Cry Wolf
Nouvelle lune ce soir. Mis à
part les étoiles qui piquetaient la nuit, il n’y avait aucune lumière qui
aurait pu rendre la forêt de Bouconne moins effrayante. Cependant, de tous les
prédateurs naturels qui pouvaient hanter les frondaisons nocturnes, Ben était
sans doute l’un des rares qui n’avaient presque rien à redouter. Mais il
n’était pas là pour chasser, ni même pour échapper temporairement à la ville,
mettant ses sens au repos ou du moins dans un environnement que sa nature
reconnaissait comme sien. Il était là pour attendre qu’un tribunal d’autres
loups veuille bien statuer sur son cas. Il était assis, le dos contre un pin de
belle taille et le postérieur dans la mousse. S’il s’était écouté, il aurait
sorti son smartphone et aurait entamé une partie de Tétris en attendant que le
tribunal arrive, mais cela aurait considéré comme une insulte et Dieu savait
que Ben n’avait pas besoin de plus de raisons de le détruire. Déjà, Jones avait
essayé d’intervenir en sa faveur en annulant le procès, arguant de son statut
d’Alpha, ce qui avait fortement refroidi les Loups des Pyrénées quant à l’idée
d’avoir la moindre compassion. Le procès était maintenu et les chances de Ben
d’avoir un acquittement étaient nulles. Déjà parce qu’il était coupable.
Ensuite parce que Jones l’avait introduit sur un autre territoire que le sien
sans en prévenir les propriétaires. Même ses chances de survie avoisinaient le
zéro.
Les châtiments, chez les loups, étaient peu nombreux, sans doute parce que les Alphas devaient prévenir toute tentative de rébellion au sein de leurs meutes. Ca se réglait par quelques coups, des morsures, des griffures, de superbes bleus et surtout l’écrasante supériorité des Alphas. Rien que le regard d’un Alpha paralysait les loups sous sa responsabilité. En fait, si les humains se définissaient par les critères aussi abstraits que Beauté, Richesse, gloire et d’autres encore plus sujets à caution, les Loups ne se voyaient qu’en fonction de trois zones de domination, du plus petit au plus grand. Possessivité, qui était le plus personnel puisqu’il s’agissait de la capacité du loup à garder ce qui était à lui, ce qui couvrait un domaine assez vaste, de son sang et sa fourrure, jusqu’à sa compagne ou son compagnon en passant par ses vêtements. C’était à la fois un défaut et une qualité… dans les limites du raisonnable. On pensait à raison qu’un Loup trop possessif ne verrait pas les intérêts de la Meute et qu’à l’inverse celui qui ne l’était pas suffisamment passait pour un jean-foutre, donc on ne pouvait pas lui faire confiance. Ensuite venait la Territorialité, qui était la capacité du Loup à protéger non seulement son territoire mais celui de sa Meute et surtout la manière de traiter les intrus et les invités. Encore une fois, il fallait le juste milieu. Enfin, c’était la Supériorité. Sans doute le plus important… Sans doute celui dont on n’a jamais assez. C’était la capacité à en imposer aux autres, à leur faire baisser le regard, à les amener à suivre et à obéir sans discuter. L’Alpha des Alphas était le seul qui pouvait en imposer aux autres chefs de Meute et une hiérarchie subtile s’était mise en place, plaçant certaines meutes sous l’égide d’autres alors que les dernières étaient moins nombreuses.
Le souci venait que les nouvelles Meutes étaient difficilement acceptées… Et la Meute de Jones avait tout au plus une soixantaine d’années, depuis que Samuel Jones, simple soldat américain, avait perdu toute sa meute dans le débarquement et de ce fait, se retrouvait Alpha, alors que sa meute avait estimé qu’il lui faudrait encore plusieurs décennies avant de prétendre à ce titre. Par respect pour les défunts, Jones avait d’abords cherché une autre meute pour s’inclure puis, jugé déjà trop dominant, il en avait créé une autre avec les rebuts des autres. Les raisons ne manquaient pas pour que la Meute de Jones soit considérée comme quantité négligeable et l’Alpha faisait tout depuis vingt ans pour prouver qu’il n’en était rien. La surveillance des Canines faisait partie de ces services dont personne d’autre ne voulait mais qui était nécessaire.
Ben avait tout raté.
La seule chose qui l’avait empêché de s’enfuir et de ne pas subir son châtiment était la loyauté qu’il ressentait pour Jones. Le seul qui lui avait fait confiance et sa mort pourrait permettre à la Meute d’avoir meilleure réputation puisque l’un des leurs avait affronté sa punition, sans fuir et sans biaiser. Oui. Il resterait silencieux, ne réfuterait rien et accepterait le tout avec confiance. Du reste avoir peur ne le servirait pas et même s’il sentait les gémissements glacés de son autre qui, lui, crevait de trouille aux tréfonds de son être, il resterait droit et humble.
Cela dit en passant, il espérait que le Tribunal lui accorderait une dernière tasse de café.
Les cheveux de sa nuque se dressèrent dans un frisson assez violent. Il ne les voyait pas mais le tribunal venait de trahir volontairement sa présence. Tous ses membres avaient eu une envie de sang en même temps. Les envies de sang étaient le moyen qu’un loup-garou avait de menacer avant d’attaquer pour de bon. La dernière mise en garde… Il était assez mal vu de ne pas la faire, même si la plupart des proies ne pouvaient pas ressentir cette agression. Ce n’était pas bon pour Ben alors il adopta la seule attitude possible : il se coucha sur le flanc et laissa sa gorge exposée. Certains l’auraient achevé sur le champ mais le tribunal devait d’abords l’entendre. Ce n’était pas plus rassurant… Le fait qu’il ne puisse voir, couché au sol comme il l’était, que les pattes de plusieurs loups et les instruments de mort qu’étaient les pattes antérieures d’un loup-garou dans sa forme la plus sauvage. Pas un pied. Ils n’avaient pas vraiment prévu de l’écouter en fait, ils avaient déjà formé leur opinion et se préparaient à la mise à mort. N’eut été Jones, Ben aurait écouté sa voix intérieure qui lui murmurait de se relever et de fuir.
Mais merde ! Un loup n’a pas être un lâche. Il se redressa et se mit assis sur ses talons, l’attitude de celui qui est prêt à faire des concessions mais pas à mourir sottement. Il les regarda l’un après l’autre, sans animosité mais sans aucune soumission. L’attitude d’un Alpha. Jeu dangereux mais sur un malentendu, il pouvait espérer réduire le nombre de ses assaillants. Les grondements et les ombres qui reculaient lui donnèrent raison. Mais il en restait trop pour pouvoir espérer survivre. Un loup-garou qu’il n’avait pas vu et en forme humaine avança alors. Au vu de son attitude nonchalante et du sourcil droit levé, s’il n’était pas l’Alpha des Pyrénées, il n’en était pas loin. Au moins le second lieutenant, bien que cette place soit en général tenu par une femme. De plus, il était venu habillé, donc, il ne venait pas à la curée comme les autres. On pouvait croire qu’il s’agissait du chauffeur des autres, mais comme Ben n’avait pas entendu de camion, ni même de minibus dans les environs, il y avait plus de chances que la Meute ait sa tanière dans les environs.
- Tu es accusé d’avoir montré ta rage, d’avoir dévoré un homme et d’avoir pénétré dans le territoire d’une autre meute sans invitation et tu te permets de nous défier ?
- Je suis peut-être coupable, mais sans procès, je reste un loup de meute et je ne tiens pas à me comporter en chien.
Le loup-garou sous forme humaine s’avança. S’il avait eu l’air nonchalant dans l’ombre, le jaune de ses yeux le démentait fortement. Il était à deux doigts de se transformer. Fugitivement, Ben pensa que le contrôle n’était pas excellent dans les Pyrénées.
- Le procès a déjà eu lieu.
- Sans moi ? même si je suis accusé de manière à risquer la mort, les lois de Meute…
- Les Lois de Meute ne s’appliquent pas à un chiot comme toi !
C’était l’Alpha de la Meute. Seul un Alpha pouvait se permettre de couper la parole à un autre loup-garou sans en connaître le rang. Ce qui laissait perplexe Ben, c’est qu’en vertu de tout ce qu’on lui avait enseigné, il aurait du s’aplatir au sol de terreur, Jones lui avait fait cet effet la première fois. Mais là… le jeune homme avait juste l’impression de regarder un roquet en laisse piquer une crise et aboyer sur le premier venu. Aucune peur. Rien. Même pas la plus petite inquiétude. Jones lui avait dit que son contrôle, son trop grand contrôle de son loup pourrait finir par poser problème. Maintenant, Ben le croyait. Il était tellement maître de lui-même que la situation, qui eut paniqué n’importe lequel de ses frères de meute, le laissait au mieux dubitatif. Un autre que Ben aurait imaginé que l’Alpha des Pyrénées était tout simplement moins dominant que lui. Le pire étant que les autres loups étaient le museau au sol, les oreilles couchées et les yeux craintifs. Si l’Alpha ne désirait pas participer à la curée avant, il y serait forcé. Personne d’autre que lui n’entamerait le carnage.
A force d’observer les vampires, Ben s’était rendu compte de la finesse et de la violence de la politique des quenottes. Cependant, la politique des garous n’avait rien à lui envier en matière de subtilité et de morts violentes. Mais dans ce cas précis, on avait abdiqué toute forme de subtilité. Il ne restait qu’une possibilité. Une possibilité peu agréable et qui pouvait lui être refusée, sachant qu’on ne le considérait plus vraiment comme un loup de meute. Mais avait-il vraiment le choix ?
- Je te défie, Alpha.
Et Ben se leva sous le regard stupéfait de toute une meute, calme, bien plus qu’un combattant à l’orée d’un duel ou d’une embuscade, presque serein. Non pas qu’il était sur de gagner, mais bien que, quel que soit l’issue du combat, ses ennuis seraient terminés.
Ce en quoi il se trompait.
En face de lui, l’Alpha des Pyrénées avait perdu tout calme. Il arrachait ses vêtements tout en initiant sa transformation et le reste de la Meute se tassait de terreur. Ils étaient habitués à ce genre de débordement et savait qu’invariablement la moindre tête qui dépasserait serait fauchée dans la fureur qui suivrait. Dans les esprits, on espérait, on voyait la victoire de l’Alpha… Tout bas, certains n’osaient espérer le contraire, mais ce ne serait pas si mal. Ben, quant à lui, enleva ses tennis en appuyant sur les talons, tout en déboutonnant sa chemise. Pour le pantalon, il lui suffisait d’ôter les boutons de la braguette vu qu’il portait toujours ses jeans deux tailles trop grand et une ceinture, le tout partirait suffisamment bien. La peur et la colère qui lardaient sa peau d’aiguilles glacées ne l’atteignaient pas. Même s’il avait vu un certain nombre de batailles pour l’Alpha, il n’avait jamais participé. Jones le lui avait interdit, pour bien des raisons, bonnes ou mauvaises… mais la principale, c’est qu’en combat, Ben n’était pas en harmonie avec son corps de Loup. Il est vrai que la plupart des combats de dominance se passait en forme humaine, surtout pour éviter le carnage, mais certains avaient une préférence très marquée pour le combat de loups.
L’Alpha attaqua avant même que Ben ait fini sa transformation, sans doute pour se donner un avantage suite à la maladresse de l’entre-deux. Grossière erreur. C’était le moment où Ben relâchait complètement son contrôle sur sa moitié Loup pour se nourrir de sa colère et le Loup avait un instinct formidable, aiguisé par la douleur du changement, les os qui changeaient de place, la structure musculaire qui changeait et augmentait, recouvrant des os qui avaient doublé de volume. Le coup de patte, aux griffes à moitié sorties cueillit l’Alpha sur le coté gauche du museau. La truffe était déjà bien entaillée et le loup-garou noir recula. Un coup dans le nez, ça ne pardonnait pas pour un assimilé canidé. La douleur était atroce et persistante, autant qu’un coup à l’oreille pour un être humain.
Enfin, Ben fut prêt. Il ne se transformait pas souvent mais chacun s’accordait à dire que son Loup était une bête magnifique. D’une couleur tirant sur le crème avec un sous poil gris, des yeux hésitant entre l’or et le caramel et le bout des oreilles comme trempés dans un pot de peinture noire. Contrairement à pas mal de Loups dans leur forme de combat, Ben était assez fin, une musculature discrète pour une agilité exceptionnelle. D’aucuns trouvaient ce choix étrange et taxaient ces Loups de chat. Mais rien n’est plus faux. Au fil des années, les Loups plus minces avaient prouvés leur supériorité en beaucoup de domaines. Si un Loup « normal » ne pouvait passer pour autre chose qu’un croisement impossible entre un canidé et un Grizzly, les Loups minces pouvaient espérer passer pour des bâtards de chiens de traineau exceptionnellement grands. En combat, cette supériorité n’était effective que si l’adversaire ne le saisissait pas, d’où une réputation de lâcheté.
Ben prit quelques instants pour lui permettre, ainsi qu’à son Loup, d’étudier son adversaire. Le fait que celui-ci soit encore un peu sonné lui aurait peut-être donné l’occasion d’une attaque, mais rien n’était moins sur. Après tout, les feintes et les faux-semblants étaient monnaie courante dans un combat. Personne ne trouvait rien à redire, sans doute parce que l’intelligence et la stratégie étaient aussi important que la force brute. Ben savait aussi que le premier assaut serait décisif pour la suite… Alors il attaqua, crocs en avant pour laisser à ses griffes la possibilité d’un revers, au cas où…
Ce fut violent et rapide. Dire que Ben s’en tira sans dommage fut un bien grand mot puisque une morsure tâchait sa fourrure de pourpre et les griffures qui lui zébraient le dos étaient profondes. Ce qui étonna le plus les autres Loups, assistant au carnage, c’est que Ben n’avait pas émis un seul son. L’Alpha avait grogné, hurlé, gémi de douleur. Ben … on ne l’entendait pas. Il n’avait pas cherché à impressionner, ni faire peur. Il avait combattu sereinement. Comme un humain.
A tout bien considéré, ça l’étonnait lui-même. Premier combat et il avait eu la sensation que tout concourrait à le faire gagner. Il avait abordé les attaques et les défenses de son adversaire avec un curieux détachement, comme s’il savait ce qui allait se passer. Les coups qui n’avaient pas été évités… et bien, ils ne pouvaient pas l’être. Encore maintenant, il était dans une sorte de brume mentale qui pesait comme une chape de plomb sur son esprit. C’était perturbant, non parce qu’il se sentait mal, mais au contraire parce qu’il se sentait trop bien. Quand Ben tourna le regard vers le reste de la meute, il fut surpris de ne pas tous les trouver tous à terre, la gorge exposée comme c’était l’usage. Mais il était plus étonnant de les voir immobiles dans des positions peu naturelles et encore plus étonnant de voir la femme humaine qui était parmi eux et qui avait ses mains tendues de chaque coté du corps, comme si elle les maintenait par ce simple geste.
Mais c’était Solange. Son œil était encore maquillé de violet. Elle ne souriait pas et avait l’air aussi vulnérable que lorsque Ben avait fichu son ex à la porte après lui avoir cassé quelques côtes.
Sa voix résonna étrangement. Distordue, comme si elle n’était pas en phase avec le temps.
- J’ai encore besoin de toi, Ben…
Volupté.
Joli mot, non ?
C’est dans cet état second que Victor, qui préférait maintenant qu’on l’appelle Sigur, suivait son jeune cannibale, dans un corps qui n’était pas le sien. Il fallait bien qu’il paye de sa personne pour éduquer sa meilleure arme. Normalement, il lui aurait laissé du temps pour découvrir tout ça, mais le temps, le seul ennemi dont on ne peut pas se débarrasser depuis que l’humain l’avait inventé, lui manquait cruellement. Mais Victor nageait dans un océan de volupté parce que tout se passait bien et parce que, pour faciliter la possession, il avait fait l’amour à Clara des heures durant. Pour son véritable corps, ce n’était, et en il était suffisamment frustré, qu’une façon d’assouvir une faim, mais pour celui de Clara, c’était un état de contentement qui durait… Et c’était très agréable.
Le Cannibale devant lui n’était pas en paix, par contre. Il pestait contre le levier de vitesse manuel, l’étroitesse des rues et un million d’autres choses. Mais c’était normal. Il vivait l’intrusion d’un autre prédateur sur son territoire et il ne voyait que les conséquences. Ça l’énervait. Il y avait de quoi.
Victor, non. D’une part parce que l’orgasme encore proche continuait d’électriser son corps et d’autre part parce qu’il savait qu’il était utopique de croire que les vampires étaient les seuls prédateurs supérieurs de ce monde. Cependant, il fallait bien continuer à se prétendre maitre de son territoire et faire en sorte que les autres le respectent. D’où la présence de Vince. Et puis ça lui donnerait quelques leçons, ce qui n’était pas plus mal.
Mais… Car il y a toujours un mais… Il fallait bien avouer que posséder Clara pour cette petite excursion n’était pas la meilleure des idées que Victor eut pu avoir. Certes, il ne pouvait pas bouger de l’Hôtel de Bagis parce que des émissaires d’Angleterre avaient trouvé de bon ton de présenter leurs respects au Premier Prédateur, sous l’influence d’un Oracle qui souhaitait sauver sa peau et accessoirement devenir la Voix de Sigur. C’était raté dans les deux cas, mais bon… rien n’interdit de rêver. Comme il pouvait scinder son attention en deux, il n’avait trouvé que ce moyen pour suivre Vince. Mais le jeune vampire, aux sens exceptionnellement en alerte, ne pouvait manquer de remarquer le parfum de luxure qui émanait de Clara, sa chair chaude et délicatement rosée par endroit et pire que tout, que Victor, embrasé par la volupté de sa maitresse, le considérait comme un chat considère une tasse de crème. Frustration de ne pas pouvoir en profiter et peur d’en profiter. De quoi faire devenir fou n’importe qui.
Peut-être plus tard… Victor céderait à l’envie d’enfin faire sien Vince, mais l’heure était à l’apprentissage et il devait doser entre la pédagogie et la comédie. Nul humain qui était présent sur la scène ne devait se douter que le Grand Prédateur était là, même sous l’apparence d’une petite jeune femme aussi menue. Cela les aurait inutilement inquiétés… Après tout, on apprécie peu la possibilité de perdre le contrôle de son corps au profit d’un autre. L'autre problème venait du fait que Vince allait croiser un aspect de la politique vampirique qui n'allait pas lui plaire. Normal après tout pour un humaniste. Aucun n'aimait croiser un esclave, surtout quand cet esclave allait être le vôtre.
Simon Occard était la troisième génération de sa famille à servir les vampires de Toulouse. Du moins les couchants. Son grand-père, le précédent de la lignée, avait pris sa retraite de servant de chasse à 57 ans , âge vénérable pour un servant, après avoir passé des années aussi pénibles pour lui que pour Simon à tout enseigner à son successeur. Il était relativement rare que la charge saute une génération mais Papy Occard avait eu une vision désastreuse à propos de son fils et il avait refusé de lui enseigner quoique ce soit. Vision qui s'était confirmée quand son fils, alors marié, père de trois enfants et cadre dans une entreprise agro alimentaire de la région, avait eu un coup de folie pour une jeune femme de vingt ans sa cadette et avait décidé de coller une balle dans la tête de toute sa famille. Simon , alors âgé de douze ans, s'était réveillé au premier coup de fusil qui avait emporté la mâchoire de sa mère, tous ses espoirs et sa vie. C'est en voyant son père tirer sur sa sœur sans lui laisser la moindre la chance et transformer sa joyeuse ainée en une gerbe sanglante habillé d'une chemise de nuit Garfield que Simon était intervenu pour sauver sa peau et celle de son petit frère. Il fit perdre l'équilibre de son père et ramassant le fusil , tira la balle qui restait dans son menton. L'adrénaline chuta, Simon s'aperçut enfin du carnage. A peine capable de bouger, il s'était tout de même trainé jusqu'au téléphone et avait appelé son grand-Père. Puis... il était retourné dans sa chambre qu'il partageait avec son petit frère et l'avait pris contre lui, tous deux tremblant et sanglotant.
Étant officier de police depuis de longues années, Papy Occard savait pertinemment comment finiraient ses deux petits fils. Le second oscillerait de familles d'accueil en familles d'accueil, solitaire et le premier en centre psychiatrique jusqu'à ses dix-huit ans. Aucune chance de retrouver une vie normale. Il maquilla la scène pour que ses collègues y voient ce qu'il voulait bien : la fille ainée avait fait une fugue et s'en était ensuivi une dispute entre les deux parents morts d'inquiétude. Une insulte avait fait mouche. Le père, au comble de la rage avait sorti le fusil et tiré avant de retourner l'arme contre lui, à cause de la culpabilité. Fin de l'histoire. Oh, bien sur, c'était dommage pour Lucie, dont on ne connaitrait jamais le sort et qui n'aurait droit en terme de sépulture qu'à un trou dans le jardin, mais il restait deux petits vivants et pour Papy, c'était le plus important.
On parla très peu de ce fait-divers sordide. Les trois survivants de la famille décourageaient la curiosité par le silence et même les pédopsychiatres ne purent leur faire rendre leur trop-plein de douleur. On oublia. Julien, le plus jeune fut un élève modèle et apprécié de tous. Simon... Fut plus taciturne mais ne créa de souci à personne, même quand il s'endormait en plein milieu du réfectoire, la tête à coté de son assiette. Il faut dire que Simon continua à protéger son frère de la seule manière qui lui restait. Il devint l'héritier d'une lignée d'esclaves. En parallèle du collège et plus tard du lycée, son grand-Père lui donna d'autres cours et l'entraina pour être un servant de chasse. Julien, encore maintenant, n'en savait rien, s'étonna que son frère lâche l'école après le bac pour rentrer dans la police. Mais c'était la voie qu'il s'était choisi et qu'on lui avait choisie. De ce fait, son « Maître » lui avait facilité la tâche. Le hasard des affectations le laissa toujours à Toulouse ou sa proche banlieue et le concours interne qui le fit passer inspecteur fut étonnamment facile. N'eut été ses missions, Simon aurait passé une vie tranquille. Il était marié et son fils venait d'entamer son dixième mois. La perspective de devoir en faire le prochain Occard Servant de la Cour de Toulouse le terrifiait.
Les deux raisons étaient devant ses yeux. La première était le tas de chair au bout de la ruelle, l'autre était son nouveau maître, qu'il ne connaissait pas et dont on lui avait parlé en termes rien moins qu'élogieux et que sa femme avait invité à diner, à charge à son mari de transmettre. Ça, ça le foutait en rogne, mais impossible de faire comprendre à Anna que ces patrons-là n'étaient pas des gens fréquentables même si le précédent avait été d'une exquise courtoisie. Celui-là était un inconnu. Mais il devait obéir.
- Bonsoir, Monsieur. On se met au boulot ?
Si son nouveau propriétaire fut surpris de sa bravade indifférente et de la main tendue, il n'en montra rien et prit la main avec un sourire timide.
- Oui, allons-y.
Bon... Simon devait l'avouer, il ne l'imaginait absolument pas comme ça. Quelqu'un qui avait l'air plus jeune, ça oui. Qu'il soit effectivement plus jeune, ça non... Sans doute pas de beaucoup mais il avait naturellement laissé la prééminence à Simon et ça, c'était rare. Quant à la demoiselle, la maitresse du Seigneur de Toulouse à ce qu'on disait, ce qui faisait d'elle l'humaine la plus puissante du secteur, elle restait sagement à l'écart et ne soufflait mot. Oui, c'était une ère nouvelle. Les plus puissants se comportaient comme des gamins timides quand le maître n'était pas là. Ou bien était-ce la sagesse-même que de laisser Simon mener la danse vu qu'il semblait être le seul à avoir quelques compétences en la matière.
Vince avait déjà vu pire. Il avait déjà fait pire, qu'on s'en souvienne. Mais le fait de voir une victime innocente le fit tressaillir. On ne se fait jamais à la mort d'un innocent quand on croit en être un. De plus, la scène puait la peur. La peur de presque tout le monde d'ailleurs, bien que l'origine fut différente. Clara ne craignait rien, sans doute parce que Victor l'avait prévu et l'avait enfermée dans un cocon onirique au fin fond de son esprit. Victor, lui, regardait la scène avec un détachement un peu dédaigneux. Il s'en fichait. Les gens mourraient, ça arrive. Simon souffrait de la terreur rétrospective des badauds qui remercient le ciel de ne pas avoir été là. Vince craignait que ce genre de carnage n'annonce le reste de sa vie. Une existence entière à voir le plus noir du monde. La victime avait vu sa mort fondre sur lui et l'assassin, le monstre, la brute, avait craint quelque chose suffisamment fort pour oublier les règles de la société et laisser sa bestialité agir à sa place. Dans un cas comme l'autre, Vince avait de la compassion. Et il avait la certitude que rien d'humain n'avait agi ici. Il se tourna vers Simon qui attendait de faire son rapport. Aussi, ne se fit-il pas prier...
- Environ à 4h du matin, un témoin a trouvé ce merdier. Nous l'avons entendu le premier et un menteur de mon équipe à réussi à lui faire comprendre qu'il s'agissait d'un événement certes exceptionnel mais pas surnaturel. Mon menteur est très bon.
Au sourcil levé du jeune vampire, Victor, par la voix de Clara, lui glissa à l'oreille qu'un menteur était une personne, en général humaine, qui arrivait à entortiller les témoins gênants sans les tuer et à jeter une chape de plomb sur la vérité pour rendre les faits probables. C'était toujours mieux que de semer les cadavres. Simon reprit:
- Avant de nettoyer, on a préféré vous appeler pour confirmer le caractère plus qu'exceptionnel de l'incident.
- C'est forcément surnaturel. A moins que vous ne connaissiez un zoo qui a perdu un grizzly ou un garagiste qui monte des pares-buffles avec griffes et crocs sur ses voitures.
Bien répondu. Simon devait l'avouer.
Vince remonta l'allée bloquée par la voiture de police et reprit le chemin de l'agression, lentement... un pas après l'autre... et les yeux d'un blanc de glace. Clara sourit sous l'impulsion de la fierté de Victor. Son cannibale avait dépassé le meurtre et se mettait en chasse. Il y avait quelque chose de jouissif à voir un animal se préparer à la traque: ce moment sous-jacent ou la logique se mêlait à l'instinct dans une alchimie étrange qui rendait l'esprit acéré. Vince était dans cet état de calme avant la tempête. Celui qu'il avait entraperçu dans la douche et qui lui donnait des frissons de d'exaltation. Son fils. Le seul fils qu'il méritait. Un prédateur moral.
Cela faisait partie de ses leçons. Plus que des sens développés, les vampires ressentaient des impressions, des spectres d'émotions, des auras. Tout laissait une trace invisible pour le commun des mortels. Vince avait passé des nuits entières à regarder la cour de Toulouse et à en analyser les trajets. Au risque de passer pour un asocial. Mais ça payait. Même si la piste était froide, la terreur était encore présente. Deux terreurs qui se confrontaient et l'une avait gagné. Et c'était la terreur la plus grande.
- A votre avis, c'est quoi? Demanda Simon, sans se soucier de ces yeux de banquise.
- Un loup-garou...?
A force de naviguer de l'autre coté du miroir, on revoyait à la hausse son critère de possibilité. Les Vampires existaient. Les loups-garous devaient exister aussi.
- Ça se tiendrait... Mais la Meute des Pyrénées ne vient pas en ville.
- Euh... Je ne suis pas très au point sur la géographie française, mais les Pyrénées sont plutôt loin, non?
- Ouais, mais c'est la meute la plus proche. J'y connais pas grand-chose, mais d'après ce qu'on m'a dit, les meutes sont très dispersées. Et on a pas vu un seul loup de meute dans la ville depuis prés de trente ans.
- Loup de meute?
- En gros... Comme les vampires qui font partie de la ville.
- Donc il y a des... Parias?
- Ça existe, oui. Mais les loups de meute aiment pas. Les Vampires se contentent de prévenir et de menacer, les loups tuent les intrus. Ils font pas dans la finesse.
Ça expliquait pas mal de choses. Particulièrement l'aura de peur.
- Il est possible que cette meute des Pyrénées aient traqué un loup paria?
- Oui. Tout à fait possible. Sauf sur un point.
- Lequel?
- Les loups ne sont pas discrets, pour nous. Ça fait partie des... évènements que l'on doit surveiller. On repère les signes.
- Donc, pas de loups dans le coin.
- J'ai envie de dire que j'en suis sur, mais... Il y a toujours un facteur chance que je prend en compte. Un loup qui nous a échappé, ça reste possible.
- Ce loup-là fuyait. Il puait la trouille. On peut donc supposer qu'il fuyait quelque chose de plus gros ou plus puissant que lui, non?
Simon acquiesça, c'était parfaitement logique.
- Sauf que les loups de meute chassent... en meute. Ça limite les pertes.
- Y'a plus gros qu'un loup?
- Surement, oui. Mais mes connaissances sont limitées à ce niveau. On ne combat que les choses contre lesquelles on a une chance.
Le sourcil levé de Clara et de Vince appelait une réponse. Un peu gêné, Simon la donna.
- Contre un loup-garou, shooté aux calmants, avec une patte en moins... Une équipe de vingt hommes très bien armée a une chance. Petite, mais elle existe.
Victor se retint de faire rire Clara. Mieux que personne, il savait les dégâts occasionnés par les loups-garous, même shooté aux calmants et avec patte en moins. Mais la plupart des maitres n'envoyaient pas d'humains. Question de politesse entre prédateurs. On négociait et on évitait de se croiser. Pour les plus fous, il y avait des chasses aux loups... Mais les conséquences n'étaient pas toujours agréables. Mais jamais on ne laissait les humains chasser seuls. Le meilleur moyen de perdre investissements et bons employés, sans oublier la piste.
- J'espère que personne ne vous a envoyé contre des loups.
- Non, Monsieur. Personne à Toulouse n'envoie qui que ce soit contre les loups. La Maitresse... Pardon... L'ancienne dirigeante de la Ville avait pour ligne de conduite de ne pas impliquer les humains dans ses guerres.
- Attitude ô combien sage... murmura Clara.
Victor était lui aussi un partisan de ne pas impliquer les humains. Mais pas par humanisme. Les survivants, s'il en y en avait, n'arrivaient pas à s'en remettre. Soit ils se pensaient surpuissants et imaginaient leur passage comme vampire très proche, soit... Soit ils ne pouvaient arriver à dépasser l'horreur de la situation. Dans les deux cas, ils étaient foutus pour les maitres.
- Et donc, Monsieur? On nettoie?
- Oui... La piste est la plus forte ici à cause du sang... Mais mis à part une direction approximative... Je ne vois rien. Mais si je le revoie...
Nul autre qu'un vampire coincé dans un corps de femme n'aurait pus comprendre. Oui, Vince abandonnait la piste. Mais pas par manque d'indices. Par pure colère. Il avait envie de s'en charger seul.
- Merci, Monsieur Occard. Vous faites du très bon travail.
Oui... Quelqu'un qui ne connaissait pas le cannibale ne pouvait pas voir que son comportement n'était pas normal. Il se comportait comme un vampire. Victor ne savait qu'en penser. Quelque part, il était bon qu'il se dévoile à sa vraie nature... Mais c'était si peu lui. Il faudrait qu'il pense à le contenir avant qu'il ne dérape complètement.
- De rien, Monsieur.
Vince quitta la ruelle avec une démarche plus déterminée, plus agressive. Le tigre qui commençait déjà à lancer sa traque. Clara ne le rattrapa qu'à la voiture. Elle y entra en vitesse et s'arnacha avant de regarder le profil du conducteur. Victor ne put s'empêcher d'admirer la mâchoire crispée et les muscles tendus. Une colère contenue absolument magnifique. Le tigre avait cessé de dormir. Mais c'était trop tôt.
Clara glissa sa main sur la cuisse de Vince avec un petit sourire.
- Tu fais quoi, là?
- Je cède à une pulsion... Comme toi.
- Conneries, je ne cède à rien.
- Si... A une pulsion de mort. Moi j'ai envie de toi.
- Hors de question.
Vince chassa la main importune dans un geste qui hésitait entre le respect et la colère. Impossible de punir Victor sans blesser Clara. Fugitivement, le Grand Prédateur se demanda combien de personnes seraient capables de ne pas oublier l'un au profit de l'autre. Très peu, sans doute.
- Pourquoi, hors de question...? Nous te plaisons tous les deux... et je peux faire en sorte qu'elle ressente tout. Je ne crois pas qu'elle dirait non.
- C'est immoral.
- Ben voyons... Venant de toi, c'est assez amusant. J'ai fouillé un peu ton ancienne vie... Beaucoup te regrettent et pas à cause de ton gratin de macaronis.
- Je le ratais tout le temps... Oh, merde...
Ça y'était. La colère était retombée. La simple évocation de sa vie passée l'avait fait régresser. Le tigre s'était rendormi pour le moment.
- C'est... lâche de me faire ça.
- Lâche? Tu t'apprêtais à pourchasser un loup-garou tout seul... Excuse-nous de nous inquiéter pour toi.
- « Nous »?
- Évidement. Sitôt que nous avons quitté la scène du massacre, j'ai rendu sa conscience à Clara. Je la protège. Je ne l'emprisonne pas.
- Venant de toi, c'est assez amusant...
- Ah oui... Vas-y, rebelles-toi, fils. Fais-moi voir ta fureur adolescente et expliques-moi encore que le monstre millénaire que je suis ne peut pas se comporter avec dignité. Tout au plus, mes rares moments de bonté sont dus à un calcul, mais surement pas à une quelconque moralité.
- Peut-être pas à ce point là...
- Si. A ce point là. C'est ce que tu penses. Cela nous blesse. Tout les deux. Clara pense que tu ne lui fais pas confiance. Et moi je pense que tu ne vois qu'une façade et que tu as désormais tellement peur que tu refuses de gratter.
- Je n'ai pas peur de toi!
- Non... Tu as peur de toi-même. Tu ne sais pas ou tu en es. Tu veux retrouver tout ce qui faisait ta vie d'avant mais tu t'en empêches parce que ce n'est pas bien. Pourquoi? Pourquoi crois-tu que ta vie d'humain était mauvaise? Parce qu'un fichu vampire t’a trouvé et t'a tué. Tu crois que tu as mérité ce qui t'arrive. Mais en même temps, tu ne veux pas basculer dans le coté obscur. Par toutes les divinités que l'on peut invoquer sur cette terre, qu'est-ce que tu peux être compliqué...
Silence. Le laisser digérer la vérité et le fait qu'il devenait totalement transparent pour Victor. Il ne lui aurait suffi que de quelques mots pour que Vince devienne un traqueur parfait, sans émotion. Un prédateur tel que les Premiers les avaient rêvés et qui étaient devenus au fil du temps une hiérarchie complexe et inutile de gens perdus. Mais ce rêve avait un autre souci que celui d'avoir été totalement déformé. Il était utopique et se basait sur les capacités des Premiers à garder le contrôle et à ne pas décider qu'ils n'en avaient plus rien à faire. Les Premiers étaient atteints de ce mal là. Un ras le bol. Une dépression qui avait murie pendant des millénaires et qui les amenait, soit à mourir, soit à s'isoler du monde qu'ils avaient créé. Un constat d'échec. C'est en voyant Vince évoluer que Victor avait compris ça. Il lui fallait maintenant amener Vince à choisir sa propre voie. A se débarrasser de sa peau de malheurs et de son carcan de morale abjecte. De sa peur, de sa colère. Il fallait qu'il renaisse.
- Maintenant, je voudrais que tu nous ramènes, Clara et moi. Tu as le reste de ta nuit libre. La seule contrainte est de ne pas revenir au Bagis avant 5 H du matin. Et... Évidement... Sois prudent.
- A chaque fois que tu me dis « Sois prudent » j'ai presque envie de croire que tu le penses.
- Vincent. Va chasser ton loup-garou. Et même si j'aimerais que tu me penses sincère, crois ce que tu veux. Conduis. Clara fatigue.
Il était étendu sur son lit, le souffle court, les yeux écarquillés et la sensation étrange de n'avoir rien compris. Il était nu, les jambes à peine couvertes d'un drap blanc. Il avait beau essayer de reprendre le fil de la soirée, il n'arrivait pas à raccrocher les wagons même si tout s'enchainait avec une précision et une logique sans faille. C'était juste que... juste qu'il n'arrivait pas à s'y inclure lui-même.
Une très légère odeur de café arabica lui chatouilla les narines et l'attira.
- Il faut deux cuillères de café, Solange. Je le prends noir et sans sucre.
- D'accord.
En essayant de se lever, il eut conscience qu'il s'était comporté comme un mufle. Mais il n'arrivait pas à penser normalement. Tout ça était irréel. Il avait passé la nuit avec Solange. Ils avaient fait l'amour... plus d'une fois d'ailleurs et il savait pertinemment qu'il n'avait pas éprouvé de désir ni de plaisir. Pourtant, il lui avait semblé que Solange, si. Solange qui arrivait avec deux tasses de café fumant.
- Sol... Il s'est passé quoi? Je n'arrive pas à percuter...
- C'est normal. Ce qui est anormal, c'est que tu t'en rendes compte.
- Et donc, c'est quoi?
- Une brume de confusion. Je savais que tu n'y arriverais pas sans ça.
- Arriver à...?
- Coucher avec moi.
Honnêtement, Ben ne savait pas quoi en penser. N'importe quel autre homme aurait pris ça très mal. Mais c'était vrai.
- Tu m'as demandé de me rendre un service. Le dernier avant de disparaître... De te faire un enfant... Et je n'arrive toujours pas à comprendre en quoi c'est une bonne idée.
- Brume de confusion.
- Et si tu m'expliquais?
- Non. Le moins tu en sais, mieux ça vaudra. Et tu as assez de problèmes comme ça.
Ben secoua la tête. Que ce soit le sort ou autre chose, il avait du mal à se concentrer. Même le goût du café n'arrivait pas à lui remettre la tête à l'endroit.
- Je récapitule... Tu es une Fée Noire, tu as empêché une meute de faire un carnage sur ma personne. Merci encore d'ailleurs. Et tu as voulu que je te fasse un enfant. Tout en sachant pertinemment que les grossesses consécutives à un accouplement avec un loup-garou se terminent neuf fois sur dix sur une fausse couche.
- Et que les grossesses d'accouplement d'un être surnaturel avec une Fée Noire ont environ une chance sur cent de fonctionner. Oui, je sais tout ça. Et justement.
- Alors... pourquoi?
Solange soupira et but son café jusqu'à la dernière goutte. En une seule fois... Et brûlant. Outre le fait que n'importe qui se serait déchiré la gorge avec ça, Ben était effaré que l'on puisse ne pas apprécier ce café...
- Je brise un cycle. Merci de m'avoir aidée. Encore une fois... A ce sujet, je te dois quelque chose.
- Parce que... quoi? Je commence à me dire que tu aurais pu t'occuper de ton ex sans moi.
- Non, je ne pouvais pas. Cela fait partie de... ma malédiction. Une fois que j'ai admis un homme dans mon intimité, je ne peux plus lui faire de mal.
- Charmant.
Ben se décida enfin à aller prendre sa douche, mais sa nudité le gênait. Pourtant, il savait que Solange et lui s'étaient ébattus des heures durant et que les détails de leur anatomie respective n’avaient plus de secrets pour l'un et l'autre. Il s'en souvenait parfaitement. C'était le plus gênant, sans doute. Il chercha désespérément quelque chose à mettre... Un jean, un caleçon... n'importe quoi... Et il n'arrivait pas à choisir.
- Sol... Tu peux arrêter ta brume de confusion? Je ne peux plus réfléchir.
- Non. Pas tant que je ne suis pas partie.
- Magnifique.
- Comprends-moi, s'il te plait... Il faut que je me protège. De toute façon, ce qu'il vient de se passer n'aura aucune conséquence pour toi. Et je te dois encore quelque chose. Tant que tu sous la Brume, tu ne pourras pas tout assimiler, mais tu ne me poseras pas de questions.
- Mais...?
- Tais-toi et écoutes-moi. Dans quelques heures, quelqu'un va venir. Tu peux fuir. Je te le conseille. Sinon... Sinon, j'ignore ce qui va se passer. Adieu, Ben.
Il lui fut impossible de retenir Solange. Il savait qu'il le devait, mais il se contentait de la regarder s'habiller sans même pouvoir fermer la bouche. Elle prit ses affaires sans un mot, lui lançant de temps en temps des regards peinés, compatissants. Il avait envie de lui demander pourquoi. Pourquoi ces regards? Pourquoi elle partait? Pourquoi on venait le voir? Tout tournait si vite dans sa tête. Il lui fallait appeler Jones. Il n'arrivait pas à se convaincre à prendre le téléphone. Il lui fallait s'habiller, les vêtements restaient en tas sur le sol. Il avait faim. Impossible de se déplacer de cinq pas pour ouvrir le frigo. La Brume de confusion... Il avait déjà entendu parler de ça sans jamais l'avoir subi. Les effets étaient simples. Le sujet ne pouvait tout simplement pas prendre de décision par lui-même. Il ne réagissait qu'à des stimuli extérieurs qui lui ordonnaient de bouger. En gros, dés qu'il commencerait à avoir mal aux pieds, il s'assiérait. Si son téléphone sonnait, il répondrait et pire que tout, il donnerait toutes les informations qu'on lui demanderait. Mais comme l'avait dit Solange, il résistait à sa manière. Il se souvenait de tout. Son esprit gardait un cheminement logique. Mais entre la théorie et la pratique, il n'y avait plus rien. Une connexion était coupée.
On frappa à la porte. Stimulus, réaction. Il devait aller ouvrir. Même partagé entre l'espoir que ce soit Solange et la crainte, il alla ouvrir, toujours nu.
Il fit face aux yeux polaires les plus froids qu'il eut jamais vus. Mais ces yeux se voilèrent un instant de saphir, tandis que l'intrus prenait la mesure de la situation. Un instant de doute. Puis une certitude.
- Vous?
Les châtiments, chez les loups, étaient peu nombreux, sans doute parce que les Alphas devaient prévenir toute tentative de rébellion au sein de leurs meutes. Ca se réglait par quelques coups, des morsures, des griffures, de superbes bleus et surtout l’écrasante supériorité des Alphas. Rien que le regard d’un Alpha paralysait les loups sous sa responsabilité. En fait, si les humains se définissaient par les critères aussi abstraits que Beauté, Richesse, gloire et d’autres encore plus sujets à caution, les Loups ne se voyaient qu’en fonction de trois zones de domination, du plus petit au plus grand. Possessivité, qui était le plus personnel puisqu’il s’agissait de la capacité du loup à garder ce qui était à lui, ce qui couvrait un domaine assez vaste, de son sang et sa fourrure, jusqu’à sa compagne ou son compagnon en passant par ses vêtements. C’était à la fois un défaut et une qualité… dans les limites du raisonnable. On pensait à raison qu’un Loup trop possessif ne verrait pas les intérêts de la Meute et qu’à l’inverse celui qui ne l’était pas suffisamment passait pour un jean-foutre, donc on ne pouvait pas lui faire confiance. Ensuite venait la Territorialité, qui était la capacité du Loup à protéger non seulement son territoire mais celui de sa Meute et surtout la manière de traiter les intrus et les invités. Encore une fois, il fallait le juste milieu. Enfin, c’était la Supériorité. Sans doute le plus important… Sans doute celui dont on n’a jamais assez. C’était la capacité à en imposer aux autres, à leur faire baisser le regard, à les amener à suivre et à obéir sans discuter. L’Alpha des Alphas était le seul qui pouvait en imposer aux autres chefs de Meute et une hiérarchie subtile s’était mise en place, plaçant certaines meutes sous l’égide d’autres alors que les dernières étaient moins nombreuses.
Le souci venait que les nouvelles Meutes étaient difficilement acceptées… Et la Meute de Jones avait tout au plus une soixantaine d’années, depuis que Samuel Jones, simple soldat américain, avait perdu toute sa meute dans le débarquement et de ce fait, se retrouvait Alpha, alors que sa meute avait estimé qu’il lui faudrait encore plusieurs décennies avant de prétendre à ce titre. Par respect pour les défunts, Jones avait d’abords cherché une autre meute pour s’inclure puis, jugé déjà trop dominant, il en avait créé une autre avec les rebuts des autres. Les raisons ne manquaient pas pour que la Meute de Jones soit considérée comme quantité négligeable et l’Alpha faisait tout depuis vingt ans pour prouver qu’il n’en était rien. La surveillance des Canines faisait partie de ces services dont personne d’autre ne voulait mais qui était nécessaire.
Ben avait tout raté.
La seule chose qui l’avait empêché de s’enfuir et de ne pas subir son châtiment était la loyauté qu’il ressentait pour Jones. Le seul qui lui avait fait confiance et sa mort pourrait permettre à la Meute d’avoir meilleure réputation puisque l’un des leurs avait affronté sa punition, sans fuir et sans biaiser. Oui. Il resterait silencieux, ne réfuterait rien et accepterait le tout avec confiance. Du reste avoir peur ne le servirait pas et même s’il sentait les gémissements glacés de son autre qui, lui, crevait de trouille aux tréfonds de son être, il resterait droit et humble.
Cela dit en passant, il espérait que le Tribunal lui accorderait une dernière tasse de café.
Les cheveux de sa nuque se dressèrent dans un frisson assez violent. Il ne les voyait pas mais le tribunal venait de trahir volontairement sa présence. Tous ses membres avaient eu une envie de sang en même temps. Les envies de sang étaient le moyen qu’un loup-garou avait de menacer avant d’attaquer pour de bon. La dernière mise en garde… Il était assez mal vu de ne pas la faire, même si la plupart des proies ne pouvaient pas ressentir cette agression. Ce n’était pas bon pour Ben alors il adopta la seule attitude possible : il se coucha sur le flanc et laissa sa gorge exposée. Certains l’auraient achevé sur le champ mais le tribunal devait d’abords l’entendre. Ce n’était pas plus rassurant… Le fait qu’il ne puisse voir, couché au sol comme il l’était, que les pattes de plusieurs loups et les instruments de mort qu’étaient les pattes antérieures d’un loup-garou dans sa forme la plus sauvage. Pas un pied. Ils n’avaient pas vraiment prévu de l’écouter en fait, ils avaient déjà formé leur opinion et se préparaient à la mise à mort. N’eut été Jones, Ben aurait écouté sa voix intérieure qui lui murmurait de se relever et de fuir.
Mais merde ! Un loup n’a pas être un lâche. Il se redressa et se mit assis sur ses talons, l’attitude de celui qui est prêt à faire des concessions mais pas à mourir sottement. Il les regarda l’un après l’autre, sans animosité mais sans aucune soumission. L’attitude d’un Alpha. Jeu dangereux mais sur un malentendu, il pouvait espérer réduire le nombre de ses assaillants. Les grondements et les ombres qui reculaient lui donnèrent raison. Mais il en restait trop pour pouvoir espérer survivre. Un loup-garou qu’il n’avait pas vu et en forme humaine avança alors. Au vu de son attitude nonchalante et du sourcil droit levé, s’il n’était pas l’Alpha des Pyrénées, il n’en était pas loin. Au moins le second lieutenant, bien que cette place soit en général tenu par une femme. De plus, il était venu habillé, donc, il ne venait pas à la curée comme les autres. On pouvait croire qu’il s’agissait du chauffeur des autres, mais comme Ben n’avait pas entendu de camion, ni même de minibus dans les environs, il y avait plus de chances que la Meute ait sa tanière dans les environs.
- Tu es accusé d’avoir montré ta rage, d’avoir dévoré un homme et d’avoir pénétré dans le territoire d’une autre meute sans invitation et tu te permets de nous défier ?
- Je suis peut-être coupable, mais sans procès, je reste un loup de meute et je ne tiens pas à me comporter en chien.
Le loup-garou sous forme humaine s’avança. S’il avait eu l’air nonchalant dans l’ombre, le jaune de ses yeux le démentait fortement. Il était à deux doigts de se transformer. Fugitivement, Ben pensa que le contrôle n’était pas excellent dans les Pyrénées.
- Le procès a déjà eu lieu.
- Sans moi ? même si je suis accusé de manière à risquer la mort, les lois de Meute…
- Les Lois de Meute ne s’appliquent pas à un chiot comme toi !
C’était l’Alpha de la Meute. Seul un Alpha pouvait se permettre de couper la parole à un autre loup-garou sans en connaître le rang. Ce qui laissait perplexe Ben, c’est qu’en vertu de tout ce qu’on lui avait enseigné, il aurait du s’aplatir au sol de terreur, Jones lui avait fait cet effet la première fois. Mais là… le jeune homme avait juste l’impression de regarder un roquet en laisse piquer une crise et aboyer sur le premier venu. Aucune peur. Rien. Même pas la plus petite inquiétude. Jones lui avait dit que son contrôle, son trop grand contrôle de son loup pourrait finir par poser problème. Maintenant, Ben le croyait. Il était tellement maître de lui-même que la situation, qui eut paniqué n’importe lequel de ses frères de meute, le laissait au mieux dubitatif. Un autre que Ben aurait imaginé que l’Alpha des Pyrénées était tout simplement moins dominant que lui. Le pire étant que les autres loups étaient le museau au sol, les oreilles couchées et les yeux craintifs. Si l’Alpha ne désirait pas participer à la curée avant, il y serait forcé. Personne d’autre que lui n’entamerait le carnage.
A force d’observer les vampires, Ben s’était rendu compte de la finesse et de la violence de la politique des quenottes. Cependant, la politique des garous n’avait rien à lui envier en matière de subtilité et de morts violentes. Mais dans ce cas précis, on avait abdiqué toute forme de subtilité. Il ne restait qu’une possibilité. Une possibilité peu agréable et qui pouvait lui être refusée, sachant qu’on ne le considérait plus vraiment comme un loup de meute. Mais avait-il vraiment le choix ?
- Je te défie, Alpha.
Et Ben se leva sous le regard stupéfait de toute une meute, calme, bien plus qu’un combattant à l’orée d’un duel ou d’une embuscade, presque serein. Non pas qu’il était sur de gagner, mais bien que, quel que soit l’issue du combat, ses ennuis seraient terminés.
Ce en quoi il se trompait.
En face de lui, l’Alpha des Pyrénées avait perdu tout calme. Il arrachait ses vêtements tout en initiant sa transformation et le reste de la Meute se tassait de terreur. Ils étaient habitués à ce genre de débordement et savait qu’invariablement la moindre tête qui dépasserait serait fauchée dans la fureur qui suivrait. Dans les esprits, on espérait, on voyait la victoire de l’Alpha… Tout bas, certains n’osaient espérer le contraire, mais ce ne serait pas si mal. Ben, quant à lui, enleva ses tennis en appuyant sur les talons, tout en déboutonnant sa chemise. Pour le pantalon, il lui suffisait d’ôter les boutons de la braguette vu qu’il portait toujours ses jeans deux tailles trop grand et une ceinture, le tout partirait suffisamment bien. La peur et la colère qui lardaient sa peau d’aiguilles glacées ne l’atteignaient pas. Même s’il avait vu un certain nombre de batailles pour l’Alpha, il n’avait jamais participé. Jones le lui avait interdit, pour bien des raisons, bonnes ou mauvaises… mais la principale, c’est qu’en combat, Ben n’était pas en harmonie avec son corps de Loup. Il est vrai que la plupart des combats de dominance se passait en forme humaine, surtout pour éviter le carnage, mais certains avaient une préférence très marquée pour le combat de loups.
L’Alpha attaqua avant même que Ben ait fini sa transformation, sans doute pour se donner un avantage suite à la maladresse de l’entre-deux. Grossière erreur. C’était le moment où Ben relâchait complètement son contrôle sur sa moitié Loup pour se nourrir de sa colère et le Loup avait un instinct formidable, aiguisé par la douleur du changement, les os qui changeaient de place, la structure musculaire qui changeait et augmentait, recouvrant des os qui avaient doublé de volume. Le coup de patte, aux griffes à moitié sorties cueillit l’Alpha sur le coté gauche du museau. La truffe était déjà bien entaillée et le loup-garou noir recula. Un coup dans le nez, ça ne pardonnait pas pour un assimilé canidé. La douleur était atroce et persistante, autant qu’un coup à l’oreille pour un être humain.
Enfin, Ben fut prêt. Il ne se transformait pas souvent mais chacun s’accordait à dire que son Loup était une bête magnifique. D’une couleur tirant sur le crème avec un sous poil gris, des yeux hésitant entre l’or et le caramel et le bout des oreilles comme trempés dans un pot de peinture noire. Contrairement à pas mal de Loups dans leur forme de combat, Ben était assez fin, une musculature discrète pour une agilité exceptionnelle. D’aucuns trouvaient ce choix étrange et taxaient ces Loups de chat. Mais rien n’est plus faux. Au fil des années, les Loups plus minces avaient prouvés leur supériorité en beaucoup de domaines. Si un Loup « normal » ne pouvait passer pour autre chose qu’un croisement impossible entre un canidé et un Grizzly, les Loups minces pouvaient espérer passer pour des bâtards de chiens de traineau exceptionnellement grands. En combat, cette supériorité n’était effective que si l’adversaire ne le saisissait pas, d’où une réputation de lâcheté.
Ben prit quelques instants pour lui permettre, ainsi qu’à son Loup, d’étudier son adversaire. Le fait que celui-ci soit encore un peu sonné lui aurait peut-être donné l’occasion d’une attaque, mais rien n’était moins sur. Après tout, les feintes et les faux-semblants étaient monnaie courante dans un combat. Personne ne trouvait rien à redire, sans doute parce que l’intelligence et la stratégie étaient aussi important que la force brute. Ben savait aussi que le premier assaut serait décisif pour la suite… Alors il attaqua, crocs en avant pour laisser à ses griffes la possibilité d’un revers, au cas où…
Ce fut violent et rapide. Dire que Ben s’en tira sans dommage fut un bien grand mot puisque une morsure tâchait sa fourrure de pourpre et les griffures qui lui zébraient le dos étaient profondes. Ce qui étonna le plus les autres Loups, assistant au carnage, c’est que Ben n’avait pas émis un seul son. L’Alpha avait grogné, hurlé, gémi de douleur. Ben … on ne l’entendait pas. Il n’avait pas cherché à impressionner, ni faire peur. Il avait combattu sereinement. Comme un humain.
A tout bien considéré, ça l’étonnait lui-même. Premier combat et il avait eu la sensation que tout concourrait à le faire gagner. Il avait abordé les attaques et les défenses de son adversaire avec un curieux détachement, comme s’il savait ce qui allait se passer. Les coups qui n’avaient pas été évités… et bien, ils ne pouvaient pas l’être. Encore maintenant, il était dans une sorte de brume mentale qui pesait comme une chape de plomb sur son esprit. C’était perturbant, non parce qu’il se sentait mal, mais au contraire parce qu’il se sentait trop bien. Quand Ben tourna le regard vers le reste de la meute, il fut surpris de ne pas tous les trouver tous à terre, la gorge exposée comme c’était l’usage. Mais il était plus étonnant de les voir immobiles dans des positions peu naturelles et encore plus étonnant de voir la femme humaine qui était parmi eux et qui avait ses mains tendues de chaque coté du corps, comme si elle les maintenait par ce simple geste.
Mais c’était Solange. Son œil était encore maquillé de violet. Elle ne souriait pas et avait l’air aussi vulnérable que lorsque Ben avait fichu son ex à la porte après lui avoir cassé quelques côtes.
Sa voix résonna étrangement. Distordue, comme si elle n’était pas en phase avec le temps.
- J’ai encore besoin de toi, Ben…
Volupté.
Joli mot, non ?
C’est dans cet état second que Victor, qui préférait maintenant qu’on l’appelle Sigur, suivait son jeune cannibale, dans un corps qui n’était pas le sien. Il fallait bien qu’il paye de sa personne pour éduquer sa meilleure arme. Normalement, il lui aurait laissé du temps pour découvrir tout ça, mais le temps, le seul ennemi dont on ne peut pas se débarrasser depuis que l’humain l’avait inventé, lui manquait cruellement. Mais Victor nageait dans un océan de volupté parce que tout se passait bien et parce que, pour faciliter la possession, il avait fait l’amour à Clara des heures durant. Pour son véritable corps, ce n’était, et en il était suffisamment frustré, qu’une façon d’assouvir une faim, mais pour celui de Clara, c’était un état de contentement qui durait… Et c’était très agréable.
Le Cannibale devant lui n’était pas en paix, par contre. Il pestait contre le levier de vitesse manuel, l’étroitesse des rues et un million d’autres choses. Mais c’était normal. Il vivait l’intrusion d’un autre prédateur sur son territoire et il ne voyait que les conséquences. Ça l’énervait. Il y avait de quoi.
Victor, non. D’une part parce que l’orgasme encore proche continuait d’électriser son corps et d’autre part parce qu’il savait qu’il était utopique de croire que les vampires étaient les seuls prédateurs supérieurs de ce monde. Cependant, il fallait bien continuer à se prétendre maitre de son territoire et faire en sorte que les autres le respectent. D’où la présence de Vince. Et puis ça lui donnerait quelques leçons, ce qui n’était pas plus mal.
Mais… Car il y a toujours un mais… Il fallait bien avouer que posséder Clara pour cette petite excursion n’était pas la meilleure des idées que Victor eut pu avoir. Certes, il ne pouvait pas bouger de l’Hôtel de Bagis parce que des émissaires d’Angleterre avaient trouvé de bon ton de présenter leurs respects au Premier Prédateur, sous l’influence d’un Oracle qui souhaitait sauver sa peau et accessoirement devenir la Voix de Sigur. C’était raté dans les deux cas, mais bon… rien n’interdit de rêver. Comme il pouvait scinder son attention en deux, il n’avait trouvé que ce moyen pour suivre Vince. Mais le jeune vampire, aux sens exceptionnellement en alerte, ne pouvait manquer de remarquer le parfum de luxure qui émanait de Clara, sa chair chaude et délicatement rosée par endroit et pire que tout, que Victor, embrasé par la volupté de sa maitresse, le considérait comme un chat considère une tasse de crème. Frustration de ne pas pouvoir en profiter et peur d’en profiter. De quoi faire devenir fou n’importe qui.
Peut-être plus tard… Victor céderait à l’envie d’enfin faire sien Vince, mais l’heure était à l’apprentissage et il devait doser entre la pédagogie et la comédie. Nul humain qui était présent sur la scène ne devait se douter que le Grand Prédateur était là, même sous l’apparence d’une petite jeune femme aussi menue. Cela les aurait inutilement inquiétés… Après tout, on apprécie peu la possibilité de perdre le contrôle de son corps au profit d’un autre. L'autre problème venait du fait que Vince allait croiser un aspect de la politique vampirique qui n'allait pas lui plaire. Normal après tout pour un humaniste. Aucun n'aimait croiser un esclave, surtout quand cet esclave allait être le vôtre.
Simon Occard était la troisième génération de sa famille à servir les vampires de Toulouse. Du moins les couchants. Son grand-père, le précédent de la lignée, avait pris sa retraite de servant de chasse à 57 ans , âge vénérable pour un servant, après avoir passé des années aussi pénibles pour lui que pour Simon à tout enseigner à son successeur. Il était relativement rare que la charge saute une génération mais Papy Occard avait eu une vision désastreuse à propos de son fils et il avait refusé de lui enseigner quoique ce soit. Vision qui s'était confirmée quand son fils, alors marié, père de trois enfants et cadre dans une entreprise agro alimentaire de la région, avait eu un coup de folie pour une jeune femme de vingt ans sa cadette et avait décidé de coller une balle dans la tête de toute sa famille. Simon , alors âgé de douze ans, s'était réveillé au premier coup de fusil qui avait emporté la mâchoire de sa mère, tous ses espoirs et sa vie. C'est en voyant son père tirer sur sa sœur sans lui laisser la moindre la chance et transformer sa joyeuse ainée en une gerbe sanglante habillé d'une chemise de nuit Garfield que Simon était intervenu pour sauver sa peau et celle de son petit frère. Il fit perdre l'équilibre de son père et ramassant le fusil , tira la balle qui restait dans son menton. L'adrénaline chuta, Simon s'aperçut enfin du carnage. A peine capable de bouger, il s'était tout de même trainé jusqu'au téléphone et avait appelé son grand-Père. Puis... il était retourné dans sa chambre qu'il partageait avec son petit frère et l'avait pris contre lui, tous deux tremblant et sanglotant.
Étant officier de police depuis de longues années, Papy Occard savait pertinemment comment finiraient ses deux petits fils. Le second oscillerait de familles d'accueil en familles d'accueil, solitaire et le premier en centre psychiatrique jusqu'à ses dix-huit ans. Aucune chance de retrouver une vie normale. Il maquilla la scène pour que ses collègues y voient ce qu'il voulait bien : la fille ainée avait fait une fugue et s'en était ensuivi une dispute entre les deux parents morts d'inquiétude. Une insulte avait fait mouche. Le père, au comble de la rage avait sorti le fusil et tiré avant de retourner l'arme contre lui, à cause de la culpabilité. Fin de l'histoire. Oh, bien sur, c'était dommage pour Lucie, dont on ne connaitrait jamais le sort et qui n'aurait droit en terme de sépulture qu'à un trou dans le jardin, mais il restait deux petits vivants et pour Papy, c'était le plus important.
On parla très peu de ce fait-divers sordide. Les trois survivants de la famille décourageaient la curiosité par le silence et même les pédopsychiatres ne purent leur faire rendre leur trop-plein de douleur. On oublia. Julien, le plus jeune fut un élève modèle et apprécié de tous. Simon... Fut plus taciturne mais ne créa de souci à personne, même quand il s'endormait en plein milieu du réfectoire, la tête à coté de son assiette. Il faut dire que Simon continua à protéger son frère de la seule manière qui lui restait. Il devint l'héritier d'une lignée d'esclaves. En parallèle du collège et plus tard du lycée, son grand-Père lui donna d'autres cours et l'entraina pour être un servant de chasse. Julien, encore maintenant, n'en savait rien, s'étonna que son frère lâche l'école après le bac pour rentrer dans la police. Mais c'était la voie qu'il s'était choisi et qu'on lui avait choisie. De ce fait, son « Maître » lui avait facilité la tâche. Le hasard des affectations le laissa toujours à Toulouse ou sa proche banlieue et le concours interne qui le fit passer inspecteur fut étonnamment facile. N'eut été ses missions, Simon aurait passé une vie tranquille. Il était marié et son fils venait d'entamer son dixième mois. La perspective de devoir en faire le prochain Occard Servant de la Cour de Toulouse le terrifiait.
Les deux raisons étaient devant ses yeux. La première était le tas de chair au bout de la ruelle, l'autre était son nouveau maître, qu'il ne connaissait pas et dont on lui avait parlé en termes rien moins qu'élogieux et que sa femme avait invité à diner, à charge à son mari de transmettre. Ça, ça le foutait en rogne, mais impossible de faire comprendre à Anna que ces patrons-là n'étaient pas des gens fréquentables même si le précédent avait été d'une exquise courtoisie. Celui-là était un inconnu. Mais il devait obéir.
- Bonsoir, Monsieur. On se met au boulot ?
Si son nouveau propriétaire fut surpris de sa bravade indifférente et de la main tendue, il n'en montra rien et prit la main avec un sourire timide.
- Oui, allons-y.
Bon... Simon devait l'avouer, il ne l'imaginait absolument pas comme ça. Quelqu'un qui avait l'air plus jeune, ça oui. Qu'il soit effectivement plus jeune, ça non... Sans doute pas de beaucoup mais il avait naturellement laissé la prééminence à Simon et ça, c'était rare. Quant à la demoiselle, la maitresse du Seigneur de Toulouse à ce qu'on disait, ce qui faisait d'elle l'humaine la plus puissante du secteur, elle restait sagement à l'écart et ne soufflait mot. Oui, c'était une ère nouvelle. Les plus puissants se comportaient comme des gamins timides quand le maître n'était pas là. Ou bien était-ce la sagesse-même que de laisser Simon mener la danse vu qu'il semblait être le seul à avoir quelques compétences en la matière.
Vince avait déjà vu pire. Il avait déjà fait pire, qu'on s'en souvienne. Mais le fait de voir une victime innocente le fit tressaillir. On ne se fait jamais à la mort d'un innocent quand on croit en être un. De plus, la scène puait la peur. La peur de presque tout le monde d'ailleurs, bien que l'origine fut différente. Clara ne craignait rien, sans doute parce que Victor l'avait prévu et l'avait enfermée dans un cocon onirique au fin fond de son esprit. Victor, lui, regardait la scène avec un détachement un peu dédaigneux. Il s'en fichait. Les gens mourraient, ça arrive. Simon souffrait de la terreur rétrospective des badauds qui remercient le ciel de ne pas avoir été là. Vince craignait que ce genre de carnage n'annonce le reste de sa vie. Une existence entière à voir le plus noir du monde. La victime avait vu sa mort fondre sur lui et l'assassin, le monstre, la brute, avait craint quelque chose suffisamment fort pour oublier les règles de la société et laisser sa bestialité agir à sa place. Dans un cas comme l'autre, Vince avait de la compassion. Et il avait la certitude que rien d'humain n'avait agi ici. Il se tourna vers Simon qui attendait de faire son rapport. Aussi, ne se fit-il pas prier...
- Environ à 4h du matin, un témoin a trouvé ce merdier. Nous l'avons entendu le premier et un menteur de mon équipe à réussi à lui faire comprendre qu'il s'agissait d'un événement certes exceptionnel mais pas surnaturel. Mon menteur est très bon.
Au sourcil levé du jeune vampire, Victor, par la voix de Clara, lui glissa à l'oreille qu'un menteur était une personne, en général humaine, qui arrivait à entortiller les témoins gênants sans les tuer et à jeter une chape de plomb sur la vérité pour rendre les faits probables. C'était toujours mieux que de semer les cadavres. Simon reprit:
- Avant de nettoyer, on a préféré vous appeler pour confirmer le caractère plus qu'exceptionnel de l'incident.
- C'est forcément surnaturel. A moins que vous ne connaissiez un zoo qui a perdu un grizzly ou un garagiste qui monte des pares-buffles avec griffes et crocs sur ses voitures.
Bien répondu. Simon devait l'avouer.
Vince remonta l'allée bloquée par la voiture de police et reprit le chemin de l'agression, lentement... un pas après l'autre... et les yeux d'un blanc de glace. Clara sourit sous l'impulsion de la fierté de Victor. Son cannibale avait dépassé le meurtre et se mettait en chasse. Il y avait quelque chose de jouissif à voir un animal se préparer à la traque: ce moment sous-jacent ou la logique se mêlait à l'instinct dans une alchimie étrange qui rendait l'esprit acéré. Vince était dans cet état de calme avant la tempête. Celui qu'il avait entraperçu dans la douche et qui lui donnait des frissons de d'exaltation. Son fils. Le seul fils qu'il méritait. Un prédateur moral.
Cela faisait partie de ses leçons. Plus que des sens développés, les vampires ressentaient des impressions, des spectres d'émotions, des auras. Tout laissait une trace invisible pour le commun des mortels. Vince avait passé des nuits entières à regarder la cour de Toulouse et à en analyser les trajets. Au risque de passer pour un asocial. Mais ça payait. Même si la piste était froide, la terreur était encore présente. Deux terreurs qui se confrontaient et l'une avait gagné. Et c'était la terreur la plus grande.
- A votre avis, c'est quoi? Demanda Simon, sans se soucier de ces yeux de banquise.
- Un loup-garou...?
A force de naviguer de l'autre coté du miroir, on revoyait à la hausse son critère de possibilité. Les Vampires existaient. Les loups-garous devaient exister aussi.
- Ça se tiendrait... Mais la Meute des Pyrénées ne vient pas en ville.
- Euh... Je ne suis pas très au point sur la géographie française, mais les Pyrénées sont plutôt loin, non?
- Ouais, mais c'est la meute la plus proche. J'y connais pas grand-chose, mais d'après ce qu'on m'a dit, les meutes sont très dispersées. Et on a pas vu un seul loup de meute dans la ville depuis prés de trente ans.
- Loup de meute?
- En gros... Comme les vampires qui font partie de la ville.
- Donc il y a des... Parias?
- Ça existe, oui. Mais les loups de meute aiment pas. Les Vampires se contentent de prévenir et de menacer, les loups tuent les intrus. Ils font pas dans la finesse.
Ça expliquait pas mal de choses. Particulièrement l'aura de peur.
- Il est possible que cette meute des Pyrénées aient traqué un loup paria?
- Oui. Tout à fait possible. Sauf sur un point.
- Lequel?
- Les loups ne sont pas discrets, pour nous. Ça fait partie des... évènements que l'on doit surveiller. On repère les signes.
- Donc, pas de loups dans le coin.
- J'ai envie de dire que j'en suis sur, mais... Il y a toujours un facteur chance que je prend en compte. Un loup qui nous a échappé, ça reste possible.
- Ce loup-là fuyait. Il puait la trouille. On peut donc supposer qu'il fuyait quelque chose de plus gros ou plus puissant que lui, non?
Simon acquiesça, c'était parfaitement logique.
- Sauf que les loups de meute chassent... en meute. Ça limite les pertes.
- Y'a plus gros qu'un loup?
- Surement, oui. Mais mes connaissances sont limitées à ce niveau. On ne combat que les choses contre lesquelles on a une chance.
Le sourcil levé de Clara et de Vince appelait une réponse. Un peu gêné, Simon la donna.
- Contre un loup-garou, shooté aux calmants, avec une patte en moins... Une équipe de vingt hommes très bien armée a une chance. Petite, mais elle existe.
Victor se retint de faire rire Clara. Mieux que personne, il savait les dégâts occasionnés par les loups-garous, même shooté aux calmants et avec patte en moins. Mais la plupart des maitres n'envoyaient pas d'humains. Question de politesse entre prédateurs. On négociait et on évitait de se croiser. Pour les plus fous, il y avait des chasses aux loups... Mais les conséquences n'étaient pas toujours agréables. Mais jamais on ne laissait les humains chasser seuls. Le meilleur moyen de perdre investissements et bons employés, sans oublier la piste.
- J'espère que personne ne vous a envoyé contre des loups.
- Non, Monsieur. Personne à Toulouse n'envoie qui que ce soit contre les loups. La Maitresse... Pardon... L'ancienne dirigeante de la Ville avait pour ligne de conduite de ne pas impliquer les humains dans ses guerres.
- Attitude ô combien sage... murmura Clara.
Victor était lui aussi un partisan de ne pas impliquer les humains. Mais pas par humanisme. Les survivants, s'il en y en avait, n'arrivaient pas à s'en remettre. Soit ils se pensaient surpuissants et imaginaient leur passage comme vampire très proche, soit... Soit ils ne pouvaient arriver à dépasser l'horreur de la situation. Dans les deux cas, ils étaient foutus pour les maitres.
- Et donc, Monsieur? On nettoie?
- Oui... La piste est la plus forte ici à cause du sang... Mais mis à part une direction approximative... Je ne vois rien. Mais si je le revoie...
Nul autre qu'un vampire coincé dans un corps de femme n'aurait pus comprendre. Oui, Vince abandonnait la piste. Mais pas par manque d'indices. Par pure colère. Il avait envie de s'en charger seul.
- Merci, Monsieur Occard. Vous faites du très bon travail.
Oui... Quelqu'un qui ne connaissait pas le cannibale ne pouvait pas voir que son comportement n'était pas normal. Il se comportait comme un vampire. Victor ne savait qu'en penser. Quelque part, il était bon qu'il se dévoile à sa vraie nature... Mais c'était si peu lui. Il faudrait qu'il pense à le contenir avant qu'il ne dérape complètement.
- De rien, Monsieur.
Vince quitta la ruelle avec une démarche plus déterminée, plus agressive. Le tigre qui commençait déjà à lancer sa traque. Clara ne le rattrapa qu'à la voiture. Elle y entra en vitesse et s'arnacha avant de regarder le profil du conducteur. Victor ne put s'empêcher d'admirer la mâchoire crispée et les muscles tendus. Une colère contenue absolument magnifique. Le tigre avait cessé de dormir. Mais c'était trop tôt.
Clara glissa sa main sur la cuisse de Vince avec un petit sourire.
- Tu fais quoi, là?
- Je cède à une pulsion... Comme toi.
- Conneries, je ne cède à rien.
- Si... A une pulsion de mort. Moi j'ai envie de toi.
- Hors de question.
Vince chassa la main importune dans un geste qui hésitait entre le respect et la colère. Impossible de punir Victor sans blesser Clara. Fugitivement, le Grand Prédateur se demanda combien de personnes seraient capables de ne pas oublier l'un au profit de l'autre. Très peu, sans doute.
- Pourquoi, hors de question...? Nous te plaisons tous les deux... et je peux faire en sorte qu'elle ressente tout. Je ne crois pas qu'elle dirait non.
- C'est immoral.
- Ben voyons... Venant de toi, c'est assez amusant. J'ai fouillé un peu ton ancienne vie... Beaucoup te regrettent et pas à cause de ton gratin de macaronis.
- Je le ratais tout le temps... Oh, merde...
Ça y'était. La colère était retombée. La simple évocation de sa vie passée l'avait fait régresser. Le tigre s'était rendormi pour le moment.
- C'est... lâche de me faire ça.
- Lâche? Tu t'apprêtais à pourchasser un loup-garou tout seul... Excuse-nous de nous inquiéter pour toi.
- « Nous »?
- Évidement. Sitôt que nous avons quitté la scène du massacre, j'ai rendu sa conscience à Clara. Je la protège. Je ne l'emprisonne pas.
- Venant de toi, c'est assez amusant...
- Ah oui... Vas-y, rebelles-toi, fils. Fais-moi voir ta fureur adolescente et expliques-moi encore que le monstre millénaire que je suis ne peut pas se comporter avec dignité. Tout au plus, mes rares moments de bonté sont dus à un calcul, mais surement pas à une quelconque moralité.
- Peut-être pas à ce point là...
- Si. A ce point là. C'est ce que tu penses. Cela nous blesse. Tout les deux. Clara pense que tu ne lui fais pas confiance. Et moi je pense que tu ne vois qu'une façade et que tu as désormais tellement peur que tu refuses de gratter.
- Je n'ai pas peur de toi!
- Non... Tu as peur de toi-même. Tu ne sais pas ou tu en es. Tu veux retrouver tout ce qui faisait ta vie d'avant mais tu t'en empêches parce que ce n'est pas bien. Pourquoi? Pourquoi crois-tu que ta vie d'humain était mauvaise? Parce qu'un fichu vampire t’a trouvé et t'a tué. Tu crois que tu as mérité ce qui t'arrive. Mais en même temps, tu ne veux pas basculer dans le coté obscur. Par toutes les divinités que l'on peut invoquer sur cette terre, qu'est-ce que tu peux être compliqué...
Silence. Le laisser digérer la vérité et le fait qu'il devenait totalement transparent pour Victor. Il ne lui aurait suffi que de quelques mots pour que Vince devienne un traqueur parfait, sans émotion. Un prédateur tel que les Premiers les avaient rêvés et qui étaient devenus au fil du temps une hiérarchie complexe et inutile de gens perdus. Mais ce rêve avait un autre souci que celui d'avoir été totalement déformé. Il était utopique et se basait sur les capacités des Premiers à garder le contrôle et à ne pas décider qu'ils n'en avaient plus rien à faire. Les Premiers étaient atteints de ce mal là. Un ras le bol. Une dépression qui avait murie pendant des millénaires et qui les amenait, soit à mourir, soit à s'isoler du monde qu'ils avaient créé. Un constat d'échec. C'est en voyant Vince évoluer que Victor avait compris ça. Il lui fallait maintenant amener Vince à choisir sa propre voie. A se débarrasser de sa peau de malheurs et de son carcan de morale abjecte. De sa peur, de sa colère. Il fallait qu'il renaisse.
- Maintenant, je voudrais que tu nous ramènes, Clara et moi. Tu as le reste de ta nuit libre. La seule contrainte est de ne pas revenir au Bagis avant 5 H du matin. Et... Évidement... Sois prudent.
- A chaque fois que tu me dis « Sois prudent » j'ai presque envie de croire que tu le penses.
- Vincent. Va chasser ton loup-garou. Et même si j'aimerais que tu me penses sincère, crois ce que tu veux. Conduis. Clara fatigue.
Il était étendu sur son lit, le souffle court, les yeux écarquillés et la sensation étrange de n'avoir rien compris. Il était nu, les jambes à peine couvertes d'un drap blanc. Il avait beau essayer de reprendre le fil de la soirée, il n'arrivait pas à raccrocher les wagons même si tout s'enchainait avec une précision et une logique sans faille. C'était juste que... juste qu'il n'arrivait pas à s'y inclure lui-même.
Une très légère odeur de café arabica lui chatouilla les narines et l'attira.
- Il faut deux cuillères de café, Solange. Je le prends noir et sans sucre.
- D'accord.
En essayant de se lever, il eut conscience qu'il s'était comporté comme un mufle. Mais il n'arrivait pas à penser normalement. Tout ça était irréel. Il avait passé la nuit avec Solange. Ils avaient fait l'amour... plus d'une fois d'ailleurs et il savait pertinemment qu'il n'avait pas éprouvé de désir ni de plaisir. Pourtant, il lui avait semblé que Solange, si. Solange qui arrivait avec deux tasses de café fumant.
- Sol... Il s'est passé quoi? Je n'arrive pas à percuter...
- C'est normal. Ce qui est anormal, c'est que tu t'en rendes compte.
- Et donc, c'est quoi?
- Une brume de confusion. Je savais que tu n'y arriverais pas sans ça.
- Arriver à...?
- Coucher avec moi.
Honnêtement, Ben ne savait pas quoi en penser. N'importe quel autre homme aurait pris ça très mal. Mais c'était vrai.
- Tu m'as demandé de me rendre un service. Le dernier avant de disparaître... De te faire un enfant... Et je n'arrive toujours pas à comprendre en quoi c'est une bonne idée.
- Brume de confusion.
- Et si tu m'expliquais?
- Non. Le moins tu en sais, mieux ça vaudra. Et tu as assez de problèmes comme ça.
Ben secoua la tête. Que ce soit le sort ou autre chose, il avait du mal à se concentrer. Même le goût du café n'arrivait pas à lui remettre la tête à l'endroit.
- Je récapitule... Tu es une Fée Noire, tu as empêché une meute de faire un carnage sur ma personne. Merci encore d'ailleurs. Et tu as voulu que je te fasse un enfant. Tout en sachant pertinemment que les grossesses consécutives à un accouplement avec un loup-garou se terminent neuf fois sur dix sur une fausse couche.
- Et que les grossesses d'accouplement d'un être surnaturel avec une Fée Noire ont environ une chance sur cent de fonctionner. Oui, je sais tout ça. Et justement.
- Alors... pourquoi?
Solange soupira et but son café jusqu'à la dernière goutte. En une seule fois... Et brûlant. Outre le fait que n'importe qui se serait déchiré la gorge avec ça, Ben était effaré que l'on puisse ne pas apprécier ce café...
- Je brise un cycle. Merci de m'avoir aidée. Encore une fois... A ce sujet, je te dois quelque chose.
- Parce que... quoi? Je commence à me dire que tu aurais pu t'occuper de ton ex sans moi.
- Non, je ne pouvais pas. Cela fait partie de... ma malédiction. Une fois que j'ai admis un homme dans mon intimité, je ne peux plus lui faire de mal.
- Charmant.
Ben se décida enfin à aller prendre sa douche, mais sa nudité le gênait. Pourtant, il savait que Solange et lui s'étaient ébattus des heures durant et que les détails de leur anatomie respective n’avaient plus de secrets pour l'un et l'autre. Il s'en souvenait parfaitement. C'était le plus gênant, sans doute. Il chercha désespérément quelque chose à mettre... Un jean, un caleçon... n'importe quoi... Et il n'arrivait pas à choisir.
- Sol... Tu peux arrêter ta brume de confusion? Je ne peux plus réfléchir.
- Non. Pas tant que je ne suis pas partie.
- Magnifique.
- Comprends-moi, s'il te plait... Il faut que je me protège. De toute façon, ce qu'il vient de se passer n'aura aucune conséquence pour toi. Et je te dois encore quelque chose. Tant que tu sous la Brume, tu ne pourras pas tout assimiler, mais tu ne me poseras pas de questions.
- Mais...?
- Tais-toi et écoutes-moi. Dans quelques heures, quelqu'un va venir. Tu peux fuir. Je te le conseille. Sinon... Sinon, j'ignore ce qui va se passer. Adieu, Ben.
Il lui fut impossible de retenir Solange. Il savait qu'il le devait, mais il se contentait de la regarder s'habiller sans même pouvoir fermer la bouche. Elle prit ses affaires sans un mot, lui lançant de temps en temps des regards peinés, compatissants. Il avait envie de lui demander pourquoi. Pourquoi ces regards? Pourquoi elle partait? Pourquoi on venait le voir? Tout tournait si vite dans sa tête. Il lui fallait appeler Jones. Il n'arrivait pas à se convaincre à prendre le téléphone. Il lui fallait s'habiller, les vêtements restaient en tas sur le sol. Il avait faim. Impossible de se déplacer de cinq pas pour ouvrir le frigo. La Brume de confusion... Il avait déjà entendu parler de ça sans jamais l'avoir subi. Les effets étaient simples. Le sujet ne pouvait tout simplement pas prendre de décision par lui-même. Il ne réagissait qu'à des stimuli extérieurs qui lui ordonnaient de bouger. En gros, dés qu'il commencerait à avoir mal aux pieds, il s'assiérait. Si son téléphone sonnait, il répondrait et pire que tout, il donnerait toutes les informations qu'on lui demanderait. Mais comme l'avait dit Solange, il résistait à sa manière. Il se souvenait de tout. Son esprit gardait un cheminement logique. Mais entre la théorie et la pratique, il n'y avait plus rien. Une connexion était coupée.
On frappa à la porte. Stimulus, réaction. Il devait aller ouvrir. Même partagé entre l'espoir que ce soit Solange et la crainte, il alla ouvrir, toujours nu.
Il fit face aux yeux polaires les plus froids qu'il eut jamais vus. Mais ces yeux se voilèrent un instant de saphir, tandis que l'intrus prenait la mesure de la situation. Un instant de doute. Puis une certitude.
- Vous?