer les seconds couteaux. Il en était heureux à vrai dire… Il avait fallu le regard de Clara pour que lui retrouve l’envie de se battre… Il avait fallu la présence de ce petit Lutin noir pour que Victor redevienne Sigur.
Il se mit à sourire.
Si longtemps qu’il n’avait pas pensé à ce nom qui était le sien, il y avait tant d’années et tant de changements entre temps… Des peuplades qui n’existaient plus, d’autres qui n’existaient pas encore, des mots qui ne signifiaient maintenant plus rien… Si longtemps… Sans doute pour cela qu’il avait du mal à comprendre Vince et son besoin de redevenir ce qu’il était. Lui avait enterré sa vie humaine dés son passage à la Nuit. Il n’avait eu besoin de personne pour ce changement là.
En quelques nuits, Sigur avait marqué profondément le Monde de la Nuit, puis Sigur avait éprouvé la fatigue des vieux dirigeants qui désespèrent de trouver un héritier… Sigur était devenu Victor et s’était endormi dans les tréfonds d’une conscience, repos bien mérité de celui qui avait été la terreur de l’Europe. Mais comme tous les vieux guerriers, Sigur avait senti la menace. Non pas contre sa personne mais bien contre tout ce qui faisait son monde, son enfant à l’âme massacré et sa douce jeune fille qui le reposait bien plus efficacement qu’une journée de sommeil ou un massacre. Sigur se relevait, se découvrant aussi impitoyable qu’auparavant et sa force inentamée. Une volonté aussi s’était relevée avec lui. Jusque là, elle n’avait été qu’embryonnaire, servant à merveille les ambitions de Victor, mais elle se redressait et balayait les plans subtils.
Il composa un numéro, vu qu’il n’avait jamais mis en mémoire pour une cause évidente, celle qu’il n’était pas censé le connaître, et attendit que l’on réponde. Il devinait déjà le mépris suintant de son interlocuteur avant même que la tonalité ne lui indique qu’il était en ligne. Après tout, qui était ce jeune fouteur de merde, simple régent pour déranger un Oracle, en plus celui d’Europe, celui qui avait le plus de travail et le plus de cannibales sous ses ordres ? Oui, il allait le remettre à sa place !
Mais Sigur ne le laissa même pas parler. D’une voix lente et basse, dans une langue que tous avaient oubliée mais que les Oracles devaient connaître s’ils voulaient comprendre les ordres, Sigur parla sans risque d’être interrompu. La surprise puis la crainte révérencielle lui assurait d’être entendu, mieux, d’être compris.
- Annonce au peuple que le Premier Grand Prédateur Sigur reprend le contrôle du monde de la Nuit. Et ça commence ce soir.
Pas un mot de plus, Victor raccrocha. Il avait faim. Faim de toutes ces choses dont il s’était privé durant ces siècles de bons et loyaux services et comme tout bon prédateur, il ne s’arrêterait que quand sa faim serait comblée.
N’eut été la décoration, toute en blanc et champagne avec quelques touches d’or ici et là, on se serait cru dans une veillée funèbre. Le fait que les Toulousains soient tous habillés en noir et maquillés en sombre n’aidait déjà pas, le fait que les invités des autres villes affichaient une mine compassée et inquiète non plus. Seuls les humains, délicieux ornements de leurs maitres, papillonnaient d’un bout à l’autre de la salle de réception, pour charmer les présents vampires, mi pour exciter une jalousie perverse de bon aloi, mi pour se trouver un meilleur protecteur. Mais ces humains qui attendaient le passage à la Nuit étaient l’excuse de sa présence ici. Les vampires ne mangeaient pas, leurs chiens de manchon, si. Ben avait réussi à convaincre avec son Comte de Fée le traiteur de la soirée pour occuper en remplacement la place d’un serveur. En règle générale, les traiteurs vampiriques étaient tous les mêmes et se chargeaient soit de bien chapitrer leur personnel pour en faire de futurs chiens de manchon, soit… les éliminaient. Dans le cas de celui de Toulouse, il pourvoyait des esclaves et de préférence jeunes, beaux et intelligents. Comme Ben était assez joli garçon, qu’il faisait à peine vingt ans et que dans ses références il était toujours étudiant en informatique, c’était passé presque tout seul. Le seul souci était que Ben arrivait très vite dans une situation assez explosive et que n’importe qui aurait trouvé ça louche. La présence invisible d’Ysabel, Comtesse de la Ferté avait permis que ce petit désagrément soit oublié. Comme le nom et le visage de Ben après la soirée d’ailleurs… Il ne devait rester aucune trace. Le plus gênant était sans doute que pour l’immersion proprement dite, Ben serait tout seul… et tout nu, si on pouvait utiliser cette expression. En effet, les vampires auraient senti la moindre magie qu’elle soit comte de Fée ou Garou, mais Ben avait cette faculté qui était méprisée par les autres Loups de pouvoir modifier légèrement l’impression qu’il donnait et surtout qu’il laissait. Au meilleur de sa forme, il pouvait même se mettre à hurler des insanités dans une foule, sans que personne ne se retourne. Ce soir, il ne cherchait pas à se cacher, juste une part de lui-même, celle qui faisait qu’il était un prédateur d’une espèce différente perdu dans cette horde de monstres.
C’est donc vêtu d’un impeccable uniforme de serveur noir et blanc qu’il déambulait parmi les mâchoires affamées mais tenues en repos et leurs repas qui naviguaient tels des petits poissons inconscients. Tous ceux de sa liste étaient là, En noir, le visage fermé. Vraiment, on se serait cru à un enterrement si dans les yeux des Toulousains il n’y avait pas eu cette lueur malsaine de triomphe et d’attente avant la curée. Si les non-toulousains ne voyaient pas cette petite marque au combien dangereuse, c’est parce qu’il fallait être un loup pour la comprendre. Toute cette pièce était transparente pour Ben. Le moindre mouvement était une indication des pensées des occupants et Dieu qu’ils pensaient fort. Enfin… pas tous. Les Toulousains se masquaient bien… Certains autres aussi. Seules les poupées humaines ne masquaient rien, ni leur désir, ni leur peur… Ce qui devait être délicieux pour les vampires, était une torture pour Ben. Toutes ces sensations lui arrachaient des frissons involontaires et des moments d’angoisse qu’il allait cacher aux cuisines pendant quelques minutes, prétextant le ravitaillement en petits fours. Il soufflait et inspirait longuement, coincé entre le frigo et la porte.
C’est là qu’une canine trouva drôle de le coincer. Manifestement, Ben avait abaissé pas mal de barrières qui le laissaient inaperçu aux autres mais cette canine-là l’avait suivi jusque dans les cuisines et la voyant en face de lui, il fut surpris de voir que les cuisines étaient désertes. Évidement. La Canine en question n’avait pas voulu de témoins à son repas, sans doute parce que ce n’était pas vraiment permis sans l’autorisation du Maître de la Ville qui ne s’était toujours pas montré.
Elle était belle, comme toutes ses congénères, d’une beauté glaciale aussi envoutante que dangereuse. Avec sa robe noir et rouge avec des boutons d’argent qui lui courait tout le long du corps du coté droit, elle lui rappelait un peu l’amie de Solange, sans avoir cette flamme vigoureuse de la vie. On peut trouver beau un animal empaillé sans jamais se départir du dégout que sa mort inspire. C’était le cas. Il eut un mouvement de recul quand elle approcha sa main de sa joue. C’était normal pour lui, mais il se sentait piégé. Impossible de montrer ce qu’il était et il n’était pas sur que la dame, au vu de la faim qui transparaissait dans ses yeux, accepte des excuses à demi bredouillés.
- Allons, mon lapin… pas la peine d’avoir peur, je ne vais pas te dévorer en entier…
Ce qui, il fallait bien l’avouer, augurait du pire. Oui, elle allait le mordre et non, elle n’en laisserait pas une miette. Peut-être avait-elle envisagé de cacher le corps dans l’un des frigos et laisser la macabre découverte à un autre serveur venu récupérer les tartelettes au citron. Cette idée saugrenue fit rire Ben, à la surprise de son prédateur.
- Désolé, Madame… Mais je ne mange pas de ce pain-là.
- En règle générale, moi non plus, mais de tous, Tu as le sang le plus chaud… J’ai besoin de chaleur. Tu feras ça pour moi, hum...?
Comme il s'en doutait, la Canine n'avait pas accepté l'excuse. Il ne pouvait pas se laisser se faire mordre sans révéler sa nature. Restait donc l'attaque. Pour éviter tout problème, il devrait faire extrêmement vite. Déchainer sa puissance en un instant, la tuer et reprendre une respiration normale... Le tout en une demi-minute à peine. Heureusement que la majorité de ses pouvoirs étaient basés sur le contrôle du loup en lui. Ce serait dur, mais pas insurmontable. Ben inspira longuement, intimant à sa partie animale de se tenir prête à l'attaque. Une montée de puissance qui pouvait être très dangereuse, surtout pour lui. Mais la Canine ne se doutait de rien, prenant le silence de sa proie pour un consentement. Elle approchait sa bouche de la gorge qui n'était pas offerte, prête à saigner à blanc le loup déguisé en agneau.
Ben avait attendu que la Canine risque ses crocs à quelques millimètres de sa carotide, mais l'attaque ne vint jamais. Sans que Ben ne l'ait senti, quelqu'un avait écarté la jeune femme et l'avait plaqué d'une main contre le mur. Maintenant qu'il le voyait, Ben se demandait vraiment comment il avait fait pour ne pas le ressentir. Il sentait la cendre humaine, la glace et la colère. Ses yeux blancs étaient étincelants de fureur, même si ses traits, d’une inquiétante symétrie, étaient neutres. Encore une fois, Ben pensa à Clara, mais pas de la même manière. Sans doute une impression due à l'anneau dans le sourcil qui était à demi mâchouillé, et la tenue qui aurait pu être extravagante si elle ne venait pas de vêtements de haute gamme, transformés pour l'occasion.
- Il a dit non. Et le Maître n'a donné aucun passe-droit.
- Ce n'est qu'un serveur! Et je ne veux pas le tuer!
L'homme serra la gorge plus fort et répéta de sa voix grondante que le Maître n'avait donné aucun passe-droit. C'était la première fois que Ben voyait l'objet de ses investigations d'aussi prêt et aussi étrange que cela puisse paraître, il n'en avait aucune peur. Pourtant... l'odeur de cendre, la facilité avec laquelle il avait maitrisé son agresseur, jusqu'à sa capacité à taire toute menace de sa part jusqu'au dernier moment... Tout désignait le Cannibale. Il aurait du avoir peur... mais non. Les autres cannibales qu'il avait vu s'ébattre à Aix ressemblaient à des chiens enragés. Pas lui. Même pas quand il jeta la demoiselle dehors.
Il s'était attendu à le voir encore en colère quand le cannibale se retourna vers lui. Mais non. On aurait dit un père de famille absolument désolé de son insupportable bambin.
- Ça va?
Même la voix était différente. Hésitante et... vivante. Ses yeux avaient maintenant une couleur beaucoup plus sombre, presque bleu cobalt.
- Euh... Oui, merci. Merci de m'avoir aidé... Monsieur...?
Comme il était agréable de toujours avoir le contrôle sur soi-même, de toujours savoir comment prendre en considération les éléments pour les plier à sa volonté. Dés qu'il avait compris que son sauveur était un cannibale, Ben avait su qu'il lui fallait rester à coté pour avoir toutes les informations dont il avait besoin.
- Mon nom n'a aucune importance... Pourriez-vous dire au reste du personnel que la soirée est terminée?
- Mais il est à peine 23h...
- Oui... Mais elle est terminée pour les vivants.
- C'est un ordre du Maître...?
- Non. C'est ma volonté. Je veux éviter les accidents.
En clair, les cannibales avaient décidé de frapper ce soir... Alors que le Maître n'était pas encore là... Le Cannibale en chef éloignait les humains en prévision du massacre, pour les protéger ou pour éviter les témoins? Les deux, peut-être? Mais Ben devait rester.
- Monsieur...
Ben s'avança et lui prit un bras glacé.
- Vous m'avez aidé. Je veux vous rendre la pareille.
L'homme baissa les yeux sur la prise avec un rien de surprise. Nul doute qu'il aurait pu esquiver facilement, mais il ne l'avait pas fait.
- Écoutez... Il vaut mieux pour vous qu'on ne se revoie jamais... et même que vous revoyez le moindre vampire.
- Et si j'en ai envie.
- Ils ne... Nous ne sommes pas des gens bien. Si vous voulez me faire plaisir, quittez cet endroit. Et ne revenez plus...
Il se dégagea doucement avec un sourire triste. Dieu qu'il avait l'air jeune... Et vulnérable.
- Vous savez... Elle avait raison. Vous avez de la fièvre.
Pour la première fois de la soirée, Ben se sentit perdu et inquiet. Il n'avait pas fait attention à sa température... Alors que son sauveur partait sans plus un mot, le loup-garou chercha fébrilement dans sa poche le thermomètre pour enfant, simple bande de plastique qui réagissait à la chaleur et se la colla sur le front. La minute durant laquelle il devait attendre le résultat lui sembla aussi longue qu'un téléchargement de sa série préférée... Quand il la décolla du front et vit la couleur rouge qui ensanglantait le chiffre 40, il poussa un grognement, moitié de fureur et de peur. Il était en train de perdre le contrôle...
On attendait Victor. On attendait un diplomate, un négociateur, un filou. On attendait quelqu'un dont l'arme était sa voix. On attendait quelqu'un d'assez peu dangereux au final, quelqu'un qui préférait frapper dans le dos et à qui il suffisait de faire face pour éviter les coups. On attendait ce vampire de passage qui était devenu Régent et qui, par une combine savante, avait réussi à se faire couronner Maître de Ville tout en réduisant au silence celle qui l'avait propulsé jusque là et qui était un frein à sa carrière. On attendait quelqu'un qui avait eu de la chance jusque là.
Personne n'attendait le guerrier qui entra et qui s'assit sur le fauteuil de l'estrade sans un mot ni un regard pour quiconque. Les Toulousains qui jusque là avaient paru en deuil s'étaient parés d'un nouvel éclat. Celui de la victoire incontestable. Ceux qui avaient crié au scandale quand les « Repas » avaient été foutus dehors par le Lieutenant de Victor n'avaient plus fait un bruit. Ils avaient compris que le choix était simple. La soumission ou la mort. Alors ils se turent et se préparèrent à faire serment d'allégeance.
Mais on ne leur demanda rien.
L'homme qui avait le visage de Victor, ses yeux, ses cheveux, même ses vêtements... fit un seul geste.
Heureusement que l'Hôtel de Bagis était bien isolé...
Heureusement...