Road Movie
Si, il y a cinq
ans, on m’avait dit que je regarderais ma petite amie transformée en dragon
démembrer un loup-garou et n’éprouver rien d’autre qu’un peu de dégoût en
voyant les tendons arrachés se mettre à claquer comme des élastiques, je me
serais demandé ce que ce « on » avait pris comme drogue. Avant de
conseiller à « on » de se mettre à l’eau, bien sur. Malheureusement,
je suis bien forcé d’admettre qu’à l’heure actuelle un massacre, un vrai
massacre, pas une scène de film d’horreur, ne me fait plus grand-chose, mis à
part me demander comment on peut nettoyer tout ça. Oui, parce que la cervelle,
par exemple, c’est une plaie à ravoir et personnellement, je ne trouve pas ça
particulièrement consommable.
Oui, parce que la première technique de nettoyage de cadavre pour un loup-garou, c’est de manger. Et c’est dur. Il ne faut pas croire que, tout carnivore que nous soyons, l’humain mort soit un mets de choix. Un cerf, je dis pas. Un lapin, c’est délicieux. Les ratons-laveurs, c’est pas mal non plus. L’être humain… Non, désolé, je trouve ça écœurant. Et je ne suis pas le seul. Déjà, j’ai un petit souci qui vient de mon coté cannibale et qui me conditionne à ne boire que du sang froid. Et c’est aussi valable pour la viande crue. Je ne peux manger personne avant plusieurs heures de refroidissement à l’air libre. Enfin… tout ça pour dire que les morceaux de barbaque qui volaient ne me faisaient ni chaud ni froid.
Surtout que j’étais occupé à expliquer à l’un de mes commanditaires dans quelle situation pourrie il m’avait plongé tout en esquivant l’intérieur de l’infortuné loup qui nous avait poursuivis. J’aurais voulu avoir le temps de l’engueuler proprement pour avoir hypnotisé des flics et nous les avoir lâché au train. Les vampires peuvent le faire… Enfin, non, ils n’ont pas le droit non plus mais c’est moins grave parce que les vieux vampires l’ont toujours fait. Alors, certes, les vampires aussi se font remonter les bretelles mais la différence est entre une gentille petite tape sur la main et un vampire qui vous fait les gros yeux de façon paternaliste et le bottage de cul façon loup-garou où, et malgré le fait que vous guérissiez de vos blessures bien mieux que n’importe qui, vous vous retrouvez à ne plus pouvoir vous asseoir pendant trois mois. Ce qui ne signifie pas que les vampires soient plus laxistes que les loups, pas du tout ! C’est juste qu’ils n’ont pas les mêmes priorités.
Enfin bref…
- Non, parce que j’ai bien compris que c’était une affaire merdique au moment même où tu me l’as proposé…
- Et je pourrais savoir ce qui t’a fait croire ça ? rétorqua le Fenris avec une pointe d’agacement.
- C’est toujours moi qui me coltine les situations pourries ! A croire que toi et Sigur vous êtes donnés le mot pour m’envoyer à la mort.
- Absolument pas ! Je ne peux pas te laisser dire ça. Nous t’aimons tous les deux et si nous te donnons les situations « pourries » comme tu dis, c’est uniquement parce que tu peux les résoudre.
Il y a quelque chose de très pénible dans le fait de discuter avec un autre loup-garou au téléphone. La moitié des signaux qui vient de ce que nous appelons la Mélodie du Menteur ne nous parviennent pas. Je serais bien incapable de dire avec certitude si l’Alpha des Alphas me ment au téléphone. Bon, je sais, il est réputé pour être d’une honnêteté absolue… Mais quand même, on ne fait partie de la famille de Victor sans développer une méfiance de prime abord. Surtout envers quelqu’un qui est réputé ne jamais mentir.
- Alors, rien à voir mais… quand tu dis « Nous t’aimons tous les deux », ça fait un peu couple divorcé. (J’ai décidé d’arrêter de faire de l’humour quand je l’ai entendu gronder.) Bon, et je fais quoi, maintenant ? Parce que ça, c’est complètement inédit comme situation.
- Certes…
- Tu savais qu’elle pouvait faire ça ?
- Non. Je me doutais qu’elle était une métamorphe mais je pensais plutôt qu’elle serait une louve.
- Pourquoi ?
Je n’entendais plus les hurlements de douleur du loup brun. Par contre, les bruits de mastication m’indiquèrent qu’il avait trouvé preneur au niveau gustatif.
- Tout simplement parce que son ex petit copain l’a fait mordre par toute la meute. Pour être sur qu’elle se transforme. Je pensais qu’elle était une louve qui ne s’assumait pas et j’avais peur qu’elle ne fasse beaucoup de dégâts.
- Et ben, pour ça, c’est gagné…
- Mais un dragon, ça non… Tu es sur qu’il s’agit d’un dragon ?
- Je connais chaque type de métamorphe : Elle n’est ni un canin, ni un félin et pas non plus un oiseau. Très sincèrement, je connais pas de métamorphe reptilien et je sais que ça n’existe pas. Donc… Vu ce à quoi elle ressemble, oui, c’est un dragon. J’admets qu’elle est pas grande par rapport à Smaug mais… (Je me suis retourné pour voir ce qu’elle fabriquait et je l’ai vue se faire les dents sur les pneus de la voiture.) Oh ! tu crois faire quoi, là !
Le dragon m’a regardé en ouvrant de grands yeux, la gomme d’un pneu encore coincée entre ses crocs.
- Vilaine fille ! Tu peux me dire comment on repart sans voiture !? COUCHEE !
Je l’ai vue s’aplatir au sol et reculer. J’avais caché le téléphone de la main pour ne pas percer les tympans du Fenris et je l’ai remis à mon oreille pour continuer la discussion.
- Est-ce que je viens de hurler sur un dragon… ?
- D’après ce que j’ai entendu, oui.
Pour être parfaitement honnête, je n’avais aucune idée de ce qui m’était passé par la tête. Même le loup qui partage l’intérieur de mon crâne était muet de saisissement. Enfin… Azul faisait maintenant la taille d’une petite voiture et sans doute trois fois le poids, elle avait , au bout des pattes, des griffes capables de m’arracher la tête d’un seul mouvement et elle venait de déchiqueter un pneu comme un chaton aurait déchiqueté un bout de papier. Et je l’ai grondé comme si elle était ce même chaton et qu’elle venait de pisser sur le tapis. J’ai inspiré et expiré lentement.
- Je suis fou, ce n’est pas une grande nouvelle.
- Oui, Vincent.
- Et ça ne me dit toujours pas ce que je dois faire…
- La cacher ? Le temps qu’elle se retransforme ?
- Et pourquoi ça n’a pas l’air de t’inquiéter ? me suis-je étonné en fronçant les sourcils.
- Si elle avait voulu te tuer, nous ne serions pas en train de discuter. Je crois qu’elle sent le Cœur de Meute en toi.
- Oh, ça va, je suis pas la panacée, non plus…
- Justement si. Pourquoi crois-tu que vous êtes si rares ?
Pour être totalement franc, je commençais à en avoir marre de ma nature de Cœur de la Meute. Alors, oui, c’est sympa, en tant que tel, j’ai un réel pouvoir pour aider les gens. Et ça ne se limite pas uniquement aux métamorphes. Je peux vraiment calmer et soigner n’importe qui. Par contre, le statut qui allait avec m’emmerdait grandement. J’aurais voulu être comme avant et redevenir le point de mire consentant d’une foule. J’adorais ça avant qu’on ne me donne mes canines. Mais depuis, j’avais de plus en plus envie de me terrer dans un trou et d’envoyer paitre tout le monde le temps de lécher mes blessures. On ne m’a jamais laissé le temps de le faire. Avec mon statut de Cœur, c’était mille fois pire. Je comprenais qu’on veuille avoir l’avantage du Cœur dans une meute mais c’était au prix d’un harcèlement qui était devenu intolérable. C’était devenu tel qu’un Alpha n’hésitait même plus à prostituer sa propre meute pour mon seul usage, y compris sa compagne si je le désirais. Il faut savoir que je reçois des demandes en mariage quotidiennement, des contrats d’association, des donations en échange ne serait-ce même que d’une année au service de tel ou tel groupe. Heureusement que le Fenris y avait mis un frein parce que j’aurais fini par manger quelqu’un.
- On est peut-être devenus rares parce que vous demandez un peu trop de nous ! Je n’ai pas pour ambition de devenir un martyr.
- On ne te le demande pas non plus, Vincent.
J’ai senti quelque chose se frotter contre ma jambe. J’ai refusé de me sentir paniqué puisque je savais très bien que c’était le dragon. Il n’était pas exclu qu’il veuille toujours me croquer… Mais non. En baissant les yeux, j’ai juste vu une grosse bestiole, dont la tête faisait la taille de mon torse, quémander un peu d’attention. En la caressant entre les yeux, j’ai senti à quel point ses écailles étaient brulantes. Elle émit une sorte de gargouillement qui sonnait approbateur pour ce que j’en savais.
- Quoiqu’il en soit, a repris le Fenris en haussant la voix, tu sais très bien comment arrêter tout ça.
- Oui, je sais… Mais c’est… Je n’ai pas trouvé de meute, c’est tout.
- Je te couvre, Vincent. Je n’arrête pas de proclamer que tu préfères être avec la Meute de Londres mais que j’ai besoin de tes services tellement souvent que ton Alpha a accepté de te laisser aux Etats-Unis. Mais il va arriver un moment où cette explication ne suffira plus.
- Je sais…
- Oh, je sais que tu sais. Je me demande juste si tu comprends que cette situation ne peut pas durer.
J’ai soupiré. Encore. Je savais très bien que ma situation d’électron libre était temporaire et que ne pas poser quelque part était hautement problématique. Pour ceux qui ont besoin de mon aide et qui sont trop loin de moi et pour moi-même qui me suis accroché une cible dans le dos. Les demandes en mariage ? Ce n’était que la version polie. Je savais pertinemment que la prochaine étape serait sans doute la menace, voire l’enlèvement. Voire pire. Mais je ne pouvais pas. Le Fenris m’avait un peu fait visiter les meutes pour me montrer les Alphas et m’amener à choisir. A chaque fois, je me suis braqué comme un sale gosse. Je m’étais attendu à ce que le Louveteau m’en veuille mais, tout au contraire, il m’appuyait. Je n’étais pas à l’aise et surtout je ressentais cette impression désagréable d’être un enfant abandonné qu’on trimbalait de famille d’accueil en famille d’accueil parce qu’il fallait bien le placer quelque part mais qu’on ne savait pas où.
- Fenris, je… Je voudrais bien te dire que je fais de mon mieux mais c’est faux. Je ne suis pas à l’aise sous les ordres de quelqu’un.
- Mais tu ne le seras jamais. C’est ta nature de contester et de remettre en question. Je voudrais juste que tu trouves un endroit qui te plaise.
Et c’était bien là le problème. Je n’avais même pas envie de trouver cet endroit puisque j’étais heureux de bouger tout le temps et de ne pas me fixer.
Le dragon avait enroulé sa queue autour de mes jambes et posé sa tête sur mes pieds tout en émettant ce drôle de gargouillement de contentement. Je ne pouvais pas dire qu’elle ronronnait, déjà parce que le bruit faisait trembler les vitres de la voiture de police et ensuite parce que le bruit était plus aqueux. Au moins, il y en avait un de nous deux qui respirait le bonheur.
- Je vais essayer, Fenris… Promis.
- Et concernant le… truc qui est en train de faire un bruit monstrueux à coté de toi, tu devrais la ramener à New York. Je vais voir si les meutes qui ont demandé mon aide l’accepteraient.
- Quelle aide et qu’est-ce que ces meutes viennent faire là-dedans ?
Je l’entendis grogner encore une fois avec un soupçon de menace. Je dois être l’une des seules personnes qui peuvent pousser à bout l’Alpha des Alphas et lui faire quitter son air débonnaire et sa voix joyeuse.
- Quand j’ai appris qu’une nécromancienne avait quitté l’Alpha de la Nouvelle Orléans, je me suis douté qu’elle avait été mordue et contaminée. De plus, je savais qu’elle exerçait toujours ces talents et plusieurs meutes m’ont demandé de leur trouver un mage. J’ai pensé qu’elle serait un candidat très acceptable et qu’elle gagnerait la protection dont elle avait besoin.
- Attends une minute… Tu joues les agences d’intérim pour les meutes ?
- Les meutes me doivent obéissance. Je leur dois protection et assistance. Bon… maintenant qu’elle se transforme en dragon, elle risque d’être moins demandée…
C’est assez drôle quand même. Les deux « maitres » de la destinée surnaturelle que je connaissais, Victor et le Fenris, étaient au final esclaves de leur puissance. Ils travaillaient le plus souvent pour les ouailles qu’ils prétendaient tyranniser. J’en savais quelque chose puisque j’étais le principal agent à tout faire dés qu’il s’agissait de régler un problème qui leur était présenté. Quant aux meutes qui avaient besoin d’un sorcier ou d’un mage, c’était très courant. La fonction recouvrait un large spectre puisque même si les métamorphes avaient leurs propres capacités, ça n’allait pas très loin. Les mages étaient donc une dépense acceptable pour les meutes qui pouvaient se le permettre. Alors, un métamorphe qui avait gardé ses capacités magiques d’avant sa contamination, c’était un trésor.
- A peu prés autant que moi, Cœur de Meute et vampire… ais-je rétorqué avec un soupçon d’aigreur. Tu sais très bien que le pragmatisme dépassera la peur, surtout quand il s’agit d’une personne qu’on n’aura pas besoin de payer au final.
- J’en conviens.
- Je vais l’amener à New York… Et on va voir si elle peut se contrôler. Je te demande juste une chose : Avant de la brader, je veux juste que tu te souviennes qu’un loup a envoyé toute sa meute à ses trousses et qu’elle n’est pas rassurée en notre présence. Ca va être dur de lui trouver des gens sympas qu’elle ne va pas dévorer dés qu’elle aura un coup de sang.
J’ai raccroché sans attendre la réponse. Je savais très bien qu’il détestait que je lui fasse ça mais j’étais incapable de m’en empêcher. En plus, ça faisait rire mon Louveteau
Depuis que je vivais en loup solitaire à mi-temps, je me faisais suivre à une cinquantaine de kilomètres de distance par un autre solitaire, soit Simon, soit Domenico. Cinquante kilomètres, c’était la distance maximale pour qu’on ne puisse pas voir qu’ils servaient de renfort. Et dans ce cas là, c’était fort pratique. C’était Simon, cette fois-ci, qui me suivait et je lui ai donc envoyé un message pour qu’il me rejoigne au plus vite avec un camion suffisamment gros. Je n’ai pas précisé pourquoi. Le pourquoi était justement en train de se frotter contre ma jambe. De mon point de vue, j’aurais pu lui grimper sur le dos sans qu’elle le sente : les muscles qui roulaient sous les écailles étaient plus que puissants. Alors que je cherchais à comprendre comment, métaphysiquement parlant, la morsure de plusieurs loups avait pu donner un dragon. Le changement de nature de la créature intérieure était possible, bien sur. Ca dépendait de la personnalité du receveur, bien sur, mais aussi des circonstances de la morsure. Cependant, un dragon ? Au niveau du symbolisme, c’était une créature très forte et très puissante. Il n’en restait pas sur Terre puisqu’ils avaient tous migré dans les royaumes intérieurs Faes mais quoiqu’il en fût, l’apparition d’un dragon était plutôt un mauvais présage.
Je l’ai regardé et elle a levé les yeux sur moi en promenant une langue fendue sur son museau. Je pouvais voir à l’éclat des yeux jaunes qu’Azul n’était pas consciente. Il y avait juste l’animal. Quelqu’un de normalement constitué n’aurait absolument pas fait ce que j’avais fait mais je suis un peu fou. J’ai promené la main sur ses crocs et sur les babines du dragon. Elle aurait pu m’emporter le bras sans aucun souci.
- Mon père dirait que tu es une splendide machine de mort… ais-je marmonné en m’asseyant par terre. Et c’est peut-être là ton but…
Une créature solitaire et capable de causer un sacré massacre. Certes, un loup est puissant mais sa faiblesse est aussi son autre force. Un loup n’est pas grand-chose sans sa meute alors qu’un dragon serait capable… de se venger seul.
- Et merde…
C’était très mauvais. J’ignorais totalement ce qu’Azul avait subi dans la meute de son ex mais ce ne devait pas être sympathique. On pouvait raisonnablement penser que notre charmante petite bestiole était calme pour le moment à cause des deux cadavres de loups qui gisaient à coté. Et que j’allais peut-être devoir manger pour couvrir les traces.
Yuk…
J’espérais presque que Simon arriverait avec un moyen de planquer les corps mais je n’y croyais pas trop. Toujours mon problème de ne jamais tout dire… Heureusement que nous étions encore la nuit et que la route n’était pas très fréquentée. Les occupants du motel devaient être soit en train de dormir, soit en train de se terrer sous les tables en espérant que ça passe. Depuis l’annonce de la Grande Révélation, nous avions conseillé à la population de ne jamais s’interposer entre deux surnaturels ou plus pour la simple et bonne raison que nous ne pouvions pas garantir leur sécurité. En étendant ma vision des auras et poussant mon ouïe au maximum, j’ai compris que trois, non quatre personnes nous observaient, sans doute avec les portables qui prenaient des tas de photos et au moins autant de vidéos. Ce qui signifiait : encore plus de boulot pour moi. J’ai tapé un message pour notre contrôleur des réseaux sociaux, lui disant que je risquais d’être la star de Youtube d’ici peu. Avec un peu de chances, ces vidéos et ces photos tomberaient sous le coup de la sécurité nationale et que tout serait saisi… Ca emmerdait mon coté anti complot gouvernemental mais je comprenais qu’on ne pouvait pas provoquer de panique en exposant nos cotés les plus sombres. Et… bon, avec un peu de chance, la qualité serait atroce et rien ne serait exploitable… ? J’aurais bien eu besoin d’un mage… Certains sorts pouvaient perturber la technologie. Non, rectification, tous les sorts pouvaient perturber la technologie. Si les vampires et les métamorphes ne posaient pas de problème, les Faes étaient la source de la plupart des bugs à grande échelle. Je songeais très sérieusement à embaucher un Darf ou un Comte de Fée comme garde du corps mais il y avait un gros souci : J’avais besoin de mon portable, de mon ordinateur et de mon oreillette. Si ça buggait au pire moment, les conséquences pouvaient être mortelles. Y compris pour moi.
Mon téléphone a bippé pour me confirmer que Youtube venait d’être coupé pour environ dix minutes. Ce laps de temps lui suffirait pour faire la saisie des preuves. Malheureusement pour moi, le soleil commençait à se lever. Ce n’était pas dangereux mais je ressentais un inconfort, voire une douleur au plus fort de la lumière. J’ai toujours l’impression d’avoir le contenu d’une fourmilière qui me coure sur la peau. Le dragon a à nouveau émis son drôle de gargouillement de contentement et a posé la tête sur mes genoux.
- Est-ce que je dois t’appeler CroqueMou[1] ?
Quelque chose m’inquiétait. Il était tout à fait possible que l’animal prenne le contrôle et transforme l’hôte pour ce qu’on appelle une rage utile. Une fois que l’animal a fait son office, il rend le contrôle à l’humain. Azul n’était plus en danger et donc, normalement, elle aurait dû se réveiller et entamer le retour à la forme humaine mais le dragon était toujours là à attendre on ne savait quoi. Bon, je n’étais pas expert en la matière mais peut-être que les dragons n’avaient pas la même réaction que les animaux à sang chaud. Et si Azul ne revenait jamais à la surface ?
Un camion se gara non loin et Simon en sortit, un sac en bandoulière.
- Ok… Tu m’as habitué aux situations absurdes mais là…
- J’ai décidé de me surpasser aujourd’hui.
- Je vois ça. Sort de transmutation raté ?
- Si seulement… Non, dragon garou.
Il m’a tendu mon paquet de cigarettes et j’en ai sorti une avant de l’allumer.
- Merveilleux… D’où le camion, je suppose.
- Oui, il faut la trimballer jusqu’à New York.
- La ? s’étonna-t-il. C’est Rosario ?
J’ai acquiescé en soulevant la tête de ma nouvelle dragonne préférée.
- Et ben, j’ai bien fait de ne pas l’approcher à moins de cent mètres.
- Je ne suis pas sûr que son odorat soit aussi bon que le nôtre. Elle est plus puissante, c’est indéniable mais elle n’a pas l’air d’être faite pour la traque. Tu peux ouvrir l’arrière du camion, s’il te plait ?
- Ok, Boss.
J’ai un instant pensé qu’on aurait du mal à la faire rentrer mais elle se montra curieusement docile et ne fit aucune histoire. Bien au contraire. Bon, j’admets que j’ai mis un pneu avec elle pour l’occuper et elle s’est amusée à se faire les dents dessus.
- Il n’empêche qu’on va en avoir pour plusieurs jours… Elle peut revenir à la normale, histoire qu’on prenne l’avion ?
- Je ne suis pas persuadé qu’elle sache comment faire.
- Attends… C’est sa première transformation ?
- Il semblerait.
Simon a juré en français en remontant derrière le volant. Ce n’était pas une situation des plus idéales mais il fallait bien faire avec.
J’étais emmitouflé dans un manteau et une couverture pour me prémunir du soleil. La seule chose qu’on pouvait voir de moi était deux de mes doigts et ma cigarette. J’en étais à mon troisième paquet et on papotait avec Simon tout en écoutant la radio. De temps en temps, je jetais un œil immatériel pour voir si Azul allait mieux mais aucun changement. Le pneu devait être en morceaux depuis longtemps.
Simon n’avait pas parlé depuis une dizaine de minutes et je meublais avec n’importe quoi. Je sentais que quelque chose le travaillait mais il fallait qu’il le crache tout seul. Quand le moment fut venu, il coupa la radio.
- Le Fenris m’a appelé.
J’ai grogné.
- Et quelle meute va te récupérer ?
Je déteste quand ce vieux loup mal embouché se permet de passer au dessus de moi pour mettre mes amis au boulot. C’était l’un des premières conditions que j’avais posé pour ma collaboration et c’était la première qu’on oubliait…
- Il… ne m’a pas proposé de meute. Il a juste précisé que ma période de probation était terminée et que… (Simon a soupiré en prenant un virage.) Et qu’il me reste environ deux mois avant d’être considéré comme un loup paria.
- Bordel de merde.
- Notre arrangement est génial, Boss. Je suis libre de mener ma vie comme je l’entends et Anna est heureuse à New York… Et je suis bien payé.
- Heureusement, tiens ! Ce serait un comble si je ne te payais pas avec la rente monstrueuse que me verse Sigur.
- Mais être un loup paria, c’est vraiment pas bon pour quelqu’un qui a une vie de famille. J’en ai parlé à Dom…
- Attends une minute, Dom aussi ?
- Oui, le Fenris l’a aussi contacté mais il l’a envoyé bouler. Il lui a dit, avec ce petit sourire énervant, qu’il n’allait pas revenir sur cinq siècles de solitude. Je regrette presque que ça n’ait pas été une visioconférence. Mais bref… Nous sommes trois loups sans attaches et que ce n’est pas l’idéal. Surtout avec un Cœur et deux Dominants. Tout ça pour dire que j’ai dit au Fenris que j’y réfléchirais.
J’ai rallumé ma cigarette qui s’était éteinte, à moitié pour la finir et à moitié pour réfléchir un peu. Je savais… Enfin, nous savions, Louveteau et moi, que les deux loups qui nous suivaient, ainsi que les deux vampires d’ailleurs, étaient dans une situation compliqué à cause de nous et surtout de notre incapacité à obéir à qui que ce soit. Et bon… Je savais que le Fenris ne s’en était pas tenu là.
- Quelles meutes… ? ais- je questionné à mi-voix.
- Trois en Europe, deux aux Etats-Unis et une en Afrique du Sud…
- Et il ne t’a pas proposé de meute, hein ?
- Non… C’est juste… Ok, c’étaient des propositions pour des meutes où ils sont en manque de dominants suite à des guerres de territoires. Et surtout, ce sont des meutes où Dom et moi, on pourrait être ensemble. On travaille pour toi depuis assez longtemps pour être très correctement coordonnés et… Aucune ne cracherait sur un Cœur. Dom et moi, on est d’accord sur un point : On te suivra.
Qu’on ne vienne plus jamais me dire que le Fenris est un mec sympa et débonnaire et qu’il est honorable… Ce type est un redoutable manipulateur. Autant vous dire qu’entre lui et Victor, je mène une vie de rêve ! Monde de merde… Voilà comment ce salopard d’Alpha des Alphas comptait me mener gentiment à accepter une meute, et avec le sourire en plus ! Il voulait que je le fasse pour mes loups.
- Deux poids, deux mesures… ais-je murmuré en jetant mon mégot dans le cendrier.
- Pardon ?
- Je fais quoi d’Ash et de l’autre taré ? C’est exactement le même problème avec Sigur qui est persuadé que je m’intégrerais merveilleusement bien à la ville de Chicago, à celle de New Dehli ou encore la nouvelle Cour de Buenos Aires ! En oubliant qu’en plus d’être aussi un Loup-garou, j’ai deux solitaires à ma charge !
C’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je venais de fumer ma dernière cigarette.
- Il faudra faire une pause ravitaillement.
- En effet. J’ai plus de coca. A-t-il rétorqué en souriant. Tu fumes beaucoup trop.
- Ca n’a aucun effet sur nous. Et le geste m’empêche de penser à la douleur.
- Le médecin t’a pas prescrit des analgésiques ?
- Même effet que la clope et je passe moins pour un drogué. Pause ravitaillement, j’ai dit.
- A la prochaine station service.
- Maintenant… Ais-je miaulé en rabattant ma couverture.
- Non, mais tu me la joues sale gosse, là ?
- On arrive quand ? J’ai envie de faire pipi ! On arrive bientôt ? Je m’ennuie…
J’ai entendu son front rentrer en contact avec le volant. J’adore toujours autant énerver mon Servant de chasse avec un comportement infantile : ça le rend complètement chèvre et ça m’amuse follement. Oui, je suis vraiment un sale gosse. Et tout le monde le sait. Victor et le Fenris me désignent sous le nom de Saragossa, croyant que je ne verrais pas la ressemblance avec les mots français « Sale Gosse ». Le code Saragossa était juste la désignation officielle que ces deux-là utilisaient pour les missions qu’ils me confiaient. C’était presque une blague entre eux et les agences gouvernementales étaient persuadées que Saragossa était tout une équipe et une structure très bien organisée. Faux. C’était juste moi et quelques potes.
- Sérieusement, Boss ? Tu veux vraiment jouer à ça ?
- Si on peut plus rigoler…
- Je vais vraiment finir par croire que c’est le soleil qui te tape sur le système.
- Ca, c’est pas vrai. Je suis pire la nuit.
- Tu t’ennuies vraiment à ce point là ? Parce que si c’est le cas, la traversée du territoire va vraiment devenir pénible.
- Désolé, Nounou…
J’ai frissonné en sentant la terreur émaner de l’arrière du camion.
- Ah, notre passagère a repris forme humaine.
- Grace au ciel…
Simon s’est garé sur le bas coté et j’ai sauté de la cabine, toujours emmitouflé dans mon manteau et ma couverture. J’étais ridicule mais je m’en fichais. De toute façon, je me doutais que la jeune femme à l’intérieur du camion ne s’en formaliserait pas longtemps quand je lui donnerais mon manteau. Comme je le pensais, elle était toute nue et recroquevillée contre les restes du pneu déchiqueté.
- Salut, Chérie…
- Vince… c’est quoi ce bordel ?
- Bah… Je pourrais te servir un discours lénifiant et bien pénible sur les conditions inhérentes de notre nature de surnaturels… Mais je préfère te dire que t’as un karma de merde.
- Enfin, ce qui est rassurant, est intervenu Simon, c’est qu’on est tous dans ce cas.
[1] Nom du dragon Furie Nocturne dans Dragons et Dragons 2 et qui a un comportement très… félin.
Oui, parce que la première technique de nettoyage de cadavre pour un loup-garou, c’est de manger. Et c’est dur. Il ne faut pas croire que, tout carnivore que nous soyons, l’humain mort soit un mets de choix. Un cerf, je dis pas. Un lapin, c’est délicieux. Les ratons-laveurs, c’est pas mal non plus. L’être humain… Non, désolé, je trouve ça écœurant. Et je ne suis pas le seul. Déjà, j’ai un petit souci qui vient de mon coté cannibale et qui me conditionne à ne boire que du sang froid. Et c’est aussi valable pour la viande crue. Je ne peux manger personne avant plusieurs heures de refroidissement à l’air libre. Enfin… tout ça pour dire que les morceaux de barbaque qui volaient ne me faisaient ni chaud ni froid.
Surtout que j’étais occupé à expliquer à l’un de mes commanditaires dans quelle situation pourrie il m’avait plongé tout en esquivant l’intérieur de l’infortuné loup qui nous avait poursuivis. J’aurais voulu avoir le temps de l’engueuler proprement pour avoir hypnotisé des flics et nous les avoir lâché au train. Les vampires peuvent le faire… Enfin, non, ils n’ont pas le droit non plus mais c’est moins grave parce que les vieux vampires l’ont toujours fait. Alors, certes, les vampires aussi se font remonter les bretelles mais la différence est entre une gentille petite tape sur la main et un vampire qui vous fait les gros yeux de façon paternaliste et le bottage de cul façon loup-garou où, et malgré le fait que vous guérissiez de vos blessures bien mieux que n’importe qui, vous vous retrouvez à ne plus pouvoir vous asseoir pendant trois mois. Ce qui ne signifie pas que les vampires soient plus laxistes que les loups, pas du tout ! C’est juste qu’ils n’ont pas les mêmes priorités.
Enfin bref…
- Non, parce que j’ai bien compris que c’était une affaire merdique au moment même où tu me l’as proposé…
- Et je pourrais savoir ce qui t’a fait croire ça ? rétorqua le Fenris avec une pointe d’agacement.
- C’est toujours moi qui me coltine les situations pourries ! A croire que toi et Sigur vous êtes donnés le mot pour m’envoyer à la mort.
- Absolument pas ! Je ne peux pas te laisser dire ça. Nous t’aimons tous les deux et si nous te donnons les situations « pourries » comme tu dis, c’est uniquement parce que tu peux les résoudre.
Il y a quelque chose de très pénible dans le fait de discuter avec un autre loup-garou au téléphone. La moitié des signaux qui vient de ce que nous appelons la Mélodie du Menteur ne nous parviennent pas. Je serais bien incapable de dire avec certitude si l’Alpha des Alphas me ment au téléphone. Bon, je sais, il est réputé pour être d’une honnêteté absolue… Mais quand même, on ne fait partie de la famille de Victor sans développer une méfiance de prime abord. Surtout envers quelqu’un qui est réputé ne jamais mentir.
- Alors, rien à voir mais… quand tu dis « Nous t’aimons tous les deux », ça fait un peu couple divorcé. (J’ai décidé d’arrêter de faire de l’humour quand je l’ai entendu gronder.) Bon, et je fais quoi, maintenant ? Parce que ça, c’est complètement inédit comme situation.
- Certes…
- Tu savais qu’elle pouvait faire ça ?
- Non. Je me doutais qu’elle était une métamorphe mais je pensais plutôt qu’elle serait une louve.
- Pourquoi ?
Je n’entendais plus les hurlements de douleur du loup brun. Par contre, les bruits de mastication m’indiquèrent qu’il avait trouvé preneur au niveau gustatif.
- Tout simplement parce que son ex petit copain l’a fait mordre par toute la meute. Pour être sur qu’elle se transforme. Je pensais qu’elle était une louve qui ne s’assumait pas et j’avais peur qu’elle ne fasse beaucoup de dégâts.
- Et ben, pour ça, c’est gagné…
- Mais un dragon, ça non… Tu es sur qu’il s’agit d’un dragon ?
- Je connais chaque type de métamorphe : Elle n’est ni un canin, ni un félin et pas non plus un oiseau. Très sincèrement, je connais pas de métamorphe reptilien et je sais que ça n’existe pas. Donc… Vu ce à quoi elle ressemble, oui, c’est un dragon. J’admets qu’elle est pas grande par rapport à Smaug mais… (Je me suis retourné pour voir ce qu’elle fabriquait et je l’ai vue se faire les dents sur les pneus de la voiture.) Oh ! tu crois faire quoi, là !
Le dragon m’a regardé en ouvrant de grands yeux, la gomme d’un pneu encore coincée entre ses crocs.
- Vilaine fille ! Tu peux me dire comment on repart sans voiture !? COUCHEE !
Je l’ai vue s’aplatir au sol et reculer. J’avais caché le téléphone de la main pour ne pas percer les tympans du Fenris et je l’ai remis à mon oreille pour continuer la discussion.
- Est-ce que je viens de hurler sur un dragon… ?
- D’après ce que j’ai entendu, oui.
Pour être parfaitement honnête, je n’avais aucune idée de ce qui m’était passé par la tête. Même le loup qui partage l’intérieur de mon crâne était muet de saisissement. Enfin… Azul faisait maintenant la taille d’une petite voiture et sans doute trois fois le poids, elle avait , au bout des pattes, des griffes capables de m’arracher la tête d’un seul mouvement et elle venait de déchiqueter un pneu comme un chaton aurait déchiqueté un bout de papier. Et je l’ai grondé comme si elle était ce même chaton et qu’elle venait de pisser sur le tapis. J’ai inspiré et expiré lentement.
- Je suis fou, ce n’est pas une grande nouvelle.
- Oui, Vincent.
- Et ça ne me dit toujours pas ce que je dois faire…
- La cacher ? Le temps qu’elle se retransforme ?
- Et pourquoi ça n’a pas l’air de t’inquiéter ? me suis-je étonné en fronçant les sourcils.
- Si elle avait voulu te tuer, nous ne serions pas en train de discuter. Je crois qu’elle sent le Cœur de Meute en toi.
- Oh, ça va, je suis pas la panacée, non plus…
- Justement si. Pourquoi crois-tu que vous êtes si rares ?
Pour être totalement franc, je commençais à en avoir marre de ma nature de Cœur de la Meute. Alors, oui, c’est sympa, en tant que tel, j’ai un réel pouvoir pour aider les gens. Et ça ne se limite pas uniquement aux métamorphes. Je peux vraiment calmer et soigner n’importe qui. Par contre, le statut qui allait avec m’emmerdait grandement. J’aurais voulu être comme avant et redevenir le point de mire consentant d’une foule. J’adorais ça avant qu’on ne me donne mes canines. Mais depuis, j’avais de plus en plus envie de me terrer dans un trou et d’envoyer paitre tout le monde le temps de lécher mes blessures. On ne m’a jamais laissé le temps de le faire. Avec mon statut de Cœur, c’était mille fois pire. Je comprenais qu’on veuille avoir l’avantage du Cœur dans une meute mais c’était au prix d’un harcèlement qui était devenu intolérable. C’était devenu tel qu’un Alpha n’hésitait même plus à prostituer sa propre meute pour mon seul usage, y compris sa compagne si je le désirais. Il faut savoir que je reçois des demandes en mariage quotidiennement, des contrats d’association, des donations en échange ne serait-ce même que d’une année au service de tel ou tel groupe. Heureusement que le Fenris y avait mis un frein parce que j’aurais fini par manger quelqu’un.
- On est peut-être devenus rares parce que vous demandez un peu trop de nous ! Je n’ai pas pour ambition de devenir un martyr.
- On ne te le demande pas non plus, Vincent.
J’ai senti quelque chose se frotter contre ma jambe. J’ai refusé de me sentir paniqué puisque je savais très bien que c’était le dragon. Il n’était pas exclu qu’il veuille toujours me croquer… Mais non. En baissant les yeux, j’ai juste vu une grosse bestiole, dont la tête faisait la taille de mon torse, quémander un peu d’attention. En la caressant entre les yeux, j’ai senti à quel point ses écailles étaient brulantes. Elle émit une sorte de gargouillement qui sonnait approbateur pour ce que j’en savais.
- Quoiqu’il en soit, a repris le Fenris en haussant la voix, tu sais très bien comment arrêter tout ça.
- Oui, je sais… Mais c’est… Je n’ai pas trouvé de meute, c’est tout.
- Je te couvre, Vincent. Je n’arrête pas de proclamer que tu préfères être avec la Meute de Londres mais que j’ai besoin de tes services tellement souvent que ton Alpha a accepté de te laisser aux Etats-Unis. Mais il va arriver un moment où cette explication ne suffira plus.
- Je sais…
- Oh, je sais que tu sais. Je me demande juste si tu comprends que cette situation ne peut pas durer.
J’ai soupiré. Encore. Je savais très bien que ma situation d’électron libre était temporaire et que ne pas poser quelque part était hautement problématique. Pour ceux qui ont besoin de mon aide et qui sont trop loin de moi et pour moi-même qui me suis accroché une cible dans le dos. Les demandes en mariage ? Ce n’était que la version polie. Je savais pertinemment que la prochaine étape serait sans doute la menace, voire l’enlèvement. Voire pire. Mais je ne pouvais pas. Le Fenris m’avait un peu fait visiter les meutes pour me montrer les Alphas et m’amener à choisir. A chaque fois, je me suis braqué comme un sale gosse. Je m’étais attendu à ce que le Louveteau m’en veuille mais, tout au contraire, il m’appuyait. Je n’étais pas à l’aise et surtout je ressentais cette impression désagréable d’être un enfant abandonné qu’on trimbalait de famille d’accueil en famille d’accueil parce qu’il fallait bien le placer quelque part mais qu’on ne savait pas où.
- Fenris, je… Je voudrais bien te dire que je fais de mon mieux mais c’est faux. Je ne suis pas à l’aise sous les ordres de quelqu’un.
- Mais tu ne le seras jamais. C’est ta nature de contester et de remettre en question. Je voudrais juste que tu trouves un endroit qui te plaise.
Et c’était bien là le problème. Je n’avais même pas envie de trouver cet endroit puisque j’étais heureux de bouger tout le temps et de ne pas me fixer.
Le dragon avait enroulé sa queue autour de mes jambes et posé sa tête sur mes pieds tout en émettant ce drôle de gargouillement de contentement. Je ne pouvais pas dire qu’elle ronronnait, déjà parce que le bruit faisait trembler les vitres de la voiture de police et ensuite parce que le bruit était plus aqueux. Au moins, il y en avait un de nous deux qui respirait le bonheur.
- Je vais essayer, Fenris… Promis.
- Et concernant le… truc qui est en train de faire un bruit monstrueux à coté de toi, tu devrais la ramener à New York. Je vais voir si les meutes qui ont demandé mon aide l’accepteraient.
- Quelle aide et qu’est-ce que ces meutes viennent faire là-dedans ?
Je l’entendis grogner encore une fois avec un soupçon de menace. Je dois être l’une des seules personnes qui peuvent pousser à bout l’Alpha des Alphas et lui faire quitter son air débonnaire et sa voix joyeuse.
- Quand j’ai appris qu’une nécromancienne avait quitté l’Alpha de la Nouvelle Orléans, je me suis douté qu’elle avait été mordue et contaminée. De plus, je savais qu’elle exerçait toujours ces talents et plusieurs meutes m’ont demandé de leur trouver un mage. J’ai pensé qu’elle serait un candidat très acceptable et qu’elle gagnerait la protection dont elle avait besoin.
- Attends une minute… Tu joues les agences d’intérim pour les meutes ?
- Les meutes me doivent obéissance. Je leur dois protection et assistance. Bon… maintenant qu’elle se transforme en dragon, elle risque d’être moins demandée…
C’est assez drôle quand même. Les deux « maitres » de la destinée surnaturelle que je connaissais, Victor et le Fenris, étaient au final esclaves de leur puissance. Ils travaillaient le plus souvent pour les ouailles qu’ils prétendaient tyranniser. J’en savais quelque chose puisque j’étais le principal agent à tout faire dés qu’il s’agissait de régler un problème qui leur était présenté. Quant aux meutes qui avaient besoin d’un sorcier ou d’un mage, c’était très courant. La fonction recouvrait un large spectre puisque même si les métamorphes avaient leurs propres capacités, ça n’allait pas très loin. Les mages étaient donc une dépense acceptable pour les meutes qui pouvaient se le permettre. Alors, un métamorphe qui avait gardé ses capacités magiques d’avant sa contamination, c’était un trésor.
- A peu prés autant que moi, Cœur de Meute et vampire… ais-je rétorqué avec un soupçon d’aigreur. Tu sais très bien que le pragmatisme dépassera la peur, surtout quand il s’agit d’une personne qu’on n’aura pas besoin de payer au final.
- J’en conviens.
- Je vais l’amener à New York… Et on va voir si elle peut se contrôler. Je te demande juste une chose : Avant de la brader, je veux juste que tu te souviennes qu’un loup a envoyé toute sa meute à ses trousses et qu’elle n’est pas rassurée en notre présence. Ca va être dur de lui trouver des gens sympas qu’elle ne va pas dévorer dés qu’elle aura un coup de sang.
J’ai raccroché sans attendre la réponse. Je savais très bien qu’il détestait que je lui fasse ça mais j’étais incapable de m’en empêcher. En plus, ça faisait rire mon Louveteau
Depuis que je vivais en loup solitaire à mi-temps, je me faisais suivre à une cinquantaine de kilomètres de distance par un autre solitaire, soit Simon, soit Domenico. Cinquante kilomètres, c’était la distance maximale pour qu’on ne puisse pas voir qu’ils servaient de renfort. Et dans ce cas là, c’était fort pratique. C’était Simon, cette fois-ci, qui me suivait et je lui ai donc envoyé un message pour qu’il me rejoigne au plus vite avec un camion suffisamment gros. Je n’ai pas précisé pourquoi. Le pourquoi était justement en train de se frotter contre ma jambe. De mon point de vue, j’aurais pu lui grimper sur le dos sans qu’elle le sente : les muscles qui roulaient sous les écailles étaient plus que puissants. Alors que je cherchais à comprendre comment, métaphysiquement parlant, la morsure de plusieurs loups avait pu donner un dragon. Le changement de nature de la créature intérieure était possible, bien sur. Ca dépendait de la personnalité du receveur, bien sur, mais aussi des circonstances de la morsure. Cependant, un dragon ? Au niveau du symbolisme, c’était une créature très forte et très puissante. Il n’en restait pas sur Terre puisqu’ils avaient tous migré dans les royaumes intérieurs Faes mais quoiqu’il en fût, l’apparition d’un dragon était plutôt un mauvais présage.
Je l’ai regardé et elle a levé les yeux sur moi en promenant une langue fendue sur son museau. Je pouvais voir à l’éclat des yeux jaunes qu’Azul n’était pas consciente. Il y avait juste l’animal. Quelqu’un de normalement constitué n’aurait absolument pas fait ce que j’avais fait mais je suis un peu fou. J’ai promené la main sur ses crocs et sur les babines du dragon. Elle aurait pu m’emporter le bras sans aucun souci.
- Mon père dirait que tu es une splendide machine de mort… ais-je marmonné en m’asseyant par terre. Et c’est peut-être là ton but…
Une créature solitaire et capable de causer un sacré massacre. Certes, un loup est puissant mais sa faiblesse est aussi son autre force. Un loup n’est pas grand-chose sans sa meute alors qu’un dragon serait capable… de se venger seul.
- Et merde…
C’était très mauvais. J’ignorais totalement ce qu’Azul avait subi dans la meute de son ex mais ce ne devait pas être sympathique. On pouvait raisonnablement penser que notre charmante petite bestiole était calme pour le moment à cause des deux cadavres de loups qui gisaient à coté. Et que j’allais peut-être devoir manger pour couvrir les traces.
Yuk…
J’espérais presque que Simon arriverait avec un moyen de planquer les corps mais je n’y croyais pas trop. Toujours mon problème de ne jamais tout dire… Heureusement que nous étions encore la nuit et que la route n’était pas très fréquentée. Les occupants du motel devaient être soit en train de dormir, soit en train de se terrer sous les tables en espérant que ça passe. Depuis l’annonce de la Grande Révélation, nous avions conseillé à la population de ne jamais s’interposer entre deux surnaturels ou plus pour la simple et bonne raison que nous ne pouvions pas garantir leur sécurité. En étendant ma vision des auras et poussant mon ouïe au maximum, j’ai compris que trois, non quatre personnes nous observaient, sans doute avec les portables qui prenaient des tas de photos et au moins autant de vidéos. Ce qui signifiait : encore plus de boulot pour moi. J’ai tapé un message pour notre contrôleur des réseaux sociaux, lui disant que je risquais d’être la star de Youtube d’ici peu. Avec un peu de chances, ces vidéos et ces photos tomberaient sous le coup de la sécurité nationale et que tout serait saisi… Ca emmerdait mon coté anti complot gouvernemental mais je comprenais qu’on ne pouvait pas provoquer de panique en exposant nos cotés les plus sombres. Et… bon, avec un peu de chance, la qualité serait atroce et rien ne serait exploitable… ? J’aurais bien eu besoin d’un mage… Certains sorts pouvaient perturber la technologie. Non, rectification, tous les sorts pouvaient perturber la technologie. Si les vampires et les métamorphes ne posaient pas de problème, les Faes étaient la source de la plupart des bugs à grande échelle. Je songeais très sérieusement à embaucher un Darf ou un Comte de Fée comme garde du corps mais il y avait un gros souci : J’avais besoin de mon portable, de mon ordinateur et de mon oreillette. Si ça buggait au pire moment, les conséquences pouvaient être mortelles. Y compris pour moi.
Mon téléphone a bippé pour me confirmer que Youtube venait d’être coupé pour environ dix minutes. Ce laps de temps lui suffirait pour faire la saisie des preuves. Malheureusement pour moi, le soleil commençait à se lever. Ce n’était pas dangereux mais je ressentais un inconfort, voire une douleur au plus fort de la lumière. J’ai toujours l’impression d’avoir le contenu d’une fourmilière qui me coure sur la peau. Le dragon a à nouveau émis son drôle de gargouillement de contentement et a posé la tête sur mes genoux.
- Est-ce que je dois t’appeler CroqueMou[1] ?
Quelque chose m’inquiétait. Il était tout à fait possible que l’animal prenne le contrôle et transforme l’hôte pour ce qu’on appelle une rage utile. Une fois que l’animal a fait son office, il rend le contrôle à l’humain. Azul n’était plus en danger et donc, normalement, elle aurait dû se réveiller et entamer le retour à la forme humaine mais le dragon était toujours là à attendre on ne savait quoi. Bon, je n’étais pas expert en la matière mais peut-être que les dragons n’avaient pas la même réaction que les animaux à sang chaud. Et si Azul ne revenait jamais à la surface ?
Un camion se gara non loin et Simon en sortit, un sac en bandoulière.
- Ok… Tu m’as habitué aux situations absurdes mais là…
- J’ai décidé de me surpasser aujourd’hui.
- Je vois ça. Sort de transmutation raté ?
- Si seulement… Non, dragon garou.
Il m’a tendu mon paquet de cigarettes et j’en ai sorti une avant de l’allumer.
- Merveilleux… D’où le camion, je suppose.
- Oui, il faut la trimballer jusqu’à New York.
- La ? s’étonna-t-il. C’est Rosario ?
J’ai acquiescé en soulevant la tête de ma nouvelle dragonne préférée.
- Et ben, j’ai bien fait de ne pas l’approcher à moins de cent mètres.
- Je ne suis pas sûr que son odorat soit aussi bon que le nôtre. Elle est plus puissante, c’est indéniable mais elle n’a pas l’air d’être faite pour la traque. Tu peux ouvrir l’arrière du camion, s’il te plait ?
- Ok, Boss.
J’ai un instant pensé qu’on aurait du mal à la faire rentrer mais elle se montra curieusement docile et ne fit aucune histoire. Bien au contraire. Bon, j’admets que j’ai mis un pneu avec elle pour l’occuper et elle s’est amusée à se faire les dents dessus.
- Il n’empêche qu’on va en avoir pour plusieurs jours… Elle peut revenir à la normale, histoire qu’on prenne l’avion ?
- Je ne suis pas persuadé qu’elle sache comment faire.
- Attends… C’est sa première transformation ?
- Il semblerait.
Simon a juré en français en remontant derrière le volant. Ce n’était pas une situation des plus idéales mais il fallait bien faire avec.
J’étais emmitouflé dans un manteau et une couverture pour me prémunir du soleil. La seule chose qu’on pouvait voir de moi était deux de mes doigts et ma cigarette. J’en étais à mon troisième paquet et on papotait avec Simon tout en écoutant la radio. De temps en temps, je jetais un œil immatériel pour voir si Azul allait mieux mais aucun changement. Le pneu devait être en morceaux depuis longtemps.
Simon n’avait pas parlé depuis une dizaine de minutes et je meublais avec n’importe quoi. Je sentais que quelque chose le travaillait mais il fallait qu’il le crache tout seul. Quand le moment fut venu, il coupa la radio.
- Le Fenris m’a appelé.
J’ai grogné.
- Et quelle meute va te récupérer ?
Je déteste quand ce vieux loup mal embouché se permet de passer au dessus de moi pour mettre mes amis au boulot. C’était l’un des premières conditions que j’avais posé pour ma collaboration et c’était la première qu’on oubliait…
- Il… ne m’a pas proposé de meute. Il a juste précisé que ma période de probation était terminée et que… (Simon a soupiré en prenant un virage.) Et qu’il me reste environ deux mois avant d’être considéré comme un loup paria.
- Bordel de merde.
- Notre arrangement est génial, Boss. Je suis libre de mener ma vie comme je l’entends et Anna est heureuse à New York… Et je suis bien payé.
- Heureusement, tiens ! Ce serait un comble si je ne te payais pas avec la rente monstrueuse que me verse Sigur.
- Mais être un loup paria, c’est vraiment pas bon pour quelqu’un qui a une vie de famille. J’en ai parlé à Dom…
- Attends une minute, Dom aussi ?
- Oui, le Fenris l’a aussi contacté mais il l’a envoyé bouler. Il lui a dit, avec ce petit sourire énervant, qu’il n’allait pas revenir sur cinq siècles de solitude. Je regrette presque que ça n’ait pas été une visioconférence. Mais bref… Nous sommes trois loups sans attaches et que ce n’est pas l’idéal. Surtout avec un Cœur et deux Dominants. Tout ça pour dire que j’ai dit au Fenris que j’y réfléchirais.
J’ai rallumé ma cigarette qui s’était éteinte, à moitié pour la finir et à moitié pour réfléchir un peu. Je savais… Enfin, nous savions, Louveteau et moi, que les deux loups qui nous suivaient, ainsi que les deux vampires d’ailleurs, étaient dans une situation compliqué à cause de nous et surtout de notre incapacité à obéir à qui que ce soit. Et bon… Je savais que le Fenris ne s’en était pas tenu là.
- Quelles meutes… ? ais- je questionné à mi-voix.
- Trois en Europe, deux aux Etats-Unis et une en Afrique du Sud…
- Et il ne t’a pas proposé de meute, hein ?
- Non… C’est juste… Ok, c’étaient des propositions pour des meutes où ils sont en manque de dominants suite à des guerres de territoires. Et surtout, ce sont des meutes où Dom et moi, on pourrait être ensemble. On travaille pour toi depuis assez longtemps pour être très correctement coordonnés et… Aucune ne cracherait sur un Cœur. Dom et moi, on est d’accord sur un point : On te suivra.
Qu’on ne vienne plus jamais me dire que le Fenris est un mec sympa et débonnaire et qu’il est honorable… Ce type est un redoutable manipulateur. Autant vous dire qu’entre lui et Victor, je mène une vie de rêve ! Monde de merde… Voilà comment ce salopard d’Alpha des Alphas comptait me mener gentiment à accepter une meute, et avec le sourire en plus ! Il voulait que je le fasse pour mes loups.
- Deux poids, deux mesures… ais-je murmuré en jetant mon mégot dans le cendrier.
- Pardon ?
- Je fais quoi d’Ash et de l’autre taré ? C’est exactement le même problème avec Sigur qui est persuadé que je m’intégrerais merveilleusement bien à la ville de Chicago, à celle de New Dehli ou encore la nouvelle Cour de Buenos Aires ! En oubliant qu’en plus d’être aussi un Loup-garou, j’ai deux solitaires à ma charge !
C’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je venais de fumer ma dernière cigarette.
- Il faudra faire une pause ravitaillement.
- En effet. J’ai plus de coca. A-t-il rétorqué en souriant. Tu fumes beaucoup trop.
- Ca n’a aucun effet sur nous. Et le geste m’empêche de penser à la douleur.
- Le médecin t’a pas prescrit des analgésiques ?
- Même effet que la clope et je passe moins pour un drogué. Pause ravitaillement, j’ai dit.
- A la prochaine station service.
- Maintenant… Ais-je miaulé en rabattant ma couverture.
- Non, mais tu me la joues sale gosse, là ?
- On arrive quand ? J’ai envie de faire pipi ! On arrive bientôt ? Je m’ennuie…
J’ai entendu son front rentrer en contact avec le volant. J’adore toujours autant énerver mon Servant de chasse avec un comportement infantile : ça le rend complètement chèvre et ça m’amuse follement. Oui, je suis vraiment un sale gosse. Et tout le monde le sait. Victor et le Fenris me désignent sous le nom de Saragossa, croyant que je ne verrais pas la ressemblance avec les mots français « Sale Gosse ». Le code Saragossa était juste la désignation officielle que ces deux-là utilisaient pour les missions qu’ils me confiaient. C’était presque une blague entre eux et les agences gouvernementales étaient persuadées que Saragossa était tout une équipe et une structure très bien organisée. Faux. C’était juste moi et quelques potes.
- Sérieusement, Boss ? Tu veux vraiment jouer à ça ?
- Si on peut plus rigoler…
- Je vais vraiment finir par croire que c’est le soleil qui te tape sur le système.
- Ca, c’est pas vrai. Je suis pire la nuit.
- Tu t’ennuies vraiment à ce point là ? Parce que si c’est le cas, la traversée du territoire va vraiment devenir pénible.
- Désolé, Nounou…
J’ai frissonné en sentant la terreur émaner de l’arrière du camion.
- Ah, notre passagère a repris forme humaine.
- Grace au ciel…
Simon s’est garé sur le bas coté et j’ai sauté de la cabine, toujours emmitouflé dans mon manteau et ma couverture. J’étais ridicule mais je m’en fichais. De toute façon, je me doutais que la jeune femme à l’intérieur du camion ne s’en formaliserait pas longtemps quand je lui donnerais mon manteau. Comme je le pensais, elle était toute nue et recroquevillée contre les restes du pneu déchiqueté.
- Salut, Chérie…
- Vince… c’est quoi ce bordel ?
- Bah… Je pourrais te servir un discours lénifiant et bien pénible sur les conditions inhérentes de notre nature de surnaturels… Mais je préfère te dire que t’as un karma de merde.
- Enfin, ce qui est rassurant, est intervenu Simon, c’est qu’on est tous dans ce cas.
[1] Nom du dragon Furie Nocturne dans Dragons et Dragons 2 et qui a un comportement très… félin.