Boys are back in town
Incapable de reprendre son souffle, elle laissait pendre mollement son bras sur la table, effleurant le verre sans jamais arriver à le prendre. Elle était secouée de hoquets douloureux, cherchant à tout prix à prendre la goulée d'air salvatrice, elle en pleurait même, son ventre contracté de spasmes.
Puis, enfin, une grande inspiration... avant de repartir dans le rire tonitruant qui la secouait depuis dix minutes. Le fou rire dans toute sa splendeur; elle en avait les abdominaux qui en hurlaient, c'est dire. Il fallait admettre que depuis que Vince avait décidé de se décoincer un peu plus, il était parfaitement vivable. Et l'homme qu'elle prenait toujours pour un mystère sur pattes n'y avait pas peu contribué. A la minute où elle l'avait compris, elle se mit à saluer Ben avec toujours une petite génuflexion pour le remercier. Un blague. Dont il avait le bon ton de trouver drôle.
Pour le moment, Vince racontait sa mésaventure d'avoir eu comme amants deux de ses chefs de service alors qu'il travaillait encore dans une grande boite. Ses deux chefs qui s'étaient révélés mari et femme en instance de divorce... Ce qui aurait pu être une sordide histoire de mœurs devenait un one-man-show. Du coin de l'œil, Clara apercevait leurs voisins de table qui se retenaient de rire et même un serveur qui faisait des efforts méritoires pour prendre une commande entre deux gloussements. Oui, Vince racontait sa mésaventure en français, certes, pas pour en faire profiter tout le monde mais pour pratiquer. Un consensus entre eux trois: Parler français le plus souvent possible, passer à l'anglais dés que le sujet devenait sensible. Mais la majorité de leurs conversations étaient en français.
En soupirant pour reprendre son calme et buvant une gorgée de jus d'orange pour s'humecter le palais, elle se dit que tout le pouvoir de séduction de Vince était là. Sa beauté bien sur, mais aussi sa capacité à tout faire paraître léger et sans conséquences. Il aurait pu se reconstituer sa cour d'admirateurs; si sa récente ouverture au monde n'était pas hérissé de barbelés. Ils n'étaient pas nombreux à être passé par là, mais étrangement, le cannibale n'en désirait pas plus. Qu'il le veuille ou non, son ancienne vie était derrière lui mais pour la nouvelle, il se sentait encore trop fragile pour accepter autant de monde que la dernière fois. Cependant, il y avait une nette amélioration.
Concernant Ben, elle restait mitigée. Oh, elle l'aimait bien, pas de doute, et d'autant plus depuis qu'il était le premier roc sur lequel Vince s'appuyait pour assurer sa remontée des enfers. Mais lui aussi avait quelque chose de brisé en lui. Impossible de savoir de quoi il s'agissait, Ben ne se livrait pas, même par mégarde. Ce qu'elle avait entrevu lors d'un après-midi de shopping et qu'elle avait pris pour de la paranoïa légère était bien une obsession du contrôle, mais du contrôle de soi: Rien ne devait le surprendre, pas le plus petit événement. Aussi, tellement concentré à ne pas se faire surprendre, Ben n'était plus qu'un homme presqu'invisible qui se contentait d'aiguiller le récit:
- Et ça c'est fini comment?
- Atroce... Une interdiction de m'approcher a presque failli faire partie des demandes pour le divorce... des deux cotés!
Ben sourit légèrement et Clara pouffa de rire en imaginant la tête du pauvre juge devant de telles demandes. Le cannibale, lui, préféra pousser un de ces célèbres soupirs avant de continuer:
- J'ai fini par déposer ma démission et déménager à Miami. Ça devenait trop bizarre pour moi, surtout quand Madame m'a appelé pour me dire qu'elle et son ex-mari avaient institué des « tours de garde ».
- Non??
- Si! Chacun avait ses week-ends et une partie des vacances. C'était lamentable... Pour ça que j'ai préféré mettre quelques états entre eux et moi.
- Tu m'étonnes...
Clara décida de lancer un coup de sonde vers le Roc.
- Et toi, Ben? Des anecdotes croustillantes sur ta vie sexuelle?
Un regard à droite, un haussement d'épaules.
- Non, rien.
D'accord, il faudrait un marteau-piqueur pour le mettre à nu celui-là...
- Juste une question, en fait...
Ah, espoir? Mais Ben passa à l'anglais avec ce charmant petit accent britannique.
- Trois semaines de privation de sortie?
Vince se rembrunit avec classe et fit signe au serveur de lui resservir la même chose. Un accord tacite entre Clara et lui depuis qu'il avait vu la résistance à l'alcool du Lycanthrope. Clara buvait, mais très modérément, Vince ne pouvait rien avaler, évidement, alors Ben éclusait religieusement ce que les deux hommes commandaient. Aussi le cannibale ne se privait-il pas de commander plus que lui-même aurait bu pour dérider Ben sous l'emprise de l'alcool. Résultat: L'équivalent d'une bouteille de vodka dans les veines et le loup était égal à lui-même.
- C'était parfaitement humiliant... Marmonna Vince.
- Pour tout le monde, renchérit Clara.
- Comment ça?
- Étant donné que monsieur Sale Gosse ici présent est le second dans la hiérarchie de la Ville, tout ceux qui étaient en dessous étaient punis pareillement. Tu veux que je te dise le pire?
- Vas-y.
Mais ce fut Vince qui répondit en grommelant.
- Ils voulaient tous être punis... Trois semaines à vivre avec eux... On se serait cru dans une orgie SM.
Clara s'esclaffa. Ben, non.
- Preuve que vous n'avez jamais vécu dans une meute, les enfants. Ils n'ont pas fait ça par plaisir mais par devoir et loyauté. Penses à les remercier un jour.
- Ok... Je pige rien, là...
- Du point de vue hiérarchique, ils auraient du t'empêcher de faire une connerie.
- C'est impossible.
- Ce n'est pas une question de possibilité, mais de partage des responsabilités. De plus, par ce biais, ils te montrent ainsi qu'à l'autre, là, que tu as mérité ta place et qu'ils ne te défieront pas. Pour le moment.
Les deux le regardèrent interloqués alors qu'il éclusait sa sixième vodka.
- Ça marche comme ça, chez toi?
- Non. Surtout parce qu'il n'y a pas de chieurs chez nous.
La moue renfrognée de Vince fut charmante. Sans doute parce qu'elle était fausse, se dit Clara. Pour avoir connu les véritables moments de colère du cannibale, elle voyait la différence, surtout dans l'éclat du regard. Encore une fois, elle pouvait en remercier Ben. Mais elle ne le faisait pas. Toujours cette impression étrange que ça allait mal finir... que quelqu'un allait très mal le vivre. Et puis... A force de partager le sang de Victor, son pouvoir augmentait. Elle avait eu peur de finir tout entendre, mais non. Victor lui avait expliqué les limites et le fait qu'elle n'en avait qu'une forme atténuée de télépathie. Elle ne s'en plaignait pas. Mais elle aurait préféré ne pas entendre certaines choses. Comme maintenant d'ailleurs.
Clara savait que l'ouverture de Vince était consécutive à sa rencontre explosive avec Ben. Ce qu'elle aurait préféré ignorer, c'est que Vince faisait exprès de faire le clown. Par pour lui-même, pas pour elle mais pour le loup-garou. Elle se doutait que, seul, Vince retombait dans le morbide. Et puis, merde! Si elle s'écoutait, elle espacerait les rencontres quitte à se mettre le cannibale à dos. Cependant, Celui-qui-doit-être-obéi n'avait pas vu le danger, ce qui signifiait qu'il y voyait un avantage. Il n'avait pas vu qu'en deux mois l'envie s'était tournée en besoin, que Vince en voudrait plus et qu'il se heurterait à un mur infranchissable. Pourtant... Ben faisait quelques ouvertures. Qui lui coutait.
Ça allait mal finir.
- Eh, Clara... (Vince fit claquer ses doigts deux fois devant son nez) C'est moi, le dépressif. Pas la peine de faire cette tête...
Oulah... Ça avait du bien se voir.
- Désolée, les mecs. Moment purement féminin de blues. Mais c'est fini, maintenant, c'est bon.
- Chieuse.
- Il faut bien que je te donne de quoi râler, mon chou. Répondit Clara en fixant Ben avec un petit sourire carnassier.
- Et tu fais ça si bien...
Vince se mit à rire, la bouche fermée et le poing devant la bouche pour cacher les canines compromettantes. Ça aussi, ça l'énervait. Être obligé de se cacher lui avait parfaitement convenu dans les premiers temps de sa vie vampirique mais depuis qu'il ressortait, faire attention à masquer ce qu'on lui avait imposé... Et il y avait tellement de choses à masquer...
Le téléphone de Clara vibra dans sa poche et elle s'excusa rapidement avant de sortir du bar pour répondre.
- Oui, Charles?
Du coin de l'œil, elle vit son petit frère vampirique tenter un nouveau coup de sonde pour se rapprocher du loup-garou. C'était pathétique, puisque sans espoir.
- Pardon de vous déranger, Madame, mais deux émissaires de Buenos Aires sont arrivés sans autorisation et le Maître n'est pas disponible.
Ah oui... Depuis quelques temps, la vie vampirique à Toulouse était devenu passablement compliquée. La nouvelle selon laquelle le grand prédateur Sigur reprenait sa marche inexorable depuis le fief toulousain s'était répandue à la vitesse de la lumière multipliée par le coefficient de la trouille. Victor trouvait ça hilarant. Clara, moins... Surement parce qu'en tant que Première Compagne, Clara était au moins aussi sollicitée que son terrible amant, mais moins crainte. Enfin... Heureusement que Charles était un second de très grande qualité pour elle et qu'il avait pris les choses en main.
- Avec ou contre nous? Soupira t'elle en cherchant son paquet de Marlboro et son briquet.
- Neutre pour le moment, Madame. Mais l'Amérique du Sud s'est toujours placée sous l'égide de Quetzalcoatl et... disons que ce n'est pas très bon.
- C'est un Grand?
- C'est un dieu. Enfin, c'est comme ça qu'il se présente. Quant à savoir quel est son véritable rang... Disons qu'ils considèrent cette question comme inconvenante.
- Ouais... donc, soit il ne sent plus pisser, soit il a les moyens de ne plus se sentir pisser.
- En termes profanes, oui.
Clara réussit enfin à allumer sa cigarette avant de s'adosser au mur le plus proche. Pour une fois qu'elle passait une bonne soirée avec son cannibale, il fallait que ces crétins de vampires argentins se pointent sans invitation. Elle avait envie de les envoyer paître et de retourner à l'intérieur pour se saouler et cette fois-ci, pour de bon, à grand renfort de téquila. Mais non... Ce serait pire si elle fuyait. Que le maître soit inatteignable, c'était logique, mais qu'elle se permette, elle, de bloquer les procédures... Déjà qu'elle n'avait pas beaucoup d'amis au sein de la Cour de Toulouse mais là... Autant s'accrocher une cible dans le dos. Heureusement que Charles était là et l'avait prévenue à demi-mot.
- Bon... Qui est de permanence, ce soir?
- Hélas pas grand-monde. Du moins pas assez pour une audience au palais. Ils ont bien choisi leur moment.
- Chopes-moi Sonatine et Allegro. Ils ont vingt minutes pour me rejoindre à « La couleur de la culotte ».
Silence sur la ligne. De l'autre coté, Charles se disait qu'il n'y avait que la Première Compagne pour oser traîner dans un endroit avec un nom pareil. Puis, avec un soupir, il composa le message pour les deux gardes du corps de sa maitresse.
- C'est fait, Madame. J'attends la confirmation. Puis-je humblement vous offrir mes conseils?
- Tu sais que tu n'as pas besoin de ma permission pour m'offrir quoique ce soit.
- Navré, Madame. Mais ça me rassure de me conformer aux usages et aux règles de la bienséance.
- Accouche, s'il te plait... Je viens d'interrompre une super bonne soirée pour souhaiter une bonne nuit à deux emmerdeurs de Buenos aires, alors je ne suis pas d'humeur à rester très classe.
- Je vois. Techniquement, vous êtes déjà dans l'état d'esprit qu'il faut: La colère froide. Mais, par pitié: pas d'attaque sans provocation.
- Tu me prends pour qui, Charles? Tu crois franchement qu'avec mes cinquante kilos toute mouillée je peux me permettre de les savater?
- Je sais surtout qui vous avez appelé en renfort, Madame.
- Rhoooh, mais non, c'est juste parce qu'ils présentent bien.
- Bien sur, Madame, J'y crois autant qu'à mon retour sur le trône de France. Ah! Vos gardes du corps sont en chemin. Soyez prudente, Madame.
Clara lâcha un merci un peu pincé et raccrocha avant de finir sa cigarette et de s'en rallumer une. Oui, bien sur, Charles avait raison... Elle n'avait pas choisi sa délégation du soir parce qu'elle présentait bien, même si c'était la première chose à laquelle on pensait en les voyant. Sonatine et Allegro étaient deux transfuges de la défunte Cour du Vatican avant qu'elle ne soit absorbée par la Cour de Rome et laissée à l'abandon. Tout deux étaient des vulgates lorsque Victor les avaient rencontrés et utilisés comme servants de cœur, joli terme vampirique pour prostitués au service des invités d'une cour. Mais ce ne fut pas pour ça que Victor les avaient appréciés. Ces deux là avaient comme passe-temps de se venger de certains de leurs clients imposés et de semer les germes de la discorde. Ils étaient très doués. Et ils ne s'étaient jamais fait prendre, sans doute parce qu'un VRP du nom de Victor Drake leur avait donné de quoi couvrir leurs traces.
En voyant Sonatine et Allegro sortir de la petite berline de ce dernier, Clara se dit que les apparences étaient vraiment trompeuses. Sonatine portait délicieusement son nom: une petite chose fragile et légère, virevoltante et éphémère. Ses cheveux d'un blond presque blanc cascadaient sur ses épaules en mèches raides et son visage mutin parsemé de tâches de son très claires invitaient à la trouver « trop mimi » plutôt que diablement sexy. Depuis qu'elle était devenue Hiérarte levante, elle avait abandonné les robes cintrées pour des jeans délavés et des tuniques pastel qui la grandissaient un peu sans la vieillir. Au contraire. Pourtant, elle était morte dans les années soixante et aurait pu sans aucun souci être la mère de Clara. Et de Vince. Quand on la voyait avec Allegro , soit les trois quarts du temps, on pouvait penser à un jeune homme obligé de faire le chaperon pour sa cousine ou la petite sœur d'un copain. Du moins, tant qu'on n'avait pas vu le feu de ses yeux noisette.
Allegro jouait dans un registre différent même si on ne l'aurait jamais cru capable de briser une nuque sans émotion. Il faisait exprès de s'habiller de façon sexuellement agressive avec ses pantalons taille basse, bardés de chaines et de clous à peine atténués par de sages T-shirt noirs ou gris avec parfois un symbole stylisé en vert phosphorescent dans le dos. Il avait les cheveux emmêlés et hérissés de façon très artistique à la manière d'une fourrure féline, en mèches rousses (naturelles) et noires (Jolie teinture aile-de-corbeau) et les yeux d'un vert sombre. Mais le plus frappant, c'était sa peau. Vampire, oui, surement, mais sa carnation était éblouissante. Pas le marbre blanc des plus vieux vampires qui se négligeaient mais quelque chose de laiteux et de satiné avec quelques ombres roses stratégiquement placées. Une peau à caresser en somme. Un superbe spécimen, mince et de taille moyenne et qui, parait-il, était un très bon danseur. De quoi oublier qu'Allegro aimait vraiment briser les os et était un spécialiste de l'interrogatoire.
Pour le moment, et comme la moitié du temps où on les voyait ensemble, Allegro et Sonatine s'engueulaient copieusement et manifestement, ils avaient passé tout le trajet à le faire.
- Je comprends vraiment pas ce que tu peux lui trouver! Criait Allegro avec un petit accent méditerranéen.
- Je te répondrais bien que ça ne te regarde pas... Mais en fait, tu ne peux pas comprendre.
- Putain, me sors pas cette connerie! C'est la phrase typique des gonzesses qui ont rien à dire. Ou qui ont rien dans le crâne, pauvre cruche!
- Non, mais tu t'es regardé?? T'es tellement défoncé que t'as plus aucun neurone qui se touche, pauvre taré!
Arrivés devant elle, la dispute s'éteignit tout à coup. Peut-être parce que Clara avait son air blasé et une envie folle de commander une téquila. Ce fut Allegro qui brisa le micro silence.
- Bonsoir, Madame.
Tous les vampires de Toulouse étaient atrocement polis avec elle. Et avec Vince. Une fois, elle avait demandé le pourquoi de cette attitude et il avait répondu avec son vocabulaire si particulier: « J'obéis aux ordres, Madame. Si le Maître me demande de me pencher en avant pour me la mettre bien profond avec du gravier, je lui dirais oui et merci de votre délicate attention. »
Clara alluma sa cinquième cigarette de la soirée et les regarda se mettre au garde-à-vous.
- Ça y'est? C'est bon? On peut se mettre au travail?
- Oui, Madame... Pardon pour l'éclat...
- Excusez-moi, Madame. Intervint Sonatine en minaudant comme une petite fille. Il est là?
Clara comprit de qui elle parlait et elle soupira. Sonatine était sans doute la seule de toute la cour à avoir posé un regard plus que gourmand sur Vince tout en sachant pertinemment que c'était un cannibale et qu'il avait déjà tué. Souvent. Elle n'espérait qu'une seule chose, c'était de lui servir d'escorte. Malheureusement pour elle, Vince se baladait seul.
- Oui, à l'intérieur et avec quelqu'un...
la vampire blonde ne comprit pas l'interdiction voilée et émit un petit cri ravi en battant des mains avant de se précipiter à l'intérieur en marmonnant:
- Il faut que j'aille le saluer alors...
Clara se frotta le visage et préféré se concentrer sur la mine renfrognée d'Allegro.
- Elle va comprendre un jour qu'elle risque de se faire bouffer?
- J'en doute, M'dame.
- Bon, passons. Tu as l'adresse?
- Charles m'a tout filé, ouais. Un coin un peu craignos mais on fera pas tâche.
- Vous êtes équipés?
- Toujours, M'dame. Vous voulez qu'on vous équipe aussi?
- Non, mais tu m'as regardée?
Il prit un air navré en la dévisageant et lança un regard appuyé vers l'entrée du bar. Oui, il avait raison, Sonatine était aussi effrayante que Clara. Voire moins, puisque , mis à part deux minuscules clous avec des perles roses, elle n'avait aucun piercing ni tatouage. Une vraie petite fille sage... Tout le contraire de Clara.
- Tu sais très bien ce que je veux dire!
- Oui, M'dame.
- Et arrêtes de jouer au soumis avec moi, ça m'agace!
- Oui, M'dame.
- Tu le fais exprès?
- Oui, M'dame.
- Et ça l'amuse en plus...
Allegro affichait la légère crispation du zygomatique droit qui était le prélude à l'éclat de rire. Il était l'un des rares vampires à ne pas se formaliser de l'allure ni des éclats de la Première Compagne. Au contraire. Comme tous, il n'aurait pas imaginé cette petite poupée moitié Punk, moitié gothique aux cotés de Sigur mais il était content qu'elle refuse de rentrer dans le moule. Au mépris de sa propre sécurité en passant, mais ça donnait au vampire l'occasion de jouer des poings et briser quelques crânes. La paradis pour lui, avec caution royale.
Mais il se rembrunit immédiatement en voyant le cannibale de Toulouse sortir du bar, les yeux blancs et froids et essayant de se dégager plutôt poliment de Sonatine qui lui avait kidnappé le bras.
- C'est quoi ce délire?
Dio mio, même sa voix charriait des glaçons et Allegro eut un mouvement de recul involontaire. Peu de gens pouvaient se targuer de faire peur au garde du corps mais le cannibale en faisait partie. Oh, pas à cause de son impressionnant palmarès en si peu de temps, le Levant de Chasse aurait pu en faire autant s'il avait voulu, mais ses yeux, bordel... Rien que ça proclamait le monstre.
- T'excite pas, Vince. Juste une petite urgence que je dois gérer.
- Je récupère mes affaires et j'arrive.
Mais avant qu'il ait pu se retourner pour rentrer dans le bar, la Première Compagne lui avait pris le poignet et le regardait dans les yeux sans ciller. Allegro devait bien admettre qu'il admirait le contrôle du cannibale. L'humaine n'aurait pas pu le retenir s'il avait voulu.
- Le trip du Grand Frère, ça va bien cinq minutes mais je n'ai pas envie de gâcher ta soirée. De plus, tu crois que j'ai demandé le couple infernal uniquement pour leurs jolis minois?
Sans le savoir et sans le vouloir, Clara venait de dérober un gros morceau du cœur d'Allegro: elle venait de les opposer au cannibale et les plaçait comme vainqueurs. Si Sonatine faisait la moue, c'était parce qu'elle avait compris que Vince ne viendrait pas avec eux, malgré sa petite manœuvre. Allegro, lui, ne put empêcher un petit sourire qui ne passa pas inaperçu aux yeux du cannibale... Hélas.
- Ça te fait marrer, crétin?
Les mots qui lui tombaient dessus comme des pierres remirent Allegro au garde à vous avec un visage neutre. Il ne pouvait pas se permettre de défier le deuxième vampire de Toulouse et bientôt d'Europe. Il en crevait d'envie, rien que pour le sport, mais il ne pouvait pas. Même quand Vince l'attrapa par le col pour que leurs deux visages ne soient plus distants que par un souffle, il se força à garder les bras le long du corps, les poings crispés mais loin de la cible potentielle. Malheureusement, il avait une vue imprenable sur la tempête de neige qui grondait dans ses yeux.
- S'il lui arrive quoi que ce soit, je te brise tous les os et je te laisse rôtir au soleil, c'est clair?
Que dire, franchement, mis à part acquiescer? Mais bon... Allegro devait admettre que le cannibale avait la bonne attitude et de bonnes priorités: Nul doute que le Maître lui aurait donné, en substance, le même ordre. Vince le relâcha en le repoussant un peu. Deux mâles qui se défiaient et le regard de Clara fut assez éloquent sur ce qu'elle en pensait, ce qui eut pour conséquence de faire reculer Allegro d'encore un pas. Même Sonatine avait pris quelques distances. Le dernier à se rendre compte de la tension fut le Monstre.
Là, Allegro fut choqué. Il s'était franchement attendu à ce que l'Héritier retourne dans le bar sans un regard ou à la rigueur qu'il reste dans sa colère... Mais certainement pas qu'il baisse la tête et que la couleur de ses iris s'assombrisse jusqu'au bleu ciel. Dans un instant d'irrationalité, le vampire fut jaloux. Quoi? Lui aussi trouvait la Première Compagne à son goût? Mais il oubliait que de toute la cour, il était le seul à ne pas avoir le droit de la toucher, même si elle l'avait voulu.
- Désolé... Marmonna le Monstre, véritablement contrit.
- De la part de Victor, je peux admettre. Il est trop vieux pour changer... Mais toi...
- J'ai dit que j'étais désolé...
- Retourne à l'intérieur et passe une bonne soirée. Je te revois à l'aube, parfaitement en forme grâce à ces deux-là. Compris?
- Ça me gêne un peu...
- Vince... Si je me pointe avec toi, ça voudra dire que j'ai une sérieuse dent contre eux. Malgré une soirée foutue en l'air, ce n'est pas encore le cas.
- Tu es sure?
- Je vais te tuer.
- Ok, j'y retourne.
Il lui planta un baiser sur le front et repartit dans le même mouvement. Avec un soupir, Clara se dirigea vers la berline.
- Déjà, gérer l'ego de Victor est presque au-dessus de mes forces... Mais vos combats de coqs...
- J'essaierais de ne plus le faire, M'dame.
Sonatine éclata de rire en prenant place sur le siège du mort.
- C'est ça, ouais... De la part de n'importe qui d'autre, je l'aurais cru, Al...
- Ah, tiens..?
Clara boucla la ceinture de sécurité avant de résister vaillamment à l'envie de finir son paquet de cigarettes.
- Et oui, très chère dame! Allegro a une sérieuse dent contre Messire Vincent.
- Sona... Gronda le dit vampire en montrant les canines et en démarrant la voiture.
Elle avait beau l'aimer comme un frère, Clara se doutait bien que Vince ne remportait pas l'unanimité. Loin de là... Deux raisons majeures: Parvenu et Cannibale. On le méprisait pour sa haute situation malgré son jeune âge mais surtout parce qu'il terrifiait tout le monde. C'était douloureux pour elle même si Vince semblait très bien s'en satisfaire.
- Pourquoi?
La question était partie toute seule même si Clara connaissait déjà toutes les réponses à cette foutue question.
- Parce qu'il est jaloux.
- Sonaaaaaa!
Ah, d'accord... Celle-là, on ne lui avait pas encore faite.
- Dieu tout puissant, mais pourquoi?
- Oh, c'est simple, très chère Dame... Commença la vampire avec l'air de lécher de la crème sur ses babines.
- Sonatine. C'est à Allegro que je pose la question.
Mais Allegro semblait vouloir s'emmurer dans le silence. Si ça n'avait pas été la Première compagne, il aurait sans doute continué à se taire dans un mutisme boudeur. Mais bon... Levant de chasse était certes une place enviable mais ce n'était pas assez justifier ses caprices.
- C'est que... J'aurais bien aimé être à sa place.
- Tu sais, les hautes sphères, c'est pas aussi chouette qu'on pourrait le croire. Vince te laisserait la place de grand cœur.
- Non... Je parle de son statut de cannibale.
Clara en resta muette à dévisager le vampire dans le rétroviseur et à essayer de deviner s'il se foutait d'elle.
- Ben oui, M'dame... Avoir le droit et la puissance de tuer qui on veut, c'est génial. Et puis, il fait peur à tout le monde. Ça aussi, j'aime bien.
Elle vit Allegro d'un autre œil et ce n'était pas très plaisant. Oh, bien sûr, depuis qu'elle connaissait le couple infernal, elle se doutait qu'ils n'étaient pas très sains d'esprit ni l'un ni l'autre. On ne commence dans la prostitution vampirique pour finir dans l'assassinat sans en être un peu abîmé. Mais, bizarrement, elle avait toujours cru qu'Allegro était plus solide que Sonatine. Comme elle s'était trompé...
- Cette place aussi il te la laisserait de grand cœur.
Au moment où elle avait marmonné cette phrase, elle se rendit compte que ce n'était pas très intelligent. Personne ne connaissait la psyché des cannibales mais personne n'imaginait non plus qu'ils puissent être malheureux ou dépressifs...
Dont acte:
- Sans vouloir vous froisser, M'dame, c'est un genre qu'il se donne.
- Vraiment?
- Bien sûr. L'assassin malheureux et asocial, ça a son charme. Même Sonatine s'est laissée piéger.
- Non, mais dis donc!
- T'es une greluche, Cara mia... mais je t'aime bien. Mais t'es une greluche.
Clara préféra couper court.
- Stop! Pas de disputes tant que je suis à portée d'oreilles. Je suis déjà assez énervée comme ça, n'en rajoutons pas.
- Pardon, Madame. Firent-ils dans un ensemble parfait.
La Première compagne préféra regarder Toulouse défiler par la fenêtre en décidant qu'elle ne dirait rien à Vince. Pas besoin d'en rajouter... vraiment pas... Victor n'apprécierait pas que son fils se fasse les crocs sur l'un de ses vampires juste parce qu'il le jalousait!
Oh, misère... la migraine la reprenait. Elle se pinça le nez juste entre les deux yeux pour faire passer la douleur.
Allegro avait raison: Le quartier n'était pas terrible et ils ne faisaient pas tâche, sauf peut-être Sonatine qui paraissait trop menue et trop innocente pour trainer à minuit à côté d'une gothique percée de partout et d'un échappé de rave-party. Mais Clara trouvait plus perturbant de devoir rencontrer deux émissaires dans un HLM. Quant à ses gardes du corps, ils étaient passés en mode professionnel: pas un mot, le regard mobile et prêts à sortir les armes si nécessaire. Eux aussi sentaient que quelque chose clochait. Clara s'empêchait de parler pour ne pas les déconcentrer mais elle n'était vraiment pas tranquille.
En règle générale, les émissaires d'autres cours descendaient à l'hôtel. Comme Charles avait des contacts à peu près partout dans la région, on savait qui venait et pour combien de temps. Que ces deux-là aient choisi de s'installer dans une zone humaine « pure » et d'un standing plus que discutable était incompréhensible. Même un vulgate envoyé en ambassade n'aurait pas osé déconsidérer ses maitres en s'installant là, surtout sans s'annoncer. C'était suicidaire, dangereux... et stupide.
Ou extrêmement provocateur, au choix.
Clara chassa ses mèches noires de son front en essayant de cacher qu'elle était morte de trouille. Après tout, c'était le cinquième groupe d'émissaires qu'elle allait voir toute seule et, grâce au ciel, tout s'était bien passé. Même avec le représentant de Kyoto, qui avait été impressionné par sa culture et ses connaissances sur l'époque Heian, alors que la Cour de Kyoto n'était pas en très bons termes avec Victor. Une sombre histoire de partage de territoires qui avait mal tournée.
En jetant un coup d'œil à Allegro, elle fut surprise de lui voir une moue de soutien et une lueur inflexible dans le regard. Sonatine avait les mêmes. Ils la protégeraient et elle se sentit un peu moins oppressée même si elle ne put retenir un léger raidissement de la nuque quand son garde du corps frappa trois coups à la porte. La femme qui ouvrit semblait échappée de l'imagerie populaire concernant les princesses incas, si ce n'était son teint pâle et ses yeux noirs sans aucun éclat. Clara se dit qu'il était dommage de se couvrir d'or et de broderies multicolores pour n'avoir au final aucun charisme... Mais la princesse sans charme se contenta de s'effacer devant eux pour leur laisser le passage.
L'homme qui était dans le salon, assis dans un canapé qui avait connu des jours meilleurs, ne s'en tirait pas beaucoup mieux que sa compagne. Il était moins pâle mais la vie qui avait déserté son corps transformait la peau dorée d'un indien d'Amérique du sud en teint bilieux d'un malade d'hépatite C. Teint qui n'était pas arrangé par le costume blanc et le borsalino.
- Le Grand Serpent à plumes adresse son intérêt à la compagne du maitre de Toulouse.
En une seule phrase, il venait de réussir à insulter le trio. Déjà, sa voix avait l'intonation de quelqu'un qui sort du lit ou qui s'ennuie profondément. Ensuite, il avait parlé du maitre de Toulouse en oubliant que celui-ci était l'un des Douze. Enfin... histoire de bien insister, il avait parlé en premier alors que le code diplomatique vampirique (et Dieu savait que Charles le lui avait suffisamment seriné pendant des semaines), c'était à elle de parler en premier et de donner la permission de répondre. De la part de Victor, ce serait passé tout seul et ce serait seulement le lendemain que son interlocuteur aurait compris l'insulte. Étrangement, Clara se sentit désarmée face à tant de mépris voilé. Allegro et Sonatine échangeaient des regards entre la surprise et la colère.
Il fallait qu'elle se ressaisisse. Elle se composa un visage dur et froid et pinça les lèvres. Soit elle répondait, soit elle lâchait ses deux fauves... Comme elle aurait voulu avoir les conseils de Victor en ce moment!
- Son intérêt m'importe moins que des excuses. Qu'est-ce que vous faites ici?
Un peu dur, certes, mais le léger sourire de Sonatine la réconforta. Elle devait être forte, non seulement pour elle et pour Victor, mais aussi pour les deux assassins qui risquaient leur peau pour la sienne. Cela dit, si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait laissé le couple infernal faire du carpaccio des deux émissaires.
- Négocier.
- Eh bien, c'est mal parti...
- De mon point de vue, non. Mais je ne m'attendais guère à mieux de la part d'une... humaine... compagne d'un parvenu.
Allegro ne put retenir un feulement de rage tandis que Sonatine dégainait son simple couteau. Clara, elle, était abasourdie. C'était du suicide.
- Franchement... Vous espérez négocier quoi en m'insultant?
- Votre reddition.
Au fin fond de sa mémoire, Clara s'était toujours demandé comment donner un exemple de l'expression: « Tomber de Charybde en Scylla » Et bien, là, on y était. On y était d'autant plus quand elle sentit le fil glacé d'une lame courbe contre sa gorge. Tout le monde avait oublié cette salope de princesse sans charme qui la menaçait maintenant de lui ouvrir la trachée et peut-être la jugulaire au passage. Sonatine était toujours fixée sur l'émissaire mais Allegro s'était retourné pour voir la prise d'otage. Ses yeux verts brillaient de fureur.
- Vous menacez la Compagne de Premier Prédateur, siffla Sonatine avec suffisamment d'acide dans la voix pour percer un coffre, et vous parlez de reddition?
- Stupides créatures... Vous avez cru le mensonge de Drake... Mon maître EST le Premier Prédateur.
Première solution, donc... Quetzalcoatl ne se sent plus pisser.
- Alors pourquoi ce lombric déplumé n'est pas venu en personne pour éventer la supercherie?
Borsalino perdit son flegme et explosa.
- Silence, Humaine! Tu n'es même pas digne de me regarder alors baisses le regard!
Mais Clara refusa de baisser les yeux. Elle n'avait pas survécu jusque-là à passer entre les gouttes pour se faire humilier par le serviteur abject d'un vampire fou. Elle savait qu'elle se mettait en danger, ainsi que les deux autres et le fragile équilibre de la cour mais ça, non. Elle ne se soumettrait pas.
Point final.
Au moment même où elle se décida à lâcher les chiens, Allegro se jeta en avant pour saisir le couteau qui la menaçait de sa main gauche et quelque chose situé derrière l'oreille de Clara. Sans doute les yeux de la Princesse sans charme au bruit spongieux qu'elle entendit. Sonatine était déjà sur son propre adversaire et luttait avec en l'insultant avec toute la furie romaine dont elle était capable. Si Victor l'avait entendu, il aurait froncé les sourcils avant de signifier que de tels mots n'avaient rien à faire dans la bouche d'une jeune femme... avant d'éclater de rire et de lui en apprendre de bien pire.
Cependant... C'était la première fois que Clara comprenait la différence entre humains et vampires. Les quatre suceurs de sang virevoltaient dans un ballet aérien et mortel et s'envoyaient des coups aussi puissants que l'impact d'une voiture lancée à 100 Km/h. Elle... Elle se contentait d'être ballotée entre les protagonistes en espérant ne pas mourir. Dieu qu'elle se sentait faible... Non, pire! Un fardeau. Si elle n'avait pas été là, le couple infernal aurait pu s'en donner à cœur joie. Là, ils étaient obligés de faire attention à cette petite poupée de porcelaine qui ne devait en aucun cas recevoir la moindre fêlure. Pire que faible. Un fardeau.
Elle aurait dû accepter une arme à feu. Oh, non... C'aurait été pire. Avec son habilité légendaire, au mieux, elle aurait tiré en l'air, au pire, fait un joli trou dans le front de Sonatine. Tombée au sol comme une masse, Clara luttait contre son envie de vomir, tellement elle se dégoutait. Une petite chieuse sans intérêt qui avait eu la chance de tomber entre les griffes d'un maitre vampire, voilà tout ce qu'elle était et voilà tout ce qu'elle aurait du rester, à servir du café infect et à se dessaper pour une bande de vieux pervers. Elle ne méritait pas Victor, elle ne méritait pas Vince et son attitude de grand frère et encore que deux vampires tarés se sacrifient pour elle...
Et merde, non...
Non.
Non!
- Ça suffit!
Clara elle-même fut abasourdie par la puissance de sa voix. Elle avait dû se faire entendre jusqu'au Bagis... Pourtant, elle était debout, soutenu par une rage froide, les poings crispés. Tout le monde la regardait avec stupeur. Allegro avait continué à marteler la Princesse en la tenant par l'orbite vide. Sonatine était coincée sous l'émissaire et tentait de le griffer au visage. Mais là, tout le monde s'était stoppé pour la regarder, bouche bée, sans possibilité de battre un cil.
S'il restait du dégout en elle, c'était juste parce qu'il s'était allé à l'auto-apitoiement. Personne n'avait besoin d'une petite poupée pleurnicharde. Elle se battrait. Autant pour les autres que pour se mettre dans la tête qu'elle valait quelque chose. A ses pieds, elle récupéra la dague courbe de la Princesse et avança vers l'émissaire.
- Si j'étais d'humeur, murmura-t-elle avec une voix qu'elle reconnut à peine, je vous laisserais la vie sauve pour que vous alliez raconter que j'entérine la déclaration de guerre.
Clara saisit les cheveux de l’émissaire et lui passa la lame sur la gorge d’un coup sec. Le sang qui cascada sur Sonatine ruina définitivement sa tunique mais à voir son sourire hystérique, elle adorait ce genre de douche.
- Mais je ne suis pas d’humeur.
Un seul hochement de tête à la poupée tueuse et celle-ci se déchaina sur sa victime à l’aide d’un pied de lampe jusqu’à ce que le crâne de cet insupportable poseur ressemble à une citrouille oubliée au beau milieu d’une voie rapide. Quand elle se retourna, Allegro tenait toujours sa proie par l’orbite mais était derrière elle et la forçait à tendre le cou avec un sourire carnassier : Prête au sacrifice. Le dernier œil qui lui restait était immense de terreur.
- Toi, tu raconteras ce que tu as vu. Et tu diras que le moindre vampire de Quetzalcoatl osant poser un pied sur le territoire de Sigur lui sera retourné en si petits morceaux qu’il faudra des siècles pour les identifier !
Si elle avait su qu’un jour elle se comporterait comme une mafieuse…
- Et pour être bien sûre que tu as tout compris…
Clara donna la dague à Allegro et désigna l’épaule de la demoiselle. L’assassin de Rome n’eut pas besoin de plus pour comprendre le geste : il la coucha au sol et lui attaqua l’épaule à grands coups de dague pour en séparer le bras. L’humaine aurait dû être dégoutée. Elle aurait dû vomir ses tripes en regardant le spectacle d’Allegro qui faisait exprès de ne pas soigner son travail et en écoutant les bruits atroces des os et des cartilages qui cédaient sous la pression, des tendons qui claquaient et de la chair qui se déchirait. A côté, les hurlements de la Princesse étaient presque agréables. Quand Allegro se retourna vers elle, un genou en terre, pour lui présenter le répugnant présent, elle le prit comme s’il s’agissait d’un vulgaire parapluie.
- Oh, et tu as deux heures pour débarrasser le plancher.
Toujours avec le bras dans la main, Clara se dirigea vers la porte sans autre forme de procès. Allegro boitait bas et se tenait le bras mais comme Sonatine, il n'oublia pas de cracher sur la Princesse avant de sortir. Elle les sentait tous les deux blessés mais gonflés à l'adrénaline alors qu'elle même... Rien. Rien du tout. C'en était effrayant. Même quand elle parvint à une poubelle, en bas de l'immeuble pour y jeter son macabre trophée, elle était toujours d'un calme surréaliste.
Adossée au container, elle regarda son couple de gardes du corps. Oui, ils avaient eu mal. Les griffures que Sonatine portait au visage commençaient à disparaître mais les marques sur son décolleté semblaient plus problématiques, sans oublier l'un de ses poignets qui était gonflé au-delà du raisonnable. Pour Allegro, manifestement la Princesse sans charme avait gardé un autre couteau qu'elle lui avait planté à l'arrière de la cuisse et l'avait tourné dans tous les sens. D'où sa boiterie. Mais les deux souriaient béatement comme après un bon film.
- Ça faisait un peu Kill bill, non?
Ils s'esclaffèrent et elle-même se mit à sourire. La … Chose qui la soutenait jusque-là s'évanouissait peu à peu et elle fut prise d'une irrépressible nausée. Heureusement que la poubelle était juste derrière elle. Elle sentit les mains de ses deux anges noirs lui tapoter le dos et lui prodiguer force « Ça fait toujours ça la première fois... » Entrecoupées de « Tu te souviens à Venise quand... ». C'était surréaliste mais elle n'aurait pas voulu quelqu'un d'autre que ces deux assassins pour lui tenir la main alors qu'elle regagnait, tremblante, l'abri de la voiture.
Elle était un peu nerveuse. C'était la première fois qu'elle rentrait dans l'antre d'un autre vampire sans y avoir été invité et sans personne pour l'accompagner. Bon, elle savait qu'elle ne serait pas mal accueillie mais... Toujours cette petite appréhension...
Au moment de frapper à la porte, celle-ci s'ouvrit sur une jeune femme parfaitement vivante et avec les yeux aussi vides que sa tête. C'aurait été impressionnant si elle n'avait pas déjà vu Allegro faire ce tour aux humaines qu'il fréquentait.
- Oh, salut! Vous venez voir Al? Il est sous la douche et moi je dois partir! Amusez-vous bien!
Et elle partir en gloussant comme une petite fille.
Clara se demanda comment de tels spécimens pouvaient exister mais elle rentra quand même pour s'installer sur le canapé lit qui était encore défait. L'appartement était curieusement vide. Le strict minimum... Mais Allegro ne venait ici que pour recevoir ses repas. Rien de plus.
Les évènements de la veille avaient eu des conséquences mitigées. La guerre n'était pas une bonne nouvelle mais Victor avait semblé s'y attendre, mieux, il y était préparé. Vince s'en fichait royalement mais il l'avait serrée contre lui et adressé un merci contraint au couple infernal. Sonatine avait été radieuse malgré le sang qui la couvrait et Allegro avait consenti à moins faire la gueule face au cannibale. Non, décidément, ces deux-là ne s'aimeraient jamais... Et puis tout le monde s'était embrasé dans une activité de ruche...
Avant qu'elle ne puisse poser la question, Victor lui avait murmuré:
- Non, je n'y suis pour rien. J'aurais bien aimé mais tu as fait ça toute seule.
Ce qui posait plus de questions que ça n'en résolvait... Ô joie.
- Madame?
Allegro était sorti de la salle de bains, habillé et avec une serviette sur la tête. Il boitait toujours un petit peu. Sa superbe peau était aussi un peu plus rose suite à une transfusion de Bimbo.
- Je suis honoré de votre venue mais...
- Ne t'inquiète pas. J'ai une bonne raison d'être là. Mais d'abords, comment vas-tu?
L'assassin continua quelques secondes à se frotter la tête avant de jeter la serviette sur une chaise.
- Rien qu'un peu de sang ne puisse guérir, merci de votre sollicitude. Et merci du petit cadeau pour Sonatine, elle a vraiment apprécié.
Clara sourit en y repensant. Elle avait déployé des trésors de persuasion mais elle avait obtenu que Vince accorde un peu d'attention à la petite poupée tueuse en récompense. Résultat, il avait « consenti » à lui accorder une soirée, mais pas plus et dans les limites du raisonnable. En clair, elle était priée de ne pas abuser de la situation.
- C'était trois fois rien... Mais ce qui m'embête, c'est que je ne sais pas quoi t'offrir à toi. D'autant plus que je vais te demander une autre faveur.
Allegro en resta abasourdi quelques secondes et eut le réflexe qu'il avait toujours eu en pareil cas: celui de regarder derrière lui pour voir si on ne s'adressait pas à quelqu'un d'autre. Stupide réaction puisqu'il était tout seul.
- Tout ce que vous voudrez, Madame. Vous pouvez me demander n'importe quoi.
- Attends de savoir ce que c'est avant d'accepter.
- Inutile, je me jetterais au feu pour vous!
- Tu préfèreras peut-être te jeter au feu...
Mais elle lui expliqua son plan. Le sien propre, sans aucune intervention de Victor, en long en large et en travers. A voir la tête de l'assassin, elle sut qu'elle avait fait le bon choix: Lui aussi trouvait ça délirant, tout abîmé qu'il soit.
Tout ça allait mal finir...
Très mal finir...
Puis, enfin, une grande inspiration... avant de repartir dans le rire tonitruant qui la secouait depuis dix minutes. Le fou rire dans toute sa splendeur; elle en avait les abdominaux qui en hurlaient, c'est dire. Il fallait admettre que depuis que Vince avait décidé de se décoincer un peu plus, il était parfaitement vivable. Et l'homme qu'elle prenait toujours pour un mystère sur pattes n'y avait pas peu contribué. A la minute où elle l'avait compris, elle se mit à saluer Ben avec toujours une petite génuflexion pour le remercier. Un blague. Dont il avait le bon ton de trouver drôle.
Pour le moment, Vince racontait sa mésaventure d'avoir eu comme amants deux de ses chefs de service alors qu'il travaillait encore dans une grande boite. Ses deux chefs qui s'étaient révélés mari et femme en instance de divorce... Ce qui aurait pu être une sordide histoire de mœurs devenait un one-man-show. Du coin de l'œil, Clara apercevait leurs voisins de table qui se retenaient de rire et même un serveur qui faisait des efforts méritoires pour prendre une commande entre deux gloussements. Oui, Vince racontait sa mésaventure en français, certes, pas pour en faire profiter tout le monde mais pour pratiquer. Un consensus entre eux trois: Parler français le plus souvent possible, passer à l'anglais dés que le sujet devenait sensible. Mais la majorité de leurs conversations étaient en français.
En soupirant pour reprendre son calme et buvant une gorgée de jus d'orange pour s'humecter le palais, elle se dit que tout le pouvoir de séduction de Vince était là. Sa beauté bien sur, mais aussi sa capacité à tout faire paraître léger et sans conséquences. Il aurait pu se reconstituer sa cour d'admirateurs; si sa récente ouverture au monde n'était pas hérissé de barbelés. Ils n'étaient pas nombreux à être passé par là, mais étrangement, le cannibale n'en désirait pas plus. Qu'il le veuille ou non, son ancienne vie était derrière lui mais pour la nouvelle, il se sentait encore trop fragile pour accepter autant de monde que la dernière fois. Cependant, il y avait une nette amélioration.
Concernant Ben, elle restait mitigée. Oh, elle l'aimait bien, pas de doute, et d'autant plus depuis qu'il était le premier roc sur lequel Vince s'appuyait pour assurer sa remontée des enfers. Mais lui aussi avait quelque chose de brisé en lui. Impossible de savoir de quoi il s'agissait, Ben ne se livrait pas, même par mégarde. Ce qu'elle avait entrevu lors d'un après-midi de shopping et qu'elle avait pris pour de la paranoïa légère était bien une obsession du contrôle, mais du contrôle de soi: Rien ne devait le surprendre, pas le plus petit événement. Aussi, tellement concentré à ne pas se faire surprendre, Ben n'était plus qu'un homme presqu'invisible qui se contentait d'aiguiller le récit:
- Et ça c'est fini comment?
- Atroce... Une interdiction de m'approcher a presque failli faire partie des demandes pour le divorce... des deux cotés!
Ben sourit légèrement et Clara pouffa de rire en imaginant la tête du pauvre juge devant de telles demandes. Le cannibale, lui, préféra pousser un de ces célèbres soupirs avant de continuer:
- J'ai fini par déposer ma démission et déménager à Miami. Ça devenait trop bizarre pour moi, surtout quand Madame m'a appelé pour me dire qu'elle et son ex-mari avaient institué des « tours de garde ».
- Non??
- Si! Chacun avait ses week-ends et une partie des vacances. C'était lamentable... Pour ça que j'ai préféré mettre quelques états entre eux et moi.
- Tu m'étonnes...
Clara décida de lancer un coup de sonde vers le Roc.
- Et toi, Ben? Des anecdotes croustillantes sur ta vie sexuelle?
Un regard à droite, un haussement d'épaules.
- Non, rien.
D'accord, il faudrait un marteau-piqueur pour le mettre à nu celui-là...
- Juste une question, en fait...
Ah, espoir? Mais Ben passa à l'anglais avec ce charmant petit accent britannique.
- Trois semaines de privation de sortie?
Vince se rembrunit avec classe et fit signe au serveur de lui resservir la même chose. Un accord tacite entre Clara et lui depuis qu'il avait vu la résistance à l'alcool du Lycanthrope. Clara buvait, mais très modérément, Vince ne pouvait rien avaler, évidement, alors Ben éclusait religieusement ce que les deux hommes commandaient. Aussi le cannibale ne se privait-il pas de commander plus que lui-même aurait bu pour dérider Ben sous l'emprise de l'alcool. Résultat: L'équivalent d'une bouteille de vodka dans les veines et le loup était égal à lui-même.
- C'était parfaitement humiliant... Marmonna Vince.
- Pour tout le monde, renchérit Clara.
- Comment ça?
- Étant donné que monsieur Sale Gosse ici présent est le second dans la hiérarchie de la Ville, tout ceux qui étaient en dessous étaient punis pareillement. Tu veux que je te dise le pire?
- Vas-y.
Mais ce fut Vince qui répondit en grommelant.
- Ils voulaient tous être punis... Trois semaines à vivre avec eux... On se serait cru dans une orgie SM.
Clara s'esclaffa. Ben, non.
- Preuve que vous n'avez jamais vécu dans une meute, les enfants. Ils n'ont pas fait ça par plaisir mais par devoir et loyauté. Penses à les remercier un jour.
- Ok... Je pige rien, là...
- Du point de vue hiérarchique, ils auraient du t'empêcher de faire une connerie.
- C'est impossible.
- Ce n'est pas une question de possibilité, mais de partage des responsabilités. De plus, par ce biais, ils te montrent ainsi qu'à l'autre, là, que tu as mérité ta place et qu'ils ne te défieront pas. Pour le moment.
Les deux le regardèrent interloqués alors qu'il éclusait sa sixième vodka.
- Ça marche comme ça, chez toi?
- Non. Surtout parce qu'il n'y a pas de chieurs chez nous.
La moue renfrognée de Vince fut charmante. Sans doute parce qu'elle était fausse, se dit Clara. Pour avoir connu les véritables moments de colère du cannibale, elle voyait la différence, surtout dans l'éclat du regard. Encore une fois, elle pouvait en remercier Ben. Mais elle ne le faisait pas. Toujours cette impression étrange que ça allait mal finir... que quelqu'un allait très mal le vivre. Et puis... A force de partager le sang de Victor, son pouvoir augmentait. Elle avait eu peur de finir tout entendre, mais non. Victor lui avait expliqué les limites et le fait qu'elle n'en avait qu'une forme atténuée de télépathie. Elle ne s'en plaignait pas. Mais elle aurait préféré ne pas entendre certaines choses. Comme maintenant d'ailleurs.
Clara savait que l'ouverture de Vince était consécutive à sa rencontre explosive avec Ben. Ce qu'elle aurait préféré ignorer, c'est que Vince faisait exprès de faire le clown. Par pour lui-même, pas pour elle mais pour le loup-garou. Elle se doutait que, seul, Vince retombait dans le morbide. Et puis, merde! Si elle s'écoutait, elle espacerait les rencontres quitte à se mettre le cannibale à dos. Cependant, Celui-qui-doit-être-obéi n'avait pas vu le danger, ce qui signifiait qu'il y voyait un avantage. Il n'avait pas vu qu'en deux mois l'envie s'était tournée en besoin, que Vince en voudrait plus et qu'il se heurterait à un mur infranchissable. Pourtant... Ben faisait quelques ouvertures. Qui lui coutait.
Ça allait mal finir.
- Eh, Clara... (Vince fit claquer ses doigts deux fois devant son nez) C'est moi, le dépressif. Pas la peine de faire cette tête...
Oulah... Ça avait du bien se voir.
- Désolée, les mecs. Moment purement féminin de blues. Mais c'est fini, maintenant, c'est bon.
- Chieuse.
- Il faut bien que je te donne de quoi râler, mon chou. Répondit Clara en fixant Ben avec un petit sourire carnassier.
- Et tu fais ça si bien...
Vince se mit à rire, la bouche fermée et le poing devant la bouche pour cacher les canines compromettantes. Ça aussi, ça l'énervait. Être obligé de se cacher lui avait parfaitement convenu dans les premiers temps de sa vie vampirique mais depuis qu'il ressortait, faire attention à masquer ce qu'on lui avait imposé... Et il y avait tellement de choses à masquer...
Le téléphone de Clara vibra dans sa poche et elle s'excusa rapidement avant de sortir du bar pour répondre.
- Oui, Charles?
Du coin de l'œil, elle vit son petit frère vampirique tenter un nouveau coup de sonde pour se rapprocher du loup-garou. C'était pathétique, puisque sans espoir.
- Pardon de vous déranger, Madame, mais deux émissaires de Buenos Aires sont arrivés sans autorisation et le Maître n'est pas disponible.
Ah oui... Depuis quelques temps, la vie vampirique à Toulouse était devenu passablement compliquée. La nouvelle selon laquelle le grand prédateur Sigur reprenait sa marche inexorable depuis le fief toulousain s'était répandue à la vitesse de la lumière multipliée par le coefficient de la trouille. Victor trouvait ça hilarant. Clara, moins... Surement parce qu'en tant que Première Compagne, Clara était au moins aussi sollicitée que son terrible amant, mais moins crainte. Enfin... Heureusement que Charles était un second de très grande qualité pour elle et qu'il avait pris les choses en main.
- Avec ou contre nous? Soupira t'elle en cherchant son paquet de Marlboro et son briquet.
- Neutre pour le moment, Madame. Mais l'Amérique du Sud s'est toujours placée sous l'égide de Quetzalcoatl et... disons que ce n'est pas très bon.
- C'est un Grand?
- C'est un dieu. Enfin, c'est comme ça qu'il se présente. Quant à savoir quel est son véritable rang... Disons qu'ils considèrent cette question comme inconvenante.
- Ouais... donc, soit il ne sent plus pisser, soit il a les moyens de ne plus se sentir pisser.
- En termes profanes, oui.
Clara réussit enfin à allumer sa cigarette avant de s'adosser au mur le plus proche. Pour une fois qu'elle passait une bonne soirée avec son cannibale, il fallait que ces crétins de vampires argentins se pointent sans invitation. Elle avait envie de les envoyer paître et de retourner à l'intérieur pour se saouler et cette fois-ci, pour de bon, à grand renfort de téquila. Mais non... Ce serait pire si elle fuyait. Que le maître soit inatteignable, c'était logique, mais qu'elle se permette, elle, de bloquer les procédures... Déjà qu'elle n'avait pas beaucoup d'amis au sein de la Cour de Toulouse mais là... Autant s'accrocher une cible dans le dos. Heureusement que Charles était là et l'avait prévenue à demi-mot.
- Bon... Qui est de permanence, ce soir?
- Hélas pas grand-monde. Du moins pas assez pour une audience au palais. Ils ont bien choisi leur moment.
- Chopes-moi Sonatine et Allegro. Ils ont vingt minutes pour me rejoindre à « La couleur de la culotte ».
Silence sur la ligne. De l'autre coté, Charles se disait qu'il n'y avait que la Première Compagne pour oser traîner dans un endroit avec un nom pareil. Puis, avec un soupir, il composa le message pour les deux gardes du corps de sa maitresse.
- C'est fait, Madame. J'attends la confirmation. Puis-je humblement vous offrir mes conseils?
- Tu sais que tu n'as pas besoin de ma permission pour m'offrir quoique ce soit.
- Navré, Madame. Mais ça me rassure de me conformer aux usages et aux règles de la bienséance.
- Accouche, s'il te plait... Je viens d'interrompre une super bonne soirée pour souhaiter une bonne nuit à deux emmerdeurs de Buenos aires, alors je ne suis pas d'humeur à rester très classe.
- Je vois. Techniquement, vous êtes déjà dans l'état d'esprit qu'il faut: La colère froide. Mais, par pitié: pas d'attaque sans provocation.
- Tu me prends pour qui, Charles? Tu crois franchement qu'avec mes cinquante kilos toute mouillée je peux me permettre de les savater?
- Je sais surtout qui vous avez appelé en renfort, Madame.
- Rhoooh, mais non, c'est juste parce qu'ils présentent bien.
- Bien sur, Madame, J'y crois autant qu'à mon retour sur le trône de France. Ah! Vos gardes du corps sont en chemin. Soyez prudente, Madame.
Clara lâcha un merci un peu pincé et raccrocha avant de finir sa cigarette et de s'en rallumer une. Oui, bien sur, Charles avait raison... Elle n'avait pas choisi sa délégation du soir parce qu'elle présentait bien, même si c'était la première chose à laquelle on pensait en les voyant. Sonatine et Allegro étaient deux transfuges de la défunte Cour du Vatican avant qu'elle ne soit absorbée par la Cour de Rome et laissée à l'abandon. Tout deux étaient des vulgates lorsque Victor les avaient rencontrés et utilisés comme servants de cœur, joli terme vampirique pour prostitués au service des invités d'une cour. Mais ce ne fut pas pour ça que Victor les avaient appréciés. Ces deux là avaient comme passe-temps de se venger de certains de leurs clients imposés et de semer les germes de la discorde. Ils étaient très doués. Et ils ne s'étaient jamais fait prendre, sans doute parce qu'un VRP du nom de Victor Drake leur avait donné de quoi couvrir leurs traces.
En voyant Sonatine et Allegro sortir de la petite berline de ce dernier, Clara se dit que les apparences étaient vraiment trompeuses. Sonatine portait délicieusement son nom: une petite chose fragile et légère, virevoltante et éphémère. Ses cheveux d'un blond presque blanc cascadaient sur ses épaules en mèches raides et son visage mutin parsemé de tâches de son très claires invitaient à la trouver « trop mimi » plutôt que diablement sexy. Depuis qu'elle était devenue Hiérarte levante, elle avait abandonné les robes cintrées pour des jeans délavés et des tuniques pastel qui la grandissaient un peu sans la vieillir. Au contraire. Pourtant, elle était morte dans les années soixante et aurait pu sans aucun souci être la mère de Clara. Et de Vince. Quand on la voyait avec Allegro , soit les trois quarts du temps, on pouvait penser à un jeune homme obligé de faire le chaperon pour sa cousine ou la petite sœur d'un copain. Du moins, tant qu'on n'avait pas vu le feu de ses yeux noisette.
Allegro jouait dans un registre différent même si on ne l'aurait jamais cru capable de briser une nuque sans émotion. Il faisait exprès de s'habiller de façon sexuellement agressive avec ses pantalons taille basse, bardés de chaines et de clous à peine atténués par de sages T-shirt noirs ou gris avec parfois un symbole stylisé en vert phosphorescent dans le dos. Il avait les cheveux emmêlés et hérissés de façon très artistique à la manière d'une fourrure féline, en mèches rousses (naturelles) et noires (Jolie teinture aile-de-corbeau) et les yeux d'un vert sombre. Mais le plus frappant, c'était sa peau. Vampire, oui, surement, mais sa carnation était éblouissante. Pas le marbre blanc des plus vieux vampires qui se négligeaient mais quelque chose de laiteux et de satiné avec quelques ombres roses stratégiquement placées. Une peau à caresser en somme. Un superbe spécimen, mince et de taille moyenne et qui, parait-il, était un très bon danseur. De quoi oublier qu'Allegro aimait vraiment briser les os et était un spécialiste de l'interrogatoire.
Pour le moment, et comme la moitié du temps où on les voyait ensemble, Allegro et Sonatine s'engueulaient copieusement et manifestement, ils avaient passé tout le trajet à le faire.
- Je comprends vraiment pas ce que tu peux lui trouver! Criait Allegro avec un petit accent méditerranéen.
- Je te répondrais bien que ça ne te regarde pas... Mais en fait, tu ne peux pas comprendre.
- Putain, me sors pas cette connerie! C'est la phrase typique des gonzesses qui ont rien à dire. Ou qui ont rien dans le crâne, pauvre cruche!
- Non, mais tu t'es regardé?? T'es tellement défoncé que t'as plus aucun neurone qui se touche, pauvre taré!
Arrivés devant elle, la dispute s'éteignit tout à coup. Peut-être parce que Clara avait son air blasé et une envie folle de commander une téquila. Ce fut Allegro qui brisa le micro silence.
- Bonsoir, Madame.
Tous les vampires de Toulouse étaient atrocement polis avec elle. Et avec Vince. Une fois, elle avait demandé le pourquoi de cette attitude et il avait répondu avec son vocabulaire si particulier: « J'obéis aux ordres, Madame. Si le Maître me demande de me pencher en avant pour me la mettre bien profond avec du gravier, je lui dirais oui et merci de votre délicate attention. »
Clara alluma sa cinquième cigarette de la soirée et les regarda se mettre au garde-à-vous.
- Ça y'est? C'est bon? On peut se mettre au travail?
- Oui, Madame... Pardon pour l'éclat...
- Excusez-moi, Madame. Intervint Sonatine en minaudant comme une petite fille. Il est là?
Clara comprit de qui elle parlait et elle soupira. Sonatine était sans doute la seule de toute la cour à avoir posé un regard plus que gourmand sur Vince tout en sachant pertinemment que c'était un cannibale et qu'il avait déjà tué. Souvent. Elle n'espérait qu'une seule chose, c'était de lui servir d'escorte. Malheureusement pour elle, Vince se baladait seul.
- Oui, à l'intérieur et avec quelqu'un...
la vampire blonde ne comprit pas l'interdiction voilée et émit un petit cri ravi en battant des mains avant de se précipiter à l'intérieur en marmonnant:
- Il faut que j'aille le saluer alors...
Clara se frotta le visage et préféré se concentrer sur la mine renfrognée d'Allegro.
- Elle va comprendre un jour qu'elle risque de se faire bouffer?
- J'en doute, M'dame.
- Bon, passons. Tu as l'adresse?
- Charles m'a tout filé, ouais. Un coin un peu craignos mais on fera pas tâche.
- Vous êtes équipés?
- Toujours, M'dame. Vous voulez qu'on vous équipe aussi?
- Non, mais tu m'as regardée?
Il prit un air navré en la dévisageant et lança un regard appuyé vers l'entrée du bar. Oui, il avait raison, Sonatine était aussi effrayante que Clara. Voire moins, puisque , mis à part deux minuscules clous avec des perles roses, elle n'avait aucun piercing ni tatouage. Une vraie petite fille sage... Tout le contraire de Clara.
- Tu sais très bien ce que je veux dire!
- Oui, M'dame.
- Et arrêtes de jouer au soumis avec moi, ça m'agace!
- Oui, M'dame.
- Tu le fais exprès?
- Oui, M'dame.
- Et ça l'amuse en plus...
Allegro affichait la légère crispation du zygomatique droit qui était le prélude à l'éclat de rire. Il était l'un des rares vampires à ne pas se formaliser de l'allure ni des éclats de la Première Compagne. Au contraire. Comme tous, il n'aurait pas imaginé cette petite poupée moitié Punk, moitié gothique aux cotés de Sigur mais il était content qu'elle refuse de rentrer dans le moule. Au mépris de sa propre sécurité en passant, mais ça donnait au vampire l'occasion de jouer des poings et briser quelques crânes. La paradis pour lui, avec caution royale.
Mais il se rembrunit immédiatement en voyant le cannibale de Toulouse sortir du bar, les yeux blancs et froids et essayant de se dégager plutôt poliment de Sonatine qui lui avait kidnappé le bras.
- C'est quoi ce délire?
Dio mio, même sa voix charriait des glaçons et Allegro eut un mouvement de recul involontaire. Peu de gens pouvaient se targuer de faire peur au garde du corps mais le cannibale en faisait partie. Oh, pas à cause de son impressionnant palmarès en si peu de temps, le Levant de Chasse aurait pu en faire autant s'il avait voulu, mais ses yeux, bordel... Rien que ça proclamait le monstre.
- T'excite pas, Vince. Juste une petite urgence que je dois gérer.
- Je récupère mes affaires et j'arrive.
Mais avant qu'il ait pu se retourner pour rentrer dans le bar, la Première Compagne lui avait pris le poignet et le regardait dans les yeux sans ciller. Allegro devait bien admettre qu'il admirait le contrôle du cannibale. L'humaine n'aurait pas pu le retenir s'il avait voulu.
- Le trip du Grand Frère, ça va bien cinq minutes mais je n'ai pas envie de gâcher ta soirée. De plus, tu crois que j'ai demandé le couple infernal uniquement pour leurs jolis minois?
Sans le savoir et sans le vouloir, Clara venait de dérober un gros morceau du cœur d'Allegro: elle venait de les opposer au cannibale et les plaçait comme vainqueurs. Si Sonatine faisait la moue, c'était parce qu'elle avait compris que Vince ne viendrait pas avec eux, malgré sa petite manœuvre. Allegro, lui, ne put empêcher un petit sourire qui ne passa pas inaperçu aux yeux du cannibale... Hélas.
- Ça te fait marrer, crétin?
Les mots qui lui tombaient dessus comme des pierres remirent Allegro au garde à vous avec un visage neutre. Il ne pouvait pas se permettre de défier le deuxième vampire de Toulouse et bientôt d'Europe. Il en crevait d'envie, rien que pour le sport, mais il ne pouvait pas. Même quand Vince l'attrapa par le col pour que leurs deux visages ne soient plus distants que par un souffle, il se força à garder les bras le long du corps, les poings crispés mais loin de la cible potentielle. Malheureusement, il avait une vue imprenable sur la tempête de neige qui grondait dans ses yeux.
- S'il lui arrive quoi que ce soit, je te brise tous les os et je te laisse rôtir au soleil, c'est clair?
Que dire, franchement, mis à part acquiescer? Mais bon... Allegro devait admettre que le cannibale avait la bonne attitude et de bonnes priorités: Nul doute que le Maître lui aurait donné, en substance, le même ordre. Vince le relâcha en le repoussant un peu. Deux mâles qui se défiaient et le regard de Clara fut assez éloquent sur ce qu'elle en pensait, ce qui eut pour conséquence de faire reculer Allegro d'encore un pas. Même Sonatine avait pris quelques distances. Le dernier à se rendre compte de la tension fut le Monstre.
Là, Allegro fut choqué. Il s'était franchement attendu à ce que l'Héritier retourne dans le bar sans un regard ou à la rigueur qu'il reste dans sa colère... Mais certainement pas qu'il baisse la tête et que la couleur de ses iris s'assombrisse jusqu'au bleu ciel. Dans un instant d'irrationalité, le vampire fut jaloux. Quoi? Lui aussi trouvait la Première Compagne à son goût? Mais il oubliait que de toute la cour, il était le seul à ne pas avoir le droit de la toucher, même si elle l'avait voulu.
- Désolé... Marmonna le Monstre, véritablement contrit.
- De la part de Victor, je peux admettre. Il est trop vieux pour changer... Mais toi...
- J'ai dit que j'étais désolé...
- Retourne à l'intérieur et passe une bonne soirée. Je te revois à l'aube, parfaitement en forme grâce à ces deux-là. Compris?
- Ça me gêne un peu...
- Vince... Si je me pointe avec toi, ça voudra dire que j'ai une sérieuse dent contre eux. Malgré une soirée foutue en l'air, ce n'est pas encore le cas.
- Tu es sure?
- Je vais te tuer.
- Ok, j'y retourne.
Il lui planta un baiser sur le front et repartit dans le même mouvement. Avec un soupir, Clara se dirigea vers la berline.
- Déjà, gérer l'ego de Victor est presque au-dessus de mes forces... Mais vos combats de coqs...
- J'essaierais de ne plus le faire, M'dame.
Sonatine éclata de rire en prenant place sur le siège du mort.
- C'est ça, ouais... De la part de n'importe qui d'autre, je l'aurais cru, Al...
- Ah, tiens..?
Clara boucla la ceinture de sécurité avant de résister vaillamment à l'envie de finir son paquet de cigarettes.
- Et oui, très chère dame! Allegro a une sérieuse dent contre Messire Vincent.
- Sona... Gronda le dit vampire en montrant les canines et en démarrant la voiture.
Elle avait beau l'aimer comme un frère, Clara se doutait bien que Vince ne remportait pas l'unanimité. Loin de là... Deux raisons majeures: Parvenu et Cannibale. On le méprisait pour sa haute situation malgré son jeune âge mais surtout parce qu'il terrifiait tout le monde. C'était douloureux pour elle même si Vince semblait très bien s'en satisfaire.
- Pourquoi?
La question était partie toute seule même si Clara connaissait déjà toutes les réponses à cette foutue question.
- Parce qu'il est jaloux.
- Sonaaaaaa!
Ah, d'accord... Celle-là, on ne lui avait pas encore faite.
- Dieu tout puissant, mais pourquoi?
- Oh, c'est simple, très chère Dame... Commença la vampire avec l'air de lécher de la crème sur ses babines.
- Sonatine. C'est à Allegro que je pose la question.
Mais Allegro semblait vouloir s'emmurer dans le silence. Si ça n'avait pas été la Première compagne, il aurait sans doute continué à se taire dans un mutisme boudeur. Mais bon... Levant de chasse était certes une place enviable mais ce n'était pas assez justifier ses caprices.
- C'est que... J'aurais bien aimé être à sa place.
- Tu sais, les hautes sphères, c'est pas aussi chouette qu'on pourrait le croire. Vince te laisserait la place de grand cœur.
- Non... Je parle de son statut de cannibale.
Clara en resta muette à dévisager le vampire dans le rétroviseur et à essayer de deviner s'il se foutait d'elle.
- Ben oui, M'dame... Avoir le droit et la puissance de tuer qui on veut, c'est génial. Et puis, il fait peur à tout le monde. Ça aussi, j'aime bien.
Elle vit Allegro d'un autre œil et ce n'était pas très plaisant. Oh, bien sûr, depuis qu'elle connaissait le couple infernal, elle se doutait qu'ils n'étaient pas très sains d'esprit ni l'un ni l'autre. On ne commence dans la prostitution vampirique pour finir dans l'assassinat sans en être un peu abîmé. Mais, bizarrement, elle avait toujours cru qu'Allegro était plus solide que Sonatine. Comme elle s'était trompé...
- Cette place aussi il te la laisserait de grand cœur.
Au moment où elle avait marmonné cette phrase, elle se rendit compte que ce n'était pas très intelligent. Personne ne connaissait la psyché des cannibales mais personne n'imaginait non plus qu'ils puissent être malheureux ou dépressifs...
Dont acte:
- Sans vouloir vous froisser, M'dame, c'est un genre qu'il se donne.
- Vraiment?
- Bien sûr. L'assassin malheureux et asocial, ça a son charme. Même Sonatine s'est laissée piéger.
- Non, mais dis donc!
- T'es une greluche, Cara mia... mais je t'aime bien. Mais t'es une greluche.
Clara préféra couper court.
- Stop! Pas de disputes tant que je suis à portée d'oreilles. Je suis déjà assez énervée comme ça, n'en rajoutons pas.
- Pardon, Madame. Firent-ils dans un ensemble parfait.
La Première compagne préféra regarder Toulouse défiler par la fenêtre en décidant qu'elle ne dirait rien à Vince. Pas besoin d'en rajouter... vraiment pas... Victor n'apprécierait pas que son fils se fasse les crocs sur l'un de ses vampires juste parce qu'il le jalousait!
Oh, misère... la migraine la reprenait. Elle se pinça le nez juste entre les deux yeux pour faire passer la douleur.
Allegro avait raison: Le quartier n'était pas terrible et ils ne faisaient pas tâche, sauf peut-être Sonatine qui paraissait trop menue et trop innocente pour trainer à minuit à côté d'une gothique percée de partout et d'un échappé de rave-party. Mais Clara trouvait plus perturbant de devoir rencontrer deux émissaires dans un HLM. Quant à ses gardes du corps, ils étaient passés en mode professionnel: pas un mot, le regard mobile et prêts à sortir les armes si nécessaire. Eux aussi sentaient que quelque chose clochait. Clara s'empêchait de parler pour ne pas les déconcentrer mais elle n'était vraiment pas tranquille.
En règle générale, les émissaires d'autres cours descendaient à l'hôtel. Comme Charles avait des contacts à peu près partout dans la région, on savait qui venait et pour combien de temps. Que ces deux-là aient choisi de s'installer dans une zone humaine « pure » et d'un standing plus que discutable était incompréhensible. Même un vulgate envoyé en ambassade n'aurait pas osé déconsidérer ses maitres en s'installant là, surtout sans s'annoncer. C'était suicidaire, dangereux... et stupide.
Ou extrêmement provocateur, au choix.
Clara chassa ses mèches noires de son front en essayant de cacher qu'elle était morte de trouille. Après tout, c'était le cinquième groupe d'émissaires qu'elle allait voir toute seule et, grâce au ciel, tout s'était bien passé. Même avec le représentant de Kyoto, qui avait été impressionné par sa culture et ses connaissances sur l'époque Heian, alors que la Cour de Kyoto n'était pas en très bons termes avec Victor. Une sombre histoire de partage de territoires qui avait mal tournée.
En jetant un coup d'œil à Allegro, elle fut surprise de lui voir une moue de soutien et une lueur inflexible dans le regard. Sonatine avait les mêmes. Ils la protégeraient et elle se sentit un peu moins oppressée même si elle ne put retenir un léger raidissement de la nuque quand son garde du corps frappa trois coups à la porte. La femme qui ouvrit semblait échappée de l'imagerie populaire concernant les princesses incas, si ce n'était son teint pâle et ses yeux noirs sans aucun éclat. Clara se dit qu'il était dommage de se couvrir d'or et de broderies multicolores pour n'avoir au final aucun charisme... Mais la princesse sans charme se contenta de s'effacer devant eux pour leur laisser le passage.
L'homme qui était dans le salon, assis dans un canapé qui avait connu des jours meilleurs, ne s'en tirait pas beaucoup mieux que sa compagne. Il était moins pâle mais la vie qui avait déserté son corps transformait la peau dorée d'un indien d'Amérique du sud en teint bilieux d'un malade d'hépatite C. Teint qui n'était pas arrangé par le costume blanc et le borsalino.
- Le Grand Serpent à plumes adresse son intérêt à la compagne du maitre de Toulouse.
En une seule phrase, il venait de réussir à insulter le trio. Déjà, sa voix avait l'intonation de quelqu'un qui sort du lit ou qui s'ennuie profondément. Ensuite, il avait parlé du maitre de Toulouse en oubliant que celui-ci était l'un des Douze. Enfin... histoire de bien insister, il avait parlé en premier alors que le code diplomatique vampirique (et Dieu savait que Charles le lui avait suffisamment seriné pendant des semaines), c'était à elle de parler en premier et de donner la permission de répondre. De la part de Victor, ce serait passé tout seul et ce serait seulement le lendemain que son interlocuteur aurait compris l'insulte. Étrangement, Clara se sentit désarmée face à tant de mépris voilé. Allegro et Sonatine échangeaient des regards entre la surprise et la colère.
Il fallait qu'elle se ressaisisse. Elle se composa un visage dur et froid et pinça les lèvres. Soit elle répondait, soit elle lâchait ses deux fauves... Comme elle aurait voulu avoir les conseils de Victor en ce moment!
- Son intérêt m'importe moins que des excuses. Qu'est-ce que vous faites ici?
Un peu dur, certes, mais le léger sourire de Sonatine la réconforta. Elle devait être forte, non seulement pour elle et pour Victor, mais aussi pour les deux assassins qui risquaient leur peau pour la sienne. Cela dit, si ça n'avait tenu qu'à elle, elle aurait laissé le couple infernal faire du carpaccio des deux émissaires.
- Négocier.
- Eh bien, c'est mal parti...
- De mon point de vue, non. Mais je ne m'attendais guère à mieux de la part d'une... humaine... compagne d'un parvenu.
Allegro ne put retenir un feulement de rage tandis que Sonatine dégainait son simple couteau. Clara, elle, était abasourdie. C'était du suicide.
- Franchement... Vous espérez négocier quoi en m'insultant?
- Votre reddition.
Au fin fond de sa mémoire, Clara s'était toujours demandé comment donner un exemple de l'expression: « Tomber de Charybde en Scylla » Et bien, là, on y était. On y était d'autant plus quand elle sentit le fil glacé d'une lame courbe contre sa gorge. Tout le monde avait oublié cette salope de princesse sans charme qui la menaçait maintenant de lui ouvrir la trachée et peut-être la jugulaire au passage. Sonatine était toujours fixée sur l'émissaire mais Allegro s'était retourné pour voir la prise d'otage. Ses yeux verts brillaient de fureur.
- Vous menacez la Compagne de Premier Prédateur, siffla Sonatine avec suffisamment d'acide dans la voix pour percer un coffre, et vous parlez de reddition?
- Stupides créatures... Vous avez cru le mensonge de Drake... Mon maître EST le Premier Prédateur.
Première solution, donc... Quetzalcoatl ne se sent plus pisser.
- Alors pourquoi ce lombric déplumé n'est pas venu en personne pour éventer la supercherie?
Borsalino perdit son flegme et explosa.
- Silence, Humaine! Tu n'es même pas digne de me regarder alors baisses le regard!
Mais Clara refusa de baisser les yeux. Elle n'avait pas survécu jusque-là à passer entre les gouttes pour se faire humilier par le serviteur abject d'un vampire fou. Elle savait qu'elle se mettait en danger, ainsi que les deux autres et le fragile équilibre de la cour mais ça, non. Elle ne se soumettrait pas.
Point final.
Au moment même où elle se décida à lâcher les chiens, Allegro se jeta en avant pour saisir le couteau qui la menaçait de sa main gauche et quelque chose situé derrière l'oreille de Clara. Sans doute les yeux de la Princesse sans charme au bruit spongieux qu'elle entendit. Sonatine était déjà sur son propre adversaire et luttait avec en l'insultant avec toute la furie romaine dont elle était capable. Si Victor l'avait entendu, il aurait froncé les sourcils avant de signifier que de tels mots n'avaient rien à faire dans la bouche d'une jeune femme... avant d'éclater de rire et de lui en apprendre de bien pire.
Cependant... C'était la première fois que Clara comprenait la différence entre humains et vampires. Les quatre suceurs de sang virevoltaient dans un ballet aérien et mortel et s'envoyaient des coups aussi puissants que l'impact d'une voiture lancée à 100 Km/h. Elle... Elle se contentait d'être ballotée entre les protagonistes en espérant ne pas mourir. Dieu qu'elle se sentait faible... Non, pire! Un fardeau. Si elle n'avait pas été là, le couple infernal aurait pu s'en donner à cœur joie. Là, ils étaient obligés de faire attention à cette petite poupée de porcelaine qui ne devait en aucun cas recevoir la moindre fêlure. Pire que faible. Un fardeau.
Elle aurait dû accepter une arme à feu. Oh, non... C'aurait été pire. Avec son habilité légendaire, au mieux, elle aurait tiré en l'air, au pire, fait un joli trou dans le front de Sonatine. Tombée au sol comme une masse, Clara luttait contre son envie de vomir, tellement elle se dégoutait. Une petite chieuse sans intérêt qui avait eu la chance de tomber entre les griffes d'un maitre vampire, voilà tout ce qu'elle était et voilà tout ce qu'elle aurait du rester, à servir du café infect et à se dessaper pour une bande de vieux pervers. Elle ne méritait pas Victor, elle ne méritait pas Vince et son attitude de grand frère et encore que deux vampires tarés se sacrifient pour elle...
Et merde, non...
Non.
Non!
- Ça suffit!
Clara elle-même fut abasourdie par la puissance de sa voix. Elle avait dû se faire entendre jusqu'au Bagis... Pourtant, elle était debout, soutenu par une rage froide, les poings crispés. Tout le monde la regardait avec stupeur. Allegro avait continué à marteler la Princesse en la tenant par l'orbite vide. Sonatine était coincée sous l'émissaire et tentait de le griffer au visage. Mais là, tout le monde s'était stoppé pour la regarder, bouche bée, sans possibilité de battre un cil.
S'il restait du dégout en elle, c'était juste parce qu'il s'était allé à l'auto-apitoiement. Personne n'avait besoin d'une petite poupée pleurnicharde. Elle se battrait. Autant pour les autres que pour se mettre dans la tête qu'elle valait quelque chose. A ses pieds, elle récupéra la dague courbe de la Princesse et avança vers l'émissaire.
- Si j'étais d'humeur, murmura-t-elle avec une voix qu'elle reconnut à peine, je vous laisserais la vie sauve pour que vous alliez raconter que j'entérine la déclaration de guerre.
Clara saisit les cheveux de l’émissaire et lui passa la lame sur la gorge d’un coup sec. Le sang qui cascada sur Sonatine ruina définitivement sa tunique mais à voir son sourire hystérique, elle adorait ce genre de douche.
- Mais je ne suis pas d’humeur.
Un seul hochement de tête à la poupée tueuse et celle-ci se déchaina sur sa victime à l’aide d’un pied de lampe jusqu’à ce que le crâne de cet insupportable poseur ressemble à une citrouille oubliée au beau milieu d’une voie rapide. Quand elle se retourna, Allegro tenait toujours sa proie par l’orbite mais était derrière elle et la forçait à tendre le cou avec un sourire carnassier : Prête au sacrifice. Le dernier œil qui lui restait était immense de terreur.
- Toi, tu raconteras ce que tu as vu. Et tu diras que le moindre vampire de Quetzalcoatl osant poser un pied sur le territoire de Sigur lui sera retourné en si petits morceaux qu’il faudra des siècles pour les identifier !
Si elle avait su qu’un jour elle se comporterait comme une mafieuse…
- Et pour être bien sûre que tu as tout compris…
Clara donna la dague à Allegro et désigna l’épaule de la demoiselle. L’assassin de Rome n’eut pas besoin de plus pour comprendre le geste : il la coucha au sol et lui attaqua l’épaule à grands coups de dague pour en séparer le bras. L’humaine aurait dû être dégoutée. Elle aurait dû vomir ses tripes en regardant le spectacle d’Allegro qui faisait exprès de ne pas soigner son travail et en écoutant les bruits atroces des os et des cartilages qui cédaient sous la pression, des tendons qui claquaient et de la chair qui se déchirait. A côté, les hurlements de la Princesse étaient presque agréables. Quand Allegro se retourna vers elle, un genou en terre, pour lui présenter le répugnant présent, elle le prit comme s’il s’agissait d’un vulgaire parapluie.
- Oh, et tu as deux heures pour débarrasser le plancher.
Toujours avec le bras dans la main, Clara se dirigea vers la porte sans autre forme de procès. Allegro boitait bas et se tenait le bras mais comme Sonatine, il n'oublia pas de cracher sur la Princesse avant de sortir. Elle les sentait tous les deux blessés mais gonflés à l'adrénaline alors qu'elle même... Rien. Rien du tout. C'en était effrayant. Même quand elle parvint à une poubelle, en bas de l'immeuble pour y jeter son macabre trophée, elle était toujours d'un calme surréaliste.
Adossée au container, elle regarda son couple de gardes du corps. Oui, ils avaient eu mal. Les griffures que Sonatine portait au visage commençaient à disparaître mais les marques sur son décolleté semblaient plus problématiques, sans oublier l'un de ses poignets qui était gonflé au-delà du raisonnable. Pour Allegro, manifestement la Princesse sans charme avait gardé un autre couteau qu'elle lui avait planté à l'arrière de la cuisse et l'avait tourné dans tous les sens. D'où sa boiterie. Mais les deux souriaient béatement comme après un bon film.
- Ça faisait un peu Kill bill, non?
Ils s'esclaffèrent et elle-même se mit à sourire. La … Chose qui la soutenait jusque-là s'évanouissait peu à peu et elle fut prise d'une irrépressible nausée. Heureusement que la poubelle était juste derrière elle. Elle sentit les mains de ses deux anges noirs lui tapoter le dos et lui prodiguer force « Ça fait toujours ça la première fois... » Entrecoupées de « Tu te souviens à Venise quand... ». C'était surréaliste mais elle n'aurait pas voulu quelqu'un d'autre que ces deux assassins pour lui tenir la main alors qu'elle regagnait, tremblante, l'abri de la voiture.
Elle était un peu nerveuse. C'était la première fois qu'elle rentrait dans l'antre d'un autre vampire sans y avoir été invité et sans personne pour l'accompagner. Bon, elle savait qu'elle ne serait pas mal accueillie mais... Toujours cette petite appréhension...
Au moment de frapper à la porte, celle-ci s'ouvrit sur une jeune femme parfaitement vivante et avec les yeux aussi vides que sa tête. C'aurait été impressionnant si elle n'avait pas déjà vu Allegro faire ce tour aux humaines qu'il fréquentait.
- Oh, salut! Vous venez voir Al? Il est sous la douche et moi je dois partir! Amusez-vous bien!
Et elle partir en gloussant comme une petite fille.
Clara se demanda comment de tels spécimens pouvaient exister mais elle rentra quand même pour s'installer sur le canapé lit qui était encore défait. L'appartement était curieusement vide. Le strict minimum... Mais Allegro ne venait ici que pour recevoir ses repas. Rien de plus.
Les évènements de la veille avaient eu des conséquences mitigées. La guerre n'était pas une bonne nouvelle mais Victor avait semblé s'y attendre, mieux, il y était préparé. Vince s'en fichait royalement mais il l'avait serrée contre lui et adressé un merci contraint au couple infernal. Sonatine avait été radieuse malgré le sang qui la couvrait et Allegro avait consenti à moins faire la gueule face au cannibale. Non, décidément, ces deux-là ne s'aimeraient jamais... Et puis tout le monde s'était embrasé dans une activité de ruche...
Avant qu'elle ne puisse poser la question, Victor lui avait murmuré:
- Non, je n'y suis pour rien. J'aurais bien aimé mais tu as fait ça toute seule.
Ce qui posait plus de questions que ça n'en résolvait... Ô joie.
- Madame?
Allegro était sorti de la salle de bains, habillé et avec une serviette sur la tête. Il boitait toujours un petit peu. Sa superbe peau était aussi un peu plus rose suite à une transfusion de Bimbo.
- Je suis honoré de votre venue mais...
- Ne t'inquiète pas. J'ai une bonne raison d'être là. Mais d'abords, comment vas-tu?
L'assassin continua quelques secondes à se frotter la tête avant de jeter la serviette sur une chaise.
- Rien qu'un peu de sang ne puisse guérir, merci de votre sollicitude. Et merci du petit cadeau pour Sonatine, elle a vraiment apprécié.
Clara sourit en y repensant. Elle avait déployé des trésors de persuasion mais elle avait obtenu que Vince accorde un peu d'attention à la petite poupée tueuse en récompense. Résultat, il avait « consenti » à lui accorder une soirée, mais pas plus et dans les limites du raisonnable. En clair, elle était priée de ne pas abuser de la situation.
- C'était trois fois rien... Mais ce qui m'embête, c'est que je ne sais pas quoi t'offrir à toi. D'autant plus que je vais te demander une autre faveur.
Allegro en resta abasourdi quelques secondes et eut le réflexe qu'il avait toujours eu en pareil cas: celui de regarder derrière lui pour voir si on ne s'adressait pas à quelqu'un d'autre. Stupide réaction puisqu'il était tout seul.
- Tout ce que vous voudrez, Madame. Vous pouvez me demander n'importe quoi.
- Attends de savoir ce que c'est avant d'accepter.
- Inutile, je me jetterais au feu pour vous!
- Tu préfèreras peut-être te jeter au feu...
Mais elle lui expliqua son plan. Le sien propre, sans aucune intervention de Victor, en long en large et en travers. A voir la tête de l'assassin, elle sut qu'elle avait fait le bon choix: Lui aussi trouvait ça délirant, tout abîmé qu'il soit.
Tout ça allait mal finir...
Très mal finir...