Sauf le respect que je vous dois...
Première perte du territoire de Toulouse:
Montpellier. Parfaitement prévisible vu l’avidité du Maitre de Marseille. Il
était cependant tout à fait étonnant qu’il se fut attaqué à un sous-fief de
cette ampleur. Montpellier avait toujours été sur la frontière, un siècle,
marseillaise, l’autre toulousaine. De manière générale, le ballottage entre les
deux fiefs se passait dans un calme teinté de non-dits peu amicaux, mais la
guerre n’avait jamais été déclarée pour Montpellier. C’était plutôt le cadeau
que l’on se donnait pour apaiser les tensions et que l’on rendait un peu plus
tard pour les mêmes raisons. Mais depuis la révolution française, Montpellier
était Toulousaine et confié à un couchant voire un levant extrêmement compétent
et diplomate. Un gage d’équilibre en somme.
Sauf que le gage d’équilibre venait d’être brisé. Il s’appelait Charles. Deux bons siècles d’existence vampirique pour un mètre soixante- et l’apparence juvénile d’un gamin de quinze ans. Mais contrairement aux adolescents d’aujourd’hui qui semblait mal concilier le passage de l’enfance à l’adolescence, lui en était la quintessence. Et décidément, celui-là n’avait pas eu une vie facile. Il avait vécu la révolution Française de plein fouet, en avait souffert et ce ne fut qu’au terme de cinq ans de cavale que la Maitresse de Toulouse lui donna sa pitié et son sang. Il était Missi Dominici de Montpellier depuis prés de soixante ans et c’était à fendre le cœur de le voir agenouillé devant Victor, répandant ses excuses et des larmes de rage dans les yeux.
Fort heureusement, on possédait peu de cœur dans les cours vampiriques.
Vince détestait ces moments où Victor le forçait à rester à ses cotés pour assister à une mercuriale en bonne et due forme. Il était évident que le petit n’y était pour rien. C’était la politique, c’est tout. Plusieurs fois, Vince fut tenté de prendre la défense de Charles mais la poigne ferme qu’il sentait sur son épaule le paralysait. Il aurait aimé que Clara soit là. Il aurait aimé avoir un peu de chaleur humaine pour s’y blottir… Mais Victor avait décidé de le couper temporairement de ses lieux surs.
Une semaine qu’ils étaient arrivés. Une semaine que Victor faisait la main de fer face à parterre de vampires aigris et perdus. Une semaine de tension permanente pendant laquelle Victor se sentait comme un poisson dans l’eau. Une semaine aussi où Victor avait multiplié les regards sur son cannibale et où il ne s’était rien passé. Depuis, Vince ressentait une peur panique à chaque fois que le maître le faisait appeler. La plupart du temps pour lui faire un cours de politique sans aucun intérêt. Partagé entre la terreur et l’impatience, Vince rongeait son frein.
Dieu qu’il avait l’air jeune ce petit vampire, furieux d’être une nouvelle fois privé de son trône. Vince se força à se soustraire de la main de Victor et à le suivre dans le couloir. Il semblait vouloir trouver un coin sombre pour pleurer tout son saoul, comme un enfant furieux contre lui-même d’avoir provoqué la mort de son animal de compagnie, ou d’avoir eu une mauvaise note malgré des heures de révision. Il n'avait pas entendu Vince le suivre, sans doute perdu dans sa fureur et sans doute parce que Vince, quand il ne faisait pas attention à paraître humain, ne faisait aucun bruit. Aussi fut-il surpris et prêt à l'attaque quand Vince lui tapota sur l'épaule. Mais la surprise passée, le vampire adolescent hésita entre la colère et la soumission. Après tout, c’était un Couchant.
- Vous désirez, Monsieur ?
A force d’être traité comme un objet, à force de ne compter pour rien et d’être humilié plus qu’il ne le méritait, Le jeune vampire se sentit obligé de regarder par-dessus son épaule pour voir si c’était bien à lui qu’on s’adressait. Mais Charles le regardait bien, lui, avec un regard piteux.
- Euh… C’était juste… Pour vous dire que… enfin… Victor ne pense pas vraiment ce qu’il dit… C’est juste pour les autres, histoire qu’ils n’en rajoutent pas
C’était lamentable. De plus, Vince était quasi sur que Victor avait pensé chaque mot qui était tombé comme une pierre sur le dos du Missi Dominici. Mais Vince ne voulait pas oublier sa compassion, quitte à l’éprouver pour une de ses proies.
Oh mon Dieu… Je l’ai pensé, ça…
- Merci, Monsieur… Mais j’ai mérité chaque mot et chaque réprimande. La Décapitation n’est pas une bonne raison de se relâcher.
- Et donc c’est nécessaire de se faire crier dessus comme un chien ?
- Je suis un Levant, Monsieur. J’ai fauté, je le mérite.
Vince se dit que ça allait poser problème, tout ça… Pas plus que l’humain normal, le jeune cannibale n’aimait se prendre ses réprimandes mais il prenait ses responsabilités, comme tout un chacun. Mais là, c’était trop. On tombait un peu dans le masochisme.
- Personne ne mérite de se faire traiter comme ça.
- Par le Maître de Ville, si. Ca se voit que vous êtes tout jeune. Il a pouvoir de vie ou de mort sur nous tous.
- Jusqu’à la Décapitation.
Charles baissa le regard. Pour lui, la Décapitation avait été bien plus lourde de conséquences que pour tous les autres. Justement parce qu’elle adorait Charles comme sa plus belle création, la Maitresse de Toulouse ne l’avait jamais placé parmi les couchants. Au cas où… Et comme elle avait eu raison. Mais Charles avait perdu pour la seconde fois sa mère. Il n’était pas sur d’avoir eu envie de survivre.
- Désolé… Marmonna Vince.
- Non… non… Vous ne pouviez pas savoir ce que c’est. Et je ne vous le souhaite pas.
Victor lui avait répété un bon nombre de fois que sa vraie nature devait être cachée… Oh bien sur, ce mélange de puissance et de naïveté due à son âge laisserait une impression de doute dans l’esprit de tous ceux qui le croiseraient. Mais on songerait d’avantage à un vampire qui joue un rôle qu’à un cannibale qui n’en joue pas. Vince s’était demandé si laisser entendre qu’il était le dessus de la chaine alimentaire était dangereux pour lui. Ils pourraient tous se coaliser pour le détruire en prévention… Mais non, avait insisté Victor, cela ne fera que modifier leur vision et faire perdre le peu de crédit que tu pourrais avoir.
- Si vous n’avez pas d’ordres à me donner, Monsieur… Je vais me retirer.
- Pourquoi je vous donnerais des ordres ?
Un blanc.
Non, mais que ce vampire aux yeux blancs soit jeune, plus jeune que lui, Louis-Charles de Bourbon, après tout c’était possible, voire assez répandu. Certaines cours du Nouveau Monde estimaient que la place était à la jeunesse, bien que d’un point de vue humain, une cinquantaine d’années n’était pas gage de l’enfance. Mais qu’il soit particulièrement ignorant de sa place et de son rang… N’eut été la terreur qu’inspirait Victor, Charles aurait bien pris ce jeune fou à son compte pour en faire la base d’une sédition en règle. L’humiliation de se voir dirigé par un vampire de Passage avait été largement compensée par le fait que ce fut celui-là… Il l’avait connu encore enfant, c’est dire si Victor laissait de grandes impressions. Charles l’avait détesté dés le premier jour, reliquat d’une enfance protégée qui se braquait contre l’intrusion d’un prédateur. Il n’avait que peu changé… Lors des représentations à Versailles, il portait le costume classique d’un courtisan bien né et fortuné et même si ici en ce temps du premier quart du vingt-et-unième siècle, il avait abandonné dorures et froufrous de dentelles, il restait aussi imperturbable qu’une statue et aussi inquiétant qu’un cerbère. Au vu des événements qu’il avait traversé, Charles aurait du laisser aux oubliettes le souvenir d’un tel homme. Mais nul ne lui avait à la fois inspiré tant de terreur et d’admiration d’un seul regard.
Ce qui ne réglait pas le problème de Vince. Si Victor ne voulait pas l’éduquer, il allait avoir un énorme souci d’ici peu. Mais comme il n’était que régent, peut-être estimait-il que ce n’était pas nécessaire et que bientôt il reprendrait la route avec cette étrange créature qui inspirait autant de compassion que de crainte. Peut-être… Mais ce n’était pas une bonne raison.
- Monsieur… Vous savez que vous êtes un couchant… donc, d’un rang supérieur au mien ?
- Oh…
- Oui… Donc, vous êtes tout à fait habilité à me donner des ordres, à la réserve qu’ils doivent être en accord avec ceux du Maître.
- Il ne vaudrait mieux pas laisser à Victor le soin d’ordonner et de me laisser le soin de ne pas m’en mêler ?
Charles soupira… Sûrement un de ces vulgates tirés du ruisseau pour un temps afin de faire de la figuration… Mais son expérience du monde lui avait appris qu’il ne fallait jamais négliger le bas peuple, surtout quand il se montrait aussi malléable. D’autres en usaient à leur profit alors que vous n’y songiez plus.
- Bon… Je ne suis pas censé faire ça, mais pour le bien de mon royaume et pour éviter qu’un massacre ne recommence, il va falloir que vous appreniez certaines règles. Et sauf le respect que je vous dois, comme le chantait Brassens, vous en avez bien besoin…
- Euh… mais… Je ne vois pas comment moi tout seul je peux couler cette ville…
- Vous êtes le seul couchant… Victor est, par définition et par sa nature, inaccessible… Dans les prochaines nuits, vous allez être la cible de toutes les requêtes de cette ville et de ses environs. Même Marseille va venir vous voir pour négocier.
- Négocier quoi ? Et me demander quoi ?
- Des tas de choses ! Un plus grand pouvoir, une audience, voire des choses que vous ne pouvez pas imaginer encore… Quant à Marseille… Sans doute la mort ou tout du moins la mise au rencart du Maître.
On devrait toujours se méfier de ceux qui ont l’air totalement inoffensifs… Vince entrevoyait dans cet adolescent éternel des envies, des manigances qui ne lui plaisaient que très moyennement. Victor l’avait prévenu. Mettre un vampire à l’aune des humains, c’était s’attirer de furieuses déconvenues ou d’heureuses surprises. Mais jamais ce à quoi on s’attendait.
- Dites-moi… Vous ne seriez pas en train de prêcher pour votre propre chapelle ?
- Pas autant que vous le croyez. Je ne nie pas que j’espère de votre part un peu de reconnaissance, mais… Mais je pense surtout à la ville où j’ai passé toute ma vie de vampire, la ville de ma Maîtresse… Je tiens à ce qu’elle reste grande et belle… Malgré vous.
Charles se couvrit la bouche avec sa main. Il en avait trop dit et il n’avait pas caché le reliquat de mépris qu’il éprouvait pour ses nouveaux dirigeants.
- Je suis désolé ! Je ne voulais pas dire ça…
- Si. Mais je le comprends. Nous sommes des arrivistes.
- Non, pas vraiment…
- Si, si… Franchement, rien ne me préparait à être ce que je suis aujourd’hui. Mais vraiment rien ! Un jour, si j’en ai la possibilité, je vous raconterais. D’ici là, je ferais de mon mieux pour ne pas avoir l’air d’un pequenaud et j’aimerais bien avoir votre aide.
Au moins, on pouvait porter au crédit de ce petit vampire propulsé à la seconde place qu’il avait conscience de sa situation et qu’il était loin d’être idiot. Tout ce que savait Charles, c’est qu’il ne voulait pas laisser Toulouse au Maître de Marseille, fut-il obligé de ramper devant Victor et de faire ramper les autres pour y parvenir. Il se le promettait, comme il l’avait promis à sa seconde Mère.
- Marché conclu ? Questionna Vince avec une main tendue.
- Marché conclu. Reprit Charles en la serrant.
Et puis bon… L’appui d’un couchant, même inexpérimenté était précieux.
Clara n’avait jamais été pro française, non par snobisme ou manque de culture mais plus par totale indifférence et incapacité financière de mener une action en faveur de telle ou telle way of life. Cela dit, comme toute américaine bon teint, elle ne connaissait de la France que Paris, la démesure, la mode, le vin (dont elle n’avait jamais bu une goutte, mais il paraitrait que boire un vin français, c’est le must alors bon…) et la langue. Pour la dernière, elle l’avait appris, on s’en rappelle, par correspondance. Son accent était donc tout scolaire et le coté chantant de l’accent toulousain lui échappait complètement. Pour l’instant. En tant que caméléon social, nul doute qu’encore un mois de cassoulet et elle pourrait passer pour une native de la région.
Toulouse l’avait guérie de la plupart de ses préjugés. Les Français ne parlaient pas la bouche en cul de poule de choses que le commun des mortels ne comprenait pas ou trouvait totalement décadentes. Ils étaient le commun des mortels, ni pires ni meilleurs que le reste du monde. A porter au crédit de Toulouse, ces Français-là semblaient vouloir croquer la vie à pleines dents. De la bonne nourriture, des bons alcools, des endroits pour faire la fête aussi géniaux qu’ils semblaient à portée de tous. Toulouse ne cloisonnait personne dans un archétype, Toulouse invitait à s’amuser, point final.
Clara, hédoniste en diable, était tombée amoureuse de Toulouse. De ce fait, elle commençait aussi à nourrir quelques préjugés envers Paris car, comme l’avait dit une de ses nouvelles amies avec un zeste d’humour : « ces gens-là ne sont pas comme nous. »
Rétrospectivement, il peut paraitre étonnant que Clara se soit déjà fait des connaissances. Elle qui, aux Etats-Unis en tout cas, ne sortait que dans des endroits où son costume ne serait pas extravagant et qui par voie de conséquence restait soit entourée de punk rockers, soit de bikers, s’était découverte une passion pour ces petits troquets de la Ville Rose où certes, elle ne passait pas inaperçue, mais où personne ne semblait lui en vouloir. Et on y trouvait de tout. Enfin… presque. C’est par un hasard complet qu’elle avait rencontré ce petit groupe de françaises qui l’avaient incluse sans y penser. Du fait de Victor, Clara était riche, mais elle ne le montrait pas, réservant toujours sur sa rente hebdomadaire de quoi fuir. Oh, elle se doutait que Victor fut au courant de ses économies et même qu’il ne la laisserait pas partir, mais cet acharnement de fourmi la rassurait un peu dans cette relation étrange entre Pygmalion et Galatée. A moins qu’elle ne fut moitié Pygmalion moitié Galatée vu comment elle s’acharnait à transformer Vince. Bref. Elle passait donc pour une étudiante étrangère en arts et lettres qui pour payer ses études était jeune fille au pair. Ce qui expliquait ses moments de liberté et ses impossibilités à savoir de quoi la semaine serait faite puisqu’elle était soumise au bon vouloir du Maître.
Elles se retrouvaient donc presque tous les soirs dans un bar au nom très improbable, La couleur de la culotte, pour papoter à perdre haleine de tout de rien, pour fustiger les réformes du gouvernement français ou pour faire les adolescentes pré pubères devant un bellâtre. Rôle qu’elles adoraient jouer et qui provoquait des fous rires en cascade, surtout grâce à Veronica, leur ainée, qui aurait pu devenir comique tant ses exagérations de voix et de comportements étaient tordantes. Tout cela pour le seul bénéfice d’une demi-douzaine de cinglées de tous horizons. Car aucune ne ressemblait aux autres. Toutes différentes et toutes unies. Clara aurait tué pour avoir eu plus tôt un tel cercle.
Ce qui la comblait parfaitement d’avoir trouvé ces amies puisque Victor devenait insaisissable en dehors de l’Hôtel de Pierre et que Vince n’avait ni le droit ni l’envie de sortir. Et ça, c’était bien dommage. Bien sur, elle comprenait que la raison secondaire de Victor était avérée. Il était trop inexpérimenté et trop esclave de ses pulsions naissantes pour le laisser déambuler parmi les humains. Pas tout de suite en tout cas. Mais la raison primaire, non dite, était que Victor refusait de lui donner la moindre liberté tant qu’il n’aurait pas imprimé sa marque sur le jeune homme. Une assurance que personne n’oserait le lui contester. Clara comprenait aussi, mais, vu le passif de Vince, lui imposer chaines et bracelets de fer était la pire à chose, fussent ses chaines ne pas être réelles. Clara songea à en parler à Victor. Il s’y prenait mal.
Pour le moment, elle se pomponnait pour une séance shopping avec Solange, la benjamine du groupe. Celle-ci n’avait que 19 ans et entamait ses études avec une grande confiance. Il faut dire que Solange prenait tout ce qui passait avec bonne humeur. C’en était presque dérangeant. Mais Clara savait que cette bonne humeur était un bouclier au moins aussi efficace que ses anneaux. Le jour ou Solange cesserait d’afficher un bon sourire, le monde s’écroulerait. C’était reposant de sortir avec ce genre de filles et Clara se sentait mieux. La transplantation n’avait pas été bonne pour elle. Loin de là. Ces vampires français pensaient différemment. Ce qui était la marque de Toulouse en matière de jeunesse humaine leur était totalement étranger. Ils étaient à la pointe de l’efficacité, mais leurs plaisirs et leurs peines… ils ne les partageaient pas. Du moins, pas avec elle. Mais elle n’était que le bibelot ou le chien de manchon de Victor, pas plus. Les autres la traitaient avec un soin infini pour ne pas déplaire à Celui Qui Doit Être Obéi, mais ils ne faisaient rien pour masquer le mépris qu’ils avaient pour elle.
Un jour, quand ça lui prendrait, elle leur ferait ravaler tout ça pour prendre sa place. Mais pour le moment, elle n’était pas d’humeur. Et surtout elle ne mesurait pas encore sa force. Nul doute que Vince l’aiderait mais pour le moment, il fallait déjà que le Tigre en cage se sente à l’aise dans sa fourrure. Ce qui était loin d’être le cas. En parlant de ça, elle devait absolument trouver un tatoueur avant que Victor ne le fasse. Vince devait porter une marque personnelle et ce avant que Victor n’ai la même idée. Elle en parlerait à Solange.
Victor avait tenu à lui payer une voiture mais elle n’avait pas voulu de la monstrueuse berline, elle ne lui correspondait pas. Elle avait préféré une petite voiture qui se faufilait partout et qui ne l’écrasait pas elle et sa petite taille. De plus, les rues françaises étant ce qu’elles sont, méritant la charmante litote de Pittoresques (Pour ne pas dire étroites…), une berline américaine serait très malvenue. De plus, elle n’aurait pas collée avec l’image de la jeune fille au pair. Et puis, cette petite voiture était déjà son territoire à elle. Le seul que Victor lui ait permis, même consciemment. Elle avait rendez-vous à la bibliothèque universitaire du Mirail et s’y rendit donc avec l’autoradio qui hurlait un best-of des Sex Pistols. Il ne lui manquait qu’un café, mais elle arriverait bien à trainer Solange dans un bar quelconque.
Ce fut un choc de voir Solange. Même si elle souriait, une splendide tâche bleue tirant sur la couleur d’une queue de paon ornait son œil et elle était suivie par un jeune homme qui avait l’air tout sauf aimable. Malgré les soldes imminentes, Clara ne voulut pas avoir les explications dans la voiture. Le sourire de Solange se fit plus mélancolique quand elle vit l’air horrifié de son amie, mais elle n’eut pas le temps d’en placer une puisque son suiveur peu aimable la prit de vitesse.
- Son ex l’a battu.
Clara posa les yeux sur lui. N’eut été l’envie d’en mettre une à toute personne qui passait à coté de lui qui brillait dans ses yeux, il aurait pu avoir sa place dans un quatre-heures, surtout qu’il avait un petit accent britannique du plus bel effet.
- Et vous êtes ?
- Mon voisin de la cité U… répondit Solange avant que le dit voisin ne réponde une insulte comme la torsion de sa bouche semblait l’indiquer. C’est Ben. Il m’a… Il nous a entendus hier, et c’est lui qui a viré Pierre de mon studio.
- Et ben là, d’un coup, vous m’êtes vachement plus sympathique…
- C’est pas réciproque.
Fugacement, Clara se dit que si Victor n’avait pas « calmé » Vince de manière aussi brutale, il aurait pu ressembler à ça. C’en était inquiétant.
- Ben, s’il te plait… (Solange prit le bras de Clara et l’entraina plus loin) Ne t’en fais pas, Ben est comme ça avec tout le monde… Il fait mine de n’aimer personne et de passer pour un ermite, mais il a bon cœur.
- Mais… Qu’est-ce qu’il vient faire avec nous ?
- Me protéger je suppose… Il a peur que Pierre ne vienne se venger sur moi… mais après la raclée qu’il s’est prise hier, je pense plutôt qu’il n’approchera plus la cité U avant la fin de mes études… ou de celles de Ben.
N’eut été sa propre situation, Clara aurait bien trainée Solange jusque chez elle pour qu’elle n’en sorte plus… Mais la présence de la quinzaine de vampires chaque nuit risquait de devenir encore pire qu’un ex jaloux et violent. Elle risqua un regard vers le dénommé Ben. Outre le fait qu’il semblait accueillir ce regard avec un mépris violent, elle put remarquer que Ben restait aux aguets. Tout le temps. Le moindre bruit, le moindre éclair de lumière était repéré, analysé et pris en compte. Elle ignorait comment Solange faisait pour vivre à coté d’un tel obsédé du contrôle, mais elle, elle ne pourrait pas.
La prédiction se réalisa dés la montée dans la voiture. Clara s’excusait du foutoir et lui répliquait :
- De toute façon, les bonnes femmes sont pas fichues de ranger…
- Ben !
A croire qu’il aimait se faire rabrouer. Tout le trajet fut ponctué de remarques sexistes bien grasses, au point qu’elles n’en semblaient pas réelles. Plutôt que de s’énerver, Clara préférait répliquer avec des remarques bien senties, même si elle savait que la situation pouvait dégénérer à n’importe quel moment. Ben était violent. Pire que ça, il semblait doué pour le combat. Par Solange, elle savait que Pierre était fan de boxe et pratiquait à la Fac. Mais Ben n’avait pas la moindre marque, ni même une gêne qui eut indiqué un hématome sous les vêtements ou pire une côte cassée. Elle répliquait donc en dépit du bon sens qui aurait voulu qu’elle la ferme. A coté de ça, Solange, elle, le grondait gentiment, sans paraitre voir l’aura de danger de son voisin de chambrée. Mais peut-être qu’à force de côtoyer des prédateurs à visage humain, Clara avait développé une sorte de sixième sens pour repérer les plus cachés, ceux qui vivaient encore et ceux qui finissaient soit en psychiatrie, soit en prison.
La fin de l’après-midi se passa donc dans un curieux mélange de tensions et de froufrous. Mais pas une fois les deux femmes n’intimèrent à l’asocial d’aller voir ailleurs si elles y étaient. Et curieusement, aucun autre homme ne les aborda.
Clara était en train d’attendre avec son sac rempli à ras bord de fringues pour homme (il fallait rhabiller Vince de toute façon…) que Solange ait fini d’essayer les trois robes qui lui avaient tapé dans l’œil. Ben, lui, s’occupait en regardant distraitement les gadgets que les magasins mettaient toujours aux caisses. Quand il lui parla, il avait abandonné sa voix de macho pour une voix légèrement plus rêveuse. Presque normale, en fait.
- Je ne sors pas avec Solange et je ne le cherche pas non plus.
- Je sais.
- Comment ça ?
- Tu te comportes comme un grand frère, pas comme un amant jaloux.
- Ah, merde…
Il semblait ennuyé par cette erreur. Curieux.
- Si ça peut te rassurer, peu de monde voit la différence.
- Merci.
- Ca fait un peu grand frère corse. Tu as des origines ?
La petite plaisanterie n’eut même l’heur de lui tirer un sourire. Il continuait à s’amuser avec une lampe laser monté sur porte-clefs. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer la conversation.
- Ton copain doit être heureux si tu lui achètes ses nippes.
- C’est pas pour mon… petit copain.
Ce qui était vrai. Elle se demanda soudainement jusqu’à quel point elle pouvait dire la vérité, mais le reste coulait tout seul, comme si elle avait besoin de se confier. Chose des plus étonnantes vu qu’elle en était réduite au secret et que son confident était un homme des plus mal embouchés.
- C’est pour un ami qui se remet doucement d’une passe difficile. Mon homme, lui n’a besoin de personne pour s’habiller. Je crois même que je l’insulterais en lui offrant des vêtements.
- Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Il parlait de Vince. Il avait évacué l’homme en titre avec une facilité déconcertante.
- Quelque chose… Désolée, Ben. Mais ce n’est pas le genre d’expérience qu’on apprend au premier venu.
- Non, mais je comprends.
Et on ne pouvait que le croire. Clara qui lisait dans les expressions faciales comme dans un livre ouvert se surprit à le trouver compatissant et… Grand Dieu, oui, parfaitement au courant. Depuis qu’elle avait connu Victor et Vince, Clara avait pris l’habitude de ne plus s’étonner de rien. Sa vie était devenue un tel tourbillon de nouveautés et de croyances, pourtant bien ancrés, balayées d’un revers de la main. Vince était une exception parce qu’elle n’arrivait pas totalement à le sonder, bien qu’elle fut parfaitement au courant. Mais son entrée dans le monde de la Nuit avait sans doute altéré son humanité au point qu’il ne pouvait plus se tenir sur les standards humains.
Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas dit un mot depuis cinq minutes.
- Et bien… Ben, tu peux te vanter de me l’avoir fait fermé pendant un laps de temps assez long… du moins pour une femme.
Son premier sourire depuis le début de la soirée.
- Arrête… Jouer les femmes soumises, ça te va pas.
- Je sais. Merci de t’en être rendu compte.
- De rien… Et… Désolé pour la séance de muflerie.
- C’est quoi ton excuse ? Tu cherches la femme qui pourra te supporter malgré tout ça ?
- Non, même pas. C’est ma manière de me protéger.
Avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Ben reprit :
- Ton ami qui manque de vêtements doit en être au même point. Ou pas loin. Cela dit, il ne sera peut-être pas un connard misogyne, mais… il va avoir une belle carapace.
- Comment tu peux savoir ce qu’il traverse ?
Ben posa sur elle son regard, qu’elle avait cru noisette au début avant qu’elle ne se décide à ne pas le regarder de toute la séance de shopping tellement il était imbuvable. Mais la couleur était plus celle du caramel en train de fondre au fond d’une casserole.
- Parce que t’attires les gueules cassées, chérie. Avec toi, soit le type est un parangon d’égocentrisme, soit il en a tellement bavé que ce sera un miracle s’il vit à nouveau comme une personne normale.
Sauf que le gage d’équilibre venait d’être brisé. Il s’appelait Charles. Deux bons siècles d’existence vampirique pour un mètre soixante- et l’apparence juvénile d’un gamin de quinze ans. Mais contrairement aux adolescents d’aujourd’hui qui semblait mal concilier le passage de l’enfance à l’adolescence, lui en était la quintessence. Et décidément, celui-là n’avait pas eu une vie facile. Il avait vécu la révolution Française de plein fouet, en avait souffert et ce ne fut qu’au terme de cinq ans de cavale que la Maitresse de Toulouse lui donna sa pitié et son sang. Il était Missi Dominici de Montpellier depuis prés de soixante ans et c’était à fendre le cœur de le voir agenouillé devant Victor, répandant ses excuses et des larmes de rage dans les yeux.
Fort heureusement, on possédait peu de cœur dans les cours vampiriques.
Vince détestait ces moments où Victor le forçait à rester à ses cotés pour assister à une mercuriale en bonne et due forme. Il était évident que le petit n’y était pour rien. C’était la politique, c’est tout. Plusieurs fois, Vince fut tenté de prendre la défense de Charles mais la poigne ferme qu’il sentait sur son épaule le paralysait. Il aurait aimé que Clara soit là. Il aurait aimé avoir un peu de chaleur humaine pour s’y blottir… Mais Victor avait décidé de le couper temporairement de ses lieux surs.
Une semaine qu’ils étaient arrivés. Une semaine que Victor faisait la main de fer face à parterre de vampires aigris et perdus. Une semaine de tension permanente pendant laquelle Victor se sentait comme un poisson dans l’eau. Une semaine aussi où Victor avait multiplié les regards sur son cannibale et où il ne s’était rien passé. Depuis, Vince ressentait une peur panique à chaque fois que le maître le faisait appeler. La plupart du temps pour lui faire un cours de politique sans aucun intérêt. Partagé entre la terreur et l’impatience, Vince rongeait son frein.
Dieu qu’il avait l’air jeune ce petit vampire, furieux d’être une nouvelle fois privé de son trône. Vince se força à se soustraire de la main de Victor et à le suivre dans le couloir. Il semblait vouloir trouver un coin sombre pour pleurer tout son saoul, comme un enfant furieux contre lui-même d’avoir provoqué la mort de son animal de compagnie, ou d’avoir eu une mauvaise note malgré des heures de révision. Il n'avait pas entendu Vince le suivre, sans doute perdu dans sa fureur et sans doute parce que Vince, quand il ne faisait pas attention à paraître humain, ne faisait aucun bruit. Aussi fut-il surpris et prêt à l'attaque quand Vince lui tapota sur l'épaule. Mais la surprise passée, le vampire adolescent hésita entre la colère et la soumission. Après tout, c’était un Couchant.
- Vous désirez, Monsieur ?
A force d’être traité comme un objet, à force de ne compter pour rien et d’être humilié plus qu’il ne le méritait, Le jeune vampire se sentit obligé de regarder par-dessus son épaule pour voir si c’était bien à lui qu’on s’adressait. Mais Charles le regardait bien, lui, avec un regard piteux.
- Euh… C’était juste… Pour vous dire que… enfin… Victor ne pense pas vraiment ce qu’il dit… C’est juste pour les autres, histoire qu’ils n’en rajoutent pas
C’était lamentable. De plus, Vince était quasi sur que Victor avait pensé chaque mot qui était tombé comme une pierre sur le dos du Missi Dominici. Mais Vince ne voulait pas oublier sa compassion, quitte à l’éprouver pour une de ses proies.
Oh mon Dieu… Je l’ai pensé, ça…
- Merci, Monsieur… Mais j’ai mérité chaque mot et chaque réprimande. La Décapitation n’est pas une bonne raison de se relâcher.
- Et donc c’est nécessaire de se faire crier dessus comme un chien ?
- Je suis un Levant, Monsieur. J’ai fauté, je le mérite.
Vince se dit que ça allait poser problème, tout ça… Pas plus que l’humain normal, le jeune cannibale n’aimait se prendre ses réprimandes mais il prenait ses responsabilités, comme tout un chacun. Mais là, c’était trop. On tombait un peu dans le masochisme.
- Personne ne mérite de se faire traiter comme ça.
- Par le Maître de Ville, si. Ca se voit que vous êtes tout jeune. Il a pouvoir de vie ou de mort sur nous tous.
- Jusqu’à la Décapitation.
Charles baissa le regard. Pour lui, la Décapitation avait été bien plus lourde de conséquences que pour tous les autres. Justement parce qu’elle adorait Charles comme sa plus belle création, la Maitresse de Toulouse ne l’avait jamais placé parmi les couchants. Au cas où… Et comme elle avait eu raison. Mais Charles avait perdu pour la seconde fois sa mère. Il n’était pas sur d’avoir eu envie de survivre.
- Désolé… Marmonna Vince.
- Non… non… Vous ne pouviez pas savoir ce que c’est. Et je ne vous le souhaite pas.
Victor lui avait répété un bon nombre de fois que sa vraie nature devait être cachée… Oh bien sur, ce mélange de puissance et de naïveté due à son âge laisserait une impression de doute dans l’esprit de tous ceux qui le croiseraient. Mais on songerait d’avantage à un vampire qui joue un rôle qu’à un cannibale qui n’en joue pas. Vince s’était demandé si laisser entendre qu’il était le dessus de la chaine alimentaire était dangereux pour lui. Ils pourraient tous se coaliser pour le détruire en prévention… Mais non, avait insisté Victor, cela ne fera que modifier leur vision et faire perdre le peu de crédit que tu pourrais avoir.
- Si vous n’avez pas d’ordres à me donner, Monsieur… Je vais me retirer.
- Pourquoi je vous donnerais des ordres ?
Un blanc.
Non, mais que ce vampire aux yeux blancs soit jeune, plus jeune que lui, Louis-Charles de Bourbon, après tout c’était possible, voire assez répandu. Certaines cours du Nouveau Monde estimaient que la place était à la jeunesse, bien que d’un point de vue humain, une cinquantaine d’années n’était pas gage de l’enfance. Mais qu’il soit particulièrement ignorant de sa place et de son rang… N’eut été la terreur qu’inspirait Victor, Charles aurait bien pris ce jeune fou à son compte pour en faire la base d’une sédition en règle. L’humiliation de se voir dirigé par un vampire de Passage avait été largement compensée par le fait que ce fut celui-là… Il l’avait connu encore enfant, c’est dire si Victor laissait de grandes impressions. Charles l’avait détesté dés le premier jour, reliquat d’une enfance protégée qui se braquait contre l’intrusion d’un prédateur. Il n’avait que peu changé… Lors des représentations à Versailles, il portait le costume classique d’un courtisan bien né et fortuné et même si ici en ce temps du premier quart du vingt-et-unième siècle, il avait abandonné dorures et froufrous de dentelles, il restait aussi imperturbable qu’une statue et aussi inquiétant qu’un cerbère. Au vu des événements qu’il avait traversé, Charles aurait du laisser aux oubliettes le souvenir d’un tel homme. Mais nul ne lui avait à la fois inspiré tant de terreur et d’admiration d’un seul regard.
Ce qui ne réglait pas le problème de Vince. Si Victor ne voulait pas l’éduquer, il allait avoir un énorme souci d’ici peu. Mais comme il n’était que régent, peut-être estimait-il que ce n’était pas nécessaire et que bientôt il reprendrait la route avec cette étrange créature qui inspirait autant de compassion que de crainte. Peut-être… Mais ce n’était pas une bonne raison.
- Monsieur… Vous savez que vous êtes un couchant… donc, d’un rang supérieur au mien ?
- Oh…
- Oui… Donc, vous êtes tout à fait habilité à me donner des ordres, à la réserve qu’ils doivent être en accord avec ceux du Maître.
- Il ne vaudrait mieux pas laisser à Victor le soin d’ordonner et de me laisser le soin de ne pas m’en mêler ?
Charles soupira… Sûrement un de ces vulgates tirés du ruisseau pour un temps afin de faire de la figuration… Mais son expérience du monde lui avait appris qu’il ne fallait jamais négliger le bas peuple, surtout quand il se montrait aussi malléable. D’autres en usaient à leur profit alors que vous n’y songiez plus.
- Bon… Je ne suis pas censé faire ça, mais pour le bien de mon royaume et pour éviter qu’un massacre ne recommence, il va falloir que vous appreniez certaines règles. Et sauf le respect que je vous dois, comme le chantait Brassens, vous en avez bien besoin…
- Euh… mais… Je ne vois pas comment moi tout seul je peux couler cette ville…
- Vous êtes le seul couchant… Victor est, par définition et par sa nature, inaccessible… Dans les prochaines nuits, vous allez être la cible de toutes les requêtes de cette ville et de ses environs. Même Marseille va venir vous voir pour négocier.
- Négocier quoi ? Et me demander quoi ?
- Des tas de choses ! Un plus grand pouvoir, une audience, voire des choses que vous ne pouvez pas imaginer encore… Quant à Marseille… Sans doute la mort ou tout du moins la mise au rencart du Maître.
On devrait toujours se méfier de ceux qui ont l’air totalement inoffensifs… Vince entrevoyait dans cet adolescent éternel des envies, des manigances qui ne lui plaisaient que très moyennement. Victor l’avait prévenu. Mettre un vampire à l’aune des humains, c’était s’attirer de furieuses déconvenues ou d’heureuses surprises. Mais jamais ce à quoi on s’attendait.
- Dites-moi… Vous ne seriez pas en train de prêcher pour votre propre chapelle ?
- Pas autant que vous le croyez. Je ne nie pas que j’espère de votre part un peu de reconnaissance, mais… Mais je pense surtout à la ville où j’ai passé toute ma vie de vampire, la ville de ma Maîtresse… Je tiens à ce qu’elle reste grande et belle… Malgré vous.
Charles se couvrit la bouche avec sa main. Il en avait trop dit et il n’avait pas caché le reliquat de mépris qu’il éprouvait pour ses nouveaux dirigeants.
- Je suis désolé ! Je ne voulais pas dire ça…
- Si. Mais je le comprends. Nous sommes des arrivistes.
- Non, pas vraiment…
- Si, si… Franchement, rien ne me préparait à être ce que je suis aujourd’hui. Mais vraiment rien ! Un jour, si j’en ai la possibilité, je vous raconterais. D’ici là, je ferais de mon mieux pour ne pas avoir l’air d’un pequenaud et j’aimerais bien avoir votre aide.
Au moins, on pouvait porter au crédit de ce petit vampire propulsé à la seconde place qu’il avait conscience de sa situation et qu’il était loin d’être idiot. Tout ce que savait Charles, c’est qu’il ne voulait pas laisser Toulouse au Maître de Marseille, fut-il obligé de ramper devant Victor et de faire ramper les autres pour y parvenir. Il se le promettait, comme il l’avait promis à sa seconde Mère.
- Marché conclu ? Questionna Vince avec une main tendue.
- Marché conclu. Reprit Charles en la serrant.
Et puis bon… L’appui d’un couchant, même inexpérimenté était précieux.
Clara n’avait jamais été pro française, non par snobisme ou manque de culture mais plus par totale indifférence et incapacité financière de mener une action en faveur de telle ou telle way of life. Cela dit, comme toute américaine bon teint, elle ne connaissait de la France que Paris, la démesure, la mode, le vin (dont elle n’avait jamais bu une goutte, mais il paraitrait que boire un vin français, c’est le must alors bon…) et la langue. Pour la dernière, elle l’avait appris, on s’en rappelle, par correspondance. Son accent était donc tout scolaire et le coté chantant de l’accent toulousain lui échappait complètement. Pour l’instant. En tant que caméléon social, nul doute qu’encore un mois de cassoulet et elle pourrait passer pour une native de la région.
Toulouse l’avait guérie de la plupart de ses préjugés. Les Français ne parlaient pas la bouche en cul de poule de choses que le commun des mortels ne comprenait pas ou trouvait totalement décadentes. Ils étaient le commun des mortels, ni pires ni meilleurs que le reste du monde. A porter au crédit de Toulouse, ces Français-là semblaient vouloir croquer la vie à pleines dents. De la bonne nourriture, des bons alcools, des endroits pour faire la fête aussi géniaux qu’ils semblaient à portée de tous. Toulouse ne cloisonnait personne dans un archétype, Toulouse invitait à s’amuser, point final.
Clara, hédoniste en diable, était tombée amoureuse de Toulouse. De ce fait, elle commençait aussi à nourrir quelques préjugés envers Paris car, comme l’avait dit une de ses nouvelles amies avec un zeste d’humour : « ces gens-là ne sont pas comme nous. »
Rétrospectivement, il peut paraitre étonnant que Clara se soit déjà fait des connaissances. Elle qui, aux Etats-Unis en tout cas, ne sortait que dans des endroits où son costume ne serait pas extravagant et qui par voie de conséquence restait soit entourée de punk rockers, soit de bikers, s’était découverte une passion pour ces petits troquets de la Ville Rose où certes, elle ne passait pas inaperçue, mais où personne ne semblait lui en vouloir. Et on y trouvait de tout. Enfin… presque. C’est par un hasard complet qu’elle avait rencontré ce petit groupe de françaises qui l’avaient incluse sans y penser. Du fait de Victor, Clara était riche, mais elle ne le montrait pas, réservant toujours sur sa rente hebdomadaire de quoi fuir. Oh, elle se doutait que Victor fut au courant de ses économies et même qu’il ne la laisserait pas partir, mais cet acharnement de fourmi la rassurait un peu dans cette relation étrange entre Pygmalion et Galatée. A moins qu’elle ne fut moitié Pygmalion moitié Galatée vu comment elle s’acharnait à transformer Vince. Bref. Elle passait donc pour une étudiante étrangère en arts et lettres qui pour payer ses études était jeune fille au pair. Ce qui expliquait ses moments de liberté et ses impossibilités à savoir de quoi la semaine serait faite puisqu’elle était soumise au bon vouloir du Maître.
Elles se retrouvaient donc presque tous les soirs dans un bar au nom très improbable, La couleur de la culotte, pour papoter à perdre haleine de tout de rien, pour fustiger les réformes du gouvernement français ou pour faire les adolescentes pré pubères devant un bellâtre. Rôle qu’elles adoraient jouer et qui provoquait des fous rires en cascade, surtout grâce à Veronica, leur ainée, qui aurait pu devenir comique tant ses exagérations de voix et de comportements étaient tordantes. Tout cela pour le seul bénéfice d’une demi-douzaine de cinglées de tous horizons. Car aucune ne ressemblait aux autres. Toutes différentes et toutes unies. Clara aurait tué pour avoir eu plus tôt un tel cercle.
Ce qui la comblait parfaitement d’avoir trouvé ces amies puisque Victor devenait insaisissable en dehors de l’Hôtel de Pierre et que Vince n’avait ni le droit ni l’envie de sortir. Et ça, c’était bien dommage. Bien sur, elle comprenait que la raison secondaire de Victor était avérée. Il était trop inexpérimenté et trop esclave de ses pulsions naissantes pour le laisser déambuler parmi les humains. Pas tout de suite en tout cas. Mais la raison primaire, non dite, était que Victor refusait de lui donner la moindre liberté tant qu’il n’aurait pas imprimé sa marque sur le jeune homme. Une assurance que personne n’oserait le lui contester. Clara comprenait aussi, mais, vu le passif de Vince, lui imposer chaines et bracelets de fer était la pire à chose, fussent ses chaines ne pas être réelles. Clara songea à en parler à Victor. Il s’y prenait mal.
Pour le moment, elle se pomponnait pour une séance shopping avec Solange, la benjamine du groupe. Celle-ci n’avait que 19 ans et entamait ses études avec une grande confiance. Il faut dire que Solange prenait tout ce qui passait avec bonne humeur. C’en était presque dérangeant. Mais Clara savait que cette bonne humeur était un bouclier au moins aussi efficace que ses anneaux. Le jour ou Solange cesserait d’afficher un bon sourire, le monde s’écroulerait. C’était reposant de sortir avec ce genre de filles et Clara se sentait mieux. La transplantation n’avait pas été bonne pour elle. Loin de là. Ces vampires français pensaient différemment. Ce qui était la marque de Toulouse en matière de jeunesse humaine leur était totalement étranger. Ils étaient à la pointe de l’efficacité, mais leurs plaisirs et leurs peines… ils ne les partageaient pas. Du moins, pas avec elle. Mais elle n’était que le bibelot ou le chien de manchon de Victor, pas plus. Les autres la traitaient avec un soin infini pour ne pas déplaire à Celui Qui Doit Être Obéi, mais ils ne faisaient rien pour masquer le mépris qu’ils avaient pour elle.
Un jour, quand ça lui prendrait, elle leur ferait ravaler tout ça pour prendre sa place. Mais pour le moment, elle n’était pas d’humeur. Et surtout elle ne mesurait pas encore sa force. Nul doute que Vince l’aiderait mais pour le moment, il fallait déjà que le Tigre en cage se sente à l’aise dans sa fourrure. Ce qui était loin d’être le cas. En parlant de ça, elle devait absolument trouver un tatoueur avant que Victor ne le fasse. Vince devait porter une marque personnelle et ce avant que Victor n’ai la même idée. Elle en parlerait à Solange.
Victor avait tenu à lui payer une voiture mais elle n’avait pas voulu de la monstrueuse berline, elle ne lui correspondait pas. Elle avait préféré une petite voiture qui se faufilait partout et qui ne l’écrasait pas elle et sa petite taille. De plus, les rues françaises étant ce qu’elles sont, méritant la charmante litote de Pittoresques (Pour ne pas dire étroites…), une berline américaine serait très malvenue. De plus, elle n’aurait pas collée avec l’image de la jeune fille au pair. Et puis, cette petite voiture était déjà son territoire à elle. Le seul que Victor lui ait permis, même consciemment. Elle avait rendez-vous à la bibliothèque universitaire du Mirail et s’y rendit donc avec l’autoradio qui hurlait un best-of des Sex Pistols. Il ne lui manquait qu’un café, mais elle arriverait bien à trainer Solange dans un bar quelconque.
Ce fut un choc de voir Solange. Même si elle souriait, une splendide tâche bleue tirant sur la couleur d’une queue de paon ornait son œil et elle était suivie par un jeune homme qui avait l’air tout sauf aimable. Malgré les soldes imminentes, Clara ne voulut pas avoir les explications dans la voiture. Le sourire de Solange se fit plus mélancolique quand elle vit l’air horrifié de son amie, mais elle n’eut pas le temps d’en placer une puisque son suiveur peu aimable la prit de vitesse.
- Son ex l’a battu.
Clara posa les yeux sur lui. N’eut été l’envie d’en mettre une à toute personne qui passait à coté de lui qui brillait dans ses yeux, il aurait pu avoir sa place dans un quatre-heures, surtout qu’il avait un petit accent britannique du plus bel effet.
- Et vous êtes ?
- Mon voisin de la cité U… répondit Solange avant que le dit voisin ne réponde une insulte comme la torsion de sa bouche semblait l’indiquer. C’est Ben. Il m’a… Il nous a entendus hier, et c’est lui qui a viré Pierre de mon studio.
- Et ben là, d’un coup, vous m’êtes vachement plus sympathique…
- C’est pas réciproque.
Fugacement, Clara se dit que si Victor n’avait pas « calmé » Vince de manière aussi brutale, il aurait pu ressembler à ça. C’en était inquiétant.
- Ben, s’il te plait… (Solange prit le bras de Clara et l’entraina plus loin) Ne t’en fais pas, Ben est comme ça avec tout le monde… Il fait mine de n’aimer personne et de passer pour un ermite, mais il a bon cœur.
- Mais… Qu’est-ce qu’il vient faire avec nous ?
- Me protéger je suppose… Il a peur que Pierre ne vienne se venger sur moi… mais après la raclée qu’il s’est prise hier, je pense plutôt qu’il n’approchera plus la cité U avant la fin de mes études… ou de celles de Ben.
N’eut été sa propre situation, Clara aurait bien trainée Solange jusque chez elle pour qu’elle n’en sorte plus… Mais la présence de la quinzaine de vampires chaque nuit risquait de devenir encore pire qu’un ex jaloux et violent. Elle risqua un regard vers le dénommé Ben. Outre le fait qu’il semblait accueillir ce regard avec un mépris violent, elle put remarquer que Ben restait aux aguets. Tout le temps. Le moindre bruit, le moindre éclair de lumière était repéré, analysé et pris en compte. Elle ignorait comment Solange faisait pour vivre à coté d’un tel obsédé du contrôle, mais elle, elle ne pourrait pas.
La prédiction se réalisa dés la montée dans la voiture. Clara s’excusait du foutoir et lui répliquait :
- De toute façon, les bonnes femmes sont pas fichues de ranger…
- Ben !
A croire qu’il aimait se faire rabrouer. Tout le trajet fut ponctué de remarques sexistes bien grasses, au point qu’elles n’en semblaient pas réelles. Plutôt que de s’énerver, Clara préférait répliquer avec des remarques bien senties, même si elle savait que la situation pouvait dégénérer à n’importe quel moment. Ben était violent. Pire que ça, il semblait doué pour le combat. Par Solange, elle savait que Pierre était fan de boxe et pratiquait à la Fac. Mais Ben n’avait pas la moindre marque, ni même une gêne qui eut indiqué un hématome sous les vêtements ou pire une côte cassée. Elle répliquait donc en dépit du bon sens qui aurait voulu qu’elle la ferme. A coté de ça, Solange, elle, le grondait gentiment, sans paraitre voir l’aura de danger de son voisin de chambrée. Mais peut-être qu’à force de côtoyer des prédateurs à visage humain, Clara avait développé une sorte de sixième sens pour repérer les plus cachés, ceux qui vivaient encore et ceux qui finissaient soit en psychiatrie, soit en prison.
La fin de l’après-midi se passa donc dans un curieux mélange de tensions et de froufrous. Mais pas une fois les deux femmes n’intimèrent à l’asocial d’aller voir ailleurs si elles y étaient. Et curieusement, aucun autre homme ne les aborda.
Clara était en train d’attendre avec son sac rempli à ras bord de fringues pour homme (il fallait rhabiller Vince de toute façon…) que Solange ait fini d’essayer les trois robes qui lui avaient tapé dans l’œil. Ben, lui, s’occupait en regardant distraitement les gadgets que les magasins mettaient toujours aux caisses. Quand il lui parla, il avait abandonné sa voix de macho pour une voix légèrement plus rêveuse. Presque normale, en fait.
- Je ne sors pas avec Solange et je ne le cherche pas non plus.
- Je sais.
- Comment ça ?
- Tu te comportes comme un grand frère, pas comme un amant jaloux.
- Ah, merde…
Il semblait ennuyé par cette erreur. Curieux.
- Si ça peut te rassurer, peu de monde voit la différence.
- Merci.
- Ca fait un peu grand frère corse. Tu as des origines ?
La petite plaisanterie n’eut même l’heur de lui tirer un sourire. Il continuait à s’amuser avec une lampe laser monté sur porte-clefs. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer la conversation.
- Ton copain doit être heureux si tu lui achètes ses nippes.
- C’est pas pour mon… petit copain.
Ce qui était vrai. Elle se demanda soudainement jusqu’à quel point elle pouvait dire la vérité, mais le reste coulait tout seul, comme si elle avait besoin de se confier. Chose des plus étonnantes vu qu’elle en était réduite au secret et que son confident était un homme des plus mal embouchés.
- C’est pour un ami qui se remet doucement d’une passe difficile. Mon homme, lui n’a besoin de personne pour s’habiller. Je crois même que je l’insulterais en lui offrant des vêtements.
- Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Il parlait de Vince. Il avait évacué l’homme en titre avec une facilité déconcertante.
- Quelque chose… Désolée, Ben. Mais ce n’est pas le genre d’expérience qu’on apprend au premier venu.
- Non, mais je comprends.
Et on ne pouvait que le croire. Clara qui lisait dans les expressions faciales comme dans un livre ouvert se surprit à le trouver compatissant et… Grand Dieu, oui, parfaitement au courant. Depuis qu’elle avait connu Victor et Vince, Clara avait pris l’habitude de ne plus s’étonner de rien. Sa vie était devenue un tel tourbillon de nouveautés et de croyances, pourtant bien ancrés, balayées d’un revers de la main. Vince était une exception parce qu’elle n’arrivait pas totalement à le sonder, bien qu’elle fut parfaitement au courant. Mais son entrée dans le monde de la Nuit avait sans doute altéré son humanité au point qu’il ne pouvait plus se tenir sur les standards humains.
Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas dit un mot depuis cinq minutes.
- Et bien… Ben, tu peux te vanter de me l’avoir fait fermé pendant un laps de temps assez long… du moins pour une femme.
Son premier sourire depuis le début de la soirée.
- Arrête… Jouer les femmes soumises, ça te va pas.
- Je sais. Merci de t’en être rendu compte.
- De rien… Et… Désolé pour la séance de muflerie.
- C’est quoi ton excuse ? Tu cherches la femme qui pourra te supporter malgré tout ça ?
- Non, même pas. C’est ma manière de me protéger.
Avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, Ben reprit :
- Ton ami qui manque de vêtements doit en être au même point. Ou pas loin. Cela dit, il ne sera peut-être pas un connard misogyne, mais… il va avoir une belle carapace.
- Comment tu peux savoir ce qu’il traverse ?
Ben posa sur elle son regard, qu’elle avait cru noisette au début avant qu’elle ne se décide à ne pas le regarder de toute la séance de shopping tellement il était imbuvable. Mais la couleur était plus celle du caramel en train de fondre au fond d’une casserole.
- Parce que t’attires les gueules cassées, chérie. Avec toi, soit le type est un parangon d’égocentrisme, soit il en a tellement bavé que ce sera un miracle s’il vit à nouveau comme une personne normale.