Who let the dogs out ?
Dallas.
D’un niveau architectural, la ville était banale. Ni laide, ni belle, juste une zone d’habitation comme une autre. Il y faisait chaud en été, doux en hiver et le soleil quasi omniprésent plongeait la ville dans une moiteur pesante. Dallas n’était pas une ville d’histoire mais le seul événement marquant continuait d’attirer la foule de curieux et de théoriciens du complot prêts à refaire le Daily Plazza en long, en large et en travers.
D’un niveau humain, on tombait dans l’horreur. La population de Dallas, si elle n’était pas aussi contrastée que celle de Los Angeles reflétait ce qu’il y avait de pire au sein des Etats-Unis. On trouvait de tout. Mais on trouvait particulièrement les Cow-Boys. Pas les vrais de vrais qui tenaient à tout faire comme au temps de la conquête de l’Ouest, pas ceux qui avaient encore l’envie de gérer un troupeau de bovins, de passer un lasso à leur cou, de courir les plaines sur le dos d’un Cayuse… mais ceux , bien texans, qui s’imaginaient être parfaitement texans avec des santiags en peau de serpent et un stetson ridicule sur la tête. Sans oublier la chemise, le cure-dent et l’accent aussi épais qu’il était possible et qui venait, à l’époque, du jus de chique et qui s’était transformé par l’opération du téléphone arabe en une bouillie de voyelles tombantes. A se demander si un ange ne devait pas balayer ces cadavres d’onomatopées au tabac pour ne pas qu’un cockney trébuche dessus et ne s’étale le nez au sol dans un râle d’incompréhension.
Clara en était de ses réflexions en prenant la commande d’un père de famille qui devait avoir du chewing-gum à la place des molaires et qui s’éventait d’un air important de son stetson crème alors qu’il était en train de commander une glace à la fraise, deux hot-dogs et une salade du pécheur à l’intérieur d’un café resto-route minable et devant une serveuse qui avait un fichu rose sur les cheveux, un tablier rose avec des petits cœurs blancs et une étiquette « HI ! MY NAME’S CLARA ! ». Elle détestait sa vie. Elle détestait ses clients tout en bénissant le ciel que celui-là soit venue avec sa truie grasse et ses deux gorets qui se battaient sur la banquette. Ça lui éviterait la sempiternelle claque sur les fesses que ces mâles au stetson se croyaient obligés de lui infliger pour ponctuer chaque commande. D’un ton curieusement aimable, car Clara pratiquait excellemment la voix souriante sans sourire, le nez dans son calepin, elle répéta la commande pour éviter toute ambigüité. Heureusement, au bout de deux ans de parler chewing-gum, elle avait acquis une base solide, arrivant même à comprendre le dialecte du stetson bourré. Très dur celui-là.
Cachant sa lassitude dans un magnifique retourné, elle annonça les plats au cuistot et piqua le papier sur la table avant de soupirer et de se servir un café. Pendant plusieurs minutes, elle put se lamenter sur sa vie. Ca lui permettait de passer le temps et de trouver sa situation un peu moins pénible. Que serait une vie de merde sans la possibilité de s’en plaindre ? disait-elle souvent. Une occasion de suicide. Et Clara ne voulait pas se suicider. Ce n’était pas son genre. Déjà, elle aurait pu parler d’elle pendant des heures si elle avait pu trouver dans cette marée de Stetsons un interlocuteur satisfaisant. Autant demander la paix dans le monde. Et encore plus ici, où elle gagnait trois dollars de l’heure, pas plus qu’au Schezi’s Girls, elle ne trouvait pléthore d’oreilles compatissantes. Alors une discussion…
De toute façon, Clara était un Ovni. C’est même ainsi qu’elle se définissait. Physiquement, elle se cachait sous une peau diaphane, ses cheveux courts rasés sur les tempes et teints en violet sombre aux pointes noires, des petits seins, des jambes fuselées sans oublier l’inoubliable visage d’elfe maquillé en créature de la nuit. Sans oublier bien sur les piercings qu’elle ne pouvait porter au resto-route mais qui étaient au nombre de vingt-cinq. Une longue histoire, ces piercings. Ça avait commencé lorsque la petite Clara avait cinq ans et qu’elle se baladait au parc avec sa maman. Elle jouait dans le bac à sable pendant que maman discutait avec la foule de nounous en goguette. Autant dire que Clara, enfant sage fort heureusement, aurait pu ingurgiter tout le sable à sa portée sans que maman ne s’en offusque ou même la regarde. Mais Clara avait été fascinée par une femme qui était assise sur un autre banc. Les jambes écartées dans un treillis fatigué, les bras par-dessus le banc et la clope au bec, elle avait la lèvre le nez et l’arcade sourcilière percés d’anneaux argentés. Elle semblait parfaitement sure d’elle et son attitude d’abandon masculin la rendait inattaquable. Au début, Clara trouvait ces anneaux très laids. Mais ils la fascinaient… Et elle se leva de son bac à sable pour approcher la femme qui venait d’éteindre son mégot sous le talon de ses chaussures militaires. Les deux se regardaient et étrangement, la Punk ne se sentit pas de renvoyer la merdeuse à ses pâtés.
- Dis, Madame… Pourquoi tes boucles d’oreilles elles sont pas dans tes oreilles ?
- Parce que je suis une guerrière.
Évidement, Maman leva les yeux à ce moment et se précipita pour arracher sa fille à l’influence pernicieuse de la femme aux cheveux verts. Mais le mot resta enfoui dans la mémoire de la petite Clara qui ne regarda plus les piercings de la même façon. Quand, à seize ans, elle fut agressée par un gangsta en mal de coke qui voulait lui voler son portable, Clara resta calfeutrée dans sa chambre pendant un bon mois malgré les exhortations de ses parents. Son seul moyen de se trouver à nouveau acceptable et prête à sortir, ce fut de s'imaginer avec une pièce de métal coincé dans le sourcil. Son armure. De là, commença la lente et douloureuse montée du piercing pour Clara. Lente parce que dans les premiers temps, elle devait les cacher à ses parents et ne les faire que dans des endroits aisément dissimulables sous les vêtements. Et douloureuse parce que, arrivant pour la première fois avec son anneau à la narine droite, ses parents l'avaient mise à la porte avec une semaine de change et cent dollars. Mais Clara avait ses anneaux et cette armure la mettait bien plus à l'abri que n'importe quelle veste en kevlar. Cette armure la mettait si bien à l'aise qu'elle pouvait se croire vêtue simplement avec ses anneaux. D'où son embauche au Schezi's Girls où, sous le pseudonyme de Violine, elle dansait nue surRape Me de Nirvana. Au départ, son patron, avait voulu l'appeler Tank Girl mais Clara, un peu plus au fait de la culture Punk n'avait pas voulu désacraliser cette icône en faisant un strip-tease. Car oui... Clara avait un haut sens du sacré et des icônes. Même pour une Punk... Justement pour une Punk. C'était son deuxième coté OVNI. Clara ne rejetait rien au nom de ses convictions. Bien que fondamentalement contre tout et avide d'une liberté qu'on lui refusait, elle respectait les croyances des autres, les traditions et même les tics. Fut-elle invitée dans un restaurant français avec une foule de faux aristocrates américains? Elle parlait avec aisance de littérature, de cinéma d'auteurs et de bons vins et en français. Trainait-elle avec un gang de Brooklyn? Elle improvisait un rap correct et parlait avec un accent que n'aurait pas renié 50 cent. Même la gestuelle y était. Malgré son apparence, Clara pouvait se fondre partout. Elle était un caméléon social. Même si franchement, elle aurait préféré être la guerrière plutôt que l'espionne, mais il semblait évident que ce rôle ne lui avait pas été distribué. Qu'à cela ne tienne. Quitte à tout respecter et à s'y fondre, autant apprendre. Sa mansarde sous les toits était pleine de livres car Clara était une autodidacte. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle avait appris le français, l’allemand, le russe et elle commençait le japonais pour pouvoir mener correctement une cérémonie du thé. Et il faut bien dire que ses deux salaires y passaient.
Seulement, elle en était là, à attendre une commande pour une famille de Stetson. Et à 25 ans, elle se sentait inutile.
Alors qu’elle apportait les auges à la famille de porcs, il entra. Elle ne l’avait pas vu et avait remisé dans sa tête le grelot de la porte comme un client à aller voir sitôt que les cochons seraient servis. Dieu savait que Clara n’était pas une romantique mais, comme toutes les femmes, elle avait son coté petite fille habillée en princesse qui attend son prince charmant. Une petite princesse avec un clou dans la lèvre certes, mais le Prince Charmant était toujours attendu… Et quand elle se tourna vers le coin sombre où il était, elle eut ce pincement au cœur qu’elle ne pensait jamais avoir. Elle ralentit le pas pour avoir le plaisir de le détailler. Il était grand, très grand, pas loin d’atteindre les deux mètres mais il ne s’affaissait pas à cause de sa taille ni ne s’imposait de trop. Comme s’il avait la longue habitude de ce corps délié et musclé. Il avait les cheveux courts blond cendré qui aurait paru terne chez un autre et coiffé en toutes petites mèches. Vu sa taille, on se serait attendu à ce que ses mains fussent des battoirs mais ses doigts fins enserraient sa mâchoire bien dessinée dans un geste décontracté et presque sensuel. Une ombre dorée courait sur ses joues et il regardait au dehors dans une attitude rêveuse. Clara soupira et décréta qu’il devait déjà être en couple… ou homosexuel pour l’attirer comme ça, mais pour prolonger le rêve ou du moins le maintenir sous perfusion, elle se mit à sourire ce qui en ajouta d’avantage dans sa voix souriante.
- Bonjour, Monsieur, vous désirez ?
Elle se figea un instant en priant le ciel, s’il y en avait encore un que son apollon n’ait pas une voix de crécelle ou un accent chewing-gum.
- Un café et un verre d’eau, je vous prie.
Il avait tourné ses yeux verts vers elle et, joie, il n’avait aucun accent stupide qui eut gâché sa belle voix de basse grondante comme un orage. Elle se demanda un instant si elle devait se ficher une claque pour bouger parce qu’elle était scotchée à ses yeux. Puis, elle balbutia un vague assentiment avant de se retourner pour servir une tasse de café au comptoir. C’était la seule fois en un mois qu’elle était contente de faire le soir et la nuit au Tutu’s Bar. Même si elle savait que c’était un beau rêve qui s’évanouirait lentement dés que le soleil se lèverait mais… Diable que c’était bon.
Les heures défilaient et elle voyait toujours son client assis à la même table, les yeux toujours fixés par delà la devanture du resto-route. Il était seul dans la salle et Clara était seule avec lui. Le cuistot était parti depuis au moins deux heures et le plongeur pareillement. Elle était seule et se laissait aller à la rêverie, bien qu’en règle générale, elle maudissait à cette heure le monde entier de ne pouvoir rentrer chez elle avant une heure du matin. Mais elle se rendait compte aussi que l’objet de son adoration éphémère ne souhaitait peut-être pas éternellement garder la pose et qu’il était temps qu’elle le libère. Après tout, elle l’avait croqué en esprit tel qu’il était là, mais aussi dans d’autres poses, de la plus basique à la plus coquine.
En apportant son huitième café, elle lui demanda à voix basse, pour ne pas troubler le moment de paix qui les environnaient :
- Vous attendez quelqu’un, monsieur ?
Il se retourna lentement vers elle, comme s’il défroissait ses muscles suite à une pose trop longue. Encore une raison de prendre pitié du modèle.
- En effet… Mais je crois qu’il a un peu oublié l’heure.
Elle était prête à lui recoller l’étiquette d’homosexuel quand elle remarqua son sourire désabusé qui n’était pas celui d’un amant désespéré du manque de ponctualité de l’autre mais plutôt du vendeur de voitures blasé d’avoir fourni des trésors d’éloquence pour vendre au final un accessoire de voiture rigoureusement inutile et si peu cher. Clara en aurait ri si elle avait pu partager avec son client cette image mais elle ne souhaitait pas le voir contrarié.
- Je suis désolée pour vous… Mais une chose est sûre, vous n’allez pas dormir de sitôt.
- Ne vous en faites pas. J’ai l’habitude d’être un oiseau de nuit. Mais c’est vous que j’empêche de dormir.
Clara balança la main avec un bon sourire. Elle aimait bien ce client et même s’il avait été vieux et laid. Il était gentil, pas de cette gentillesse neuneu qui énerve mais cette gentillesse qui se donne aux autres. D’un geste, lui aussi, il l’invita à s’asseoir devant elle, ce qu’elle fit en glissant sur la banquette de faux cuir rose bonbon.
- Mais vous ne pouvez pas l'appelle ? Lui dire que vous attendez depuis des heures avec un mauvais café ?
- Déjà, le café n’était pas mauvais. Ensuite… Je crains qu’il n’ait pas le téléphone ni même l'envie d'en avoir. Tant pis... J'aurais eu ma dose de caféine pour la semaine.
- Mouais... Moi, je ne vous aurais pas laissé tomber.
- Oh, mais il viendra, il prend son temps, c'est tout.
Une chose que Clara n'aurait pas voulu c'est que le regard de son compagnon d'un soir file vers l'étiquette affreuse qui proclamait son nom à la face du monde texan. Ce qu'il fit hélas. Voulant éviter le lieu commun du « Clara? Quel joli nom! » Alors qu'il n'en pensait pas un mot, elle empoigna son fichu rose et laissa ses mèches violettes s'échapper.
- Ça ne vous dérange que je me mette à l'aise? Comme vous êtes le seul client, je n'ai pas vraiment besoin de ressembler à une meringue.
- Mais faites, Clara, faites...
Cependant, il vit à son regard qu'il ne s'attendait pas à la dizaine d'anneaux qu'elle sortit de sa poche et qu'elle commença à agrafer sur ses oreilles et son visage. Avec un soupir d’aise, elle le regarda bien en face, enfin elle-même.
- D'accord... je ne m'attendais pas à ça.
- Ça vous déplait?
- Non... Mais je trouve étonnant que quelqu'un comme vous travaille dans ce... temple du mauvais goût romantique...
- Laissez-moi deviner. Ce n'est pas vous qui avez choisi cet endroit pour le rendez-vous.
- Non, en effet! Mais je ne le regrette pas.
- Pourquoi?
- Parce que j'aime trouver des perles même dans la boue.
N'importe quelle greluche aurait gloussé de plaisir à l'énonce de ce compliment. Mais Clara n'était pas une greluche et n'appréciait pas trop. Non qu'elle veuille défendre son boui-boui à petits cœurs, mais... Ça sonnait faux. Ou du moins pas très romantique. Plutôt comme si son apollon avait trouvé au fin fond d'une friperie LA chemise qui lui allait. Pas très flatteur d'être un objet.
- Que voulez-vous dire?
- Que vous ne semblez pas être une meringue, malgré l'endroit. Pourtant vous êtes là. Donc vous avez suffisamment envie de quelque chose pour accepter ce qui est à vos yeux une sacrée humiliation... Je me trompe?
- Admettons... Monsieur?
- Victor.
En remontant dans le van après sa troisième pause pipi de la journée, Clara se demandait vraiment comment elle tenait le coup. Elle en était à trois bouteilles de coca light vidées et dont les cadavres jonchaient la place du mort, deux cafés et cinq McDo que son « passager » avait bien voulu qu'elle prenne. Il était 17h... et elle conduisait comme si le FBI était à ses trousses. Ce qui malheureusement devait être le cas vu comment elle laissé le Tutu's Bar. Mais elle continuait à conduire ce van sur l'I10 avec la rage au ventre. Pourtant, elle n'avait pas refusé. Protesté, ça oui, et plus d'une fois, mais quand il lui avait posé la question si elle voulait le faire, elle avait répondu oui, sans hésiter. Et ça, ça n'était pas normal.
Elle commençait à voir trouble, mais comme elle roulait toujours dans les limitations de vitesse, aucun flic ne l'avait arrêté sur le bas-côté pour lui demander d'ouvrir la porte et voir ce qu'elle transportait. Car, c'était bien la seule chose qu'elle n'avait pas le droit de faire. Il ne l'aurait pas permis... Clara frappa violemment sur le volant en se demandant pourquoi elle obéissait. Elle n'avait qu'à laisser le van en plein soleil sur le bas coté et se faire amener en stop à la ville la plus proche pour prendre un bus qui la ramènerait à Dallas... Première fois d'ailleurs qu'elle espérait revoir Dallas et ses hommes chewing-gum. Mais elle avait juste sur le dos ses vêtements et aucun argent. Dans sa fatigue, elle se refit le film de ce qui s'était passé quelques heures auparavant au Tutu's Bar. La joute entre elle et Victor avait continué jusqu'à ce qu'elle cède les points et qu'il la découvre beaucoup moins farouche qu'il ne l'avait cru. Ils avaient fait l'amour dans la cuisine entre deux friteuses et en dessous d'une cafetière et bien que Clara ne soit pas bégueule et multipliait les rencontres sans lendemain, elle dut s'avouer qu'elle n'avait jamais connu mieux. Dans sa précipitation de profiter de l'instant, elle n'avait pas fermé le resto-route et c'est encore à moitié nu que les clochettes de l'entrée les avaient surpris. Clara, elle, rassemblait ses nippes de meringue romantique et Victor... Victor avait eu un sourire en lame de rasoir et une envie de meurtre au fond des yeux tout en boutonnant sa chemise. Elle n'avait pas vu le reste. Victor, en sortant de la cuisine l'avait coincée à l'intérieur et au moment où elle s'était décidée à passer par l'arrière, les bruits... les bruits qui avaient manqué la faire vomir et dont le souvenir lui provoquait encore maintenant des haut-le-cœur l'avaient cloué sur place. Pas ou peu de cris, mais le bruit si caractéristique de l'os brisé en morceaux qui faisaient frissonner le plus endurci avait retenti longtemps. Par dessus, il y avait la voix calme de Victor dont elle ne saisissait pas les mots mais qui tranchait avec l'horreur du reste. Clara ne savait toujours pas qui était rentré dans le Tutu's et elle ne le saurait jamais. De lui, il ne restait qu'une quantité impressionnante de sang en gerbes très peu artistiques sur la verrière et les banquettes. Le décor rose était devenu d'un coup bien glauque. Victor aussi avait un peu perdu de son aura, sans doute parce que, malgré toutes ses précautions, il restait deux trois gouttes carmin sur sa chemise et une belle trainée sur son menton. Il tenait la porte ouverte avec un bon sourire pour Clara qui regardait le carnage, puis lui... mais au lieu de hurler et de paniquer, de saisir la première chose qui pouvait lui servir d'arme, elle soupira, écartant les bras d'un air fataliste:
- Ça... Ça va être pris sur mon salaire... le sang, c'est la plaie à ravoir.
Victor avait ri. Elle en aurait sourit elle-même de son trait d'humour si elle n'était les pieds dans une mare de sang et si la terreur ne lui nouait pas l'estomac. Il l'a prit dans ses bras et toute son aura reparut comme par enchantement. Étonnant comme il pouvait la rallumer à volonté, comme un plafonnier.
- Viens, ma guerrière... la Nuit n'est pas tout à fait finie...
A postériori, Clara se demandait comment il avait su parce que pas une seule fois, elle n'avait pas parlé de cette lubie de la guerrière. Mais sur le coup, ce surnom affectueux la fit sourire et lui donna la force de traverser le carnage sans perdre sa bonne humeur. Au motel minable où Victor passait la nuit, il la coucha avec tout le respect possible et un tel romantisme qu'elle aurait pu se croire dans un lit de satin blanc, n'eut été la sensation désagréable que laisse le linge de mauvaise qualité. Ils s'aimèrent encore. Longtemps. Clara s'était endormie, épuisée par ses ébats et par les émotions, mais le repos n'avait pas duré longtemps, lui. Tiré du lit par un Victor en pleine forme bien qu'un peu pâle et à la peau froide, il l'avait amené devant le van blanc d'une banalité confondante et lui avait de l'amener à Miami. Elle était montée, avait mis le contact, avait vérifié que les vivres à coté d'elle ne bougeraient pas trop et ils furent partis. Lui calfeutré à l'arrière et elle fuyant... elle ne savait trop quoi.
Le pire était la voix que sa peur et sa paranoïa lui faisait entendre au fil de la route. Celle de Victor bien sur, dans sa tête. Son bon sens lui aurait dit de ne pas répondre, mais elle ne pouvait s'empêcher de le faire et à voix haute. Parfois tendre, il lui prodiguait des conseils, parfois grondeur, il lui disait de faire attention... Ce qui augmentait sa tension.
- Merde...
Quelque chose en elle craqua. Elle pila violemment et resta quelques secondes en plein milieu de la route avant que son bon sens ne lui murmure d'au moins se garer sur le bas-côté. Ce qu'elle fit avant de sauter du van et de commencer à hurler de tous ses poumons.
- MEEEEEEEEEEEEEEEEEERRRRRRRRRRRRRDDDDDDDDDDDEEEEEEEEEE!!
Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut hors d'haleine et que la voix de Victor lui parvint au milieu de son délire.
Qu'est-ce qu'il se passe?
- Il se passe que j'en peux plus! Je suis crevée! Je sais même pas ce que je fous là à transbahuter un type qui manifestement est un tueur en série et qui me demande de conduire après m'avoir baisée! C'est une manière de traiter un être humain, ça??
Pas de réponse... Clara écouta le silence ou plutôt le faux silence de la campagne pleine de bruits et qui était tellement apaisant. Mais ça ne dura pas.
Je vois... Je m'attendais à ça en fait... Mais c'est bientôt fini.
- Ah oui, génial... mes souffrances vont prendre fin... Est-ce qu'au moins je serais reconnaissable à l'autopsie? Pas qu'on me cherche, mais j'ai pas envie d'augmenter les statistiques.
Tu parles comme si j'allais te tuer... Mais je ne te ferais aucun mal, Clara.
- Trop tard. Je suis au bord de l'épuisement physique et nerveux, je suis paumée au milieu de nulle part, sans papiers, sans argent et Nom de Dieu, je suis toujours SAPEE EN MERINGUE!
Elle entendit un petit rire.
C'est vrai que c'est très important... Tu es sure que la façon dont tu es habillée est vraiment importante?
- Il me manque cinq de mes piercings. Alors, oui, c'est important.
Bon... Dans la boite à gants... Tu trouveras de quoi t'acheter des vêtements et prendre une chambre dans le prochain motel que tu trouveras... Et de quoi manger aussi. Je suis désolé, je ne pensais pas que c'était si éprouvant.
- Noooon, du tout... Pas loin de douze heures de conduite pour une raison que j'ignore... Je te prie de me croire que sitôt arrivés à Miami, je squatte les plages et les boutiques pour une bonne semaine.
Trois jours.
- Quoi, trois jours?
Trois jours... C'est le maximum que je puisse t'accorder... pour le moment. Mais promis après ça, tu auras de vraies vacances bien longues et bien reposantes. Au fait, tu aimes New-York ?
- J'y suis jamais allée. Je suis une bouseuse du Montana, moi, monsieur.
Ma chérie... Si tous les Grands de ce monde qui ne viennent pas du Montana avaient le dixième de ton humour, nous vivrions dans un monde beaucoup moins ennuyeux.
Entre temps, elle avait repris place dans l'habitacle pour entamer sa quatrième bouteille de Coca devenu tiède. D'un geste désabusé et ne y croyant à peine, elle ouvrit le loquet de la boite à gants pour voir tomber une liasse de billets verts. Clara n'en croyait pas ses yeux. Elle compta rapidement les billets.
- Mille dollars...? Tu laisses Mille dollars dans une boite à gants? Et qui te dis que je ne vais pas m'enfuir avec ce petit butin?
Deux raisons, ma belle. De une, tu crois, à raison, que je pourrais te retrouver et te le faire payer. Ce qui en passant serait une belle perte de temps pour si peu d'argent. Non, si je te courrais après, ce serait pour ne jamais te laisser t'échapper.
- Gosse de riche, va. Et la deuxième raison?
Tu veux savoir pourquoi j'ai fait ça. Pourquoi je t'ai demandé de me suivre et pourquoi je t'ai entrainée dans cette cavalcade. Et bien... La réponse, je te la donnerais à Miami.
Clara resta quelques instants sans bouger, à peine commença t'elle à tapoter sur le tableau de bord, signe indiscutable qu'elle réfléchissait. Haussant une épaule fataliste et, soupirant, elle convint que Victor-dans-sa-tête n'avait pas tort, qu'elle voulait savoir. Dut-elle en mourir au bord d'une route...
D’un niveau architectural, la ville était banale. Ni laide, ni belle, juste une zone d’habitation comme une autre. Il y faisait chaud en été, doux en hiver et le soleil quasi omniprésent plongeait la ville dans une moiteur pesante. Dallas n’était pas une ville d’histoire mais le seul événement marquant continuait d’attirer la foule de curieux et de théoriciens du complot prêts à refaire le Daily Plazza en long, en large et en travers.
D’un niveau humain, on tombait dans l’horreur. La population de Dallas, si elle n’était pas aussi contrastée que celle de Los Angeles reflétait ce qu’il y avait de pire au sein des Etats-Unis. On trouvait de tout. Mais on trouvait particulièrement les Cow-Boys. Pas les vrais de vrais qui tenaient à tout faire comme au temps de la conquête de l’Ouest, pas ceux qui avaient encore l’envie de gérer un troupeau de bovins, de passer un lasso à leur cou, de courir les plaines sur le dos d’un Cayuse… mais ceux , bien texans, qui s’imaginaient être parfaitement texans avec des santiags en peau de serpent et un stetson ridicule sur la tête. Sans oublier la chemise, le cure-dent et l’accent aussi épais qu’il était possible et qui venait, à l’époque, du jus de chique et qui s’était transformé par l’opération du téléphone arabe en une bouillie de voyelles tombantes. A se demander si un ange ne devait pas balayer ces cadavres d’onomatopées au tabac pour ne pas qu’un cockney trébuche dessus et ne s’étale le nez au sol dans un râle d’incompréhension.
Clara en était de ses réflexions en prenant la commande d’un père de famille qui devait avoir du chewing-gum à la place des molaires et qui s’éventait d’un air important de son stetson crème alors qu’il était en train de commander une glace à la fraise, deux hot-dogs et une salade du pécheur à l’intérieur d’un café resto-route minable et devant une serveuse qui avait un fichu rose sur les cheveux, un tablier rose avec des petits cœurs blancs et une étiquette « HI ! MY NAME’S CLARA ! ». Elle détestait sa vie. Elle détestait ses clients tout en bénissant le ciel que celui-là soit venue avec sa truie grasse et ses deux gorets qui se battaient sur la banquette. Ça lui éviterait la sempiternelle claque sur les fesses que ces mâles au stetson se croyaient obligés de lui infliger pour ponctuer chaque commande. D’un ton curieusement aimable, car Clara pratiquait excellemment la voix souriante sans sourire, le nez dans son calepin, elle répéta la commande pour éviter toute ambigüité. Heureusement, au bout de deux ans de parler chewing-gum, elle avait acquis une base solide, arrivant même à comprendre le dialecte du stetson bourré. Très dur celui-là.
Cachant sa lassitude dans un magnifique retourné, elle annonça les plats au cuistot et piqua le papier sur la table avant de soupirer et de se servir un café. Pendant plusieurs minutes, elle put se lamenter sur sa vie. Ca lui permettait de passer le temps et de trouver sa situation un peu moins pénible. Que serait une vie de merde sans la possibilité de s’en plaindre ? disait-elle souvent. Une occasion de suicide. Et Clara ne voulait pas se suicider. Ce n’était pas son genre. Déjà, elle aurait pu parler d’elle pendant des heures si elle avait pu trouver dans cette marée de Stetsons un interlocuteur satisfaisant. Autant demander la paix dans le monde. Et encore plus ici, où elle gagnait trois dollars de l’heure, pas plus qu’au Schezi’s Girls, elle ne trouvait pléthore d’oreilles compatissantes. Alors une discussion…
De toute façon, Clara était un Ovni. C’est même ainsi qu’elle se définissait. Physiquement, elle se cachait sous une peau diaphane, ses cheveux courts rasés sur les tempes et teints en violet sombre aux pointes noires, des petits seins, des jambes fuselées sans oublier l’inoubliable visage d’elfe maquillé en créature de la nuit. Sans oublier bien sur les piercings qu’elle ne pouvait porter au resto-route mais qui étaient au nombre de vingt-cinq. Une longue histoire, ces piercings. Ça avait commencé lorsque la petite Clara avait cinq ans et qu’elle se baladait au parc avec sa maman. Elle jouait dans le bac à sable pendant que maman discutait avec la foule de nounous en goguette. Autant dire que Clara, enfant sage fort heureusement, aurait pu ingurgiter tout le sable à sa portée sans que maman ne s’en offusque ou même la regarde. Mais Clara avait été fascinée par une femme qui était assise sur un autre banc. Les jambes écartées dans un treillis fatigué, les bras par-dessus le banc et la clope au bec, elle avait la lèvre le nez et l’arcade sourcilière percés d’anneaux argentés. Elle semblait parfaitement sure d’elle et son attitude d’abandon masculin la rendait inattaquable. Au début, Clara trouvait ces anneaux très laids. Mais ils la fascinaient… Et elle se leva de son bac à sable pour approcher la femme qui venait d’éteindre son mégot sous le talon de ses chaussures militaires. Les deux se regardaient et étrangement, la Punk ne se sentit pas de renvoyer la merdeuse à ses pâtés.
- Dis, Madame… Pourquoi tes boucles d’oreilles elles sont pas dans tes oreilles ?
- Parce que je suis une guerrière.
Évidement, Maman leva les yeux à ce moment et se précipita pour arracher sa fille à l’influence pernicieuse de la femme aux cheveux verts. Mais le mot resta enfoui dans la mémoire de la petite Clara qui ne regarda plus les piercings de la même façon. Quand, à seize ans, elle fut agressée par un gangsta en mal de coke qui voulait lui voler son portable, Clara resta calfeutrée dans sa chambre pendant un bon mois malgré les exhortations de ses parents. Son seul moyen de se trouver à nouveau acceptable et prête à sortir, ce fut de s'imaginer avec une pièce de métal coincé dans le sourcil. Son armure. De là, commença la lente et douloureuse montée du piercing pour Clara. Lente parce que dans les premiers temps, elle devait les cacher à ses parents et ne les faire que dans des endroits aisément dissimulables sous les vêtements. Et douloureuse parce que, arrivant pour la première fois avec son anneau à la narine droite, ses parents l'avaient mise à la porte avec une semaine de change et cent dollars. Mais Clara avait ses anneaux et cette armure la mettait bien plus à l'abri que n'importe quelle veste en kevlar. Cette armure la mettait si bien à l'aise qu'elle pouvait se croire vêtue simplement avec ses anneaux. D'où son embauche au Schezi's Girls où, sous le pseudonyme de Violine, elle dansait nue surRape Me de Nirvana. Au départ, son patron, avait voulu l'appeler Tank Girl mais Clara, un peu plus au fait de la culture Punk n'avait pas voulu désacraliser cette icône en faisant un strip-tease. Car oui... Clara avait un haut sens du sacré et des icônes. Même pour une Punk... Justement pour une Punk. C'était son deuxième coté OVNI. Clara ne rejetait rien au nom de ses convictions. Bien que fondamentalement contre tout et avide d'une liberté qu'on lui refusait, elle respectait les croyances des autres, les traditions et même les tics. Fut-elle invitée dans un restaurant français avec une foule de faux aristocrates américains? Elle parlait avec aisance de littérature, de cinéma d'auteurs et de bons vins et en français. Trainait-elle avec un gang de Brooklyn? Elle improvisait un rap correct et parlait avec un accent que n'aurait pas renié 50 cent. Même la gestuelle y était. Malgré son apparence, Clara pouvait se fondre partout. Elle était un caméléon social. Même si franchement, elle aurait préféré être la guerrière plutôt que l'espionne, mais il semblait évident que ce rôle ne lui avait pas été distribué. Qu'à cela ne tienne. Quitte à tout respecter et à s'y fondre, autant apprendre. Sa mansarde sous les toits était pleine de livres car Clara était une autodidacte. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle avait appris le français, l’allemand, le russe et elle commençait le japonais pour pouvoir mener correctement une cérémonie du thé. Et il faut bien dire que ses deux salaires y passaient.
Seulement, elle en était là, à attendre une commande pour une famille de Stetson. Et à 25 ans, elle se sentait inutile.
Alors qu’elle apportait les auges à la famille de porcs, il entra. Elle ne l’avait pas vu et avait remisé dans sa tête le grelot de la porte comme un client à aller voir sitôt que les cochons seraient servis. Dieu savait que Clara n’était pas une romantique mais, comme toutes les femmes, elle avait son coté petite fille habillée en princesse qui attend son prince charmant. Une petite princesse avec un clou dans la lèvre certes, mais le Prince Charmant était toujours attendu… Et quand elle se tourna vers le coin sombre où il était, elle eut ce pincement au cœur qu’elle ne pensait jamais avoir. Elle ralentit le pas pour avoir le plaisir de le détailler. Il était grand, très grand, pas loin d’atteindre les deux mètres mais il ne s’affaissait pas à cause de sa taille ni ne s’imposait de trop. Comme s’il avait la longue habitude de ce corps délié et musclé. Il avait les cheveux courts blond cendré qui aurait paru terne chez un autre et coiffé en toutes petites mèches. Vu sa taille, on se serait attendu à ce que ses mains fussent des battoirs mais ses doigts fins enserraient sa mâchoire bien dessinée dans un geste décontracté et presque sensuel. Une ombre dorée courait sur ses joues et il regardait au dehors dans une attitude rêveuse. Clara soupira et décréta qu’il devait déjà être en couple… ou homosexuel pour l’attirer comme ça, mais pour prolonger le rêve ou du moins le maintenir sous perfusion, elle se mit à sourire ce qui en ajouta d’avantage dans sa voix souriante.
- Bonjour, Monsieur, vous désirez ?
Elle se figea un instant en priant le ciel, s’il y en avait encore un que son apollon n’ait pas une voix de crécelle ou un accent chewing-gum.
- Un café et un verre d’eau, je vous prie.
Il avait tourné ses yeux verts vers elle et, joie, il n’avait aucun accent stupide qui eut gâché sa belle voix de basse grondante comme un orage. Elle se demanda un instant si elle devait se ficher une claque pour bouger parce qu’elle était scotchée à ses yeux. Puis, elle balbutia un vague assentiment avant de se retourner pour servir une tasse de café au comptoir. C’était la seule fois en un mois qu’elle était contente de faire le soir et la nuit au Tutu’s Bar. Même si elle savait que c’était un beau rêve qui s’évanouirait lentement dés que le soleil se lèverait mais… Diable que c’était bon.
Les heures défilaient et elle voyait toujours son client assis à la même table, les yeux toujours fixés par delà la devanture du resto-route. Il était seul dans la salle et Clara était seule avec lui. Le cuistot était parti depuis au moins deux heures et le plongeur pareillement. Elle était seule et se laissait aller à la rêverie, bien qu’en règle générale, elle maudissait à cette heure le monde entier de ne pouvoir rentrer chez elle avant une heure du matin. Mais elle se rendait compte aussi que l’objet de son adoration éphémère ne souhaitait peut-être pas éternellement garder la pose et qu’il était temps qu’elle le libère. Après tout, elle l’avait croqué en esprit tel qu’il était là, mais aussi dans d’autres poses, de la plus basique à la plus coquine.
En apportant son huitième café, elle lui demanda à voix basse, pour ne pas troubler le moment de paix qui les environnaient :
- Vous attendez quelqu’un, monsieur ?
Il se retourna lentement vers elle, comme s’il défroissait ses muscles suite à une pose trop longue. Encore une raison de prendre pitié du modèle.
- En effet… Mais je crois qu’il a un peu oublié l’heure.
Elle était prête à lui recoller l’étiquette d’homosexuel quand elle remarqua son sourire désabusé qui n’était pas celui d’un amant désespéré du manque de ponctualité de l’autre mais plutôt du vendeur de voitures blasé d’avoir fourni des trésors d’éloquence pour vendre au final un accessoire de voiture rigoureusement inutile et si peu cher. Clara en aurait ri si elle avait pu partager avec son client cette image mais elle ne souhaitait pas le voir contrarié.
- Je suis désolée pour vous… Mais une chose est sûre, vous n’allez pas dormir de sitôt.
- Ne vous en faites pas. J’ai l’habitude d’être un oiseau de nuit. Mais c’est vous que j’empêche de dormir.
Clara balança la main avec un bon sourire. Elle aimait bien ce client et même s’il avait été vieux et laid. Il était gentil, pas de cette gentillesse neuneu qui énerve mais cette gentillesse qui se donne aux autres. D’un geste, lui aussi, il l’invita à s’asseoir devant elle, ce qu’elle fit en glissant sur la banquette de faux cuir rose bonbon.
- Mais vous ne pouvez pas l'appelle ? Lui dire que vous attendez depuis des heures avec un mauvais café ?
- Déjà, le café n’était pas mauvais. Ensuite… Je crains qu’il n’ait pas le téléphone ni même l'envie d'en avoir. Tant pis... J'aurais eu ma dose de caféine pour la semaine.
- Mouais... Moi, je ne vous aurais pas laissé tomber.
- Oh, mais il viendra, il prend son temps, c'est tout.
Une chose que Clara n'aurait pas voulu c'est que le regard de son compagnon d'un soir file vers l'étiquette affreuse qui proclamait son nom à la face du monde texan. Ce qu'il fit hélas. Voulant éviter le lieu commun du « Clara? Quel joli nom! » Alors qu'il n'en pensait pas un mot, elle empoigna son fichu rose et laissa ses mèches violettes s'échapper.
- Ça ne vous dérange que je me mette à l'aise? Comme vous êtes le seul client, je n'ai pas vraiment besoin de ressembler à une meringue.
- Mais faites, Clara, faites...
Cependant, il vit à son regard qu'il ne s'attendait pas à la dizaine d'anneaux qu'elle sortit de sa poche et qu'elle commença à agrafer sur ses oreilles et son visage. Avec un soupir d’aise, elle le regarda bien en face, enfin elle-même.
- D'accord... je ne m'attendais pas à ça.
- Ça vous déplait?
- Non... Mais je trouve étonnant que quelqu'un comme vous travaille dans ce... temple du mauvais goût romantique...
- Laissez-moi deviner. Ce n'est pas vous qui avez choisi cet endroit pour le rendez-vous.
- Non, en effet! Mais je ne le regrette pas.
- Pourquoi?
- Parce que j'aime trouver des perles même dans la boue.
N'importe quelle greluche aurait gloussé de plaisir à l'énonce de ce compliment. Mais Clara n'était pas une greluche et n'appréciait pas trop. Non qu'elle veuille défendre son boui-boui à petits cœurs, mais... Ça sonnait faux. Ou du moins pas très romantique. Plutôt comme si son apollon avait trouvé au fin fond d'une friperie LA chemise qui lui allait. Pas très flatteur d'être un objet.
- Que voulez-vous dire?
- Que vous ne semblez pas être une meringue, malgré l'endroit. Pourtant vous êtes là. Donc vous avez suffisamment envie de quelque chose pour accepter ce qui est à vos yeux une sacrée humiliation... Je me trompe?
- Admettons... Monsieur?
- Victor.
En remontant dans le van après sa troisième pause pipi de la journée, Clara se demandait vraiment comment elle tenait le coup. Elle en était à trois bouteilles de coca light vidées et dont les cadavres jonchaient la place du mort, deux cafés et cinq McDo que son « passager » avait bien voulu qu'elle prenne. Il était 17h... et elle conduisait comme si le FBI était à ses trousses. Ce qui malheureusement devait être le cas vu comment elle laissé le Tutu's Bar. Mais elle continuait à conduire ce van sur l'I10 avec la rage au ventre. Pourtant, elle n'avait pas refusé. Protesté, ça oui, et plus d'une fois, mais quand il lui avait posé la question si elle voulait le faire, elle avait répondu oui, sans hésiter. Et ça, ça n'était pas normal.
Elle commençait à voir trouble, mais comme elle roulait toujours dans les limitations de vitesse, aucun flic ne l'avait arrêté sur le bas-côté pour lui demander d'ouvrir la porte et voir ce qu'elle transportait. Car, c'était bien la seule chose qu'elle n'avait pas le droit de faire. Il ne l'aurait pas permis... Clara frappa violemment sur le volant en se demandant pourquoi elle obéissait. Elle n'avait qu'à laisser le van en plein soleil sur le bas coté et se faire amener en stop à la ville la plus proche pour prendre un bus qui la ramènerait à Dallas... Première fois d'ailleurs qu'elle espérait revoir Dallas et ses hommes chewing-gum. Mais elle avait juste sur le dos ses vêtements et aucun argent. Dans sa fatigue, elle se refit le film de ce qui s'était passé quelques heures auparavant au Tutu's Bar. La joute entre elle et Victor avait continué jusqu'à ce qu'elle cède les points et qu'il la découvre beaucoup moins farouche qu'il ne l'avait cru. Ils avaient fait l'amour dans la cuisine entre deux friteuses et en dessous d'une cafetière et bien que Clara ne soit pas bégueule et multipliait les rencontres sans lendemain, elle dut s'avouer qu'elle n'avait jamais connu mieux. Dans sa précipitation de profiter de l'instant, elle n'avait pas fermé le resto-route et c'est encore à moitié nu que les clochettes de l'entrée les avaient surpris. Clara, elle, rassemblait ses nippes de meringue romantique et Victor... Victor avait eu un sourire en lame de rasoir et une envie de meurtre au fond des yeux tout en boutonnant sa chemise. Elle n'avait pas vu le reste. Victor, en sortant de la cuisine l'avait coincée à l'intérieur et au moment où elle s'était décidée à passer par l'arrière, les bruits... les bruits qui avaient manqué la faire vomir et dont le souvenir lui provoquait encore maintenant des haut-le-cœur l'avaient cloué sur place. Pas ou peu de cris, mais le bruit si caractéristique de l'os brisé en morceaux qui faisaient frissonner le plus endurci avait retenti longtemps. Par dessus, il y avait la voix calme de Victor dont elle ne saisissait pas les mots mais qui tranchait avec l'horreur du reste. Clara ne savait toujours pas qui était rentré dans le Tutu's et elle ne le saurait jamais. De lui, il ne restait qu'une quantité impressionnante de sang en gerbes très peu artistiques sur la verrière et les banquettes. Le décor rose était devenu d'un coup bien glauque. Victor aussi avait un peu perdu de son aura, sans doute parce que, malgré toutes ses précautions, il restait deux trois gouttes carmin sur sa chemise et une belle trainée sur son menton. Il tenait la porte ouverte avec un bon sourire pour Clara qui regardait le carnage, puis lui... mais au lieu de hurler et de paniquer, de saisir la première chose qui pouvait lui servir d'arme, elle soupira, écartant les bras d'un air fataliste:
- Ça... Ça va être pris sur mon salaire... le sang, c'est la plaie à ravoir.
Victor avait ri. Elle en aurait sourit elle-même de son trait d'humour si elle n'était les pieds dans une mare de sang et si la terreur ne lui nouait pas l'estomac. Il l'a prit dans ses bras et toute son aura reparut comme par enchantement. Étonnant comme il pouvait la rallumer à volonté, comme un plafonnier.
- Viens, ma guerrière... la Nuit n'est pas tout à fait finie...
A postériori, Clara se demandait comment il avait su parce que pas une seule fois, elle n'avait pas parlé de cette lubie de la guerrière. Mais sur le coup, ce surnom affectueux la fit sourire et lui donna la force de traverser le carnage sans perdre sa bonne humeur. Au motel minable où Victor passait la nuit, il la coucha avec tout le respect possible et un tel romantisme qu'elle aurait pu se croire dans un lit de satin blanc, n'eut été la sensation désagréable que laisse le linge de mauvaise qualité. Ils s'aimèrent encore. Longtemps. Clara s'était endormie, épuisée par ses ébats et par les émotions, mais le repos n'avait pas duré longtemps, lui. Tiré du lit par un Victor en pleine forme bien qu'un peu pâle et à la peau froide, il l'avait amené devant le van blanc d'une banalité confondante et lui avait de l'amener à Miami. Elle était montée, avait mis le contact, avait vérifié que les vivres à coté d'elle ne bougeraient pas trop et ils furent partis. Lui calfeutré à l'arrière et elle fuyant... elle ne savait trop quoi.
Le pire était la voix que sa peur et sa paranoïa lui faisait entendre au fil de la route. Celle de Victor bien sur, dans sa tête. Son bon sens lui aurait dit de ne pas répondre, mais elle ne pouvait s'empêcher de le faire et à voix haute. Parfois tendre, il lui prodiguait des conseils, parfois grondeur, il lui disait de faire attention... Ce qui augmentait sa tension.
- Merde...
Quelque chose en elle craqua. Elle pila violemment et resta quelques secondes en plein milieu de la route avant que son bon sens ne lui murmure d'au moins se garer sur le bas-côté. Ce qu'elle fit avant de sauter du van et de commencer à hurler de tous ses poumons.
- MEEEEEEEEEEEEEEEEEERRRRRRRRRRRRRDDDDDDDDDDDEEEEEEEEEE!!
Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut hors d'haleine et que la voix de Victor lui parvint au milieu de son délire.
Qu'est-ce qu'il se passe?
- Il se passe que j'en peux plus! Je suis crevée! Je sais même pas ce que je fous là à transbahuter un type qui manifestement est un tueur en série et qui me demande de conduire après m'avoir baisée! C'est une manière de traiter un être humain, ça??
Pas de réponse... Clara écouta le silence ou plutôt le faux silence de la campagne pleine de bruits et qui était tellement apaisant. Mais ça ne dura pas.
Je vois... Je m'attendais à ça en fait... Mais c'est bientôt fini.
- Ah oui, génial... mes souffrances vont prendre fin... Est-ce qu'au moins je serais reconnaissable à l'autopsie? Pas qu'on me cherche, mais j'ai pas envie d'augmenter les statistiques.
Tu parles comme si j'allais te tuer... Mais je ne te ferais aucun mal, Clara.
- Trop tard. Je suis au bord de l'épuisement physique et nerveux, je suis paumée au milieu de nulle part, sans papiers, sans argent et Nom de Dieu, je suis toujours SAPEE EN MERINGUE!
Elle entendit un petit rire.
C'est vrai que c'est très important... Tu es sure que la façon dont tu es habillée est vraiment importante?
- Il me manque cinq de mes piercings. Alors, oui, c'est important.
Bon... Dans la boite à gants... Tu trouveras de quoi t'acheter des vêtements et prendre une chambre dans le prochain motel que tu trouveras... Et de quoi manger aussi. Je suis désolé, je ne pensais pas que c'était si éprouvant.
- Noooon, du tout... Pas loin de douze heures de conduite pour une raison que j'ignore... Je te prie de me croire que sitôt arrivés à Miami, je squatte les plages et les boutiques pour une bonne semaine.
Trois jours.
- Quoi, trois jours?
Trois jours... C'est le maximum que je puisse t'accorder... pour le moment. Mais promis après ça, tu auras de vraies vacances bien longues et bien reposantes. Au fait, tu aimes New-York ?
- J'y suis jamais allée. Je suis une bouseuse du Montana, moi, monsieur.
Ma chérie... Si tous les Grands de ce monde qui ne viennent pas du Montana avaient le dixième de ton humour, nous vivrions dans un monde beaucoup moins ennuyeux.
Entre temps, elle avait repris place dans l'habitacle pour entamer sa quatrième bouteille de Coca devenu tiède. D'un geste désabusé et ne y croyant à peine, elle ouvrit le loquet de la boite à gants pour voir tomber une liasse de billets verts. Clara n'en croyait pas ses yeux. Elle compta rapidement les billets.
- Mille dollars...? Tu laisses Mille dollars dans une boite à gants? Et qui te dis que je ne vais pas m'enfuir avec ce petit butin?
Deux raisons, ma belle. De une, tu crois, à raison, que je pourrais te retrouver et te le faire payer. Ce qui en passant serait une belle perte de temps pour si peu d'argent. Non, si je te courrais après, ce serait pour ne jamais te laisser t'échapper.
- Gosse de riche, va. Et la deuxième raison?
Tu veux savoir pourquoi j'ai fait ça. Pourquoi je t'ai demandé de me suivre et pourquoi je t'ai entrainée dans cette cavalcade. Et bien... La réponse, je te la donnerais à Miami.
Clara resta quelques instants sans bouger, à peine commença t'elle à tapoter sur le tableau de bord, signe indiscutable qu'elle réfléchissait. Haussant une épaule fataliste et, soupirant, elle convint que Victor-dans-sa-tête n'avait pas tort, qu'elle voulait savoir. Dut-elle en mourir au bord d'une route...