Chapitre 5
C’était l’un des premiers jours de congé que Dan avait en semaine depuis qu’il avait commencé à la caserne. Et il fallait bien avouer, il ne savait pas vraiment quoi faire avant la venue du pompier blond à son domicile. Il s’était levé comme d’habitude aux aurores et en avait profité pour aller courir le long de l’Hudson. Il avait enchaîné son programme avec les courses nécessaires à la recette du soir. Vu qu’il avait l’intention de commencer par du simple : les fameuses lasagnes qui lui avaient valu l’amour éternel de l’estomac de Shelby.
Il avait conscience d’avoir été un peu dur dans sa mise en garde, mais il ne pouvait prendre le risque que Shelby divulgue son orientation sexuelle à tous. Non pas qu’il en avait honte, il avait fait son coming-out jeune et n’avait que peu connu la stigmatisation. Mais ce n’était pas pour autant qu’il le criait sur tous les toits sauf cette fois-ci. Il se doutait qu’après la scène qu’il avait faite à Dulls, ça allait jaser dans les couloirs.
Il flâna au marché, en profitant pour choisir des produits de qualité supérieure. Non pas qu’il se plaignait des achats qu’il faisait au supermarché bio, mais il aimait le contact avec les producteurs et les échanges qui en suivaient. Sa vie bien remplie ne lui permettant plus autant ces balades reposantes.
S’ensuivit la visite au garage où il récupéra les pièces qu’il attendait avec impatience pour terminer la Honda. Il y passa un bon moment à discuter avec le garagiste moto qui lui demanda conseil pour une Suzuki vitesse qu’il venait de rentrer pour amélioration. Le jeune client voulait la rendre plus puissante, Dan pouvait le comprendre, mais il savait aussi le danger qu’était un bolide entre les jambes d’un pilote du dimanche. Il conseilla au mécano d’augmenter le bruit du moteur sans pour autant augmenter la vitesse, celle de cette Suzuki lui paraissant suffisante pour un jeune pilote. De plus, le mécano était des plus agréables à regarder donc il ne se fit pas prier pour rester un peu plus longtemps que l’achat des pièces ne lui aurait normalement pris. Un débardeur blanc couvert de tâche d’huile et de crasse, des bras bronzés et musclés et son bleu de travail qui tombait juste comme il faut sur les hanches. En gros, il était délectable, mais son invité du jour l’était aussi. Et finalement quand on les comparait, le mécano était fade à côté de Shelby qui par son côté innocent, appelait à un moment de luxure, sale et moite. Dan secoua la tête, c’était une très mauvaise idée qu’il commence à fantasmer sur son collègue, mais Bobby avait, après l’avoir entraperçu, passé son temps à lui rabâcher par SMS à quel point il était chanceux de bosser avec un tel apollon. En effet.
Lorsqu’il avait attrapé le blond à la sortie de la douche pour avoir la discussion, il avait eu bien du mal à se concentrer sur le propos plutôt que sur les quelques gouttes qui restait sur le pompier suite à sa douche. Il fallait reconnaître que Shelby n’était pas pudique et si ce n’était la micro serviette qui cernait ses hanches, le reste de sa constitution était en libre-service. Ça aurait été un crime que de s’en priver. Même ses pieds étaient sexy, mais n’arrivaient pas à la cheville du torse musclé encore humide. Le pompier n’arborait pas une pilosité importante et ses poils étaient pour une fois légèrement visibles, se raréfiant pour mener en une ligne vers l’entrejambe couvert de l’homme. Dan n’avait pu s’empêcher de suivre du regard une de ces fameuses gouttes qui sillonna le long des creux de ses pectoraux puis de ses abdos parfaits finissant sa route dans son nombril, le laissant la gorge sèche et affamée. Mais Tray n’avait à aucun moment fait acte d’un quelconque rapprochement autre qu’amical. Il lui faisait penser à un chaton heureux, le ventre plein qui faisait la fête au maître qui l’avait si bien nourri. Oui stop, intima-t-il à son cerveau, s’imaginer quoi que ce soit avec le pompier blond ne lui apporterait que des emmerdes, d’un c’était le canari chéri de la caserne et de deux, avait-il besoin de le préciser, on ne mélangeait pas boulot et plaisir.
Il termina sa tournée par le passage quasi obligatoire chez le disquaire, Dan aimait la musique à un point inimaginable, un des murs de sa maison était tapissé de disque de tout genre. Chaque musique avait son activité attitrée, du métal pour la mécanique, du pop rock pour les activités ménagères, de la musique épique pour la lecture et de l’électro pour la conduite. Fouinant parmi les étals, il trouva un album des barenaked qui lui manquait, celui-ci rejoignant la pile des cd à payer, florence and the machine ou encore le dernier apocalyptica qu’il n’avait pas eu le temps d’acheter. Il passa à la caisse et reprit le chemin de son domicile.
Garant la Ninja à son emplacement il attendit la livraison de la tôle allant servir à habiller la nouvelle moto, le garage le livrant. C’était un des seuls points négatifs de se balader en moto, il ne pouvait voyager chargé, et il ne pouvait transporter plus que ses courses le plus souvent. C’est pourquoi il préférait se faire livrer, malgré le prix exorbitant de certains vendeurs. Il réceptionna le colis et l’entreposa entre la ninja et la Honda avant d aller ranger les courses dans sa cuisine. Plus l’heure approchait, plus Dan sentait une légère angoisse monter. Était-ce réellement une bonne idée d’inviter un de ses collègues chez lui, de mêler légèrement le privé au boulot ?
Il savait que c’était pour la bonne cause, mais cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas invité quelqu’un chez lui autre que sa famille ou Bobby. Il vérifia que chaque chose était à sa place, qu’aucun grain de poussière ne squattait sa bibliothèque, que les livres et CD étaient rangés par ordre alphabétique. Enfin que chaque petite chose qui pouvait le rendre dingue était là où il le fallait. Il jeta un coup d’œil sur l’horloge de la chaîne hifi et soupira. Le jeune homme ne devait arriver que dans quelques heures. Et c’est ainsi que Dan commença à tourner en rond, devenant dingue à attendre sans savoir quoi faire.
Il était ridicule et s’en rendait compte, il se gifla mentalement et alla enfiler un jogging et un teeshirt défoncé. Quitte à attendre, autant s’occuper. Lire était hors de question, son esprit tourné à mille à l’heure avec l’arrivée du pompier, il ne pouvait pas écouter de la musique pour écouter de la musique, et il ne pouvait cuisiner vu que c’était la raison de la venue de Tray. Lorsqu’il avait vu que tous deux avaient ce mercredi de libre, il s’était dit que c’était une bonne idée. Mais maintenant beaucoup moins, tellement moins.
Il se dirigea vers le monte-charge qui le descendit au niveau du rez-de-chaussée où se trouvait l’atelier. Il alluma le lecteur cd d’en bas et lança l’album qu’il contenait. Disturb, très bon choix pour ce qu’il avait à faire. Il déballa le colis, et fut surpris de voir quelques pièces qu’il n’avait pas commandées. Il lui remonta à la mémoire une discussion avec Chris le mécano à propos de ces nouveaux feux de route LED, ceux-ci promettant un plein phare sans risque d’éblouir le véhicule qu’il croisait. Peut être finalement n’avait-il pas si mal interprété les signaux et se dit que s’il arrivait à se convaincre que l’homme ne voulait pas rencontrer le membre de la famille Maslov au lieu de Dan, il pourrait l’inviter à boire une bière. Une fois chaque chose rangée à sa place, il se mit à travailler sur la Honda perdant la mesure du temps, les morceaux s’enchaînaient et ce fut sur le troisième passage de Conflict qu’il entendit frapper sur l’entrée centrale de l’entrepôt. Il jeta un coup d’œil à sa tenue et se rendit compte qu’une douche serait nécessaire avant de commencer toute cuisine. Ses mains, sa joue, son cou et son épaule droite étaient noirs de crasse et il avait transpiré plus qu’il n’avait prévu, son teeshirt humide. Il se dirigea vers la porte cachée par laquelle il rentrait les motos et appela Tray qui avait l’air dubitatif devant l’entrée de son chez lui. Il l’invita à passer la porte et refusa la poignée de main qui arrivait.
- Je suis dégueulasse, je pense qu’il faudra attendre ma douche pour les civilités.
Dan lui sourit et referma la porte derrière le pompier. Il s’excusa trente secondes le temps de ranger le matériel qu’il utilisait et d’éteindre la chaîne hifi. Il se retourna vers Tray qui regardait le rez-de-chaussée de façon perplexe, en effet, rien à ce niveau ne permettait de vivre, il ne devait pas encore avoir remarqué le monte-charge au fond de l’espace, du moins il ne le montrait pas.
Le motard l’invita à le suivre à l’étage puis à s’installer le temps qu’il prenne une douche oubliant même de lui proposer quoi que ce soit à boire. Il faut dire que la présence du pompier dans son espace privé le perturbait plus qu’il ne l’aurait cru et il sentait le besoin de se changer le plus vite possible afin d’avoir l’air à son avantage.
Quand il était arrivé devant l’adresse, Tray avait cru à une blague. Il s’était imaginé que l’urgentiste vivait dans un immeuble très classe, très chic, malgré le fait que le salaire d’un urgentiste n’aurait pas permis d’avoir mieux qu’un studio dans ces conditions. Mais certainement pas à un entrepôt dont la brique rouge virait au gris et couverte de tags. Ça collait tellement peu à Dan que le pompier vérifia encore une fois l’adresse sur le papier et sur son smartphone. Non, c’était bien là. Il se résolut à frapper à la porte de l’entrepôt avec un soupir et en priant le ciel que le GPS et la destinée ne se soient pas ligués contre lui pour le perdre.
C’est par une petite porte latérale que Dan le fit entrer dans sa batcave. Passé de Pilote de Moto oblige, l’endroit était un garage et le propriétaire lui-même était couvert de cambouis. Est-ce qu’il vivait avec ses motos ? Dan esquiva la poignée de main en prétextant avoir besoin d’une douche. Dommage, pensa Tray sans comprendre pourquoi de prime abord. Sans doute parce que sale, en sueur et ayant manifestement passé la journée à bosser sur une moto, Dan avait l’air heureux.
L’étage était un autre monde et Tray confirma ce qu’il avait craint : Propre, ce qui était une très bonne chose, mais parfaitement ordonnancé, ce qui donnait à Tray l’envie de partir puisqu’il n’y avait aucune place où il pourrait s’imbriquer sans perturber l’ensemble. Surtout que le propriétaire l’avait abandonné dans l’espace cuisine avec un équipement qui n’aurait pas choqué dans un restaurant et que Tray se demandait où il pouvait déposer son blouson et son sac sans que ça gène. Peine perdue, son vieux sac faisait tache sur le canapé et son blouson en jean n’était pas coordonné avec les chaises. L’horreur.
Dan revint, le torse nu, pour préciser à son invité qu’il y avait des bières dans le frigo. Tray ne put s’empêcher de plisser le nez devant l’évocation de la boisson et de sentir par avance ces vicieuses petites bulles lui chatouiller le nez. Évidemment, l’urgentiste se méprit sur la signification de cette grimace de dégout :
- Désolé du spectacle, faut vraiment que je prenne une douche.
- Ah non ! Rien à voir, mais j’ai horreur de la bière en fait.
- Ah… bah y’a aussi des jus de fruits.
Aussitôt reparti. Tray put aller voir dans le frigo, histoire de se donner une occupation en attendant que le cuisinier en chef ait terminé de se décrasser.
Il était torse nu. Merde… Trop occupé à lutter contre son envie d’éternuer à l’évocation de la bière, il avait remisé la vision de Dan torse nu dans un coin de son esprit. Bon, certes, ils avaient déjà partagé une douche, comme avec toute la caserne à la fin d’une garde… Mais c’était la première fois que Tray le VOYAIT. Dan n’était pas grand, mais il avait une musculature étonnante que l’uniforme d’urgentiste ne permettait pas de deviner au premier regard. Nul doute qu’un coup de poing de sa part devait faire assez mal. Et puis… les taches de rousseur. Y’en avait partout ! Tout en prenant la brique de lait et la vidant à moitié, le pompier se demanda si on pouvait les relier avec un trait comme les jeux de son enfance.
Non, c’était ridicule. Tray se moqua de lui-même quelques minutes avant de se rendre compte d’une information des plus essentielles : La Douche. Dan Maslov avait pris une douche. C’était quoi ça ? Un appel, une invitation à le rejoindre ? Une sueur froide lui coula le long de la colonne vertébrale alors qu’il regardait le monte-charge et en se demandant comment partir très loin sans passer pour un imbécile, un connard, un lâche ou les trois en même temps. Mais pourquoi Dan lui faisait ça… Il voulait juste être son ami pas tester les limites de son courage ! Voilà, ça, il lui dirait. Gentiment bien sûr… Déjà que le coup du « tu sais quoi… » lui avait valu un interrogatoire en règle, seulement interrompu par un type qui était bloqué dans un arbre. Dieu bénisse les alertes…
Se prenant en main, il posa son sac et son blouson tout proche du monte-charge et en les cachant le plus possible avec le portemanteau. Voilà ! On ne voyait plus rien, donc on ne troublait pas l’ensemble du logement. Il fallait juste trouver sa propre place… Le placard ?
Le retour du propriétaire des lieux l’empêcha d’explorer plus avant les cachettes possibles du loft.
- Bon. Tu sais faire quoi en cuisine ?
- Strictement rien. Euh… Bouillir de l’eau ? Mettre en route le micro-ondes ?
S’il s’attendait à ce que Dan lui reproche ses piètres connaissances, il en fut pour ses frais. L’urgentiste se contenta de sortir oignons, tomates et carottes ainsi qu’une planche et un couteau.
- Est-ce que je peux te confier une lame sans que tu te blesses ?
- Oh, ça, oui.
- Alors, épluchage des oignons, je t’apprendrais à les ciseler après.
Bien que la perspective d’oignons crus à moins d’un mètre de son nez ne lui plaisait pas, Tray se retroussa les manches et se mit vaillamment au travail. Au bout de quelques secondes, ses yeux étaient devenus des fontaines. À côté de lui, Dan, qui abattait le travail deux fois plus vite, n’avait pas une larme.
- Ouais, je sais, c’est injuste. Remarqua le rouquin.
- Totalement.
- On évitera de presser un citron devant toi, alors.
- Trop aimable, chef.
Même si la technique était simple, Tray dut admettre qu’il avait un certain talent avec le couteau. Dan lui souriait, ce qui suffisait à lui rendre un peu de confiance en soi. De plus, comme il avait toujours le couteau et que l’urgentiste en était à s’occuper d’une tâche bénigne sans objets coupants à portée, Tray se dit que c’était le bon moment pour aborder LE sujet.
- Euh…
- Hum ? marmonna Dan en se retournant devant cette superbe démonstration d’éloquence.
- Je voudrais… qu’on établisse ce qu’il se passe entre…
Incapable de le dire, Tray se contenta de les montrer tous les deux à tour de rôle.
- Parce qu’il y a quelque chose entre nous ? Demanda Dan en haussant le sourcil
- Non ! Si ! Enfin je veux dire…
- Respire, Chaton, respire… Et tu me poses cette tomate et ce couteau avant de faire un écrasé non prévu dans la recette. Ensuite, tu vas souffler et me dire calmement ce qu’il y a entre nous.
Comme toujours quand on lui donnait un ordre, Tray obéit et reposa la tomate ainsi que le couteau.
- On est… amis ? Non ? Enfin, je veux être ton ami.
- Oui, on est pote.
- Mais pas au-delà. Je veux dire… Ce serait pas sympa pour ton petit ami.
Dan haussa l’autre sourcil en le regardant.
- Qui ça?
- Et bien… L’homme brun avec lequel je t’ai vu…
- Ah ! Bobby ! Ce n’est pas mon petit ami. Juste mon meilleur ami qui vient me rendre visite de temps en temps.
- Oh.
Et la valse des questions et des inquiétudes reprit son rythme entêtant dans la tête du pompier, qui pour le coup trouva très opportun d’avoir posé tomate et couteau.
- Pas … de petit ami ?
- Non. Je suis pas quelqu’un qui partage facilement son quotidien.
- Ah, flute…
L’urgentiste prit une bonne quantité de viande de bœuf et commença à la couper grossièrement avant de la mettre dans le hachoir.
- C’est ça qui t’ennuie, Shelby ? Que je sois célibataire et que je pourrais essayer de te draguer ?
- Et bien… oui.
- Paye ton préjugé… Comme tu l’as dit, on est deux potes qui s’entendent. Et sans plus. Si vraiment je te draguais, tu le saurais et si tu me dis que tu n’en veux pas, je ne le ferais pas.
Tray commença à sourire et reprit sa tomate.
- Ok, je te crois. Et… désolé de faire le paranoïaque.
- Non, je comprends. En plus, je me doute que Madame ne doit pas aimer d’être concurrencée par un divin rouquin comme moi.
- Madame ?
- Ta petite amie.
- Oh ! J’en ai pas.
Était-ce vraiment une bonne idée de l’avouer, comme ça ? Est-ce que ça pouvait être pris comme une permission donnée ? Est-ce que Dan allait en profiter ? Lassé de devoir remettre en question toutes ses décisions, Tray préféra lui faire confiance une bonne fois pour toutes, sachant en prime que son radar à mauvaises intentions était totalement muet.
- Sérieusement ? J’aurais cru… Au fait, enlèves les pépins, la sauce sera meilleure sans.
- Ah, mais je t’assure, vraiment personne.
- Pourtant, un pompier comme toi doit avoir du succès, non ?
- Peut-être… mais je ne cherche personne.
- Pourquoi ?
Même s’il s’était promis d’être le plus honnête possible pour ne pas blesser l’urgentiste, Tray dut admettre que la vérité sur ce sujet-là n’était pas à la portée de tout le monde. Du reste, même si la confiance commençait doucement à s’installer entre eux, ce n’était pas un secret qu’il voulait partager. Avec qui que ce soit d’ailleurs.
- C’est compliqué. Se contenta-t-il donc de répondre.
- OK.
C’était quelque part assez rafraichissant d’avoir quelqu’un qui n’insistait pas. Bien avant New York, il avait déjà essayé de s’ouvrir à des amis sans trop en dire et n’avait réussi qu’à attiser une curiosité qui en devenait malsaine. Dan, non. Il prenait les réponses de Tray pour ce qu’elles étaient : Des fins de non-recevoir.
Après avoir fini la préparation et mis les lasagnes au four, les deux hommes prirent une pause bien méritée dans le coin salon, l’un avec une bière fraiche, l’autre avec le reste de la bouteille de lait. Tray se prit en main et posa enfin la question qui le taraudait depuis des semaines.
- Ça fait quoi d’être gay ?
Dan le regarda par-dessus sa bière, mais prit tout de même le temps de s’asseoir avant de répondre avec un sourire :
- Je ne sais pas. Ça fait quoi d’être hétéro ?
- Ah, touché.
- Non, sérieusement, j’en sais rien, je n’ai pas de point de comparaison.
- Jamais été avec une fille ?
- Non… Ça ne m’a jamais intéressé. Répondit Dan après avoir bu une gorgée de sa bière. Pourquoi tu me demandes ça ?
Finissant d’enlever l’étiquette de la bouteille de lait, Tray se cala dans son fauteuil et croisa les jambes.
- Par curiosité. Je sais : c’est con.
- Non, pas du tout. Je me demande juste d’où ça vient cette curiosité.
- Quand j’étais au lycée, j’avais un copain qui était gay…
- Était ? s’étonna l’urgentiste.
- Il est mort. Suicide. Et… Je me demandais si on était vraiment différent quand on…
- Je t’arrête tout de suite ! De un, je suis tellement viril et fier de ma virilité que je préfère les hommes. De deux, on est tous uniques.
Le rouquin remarqua une lueur de tristesse dans les yeux gris de son invité, aussi prit-il sur lui de percer l’abcès une bonne fois pour toutes.
- Il s’est suicidé à cause de son homosexualité ?
- Non… Enfin… C’est plutôt la manière dont on le traitait qui l’a poussé sous un train.
- Dont toi, je suppose.
Tray ne répondit pas, ne souhaitant pas laisser sa lâcheté prendre la parole et nier sa part de responsabilité. Il espérait que son silence serait assez éloquent.
- Je vois… C’est pour ça que tu veux qu’on soit amis ? Pour ne pas recommencer ta connerie ?
- Ça et la bouffe.
Dan éclata de rire, plutôt content de ce moment d’humour qui dédramatisa un peu la situation qui commençait à devenir pesante.
- Mais je suis sérieux ! s’offusqua le pompier.
- Je le sais ! Et c’en est encore plus drôle…
Tray croisa les bras, plutôt vexé qu’on se moque de lui de cette manière. Il pouvait admettre que son attitude était un peu infantile, mais il préférait rester franc autant qu’il le pouvait. Il avait beau fixer l’urgentiste d’un œil noir, celui-ci restait la main sur la bouche pour cacher son fou rire.
- Ce n'est pas drôle... Je voulais juste savoir pourquoi il continuait à être avec des hommes alors que... Alors qu'on l'emmerdait avec ça.
- D’accord, je le reconnais. Pour ma part, c’était ainsi, j’ai toujours été plus attiré par les hommes que par les femmes. Ça se décide pas, ça se vit.
- Et du coup ça fait quoi… d’être avec un mec.
Dan se leva pour jeter sa bouteille de bière vide dans la poubelle prévue à cet effet. Puis, avec un petit sourire, il se planta devant le pompier qui boudait toujours comme un gosse.
- Lève-toi.
- Quoi ?
- Puisque tu veux savoir ce que ça fait d’être avec un mec, lève-toi.
Obéissant, Tray se demanda ce que voulait vraiment faire le rouquin, surtout que face à face, celui-ci lui arrivait à l’épaule.
- T’en as pas marre d’être… une montagne ?
- Non, je suis assez content. De plus, c’est vachement pratique pour attraper les chats dans les arbres.
- Tais-toi.
Dan lui attrapa chaque côté de la tête et le tira vers lui pour verrouiller ses lèvres aux siennes.
Le pompier s’était attendu à paniquer, à repousser violemment Dan… mais en fait, non. Il avait déjà embrassé des femmes, évidemment, ce qui faisait que la sensation des lèvres qui glissaient sur les siennes n’était pas totalement étrangère. Non, ce qui était le plus perturbant, mis à part une fermeté dont il n’avait pas l’habitude, était ce goût étrange qu’il n’arrivait pas à reconnaître et qui lui titillait la langue. Bon, il y avait la bière qui le déstabilisait… Mais quel était ce fichu arôme qu’il ne reconnaissait pas ?
Dan se recula et crispa les poings, sans doute pour se protéger d’un éventuel retour de bâton, mais le pompier avait l’air plus interrogatif qu’en colère. Ce qui ne signifiait pas qu’il allait rester calme. Néanmoins, Dan ne put s’empêcher d’enfoncer le clou.
- Voilà, maintenant tu sais au moins pour une variable. Alors ? Qu’est-ce que ça fait d’être embrassé par un homme ?
Mais plutôt que de répondre, Tray fronça les sourcils et se lécha les lèvres. Ce fichu goût ne voulait pas se laisser découvrir et ça l’énervait. Comme il était impossible de le retrouver sur l’instant, il se décida à reprendre une bouchée. Il prit la tête de Dan entre ses mains et gouta à nouveau ses lèvres. Même si l’urgentiste s’était crispé, il continua son exploration de la langue, pénétrant la bouche du rouquin. Espérant dépasser le goût acide de la bière, il passa la langue partout où il le pouvait, s’enchantant de la chaleur qui se dégageait de sa bouche. Et enfin, la révélation. Tray se recula avec un sourire.
- Citron vert ! C’est du citron vert, n’est-ce pas ?
Dan, les taches de rousseurs ressortant sur la peau de ses joues devenues écarlates, le regardait avec une surprise mêlée d’une pointe de colère.
- C’était pas du citron vert… ?
Il avait conscience d’avoir été un peu dur dans sa mise en garde, mais il ne pouvait prendre le risque que Shelby divulgue son orientation sexuelle à tous. Non pas qu’il en avait honte, il avait fait son coming-out jeune et n’avait que peu connu la stigmatisation. Mais ce n’était pas pour autant qu’il le criait sur tous les toits sauf cette fois-ci. Il se doutait qu’après la scène qu’il avait faite à Dulls, ça allait jaser dans les couloirs.
Il flâna au marché, en profitant pour choisir des produits de qualité supérieure. Non pas qu’il se plaignait des achats qu’il faisait au supermarché bio, mais il aimait le contact avec les producteurs et les échanges qui en suivaient. Sa vie bien remplie ne lui permettant plus autant ces balades reposantes.
S’ensuivit la visite au garage où il récupéra les pièces qu’il attendait avec impatience pour terminer la Honda. Il y passa un bon moment à discuter avec le garagiste moto qui lui demanda conseil pour une Suzuki vitesse qu’il venait de rentrer pour amélioration. Le jeune client voulait la rendre plus puissante, Dan pouvait le comprendre, mais il savait aussi le danger qu’était un bolide entre les jambes d’un pilote du dimanche. Il conseilla au mécano d’augmenter le bruit du moteur sans pour autant augmenter la vitesse, celle de cette Suzuki lui paraissant suffisante pour un jeune pilote. De plus, le mécano était des plus agréables à regarder donc il ne se fit pas prier pour rester un peu plus longtemps que l’achat des pièces ne lui aurait normalement pris. Un débardeur blanc couvert de tâche d’huile et de crasse, des bras bronzés et musclés et son bleu de travail qui tombait juste comme il faut sur les hanches. En gros, il était délectable, mais son invité du jour l’était aussi. Et finalement quand on les comparait, le mécano était fade à côté de Shelby qui par son côté innocent, appelait à un moment de luxure, sale et moite. Dan secoua la tête, c’était une très mauvaise idée qu’il commence à fantasmer sur son collègue, mais Bobby avait, après l’avoir entraperçu, passé son temps à lui rabâcher par SMS à quel point il était chanceux de bosser avec un tel apollon. En effet.
Lorsqu’il avait attrapé le blond à la sortie de la douche pour avoir la discussion, il avait eu bien du mal à se concentrer sur le propos plutôt que sur les quelques gouttes qui restait sur le pompier suite à sa douche. Il fallait reconnaître que Shelby n’était pas pudique et si ce n’était la micro serviette qui cernait ses hanches, le reste de sa constitution était en libre-service. Ça aurait été un crime que de s’en priver. Même ses pieds étaient sexy, mais n’arrivaient pas à la cheville du torse musclé encore humide. Le pompier n’arborait pas une pilosité importante et ses poils étaient pour une fois légèrement visibles, se raréfiant pour mener en une ligne vers l’entrejambe couvert de l’homme. Dan n’avait pu s’empêcher de suivre du regard une de ces fameuses gouttes qui sillonna le long des creux de ses pectoraux puis de ses abdos parfaits finissant sa route dans son nombril, le laissant la gorge sèche et affamée. Mais Tray n’avait à aucun moment fait acte d’un quelconque rapprochement autre qu’amical. Il lui faisait penser à un chaton heureux, le ventre plein qui faisait la fête au maître qui l’avait si bien nourri. Oui stop, intima-t-il à son cerveau, s’imaginer quoi que ce soit avec le pompier blond ne lui apporterait que des emmerdes, d’un c’était le canari chéri de la caserne et de deux, avait-il besoin de le préciser, on ne mélangeait pas boulot et plaisir.
Il termina sa tournée par le passage quasi obligatoire chez le disquaire, Dan aimait la musique à un point inimaginable, un des murs de sa maison était tapissé de disque de tout genre. Chaque musique avait son activité attitrée, du métal pour la mécanique, du pop rock pour les activités ménagères, de la musique épique pour la lecture et de l’électro pour la conduite. Fouinant parmi les étals, il trouva un album des barenaked qui lui manquait, celui-ci rejoignant la pile des cd à payer, florence and the machine ou encore le dernier apocalyptica qu’il n’avait pas eu le temps d’acheter. Il passa à la caisse et reprit le chemin de son domicile.
Garant la Ninja à son emplacement il attendit la livraison de la tôle allant servir à habiller la nouvelle moto, le garage le livrant. C’était un des seuls points négatifs de se balader en moto, il ne pouvait voyager chargé, et il ne pouvait transporter plus que ses courses le plus souvent. C’est pourquoi il préférait se faire livrer, malgré le prix exorbitant de certains vendeurs. Il réceptionna le colis et l’entreposa entre la ninja et la Honda avant d aller ranger les courses dans sa cuisine. Plus l’heure approchait, plus Dan sentait une légère angoisse monter. Était-ce réellement une bonne idée d’inviter un de ses collègues chez lui, de mêler légèrement le privé au boulot ?
Il savait que c’était pour la bonne cause, mais cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas invité quelqu’un chez lui autre que sa famille ou Bobby. Il vérifia que chaque chose était à sa place, qu’aucun grain de poussière ne squattait sa bibliothèque, que les livres et CD étaient rangés par ordre alphabétique. Enfin que chaque petite chose qui pouvait le rendre dingue était là où il le fallait. Il jeta un coup d’œil sur l’horloge de la chaîne hifi et soupira. Le jeune homme ne devait arriver que dans quelques heures. Et c’est ainsi que Dan commença à tourner en rond, devenant dingue à attendre sans savoir quoi faire.
Il était ridicule et s’en rendait compte, il se gifla mentalement et alla enfiler un jogging et un teeshirt défoncé. Quitte à attendre, autant s’occuper. Lire était hors de question, son esprit tourné à mille à l’heure avec l’arrivée du pompier, il ne pouvait pas écouter de la musique pour écouter de la musique, et il ne pouvait cuisiner vu que c’était la raison de la venue de Tray. Lorsqu’il avait vu que tous deux avaient ce mercredi de libre, il s’était dit que c’était une bonne idée. Mais maintenant beaucoup moins, tellement moins.
Il se dirigea vers le monte-charge qui le descendit au niveau du rez-de-chaussée où se trouvait l’atelier. Il alluma le lecteur cd d’en bas et lança l’album qu’il contenait. Disturb, très bon choix pour ce qu’il avait à faire. Il déballa le colis, et fut surpris de voir quelques pièces qu’il n’avait pas commandées. Il lui remonta à la mémoire une discussion avec Chris le mécano à propos de ces nouveaux feux de route LED, ceux-ci promettant un plein phare sans risque d’éblouir le véhicule qu’il croisait. Peut être finalement n’avait-il pas si mal interprété les signaux et se dit que s’il arrivait à se convaincre que l’homme ne voulait pas rencontrer le membre de la famille Maslov au lieu de Dan, il pourrait l’inviter à boire une bière. Une fois chaque chose rangée à sa place, il se mit à travailler sur la Honda perdant la mesure du temps, les morceaux s’enchaînaient et ce fut sur le troisième passage de Conflict qu’il entendit frapper sur l’entrée centrale de l’entrepôt. Il jeta un coup d’œil à sa tenue et se rendit compte qu’une douche serait nécessaire avant de commencer toute cuisine. Ses mains, sa joue, son cou et son épaule droite étaient noirs de crasse et il avait transpiré plus qu’il n’avait prévu, son teeshirt humide. Il se dirigea vers la porte cachée par laquelle il rentrait les motos et appela Tray qui avait l’air dubitatif devant l’entrée de son chez lui. Il l’invita à passer la porte et refusa la poignée de main qui arrivait.
- Je suis dégueulasse, je pense qu’il faudra attendre ma douche pour les civilités.
Dan lui sourit et referma la porte derrière le pompier. Il s’excusa trente secondes le temps de ranger le matériel qu’il utilisait et d’éteindre la chaîne hifi. Il se retourna vers Tray qui regardait le rez-de-chaussée de façon perplexe, en effet, rien à ce niveau ne permettait de vivre, il ne devait pas encore avoir remarqué le monte-charge au fond de l’espace, du moins il ne le montrait pas.
Le motard l’invita à le suivre à l’étage puis à s’installer le temps qu’il prenne une douche oubliant même de lui proposer quoi que ce soit à boire. Il faut dire que la présence du pompier dans son espace privé le perturbait plus qu’il ne l’aurait cru et il sentait le besoin de se changer le plus vite possible afin d’avoir l’air à son avantage.
Quand il était arrivé devant l’adresse, Tray avait cru à une blague. Il s’était imaginé que l’urgentiste vivait dans un immeuble très classe, très chic, malgré le fait que le salaire d’un urgentiste n’aurait pas permis d’avoir mieux qu’un studio dans ces conditions. Mais certainement pas à un entrepôt dont la brique rouge virait au gris et couverte de tags. Ça collait tellement peu à Dan que le pompier vérifia encore une fois l’adresse sur le papier et sur son smartphone. Non, c’était bien là. Il se résolut à frapper à la porte de l’entrepôt avec un soupir et en priant le ciel que le GPS et la destinée ne se soient pas ligués contre lui pour le perdre.
C’est par une petite porte latérale que Dan le fit entrer dans sa batcave. Passé de Pilote de Moto oblige, l’endroit était un garage et le propriétaire lui-même était couvert de cambouis. Est-ce qu’il vivait avec ses motos ? Dan esquiva la poignée de main en prétextant avoir besoin d’une douche. Dommage, pensa Tray sans comprendre pourquoi de prime abord. Sans doute parce que sale, en sueur et ayant manifestement passé la journée à bosser sur une moto, Dan avait l’air heureux.
L’étage était un autre monde et Tray confirma ce qu’il avait craint : Propre, ce qui était une très bonne chose, mais parfaitement ordonnancé, ce qui donnait à Tray l’envie de partir puisqu’il n’y avait aucune place où il pourrait s’imbriquer sans perturber l’ensemble. Surtout que le propriétaire l’avait abandonné dans l’espace cuisine avec un équipement qui n’aurait pas choqué dans un restaurant et que Tray se demandait où il pouvait déposer son blouson et son sac sans que ça gène. Peine perdue, son vieux sac faisait tache sur le canapé et son blouson en jean n’était pas coordonné avec les chaises. L’horreur.
Dan revint, le torse nu, pour préciser à son invité qu’il y avait des bières dans le frigo. Tray ne put s’empêcher de plisser le nez devant l’évocation de la boisson et de sentir par avance ces vicieuses petites bulles lui chatouiller le nez. Évidemment, l’urgentiste se méprit sur la signification de cette grimace de dégout :
- Désolé du spectacle, faut vraiment que je prenne une douche.
- Ah non ! Rien à voir, mais j’ai horreur de la bière en fait.
- Ah… bah y’a aussi des jus de fruits.
Aussitôt reparti. Tray put aller voir dans le frigo, histoire de se donner une occupation en attendant que le cuisinier en chef ait terminé de se décrasser.
Il était torse nu. Merde… Trop occupé à lutter contre son envie d’éternuer à l’évocation de la bière, il avait remisé la vision de Dan torse nu dans un coin de son esprit. Bon, certes, ils avaient déjà partagé une douche, comme avec toute la caserne à la fin d’une garde… Mais c’était la première fois que Tray le VOYAIT. Dan n’était pas grand, mais il avait une musculature étonnante que l’uniforme d’urgentiste ne permettait pas de deviner au premier regard. Nul doute qu’un coup de poing de sa part devait faire assez mal. Et puis… les taches de rousseur. Y’en avait partout ! Tout en prenant la brique de lait et la vidant à moitié, le pompier se demanda si on pouvait les relier avec un trait comme les jeux de son enfance.
Non, c’était ridicule. Tray se moqua de lui-même quelques minutes avant de se rendre compte d’une information des plus essentielles : La Douche. Dan Maslov avait pris une douche. C’était quoi ça ? Un appel, une invitation à le rejoindre ? Une sueur froide lui coula le long de la colonne vertébrale alors qu’il regardait le monte-charge et en se demandant comment partir très loin sans passer pour un imbécile, un connard, un lâche ou les trois en même temps. Mais pourquoi Dan lui faisait ça… Il voulait juste être son ami pas tester les limites de son courage ! Voilà, ça, il lui dirait. Gentiment bien sûr… Déjà que le coup du « tu sais quoi… » lui avait valu un interrogatoire en règle, seulement interrompu par un type qui était bloqué dans un arbre. Dieu bénisse les alertes…
Se prenant en main, il posa son sac et son blouson tout proche du monte-charge et en les cachant le plus possible avec le portemanteau. Voilà ! On ne voyait plus rien, donc on ne troublait pas l’ensemble du logement. Il fallait juste trouver sa propre place… Le placard ?
Le retour du propriétaire des lieux l’empêcha d’explorer plus avant les cachettes possibles du loft.
- Bon. Tu sais faire quoi en cuisine ?
- Strictement rien. Euh… Bouillir de l’eau ? Mettre en route le micro-ondes ?
S’il s’attendait à ce que Dan lui reproche ses piètres connaissances, il en fut pour ses frais. L’urgentiste se contenta de sortir oignons, tomates et carottes ainsi qu’une planche et un couteau.
- Est-ce que je peux te confier une lame sans que tu te blesses ?
- Oh, ça, oui.
- Alors, épluchage des oignons, je t’apprendrais à les ciseler après.
Bien que la perspective d’oignons crus à moins d’un mètre de son nez ne lui plaisait pas, Tray se retroussa les manches et se mit vaillamment au travail. Au bout de quelques secondes, ses yeux étaient devenus des fontaines. À côté de lui, Dan, qui abattait le travail deux fois plus vite, n’avait pas une larme.
- Ouais, je sais, c’est injuste. Remarqua le rouquin.
- Totalement.
- On évitera de presser un citron devant toi, alors.
- Trop aimable, chef.
Même si la technique était simple, Tray dut admettre qu’il avait un certain talent avec le couteau. Dan lui souriait, ce qui suffisait à lui rendre un peu de confiance en soi. De plus, comme il avait toujours le couteau et que l’urgentiste en était à s’occuper d’une tâche bénigne sans objets coupants à portée, Tray se dit que c’était le bon moment pour aborder LE sujet.
- Euh…
- Hum ? marmonna Dan en se retournant devant cette superbe démonstration d’éloquence.
- Je voudrais… qu’on établisse ce qu’il se passe entre…
Incapable de le dire, Tray se contenta de les montrer tous les deux à tour de rôle.
- Parce qu’il y a quelque chose entre nous ? Demanda Dan en haussant le sourcil
- Non ! Si ! Enfin je veux dire…
- Respire, Chaton, respire… Et tu me poses cette tomate et ce couteau avant de faire un écrasé non prévu dans la recette. Ensuite, tu vas souffler et me dire calmement ce qu’il y a entre nous.
Comme toujours quand on lui donnait un ordre, Tray obéit et reposa la tomate ainsi que le couteau.
- On est… amis ? Non ? Enfin, je veux être ton ami.
- Oui, on est pote.
- Mais pas au-delà. Je veux dire… Ce serait pas sympa pour ton petit ami.
Dan haussa l’autre sourcil en le regardant.
- Qui ça?
- Et bien… L’homme brun avec lequel je t’ai vu…
- Ah ! Bobby ! Ce n’est pas mon petit ami. Juste mon meilleur ami qui vient me rendre visite de temps en temps.
- Oh.
Et la valse des questions et des inquiétudes reprit son rythme entêtant dans la tête du pompier, qui pour le coup trouva très opportun d’avoir posé tomate et couteau.
- Pas … de petit ami ?
- Non. Je suis pas quelqu’un qui partage facilement son quotidien.
- Ah, flute…
L’urgentiste prit une bonne quantité de viande de bœuf et commença à la couper grossièrement avant de la mettre dans le hachoir.
- C’est ça qui t’ennuie, Shelby ? Que je sois célibataire et que je pourrais essayer de te draguer ?
- Et bien… oui.
- Paye ton préjugé… Comme tu l’as dit, on est deux potes qui s’entendent. Et sans plus. Si vraiment je te draguais, tu le saurais et si tu me dis que tu n’en veux pas, je ne le ferais pas.
Tray commença à sourire et reprit sa tomate.
- Ok, je te crois. Et… désolé de faire le paranoïaque.
- Non, je comprends. En plus, je me doute que Madame ne doit pas aimer d’être concurrencée par un divin rouquin comme moi.
- Madame ?
- Ta petite amie.
- Oh ! J’en ai pas.
Était-ce vraiment une bonne idée de l’avouer, comme ça ? Est-ce que ça pouvait être pris comme une permission donnée ? Est-ce que Dan allait en profiter ? Lassé de devoir remettre en question toutes ses décisions, Tray préféra lui faire confiance une bonne fois pour toutes, sachant en prime que son radar à mauvaises intentions était totalement muet.
- Sérieusement ? J’aurais cru… Au fait, enlèves les pépins, la sauce sera meilleure sans.
- Ah, mais je t’assure, vraiment personne.
- Pourtant, un pompier comme toi doit avoir du succès, non ?
- Peut-être… mais je ne cherche personne.
- Pourquoi ?
Même s’il s’était promis d’être le plus honnête possible pour ne pas blesser l’urgentiste, Tray dut admettre que la vérité sur ce sujet-là n’était pas à la portée de tout le monde. Du reste, même si la confiance commençait doucement à s’installer entre eux, ce n’était pas un secret qu’il voulait partager. Avec qui que ce soit d’ailleurs.
- C’est compliqué. Se contenta-t-il donc de répondre.
- OK.
C’était quelque part assez rafraichissant d’avoir quelqu’un qui n’insistait pas. Bien avant New York, il avait déjà essayé de s’ouvrir à des amis sans trop en dire et n’avait réussi qu’à attiser une curiosité qui en devenait malsaine. Dan, non. Il prenait les réponses de Tray pour ce qu’elles étaient : Des fins de non-recevoir.
Après avoir fini la préparation et mis les lasagnes au four, les deux hommes prirent une pause bien méritée dans le coin salon, l’un avec une bière fraiche, l’autre avec le reste de la bouteille de lait. Tray se prit en main et posa enfin la question qui le taraudait depuis des semaines.
- Ça fait quoi d’être gay ?
Dan le regarda par-dessus sa bière, mais prit tout de même le temps de s’asseoir avant de répondre avec un sourire :
- Je ne sais pas. Ça fait quoi d’être hétéro ?
- Ah, touché.
- Non, sérieusement, j’en sais rien, je n’ai pas de point de comparaison.
- Jamais été avec une fille ?
- Non… Ça ne m’a jamais intéressé. Répondit Dan après avoir bu une gorgée de sa bière. Pourquoi tu me demandes ça ?
Finissant d’enlever l’étiquette de la bouteille de lait, Tray se cala dans son fauteuil et croisa les jambes.
- Par curiosité. Je sais : c’est con.
- Non, pas du tout. Je me demande juste d’où ça vient cette curiosité.
- Quand j’étais au lycée, j’avais un copain qui était gay…
- Était ? s’étonna l’urgentiste.
- Il est mort. Suicide. Et… Je me demandais si on était vraiment différent quand on…
- Je t’arrête tout de suite ! De un, je suis tellement viril et fier de ma virilité que je préfère les hommes. De deux, on est tous uniques.
Le rouquin remarqua une lueur de tristesse dans les yeux gris de son invité, aussi prit-il sur lui de percer l’abcès une bonne fois pour toutes.
- Il s’est suicidé à cause de son homosexualité ?
- Non… Enfin… C’est plutôt la manière dont on le traitait qui l’a poussé sous un train.
- Dont toi, je suppose.
Tray ne répondit pas, ne souhaitant pas laisser sa lâcheté prendre la parole et nier sa part de responsabilité. Il espérait que son silence serait assez éloquent.
- Je vois… C’est pour ça que tu veux qu’on soit amis ? Pour ne pas recommencer ta connerie ?
- Ça et la bouffe.
Dan éclata de rire, plutôt content de ce moment d’humour qui dédramatisa un peu la situation qui commençait à devenir pesante.
- Mais je suis sérieux ! s’offusqua le pompier.
- Je le sais ! Et c’en est encore plus drôle…
Tray croisa les bras, plutôt vexé qu’on se moque de lui de cette manière. Il pouvait admettre que son attitude était un peu infantile, mais il préférait rester franc autant qu’il le pouvait. Il avait beau fixer l’urgentiste d’un œil noir, celui-ci restait la main sur la bouche pour cacher son fou rire.
- Ce n'est pas drôle... Je voulais juste savoir pourquoi il continuait à être avec des hommes alors que... Alors qu'on l'emmerdait avec ça.
- D’accord, je le reconnais. Pour ma part, c’était ainsi, j’ai toujours été plus attiré par les hommes que par les femmes. Ça se décide pas, ça se vit.
- Et du coup ça fait quoi… d’être avec un mec.
Dan se leva pour jeter sa bouteille de bière vide dans la poubelle prévue à cet effet. Puis, avec un petit sourire, il se planta devant le pompier qui boudait toujours comme un gosse.
- Lève-toi.
- Quoi ?
- Puisque tu veux savoir ce que ça fait d’être avec un mec, lève-toi.
Obéissant, Tray se demanda ce que voulait vraiment faire le rouquin, surtout que face à face, celui-ci lui arrivait à l’épaule.
- T’en as pas marre d’être… une montagne ?
- Non, je suis assez content. De plus, c’est vachement pratique pour attraper les chats dans les arbres.
- Tais-toi.
Dan lui attrapa chaque côté de la tête et le tira vers lui pour verrouiller ses lèvres aux siennes.
Le pompier s’était attendu à paniquer, à repousser violemment Dan… mais en fait, non. Il avait déjà embrassé des femmes, évidemment, ce qui faisait que la sensation des lèvres qui glissaient sur les siennes n’était pas totalement étrangère. Non, ce qui était le plus perturbant, mis à part une fermeté dont il n’avait pas l’habitude, était ce goût étrange qu’il n’arrivait pas à reconnaître et qui lui titillait la langue. Bon, il y avait la bière qui le déstabilisait… Mais quel était ce fichu arôme qu’il ne reconnaissait pas ?
Dan se recula et crispa les poings, sans doute pour se protéger d’un éventuel retour de bâton, mais le pompier avait l’air plus interrogatif qu’en colère. Ce qui ne signifiait pas qu’il allait rester calme. Néanmoins, Dan ne put s’empêcher d’enfoncer le clou.
- Voilà, maintenant tu sais au moins pour une variable. Alors ? Qu’est-ce que ça fait d’être embrassé par un homme ?
Mais plutôt que de répondre, Tray fronça les sourcils et se lécha les lèvres. Ce fichu goût ne voulait pas se laisser découvrir et ça l’énervait. Comme il était impossible de le retrouver sur l’instant, il se décida à reprendre une bouchée. Il prit la tête de Dan entre ses mains et gouta à nouveau ses lèvres. Même si l’urgentiste s’était crispé, il continua son exploration de la langue, pénétrant la bouche du rouquin. Espérant dépasser le goût acide de la bière, il passa la langue partout où il le pouvait, s’enchantant de la chaleur qui se dégageait de sa bouche. Et enfin, la révélation. Tray se recula avec un sourire.
- Citron vert ! C’est du citron vert, n’est-ce pas ?
Dan, les taches de rousseurs ressortant sur la peau de ses joues devenues écarlates, le regardait avec une surprise mêlée d’une pointe de colère.
- C’était pas du citron vert… ?