Chapitre 20: La Maudite.
J’ignore où je suis née. Ce devait être un pays très chaud parce que, dans mes souvenirs, j’ai toujours la sensation de la brûlure du soleil sur ma peau, un soleil qui n’était pas mon ami, qui n’était l’ami de personne. Je me souviens de grandes étendues de sable blanc, de l’eau rare qui provoquait la joie et les feuilles vertes d’un palmier qui provoquaient l’admiration. Je me souviens du goût du lézard et des insectes. Je me souviens de la peur du Scorpion. Je me souviens d’avoir survécu mais jamais je n’ai vécu, sauf quand il était avec moi. Quand ils étaient tous les deux avec moi.
Je ne me souviens pas de mon nom et je ne me souviens pas en avoir jamais eu.
Je me souviens un peu de ma mère mais les deux images que j’ai d’elle sont contradictoires : L’une est celle d’une femme superbe qui nous écrasait tous de sa splendeur et j’étais sous le charme. L’autre est celle d’une créature pathétique et soumise que l’on foulait aux pieds et j’avais tellement peur pour elle… Et un jour, je n’ai plus eu peur que pour moi puisqu’elle était morte et qu’on laissa son corps aux charognards du désert.
Je me souviens que je dormais dehors et que je m’enterrais dans le sable pour ne pas avoir froid. Je me souviens que j’ai toujours eu faim parce qu’on ne me donnait presque rien à manger. Je me souviens de ma peau, blanche comme le lait, qui m’a valut d’être frappée et insultée.
Je me souviens d’avoir été la Maudite.
LES TUER. LES MASSACRER. LEUR RENDRE LA PEUR… ET SENTIR LEURS OS ROMPRE SOUS MES CROCS…
(Comme je suis heureux d’avoir fait cette connerie… La prochaine fois, je me tire une balle dans la tête avant de commencer…)
Le pire, ce furent les pierres qu’on me lança dés que nos maigres récoltes furent attaquées par les sauterelles ou qu’une chèvre mourrait ou qu’un enfant tombait malade. Ils disaient que j’apportais le malheur et que ma peau et mes yeux étaient les marques de la sorcière que j’étais. Mais ils avaient promis à ma mère de ne pas me tuer parce que je n’étais qu’une enfant. Je faisais de mon mieux pour les aider, pour gagner ma place mais ce que je touchais était jeté parce que j’apportais le malheur. Des fois, je faisais exprès pour pouvoir les récupérer. Aucun enfant ne venait jouer avec moi, aucun adulte ne pouvait me regarder sans faire le geste contre le mauvais œil… Je n’étais qu’une enfant.
(Bon dieu, je ne sais même pas si je vais survivre à tout ça… Je ressens chaque coup comme s’il tombait sur ma propre chair. Et j’ai peur ! Et si, c’était réel aussi de mon coté ? Est-ce que je les prends vraiment, ces pierres ? Et cette peur, et cette souffrance ?)
Et puis, je ne fus plus une enfant.
(Et merde…)
Personne ne m’expliqua que le sang qui coulait entre mes cuisses une fois par lune était normal pour une femme, que c’était la marque de sa fécondité. La première fois, j’ai cru que je mourrais et j’ai eu peur. J’ai eu peur parce que je me souvenais de la mort de ma mère et de sa terreur avant que ses yeux ne deviennent froids et vides. Ma nature de Maudite ne me permettait pas d’être emportée par les esprits et je resterais à pourrir dans mon corps pour l’éternité. Et puis ça s’arrêta. Et ça recommença. Je surpris une conversation entre une mère et sa fille qui m’apprit ce qu’étaient ces flots de sang et je regrettais amèrement ma mère.
Et puis, ils vinrent.
(Je ne veux pas savoir… Pitié, je ne veux pas savoir…)
Les femmes sont maitresses de leurs corps et ne le donnent qu’à leur mari. Mais la Maudite n’est pas une femme, c’est la Maudite et elle doit payer ses crimes. Ils vinrent, les uns après les autres me poignarder de leurs chairs dressées pour posséder mon ventre. Je devais me taire et subir sans rechigner parce que c’était ma punition. Pas une fois, ils ne se soucièrent de moi, si j’étais malade ou blessée, et ils continuèrent à me visiter. Les femmes du village en prenaient ombrage et me prenaient à partie. Elles m’insultaient et me frappaient, elles me traitaient de voleuse d’hommes et de putain. Une fois, j’ai osé leur répondre que les hommes venaient sans que je les y invite et que je me passerais bien de les recevoir. Je fus traitée de menteuse : c’était ma sorcellerie qui envoutait les hommes et les détournait de leurs épouses.
J’AI PRIS TANT DE PLAISIR A LES FAIRE MOURIR LENTEMENT, A LES VOIR SUBIR SANS RIEN POUVOIR FAIRE… A ÊTRE A MA PLACE !
(Comme je le comprends…)
Et un jour, il vint.
C’était une caravane marchande comme les autres qui sillonnaient le désert mais celle-là avait accepté un étranger du Nord, de par delà les mers comme meneur des bêtes. Parce qu’il savait s’y prendre avec elles et qu’il était doux et bon. Ce n’était pas un Maudit comme moi, pourtant sa peau était pâle, ses cheveux comme le sable et ses yeux aussi bleus que le ciel. Le village le regarda avec appréhension mais les marchands de la caravane les rassurèrent : c’était un bon magicien qui charmait les bêtes dangereuses avec sa voix.
( … Fenris… ? Que… Mais qu’est-ce qu’il fait là ??)
Je devais être une bête dangereuse car je fus charmée dés qu’il me parla. Contrairement aux autres, il ne fit pas le geste contre le mauvais œil ni ne refusa de me regarder. Au contraire, ses yeux furent dans les miens et il me sourit. Pas une seule fois, depuis ce jour, je n’ai pensé être autre chose que son égale à ses yeux. Certains membres du village essayèrent de le mettre en garde contre moi mais il leur répondit que cette malédiction-là, il ne la redoutait pas. La caravane resta trois jours au village, le temps de laisser une chamelle mettre bas et s’assurer que le petit pouvait suivre. Durant ces trois jours, l’Étranger chanta pour le village et tous apprécièrent sa voix. Quant à moi, j’entendais pour la première fois une voix qui ne me faisait aucun mal.
La Caravane revint souvent au village et mon existence s’adoucit un peu. J’attendais avec impatience le retour de l’Étranger parce qu’il venait toujours me voir et m’apportait des fruits séchés. Il parlait avec moi comme si j’étais une vraie femme. Comme il soignait les bêtes de somme du village pour rien, on ne lui reprocha pas vraiment de trainer avec la Maudite et de ce fait, on me laissa un peu plus tranquille. Les hommes me visitaient moins et j’arrivais à leur fermer ma porte en leur indiquant que l’Étranger était le seul homme qui avait des droits sur moi. On murmura que je risquais de maudire les bêtes et de les rendre malades. On murmura que l’Étranger était le seul à apaiser mes noires pensées et à retenir mes maléfices.
Ce fut le seul homme à qui je m’offrais avec plaisir.
(Trop d’informations, là… Beaucoup trop…)
Ce fut le seul homme qui me fit véritablement sentir femme et non pas putain : Il était doux et amoureux. Cela faisait toute la différence. Pas une fois il me força à être à lui, c’était toujours moi qui venait à lui et qui buvait à ses lèvres toute la douceur dont j’avais besoin. Il était beau et il était à moi. Il me promit que la prochaine fois que la caravane passerait, il me prendrait avec lui. J’attendais ce jour avec impatience.
Il mit un an à revenir…
Sans que je sache comment c’était possible, la vie croissait en moi. Son enfant et le mien qui prenait ses racines dans mon ventre et dont je sentais déjà tout l’amour qui m’était destiné. Je me sentais naitre à nouveau et tout me sembla plus beau. Durant les absences de mon Étranger, les hommes avaient pris l’habitude de me guetter pour me prendre de force mais je les confrontais et leur promis la maladie sur eux et sur leurs familles s’ils m’approchaient de nouveau. Quand l’un des enfants eut une forte fièvre suite à mes menaces, on se mit à me craindre. Je m’enivrais de cette puissance et je pus porter mon enfant sereinement. J’attendais mon Étranger afin de lui faire don de notre enfant mais les semaines puis les mois s’enchainèrent sans que la Caravane ne revienne.
La sage femme refusa de m’assister pour la naissance mais mon fils naquit sans problème. Il était beau comme un dieu et la malédiction ne l’avait pas touché : Si sa peau était encore bien pâle par rapport à l’ébène des hommes du village, il était d’une jolie couleur bronze et ses yeux bleus illuminaient son adorable petit visage. Cet enfant fut ma joie et ma fierté et aucune des insultes des habitants du village ne m’atteignait. J’étais tellement heureuse… de plus, je sentais au fond de mon cœur que mon Étranger ne tarderait plus. Notre vie, la mienne et celle de mon enfant, allait enfin pouvoir commencer.
Un jour, je laissais mon fils dormir dans le monticule de tissus qui lui servait de couffin pour aller chercher de l’eau au puits. Je n’avais jamais été aussi forte de toute ma vie et c’est le port altier que je dépassais toutes les femmes du village pour remplir ma jarre. Elles reculèrent toutes de terreur et, après avoir pris mon dû, je repassais devant elle avec un petit sourire. Ma satisfaction à les voir baisser la tête me suivit jusqu’à ma cahute et je me disais que je ne regretterais aucun d’entre eux. De retour chez moi, j’allais voir mon fils, comme à chaque fois que je rentrais, pour lui caresser la joue.
Il n’était plus là.
(C’est trop pour moi… Pitié… Pourquoi je subis ça ? Pourquoi quelqu’un devrait avoir à subir tout ça ??)
Je l’ai cherché, en vain, en retournant toute ma cahute mais il n’était nulle part. Même si ma porte n’était pas bien solide, il ne pouvait pas l’avoir passé ! Le pauvre enfant n’avait que quelques semaines et il ne savait même pas ramper. Il ne pouvait pas aller bien loin.
(Je ne veux pas voir ça… Pitié, je ne veux pas voir ça…)
J’ai entendu un cri, le cri de mon enfant. La peur m’a étreint le cœur et je suis sorti comme une furie de ma cahute. J’ignorais alors qu’un des enfants du village avait été mordu par un animal et était mort dans la nuit d’une fièvre maligne. Son père tenait mon fils par le pied et haranguait la foule contre moi et mes pouvoirs de sorcière qui lui avaient ravi son enfant. J’avais mal pour lui mais j’essayais de le convaincre que ce n’était pas moi, que je n’y étais pour rien et mon fils encore moins. Je le suppliais à genoux de me rendre mon enfant et que je ferais n’importe quoi pour lui.
(Non… Non…)
Il ne voulut rien savoir. Il abattit le frêle corps de mon fils contre la margelle du puits et sa petite tête éclata sous le choc.
Je les ai tous tués. Jusqu’au dernier. J’ai abattu mes griffes sur chacun d’eux, j’ai fait éclater leurs crânes entre mes crocs, je les ai fait hurler de terreur… J’ai vengé mon fils ! Tous ont péri à cause de moi, j’y ai veillé. Certains s’enfuyaient et je leur arrachais un bout de jambe pour qu’ils ne puissent pas aller bien loin. J’ai tué les enfants en premier, les plus innocents, par encore tout à fait corrompus par la bêtise de leurs parents mais ils allaient finir par devenir aussi mauvais qu’eux. J’ai empêché ça, je les ai rendu purs à la mort. Une simple morsure au cou pour briser leur nuque si tendre… Une mort rapide et miséricordieuse !
(Des enfants ?? Une mort rapide et miséricordieuse ? Non… C’était un massacre pur et simple !)
Comme celui de mon fils…
Les femmes, ensuite. Incapables de soutenir l’une des leurs, incapables de voir au-delà de mon apparence, si jalouses de moi… J’ai déposé le cadavre de leurs enfants à leurs pieds et je les ai regardés sangloter sur leurs petits corps. J’aurais pu leur pardonner si leur chagrin avait été sincère… Mais ces chiennes avaient d’avantage peur de mourir ! Elles m’ont supplié de les épargner. J’ai arraché leurs gorges et je les ai laissé s’étouffer dans leur propre sang. Mais… J’aurais dû les faire souffrir d’avantage.
(Elles étaient juste stupides et superstitieuses ! Ce n’est pas une raison pour les tuer, on ne peut pas faire ça.)
Oh si, on peut. Je l’ai fait. Les faire souffrir a été le baume de mon âme…
Les hommes mirent des heures à mourir. Il y en a même un qui a tenu jusqu’au milieu de la nuit et c’est le froid qui l’a tué. Le froid qui l’a pénétré jusqu’aux tréfonds… J’ai arraché leurs ventres et leurs sexes et je les ai regardés se vider de tout. De leur sang, de leurs boyaux et de toute dignité. Ils ne valaient pas mieux que des enfants apeurés et c’est ce que je voulais ! Qu’ils subissent ce que mon fils avait vécu ! A chaque fois qu’un des hommes essayait de s’enfuir tout en tenant ses boyaux, je le ramenais par le pied et je faisais exprès de les faire passer par le sable et la caillasse afin que leurs boyaux soient à vif. Leurs cris de souffrance étaient si réjouissants mais je préférais leur terreur. Afin de les faire hurler, j’ai mangé le visage de l’un d’eux alors qu’il était encore vivant. Les autres pleuraient et criaient… Ils priaient aussi. Mais j’ai pu leur faire comprendre ce que j’avais appris il y a des années : Les Dieux n’existent pas.
(Je sais que je pleure et que j’ai froid. Je suis effondré et je… Je ne sais plus quoi faire. Je ne peux pas la comprendre mais je ne peux pas la blâmer non plus. Qui sait ce que j’aurais fait à sa place ?)
Ma fourrure est noire de sang séché. Je suis au milieu d’un ancien village, allongée et un peu lasse. La nuit a été longue puisque j’ai mangé tout le monde, ne laissant que les têtes que j’ai placé autour du puits. Je veux qu’ils regardent le lieu de la mort de mon fils pour l’éternité et je veux qu’ils souffrent pour l’éternité… Par contre, j’ai trop mangé : Je sens mon ventre ballonné et la nausée me prend par intervalles réguliers. Qu’importe…
J’entends un cri, le cri d’une souffrance atroce et je me précipite pour faire taire cette voix. Personne n’a le droit de troubler mon repos, personne ! Je saute sur l’homme qui s’est agenouillé dans le sable devant ma cahute désormais vide et dont le seuil est ornée de trainées de sang encore frais. Je le mord entre l’épaule et le cou et je peux sentir toute sa terreur. Le linge dont il se sert pour se prémunir du soleil glisse et j’entraperçois les yeux bleus de mon Étranger. Je suis horrifiée et je le laisse tomber au sol alors que le sang des blessures que je viens de lui infliger tâche sa tunique beige. Je veux m’excuser mais c’est un gémissement sourd qui sort de ma gueule. Il essaye de se relever, titube et je vois qu’il veut vivre. Je le retiens contre moi et il est si petit contre ma fourrure, si petit que mes griffes recouvrent tout son dos. Je suis tellement désolée… Et je voudrais lui dire combien je suis désolée et combien je suis heureuse qu’il soit venu me chercher. Il se détend contre moi et je sais qu’il a compris.
(Elle n’a même pas compris qu’elle venait de le transformer et qu’il est mort, certes un court instant dans ses bras… Après cette nuit d’horreur, la réalité doit-être un concept bien flou.)
N’EST RÉELLE QUE LA TUERIE.
Je l’aime. Je l’aime si fort… Je n’ai plus de voix mais je m’en fiche. Il sait que je l’aime et je sais qu’il m’aime… Je cours avec lui, même s’il est plus petit que moi, même si je lui fais un peu peur. Il est si beau et son pelage est magnifique… Je suis libre et je cours ! Je suis libre et je suis forte !
J’entends mon enfant qui pleure.
Ça a continué pendant des heures. Je savais que physiquement je n’avais rien mais mon esprit était ballotté jusqu’à la nausée entre son bonheur simple de femme et les massacres dès qu’un bruit lui rappelait le cri de terreur de son enfant. Elle tuait pour venger son fils mort depuis des siècles et parfois, rarement, trop rarement, un humain arrivait à la toucher et à l’arrêter. Le dernier en date s’appelait Wilhelm… Et avait appelé sa maman dans son dernier souffle. C’est comme ça que les enfants de la Bête naissaient, en se souvenant de l’amour de leur mère.
Elle était folle, oui, et la première personne à avoir tenté de la contenir et de l’aider était le premier Loup-garou qu’elle a créé : Le Fenris. Il a essayé une première fois en la présentant à sa famille pour qu’elle soit dans un cadre plus agréable que sa précédente vie. Ça aurait pu marcher si le grand frère de l’Alpha des Alphas n’avait pas été un tel connard… En même temps, aussitôt que je l’ai reconnu, j’ai compris tout de suite que ça ne marcherait pas. Encore maintenant, Papa Vampire n’a aucune peur et n’éprouve de compassion qu’envers de très rares personnes. A cette époque-là, il était encore pire. Bizarrement, voir Sieg jeune et humain m’a permis de tenir pour tout le reste. Et puis j’ai compris pourquoi il avait une telle haine envers la Bête, sa belle-sœur et la seule créature au monde qui l’a tenu en échec.
J’ai continué à tout explorer, malgré le fait que je me sentais de pire en pire, sale, nauséeux et au bord du suicide. Pour Allegro, j’avais réussi, grâce à l’amour qu’il portait à Sonatine, à lui composer une mosaïque cohérente. J’en étais incapable avec la Bête : Elle n’était pas brisée, elle était juste d’une autre moralité, d’un autre schéma de pensées que le mien. La faute à son grand âge et aux sévices qu’elle avait subis. Ma mission était un échec total et je n’ai jamais autant compris le Fenris qui avait abandonné, la mort dans l’âme et persuadé que la folie de son épouse était de sa faute, à peine deux siècles auparavant. Pendant toutes ces années, il l’avait surveillée et couverte quand c’était nécessaire, pendant toutes ces années, il portait le poids de ses péchés et seule la mort de la Bête le libérerait.
J’étais assis contre son flanc, en larmes et incapable de bouger. Le reste de ma meute était à genoux, la tête entre les bras et face contre terre, afin qu’elle ne puisse pas les identifier comme autre chose qu’une quantité négligeable. Pourtant, elle paraissait calme et même somnolente et je suppose que Hunt forçait la dose pour la maintenir dans un état de béatitude qui la maintenait au sol. Je ne savais plus quoi faire.
Une paire de Ferragamo taille 42 rentra dans mon champs de vision et les pantalons de costume gris anthracite ton sur ton se plièrent pour faire entrer quelqu’un dans mon champs de vision, un homme qui avait les cheveux châtains et le regard brun-miel, un homme que j’ai haï et aimé… Ben. Ou plutôt Alcibiade puisque c’était le nouveau locataire de ce corps, grâce à moi.
- Pourquoi ne suis-je même pas étonné de te voir, Démon ?
- Parce que tu es plus intelligent que tu n’en as l’air.
- Alors, je n’ai plus vraiment la force pour mais le doigt tendu est fortement suggéré.
Il a souri mais ça restait un sourire très triste. J’avoue que je ne comprenais toujours pas comment un démon, fut-il démissionnaire de son poste, puisse avoir de la compassion. Pourtant, Alcibiade en avait. Pas beaucoup, il est vrai, mais il en avait. Je ne sais, à ce moment-là, si j’en étais la cible mais ça m’obligea à ne pas l’envoyer chier tout de suite.
- Tu es venu pour voir la créature que tu pourchasses ? Fais gaffe, elle mord un peu.
Le démon essuya une larme de sang sur ma joue et, contrairement à ce que j’aurais cru, il n’inspecta pas la Bête avec une attention toute scientifique. En fait, il ne faisait même pas attention à elle.
- Elle est endormie… D’une certaine manière. Je connais les effets du contact d’un Cœur de Meute.
- En fait… Tu t’en fous… C’est pas elle que tu cherches.
- Pas tout à fait. Je la cherchais mais pas pour les raisons que tu crois. Je…
C’était la première fois et la dernière fois que je le voyais hésiter et même avoir de tendres émotions. Mais je savais aussi qu’elles ne m’étaient pas destinées, pas tout à fait. Il se releva et posa la main sur la fourrure de la Bête, sans qu’elle ne bouge un cil.
- Bonjour ma vieille amie…
- Tu l’as créée…
- Non. Elle s’est créée toute seule… Je lui juste donné l’occasion de le faire.
- Pourquoi ?
- Tu ne comprendrais pas…
- Alors, explique !
Il me fusilla du regard puis se ravisa. Sur le coup, je n’ai pas compris pourquoi il m’avait répondu mais plus tard, j’ai su que c’était une oraison funèbre.
- Elle n’a pas connu son père mais moi, oui. C’était… oui, on peut dire que c’était un ami. Un sorcier qui m’avait invoqué pour avoir d’avantage de puissance et contrôler sa tribu. Déjà, à cette époque, les humains me rendaient malade par leur stupidité. Mais pas lui… Avec lui, c’était amusant. C’était une vraie bataille d’esprits et je me sentais à nouveau moi… Il est mort trop tôt et pourtant il a refusé que je le sauve.
Alcibiade secoua la tête en souriant.
- La peur de la mort ne l’a pas désarmé, il a toujours été fort et il ne s’est pas rendu. J’ai perdu, Vince. Et je l’ai perdu. C’est pour ça que je me suis attaché à sa fille, pour retrouver ce frisson, pour retrouver quelqu’un qui me dise non !
Il s’est assis par terre et a sorti son paquet de cigarettes. Après en avoir allumé une, il me l’a coincé dans le bec.
- Aussi têtue que son père. Mais beaucoup moins au fait de ses possibilités… Pour elle, je n’existais pas, je n’étais que la voix de sa colère qu’elle ne devait pas écouter. J’enrageais autant que j’en étais ravi ! et j’ai même commencé à outrepasser mes prérogatives… Pendant toutes ces années où elle a été traitée comme de la merde, obligée de survivre avec les déchets des autres… j’ai fait en sorte que la maladie l’oublie. J’ai fait en sorte qu’aucune blessure ne soit définitive !
Il éclata de rire mais je sentais la douleur dans son rire.
- Et elle ne m’écoutait toujours pas…
- Tu étais amoureux d’elle…
- Pas au sens où tu l’entends. Tu n’as aucune idée de ce que nous voulons, nous les démons. Il nous faut des adversaires, dignes de nous, à notre mesure ! Elle l’a été… Mais oui, je l’ai aimée.
Je plissais les yeux. Quelque chose me disait qu’il était sincère mais la même chose me disait de ne pas lui faire confiance pour autant.
- Et le meurtre de son fils, c’était une preuve d’amour ou un moyen de la contrôler ?
- Non ! Non… Une… toute petite erreur… Une simple et toute petite erreur ! Et elle a abandonné… Pour la première fois de sa vie, elle m’a écouté et elle m’a demandé… Elle m’a demandé à être la plus forte, la plus terrifiante… elle m’a demandé à devenir le cauchemar du Monde.
Tout sourire disparut de son visage et il regarda au loin.
- Je l’ai perdue parce que j’ai oublié son fils et j’ai oublié que la haine est un sentiment qui glisse sur les plus faibles.
- C’est à ce moment-là que tu as découvert la culpabilité ?
- Oui… Tout ça, c’est aussi ma faute.
J’ai passé les deux mains sur mon visage pour essuyer mes larmes. Je suppose que depuis j’avais voyagé dans l’esprit de la Bête, j’en avais tiré son scepticisme envers le démon.
- Non. Ce n’est pas ce que tu penses.
- Tu crois ?
- Pas tout à fait… Tu es désolé de la mort de l’enfant mais le fait qu’elle tue sans discernement, tu t’en fous.
Il se mit à sourire de nouveau.
- Bien joué, petit loup… il faut que je t’avoue quelque chose avant que nous continuions cette conversation.
- Quoi, tu comptes me déstabiliser, maintenant ?
- A voir… Je t’ai menti.
- A quel sujet ?
Je savais que c’était une erreur de l’encourager et même de l’écouter mais j’étais incapable de me fermer à lui.
- Il te méprisait, en fait. Ce besoin pathologique d’être le point de mire d’une foule, d’être aimé… Il trouvait ça pathétique. Ça l’a amusé de se servir de toi.
Ça
a fait très mal, je ne peux pas le nier. J’ai juste essayé de faire croire que ça ne me touchait pas. Mais Alcibiade était comme moi, un spécialiste de la lecture d’émotions. La seule différence entre nous était qu’il avait plusieurs millénaires d’expérience. Son sourire s’élargit quand il se rendit compte du mal qu’il m’avait fait.
- Je le savais… soufflais-je d’une voix fluette. Pourquoi m’avoir menti ?
- Pour te faire mal.
- La vraie raison.
- Pour ce moment précis.
Nous nous sommes affrontés du regard alors que Hunt s’excusait au fond de ma tête. Mon loup intérieur avait pensé que me conforter dans cette idée me ferait moins mal. Il avait tort mais il ne pouvait pas savoir.
- Et ce moment précis ? Quel est-il ?
- Tes pouvoirs de Cœur de Meute sont exceptionnels mais… Tu vois déjà quel est le problème.
- Non.
- Ne joue pas les imbéciles. Ca te ne va pas du tout. Tu sais très bien qu’il n’y a que deux moyens d’arrêter tout ça : la transe du Cœur ou la mort de la Bête. Et, à un moment, tu ne pourras plus tenir et tu la laisseras partir.
- Je peux tenir.
- Non. Tu ne peux pas. Et ma Jolie Bête s’enfuira, recommencera à prendre chaque bruit strident pour le cri de son bébé et tuera.
Je déglutis. Je sentais déjà la fatigue me couper les membres et je faisais en sorte de nourrir Hunt afin qu’il puisse continuer à endormir le cauchemar de l’humanité.
- Je…
- Non. Tu ne peux pas la tuer. La Bête est immortelle.
- Si. Elle peut mourir. Tu l’as sans doute créée mais tu ne la comprends pas ! Pas comme je la comprends. Elle est fatiguée. Elle n’en peut plus.
- Qu’est-ce que tu en sais ? Je suis son créateur !
- JE SUIS SON FILS !
Aucune idée de la raison de mon cri du cœur mais Hunt en fut particulièrement surpris et se déconcentra. La Bête se releva et me plaqua contre son torse. L’une de ses griffes atterrit presque sur ma carotide et je me surpris à ne plus pouvoir respirer.
FILS.
- On se calme, Maman… Je vais bien. Pas la peine de s’énerver…
Je suppose qu’Alcibiade se foutait royalement de mourir puisque ce n’était pas vraiment son corps puisqu’il resta assis sans faire un seul mouvement défensif.
MAUVAISE VOIX.
- Maman… je voudrais que tu arrêtes de tuer. Alcibiade ne me fera pas de mal. Je l’amuse.
- Finement observé.
- La ferme, Démon de merde.
TU ES EN SÉCURITÉ?
- Oui, Maman…
Vince, je n’arrive plus à l’atteindre. Elle a atteint un pic de détermination qui me bloque complètement.
- Ça va aller. Tout va bien se passer.
- Oh, donc… tu as décidé, en bon fils, de veiller sur Maman ?
Je vote contre, je te préviens tout de suite. C’est hors de question… je refuge de retourner dans la cage, tu ne peux pas me forcer à retourner dans la cage… Pitié…
MAMAN VEUT DORMIR…
Je ne pensais pas qu’il me restait encore des larmes mais elles coulèrent sur mes joues. Sans que je sache comment, et je suppose que je m’étais contenté de copier ce que faisait Hunt. C’était moi qui calmais Maman en prenant sur moi ses peines et ses douleurs. Parce que j’avais bien grandi, parce que j’étais en sécurité et parce que je lui avais demandé… Elle pouvait enfin se reposer. Mais elle avait peur de la seule chose qu’elle n’avait jamais combattue : La mort.
J’ai bloqué sa peur et je me suis retourné pour lui faire face.
- Qu’est-ce tu fais, Vincent ?
Je ne l’écoutais pas et j’essayais de faire sortir mes griffes mais la peur me paralysait. Au lieu de mes griffes de loup, ce fut cette étrange dague rouge qui apparut dans ma main.
- Oh, espèce de salopard d’interventionniste… Marmonna Alcibiade à mi-voix.
Je la regardais avec tendresse alors qu’elle ouvrait la gueule pour me lécher la joue.
- Au revoir, Maman.
ADIEU FILS.
Je lui ai planté la dague sous la gueule.