Figure 09
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Ça va? Tu t'emmerdes pas trop?
- Comme un rat mort...
En même temps, il était difficile de trouver de quoi s'occuper dans la cave d'une ancienne cour londonienne, complètement brûlée et qui empestait la cendre de vampire. Pas un meuble n'avait survécu à la fureur du Firenze et il y avait même encore de splendides statues de cendre qui tendaient les mains vers la sortie. Délicieusement morbide. Vince avait pris des photos pour Victor. Pourtant, malgré le décor, le cannibale avait décidé de rester là et d'y passer la journée. L'état de Simon l'avait occupé une bonne partie de la nuit et il aurait du choisir entre organiser son extraction ou partir. Comme il avait trop de respect pour Anna, il avait préféré son humain. De plus... Peut-être que le Firenze reviendrait sur le lieu du massacre à la nuit tombée? Mais ça, il y croyait très moyennement. Enfin... Heureusement que Clara l'avait appelé.
- Victor m'a raconté dans les grandes lignes. C'est si moche que ça?
- Un mélange entre Pompéi et le bal des vampires.
- Ah ouais... très moche, donc.
- T'as pas idée! Je pensais peut-être pouvoir trouver quelques dossiers, de quoi alimenter ma paranoïa et surtout celle de Celui-Qui-Doit-Etre-Obéi... Mais là, à moins d'être devin... Je sais même pas pourquoi ce pyromane s'est attaqué à Londres au final.
- Oh, ça... Victor m'a expliqué que la Cour de Florence s'était prise une décapitation il y a quelques siècles. Décapitation dont les preuves ont été fournies par Londres, Stockholm et Paris.
- Aie... On doit s'attendre à ce que Paris brûle?
- Elle est nulle. Tu sors.
- Je peux pas, je risque de cramer.
- Tu comptes toutes me les faire?
- J'y pensais...
- Bon... Plus sérieusement: La Cour de Paris n'est pas la même qu'à l'époque, donc peu de chances que notre Pyromane y fasse un tour. Quant à Stockholm... Victor ne souhaite pas les inquiéter par l'annonce d'un possible attentat.
- Mais quelle enflure... Murmura Vince avec un sourire.
- Allez... Avoues que ça t'amuse aussi.
- Oh, oui.
Il recommença son tour de la troisième cave du domaine d'Uxbridge. Oui, c'était un massacre et les auras suintaient la peur. Pourtant, il n'arrivait pas à se sentir coupable ou même dégouté. Tout simplement parce que l'aura la plus puissante était celle de la vengeance et du devoir accompli. Il pouvait presque voir l'être de flammes qui était apparu dans ce havre de paix, soit disant, commencer son œuvre, avec méthode et une certaine satisfaction.
- Je ne pense pas qu'ils reviendront. Ils ont fini et ils n'ont aucun intérêt à revenir. Les preuves n'existent déjà plus.
- De toute façon, je ne pense pas que Victor te laisse les affronter.
- Mouais... T'as réussi à joindre Ben?
- Non... Je lui ai laissé un message comme quoi tu était occupé pour quelques jours... Pas eu de réponses.
- Et merde...
- Vince, je sais que tu ne veux pas en parler mais...
- De quoi je ne voudrais pas parler?
- De toi et Ben.
- Ah.
Il s'arrêta, sentant arriver la leçon de morale.
- Je devrais m'en foutre mais j'y arrive pas. Et je sais que tu ne m'écouteras pas.
- Exact.
- Et je sens que...
Au bout du fil, il l'entendit soupirer.
- Vince... fais ce que tu veux. Mais sois prudent, s'il te plait.
- Tu en parles comme si c'était voué à l'échec.
- Non, je n'en sais rien. C'est pour ça que je ne m'en mêle plus.
La tonalité qu'il entendit l'empêcha de raccrocher de même. Clara l'avait fait avant. Il n'aimait pas s'embrouiller avec Clara, sans doute parce que c'était sa seule amie et qu'elle le prenait comme il était, avec ses sautes d'humeur et ses dépressions. Il la rappellerait pour s'excuser... Sitôt qu'il aurait assimilé le fait que sa relation avec Ben ne lui plaisait pas même si elle n'existait pas encore.
Un bruit le fit dresser. Ça venait de l'étage supérieur: le craquement d'un pas sur le bois à moitié brûlé. Encore un pas... encore un autre... Hésitants, ces pas. Vince dégaina le couteau qu'il gardait toujours en mission. Non, qu'il en eut véritablement besoin mais le poids de la lame avait tendance à le calmer et à le rassurer. Un peu pathétique quand même... mais il avança à pas lents en veillant à faire le moins de bruit possible. Le problème étant l'escalier qui menaçait de s'effondrer. Heureusement que les murs de la demeure fussent en pierre de taille sinon il se serait tout pris sur la tête. L'homme, car c'en était un à la vue de son aura et c'était la première fois qu'il rentrait ici, était seul. Ce n'était donc ni l'un des deux qu'il avait croisé la veille ni quelqu'un d'habitué à la maison. Peut-être un enquêteur ou un pompier... Qui que ce fut, il était gênant. Et Dieu que Vince regrettait de ne pas être un bon menteur comme Simon!
Une toux rauque lui parvint alors qu'il se cachait derrière le chambranle noirci d'une porte.
- Je sais que t'es là, Vince...
- Ben?!
Il eut à peine le temps de se précipiter que Ben s'écroulait en toussant.
- Mais merde, qu'est-ce qu'il t'arrive?
- Soit béni de ne plus respirer et de ne... pas avoir mon odorat... C'est atroce ici...
- Attends...
Vince le prit à bras le corps et l'entraîna un peu plus loin, dans une toute petite salle à peine touchée par le feu, sans doute parce que complètement vide mis à part quelques écuelles d'eau et de plusieurs aérations proches du plafond.
- Je crois qu'ils entreposaient le bétail ici... d'où l'air frais.
- Ouais... C'est mieux, ici, merci...
Vince allongea Ben à même le sol alors que celui-ci se tenait toujours la main devant le nez et qu'il était secoué par la toux.
- Je suis content de te voir mais qu'est-ce que tu fous ici?
- Je te cherchais... Je t'ai suivi à l'odeur depuis l'aéroport... Et crois-moi, avec cette incendie, j'ai mis la journée et la nuit...
- Comment tu savais que j'étais ici?
- Clara...Sur son message... Bon Dieu, comment tu fais pour rester dans cette puanteur?
- Crois-moi, c'était pire quand ça brûlait encore. Mais... Pourquoi...
- La cendre... La cendre qui s'insinue partout... Il va me falloir des jours pour que ça me parte des narines...
Il éternua violemment.
- Ce... n'est pas moi qui ai fait ça.
- Je sais. Tu ne perdrais pas autant de nourriture pour rien. Je suis content que tu n'ai rien.
- Oh... Je... Ça n'a pas été sans mal. Mais pourquoi es-tu venu?
Mais Ben ne dit pas un mot de plus, se contentant de tousser en se frottant le nez. Pourtant, le cannibale était content, presque heureux. Son loup était venu pour lui et il se sentait apaisé de l'avoir à ses cotés. S'il s'écoutait, il se serait blotti dans ses bras mais les quintes de toux continuaient à le secouer et ses joues en étaient rouges.
- Tu devrais peut-être sortir à l'air libre.
- Non, ça va... Je peux tenir le choc. C'est moins étouffant ici même si les odeurs sont... Merde! Du bétail?
- Le nom pour les humains qu'ils gardent en cage avant de grands repas, si tu vois ce que je veux dire.
- Ce qui explique l'odeur de la peur.
- Ouais... Je ne suis pas vraiment mécontent de leur mort à tous.
- Qui a mis le feu?
- Je sais pas trop... Je l'ai vu mais... Dis? C'est normal qu'un vampire se ballade avec un loup-garou?
Ben haussa un sourcil et le regarda d'un air franchement interloqué.
- Tu parles pour nous, là?
- A part nous.
- Non. Si je n'étais pas un solitaire, on me chasserait pour ça. Rappelle toi que les loups et les vampires ne s'aiment pas en temps normal.
- Donc, ce serait un solitaire.
- Ce serait le plus logique. Attends, c'est un loup et un vampire qui ont fait ça?
- Ouais.
- Tu m'impressionnes.
- Oh non, non... Match nul en fait. Je ne pense pas que j'aurais survécu si j'avais affronté les deux en même temps.
Le loup se mit à soupirer et à se gratter la tête.
- Il vaut mieux, oui...
- Bon, ça ne me dit toujours pas ce que tu fous ici.
- Je te l'ai dit, je te cherchais.
- Mais pourquoi? Je sais que tu ne pouvais pas m'appeler mais j'allais rentrer demain.
- Il fallait que je vienne.
Vince le saisit par la nuque et le força à le regarder dans les yeux.
- Je vais devoir t'arracher chaque mot ou quoi?
- C'est un peu dur à dire.
- Et bien, on est pas rendus... Dis-moi au moins que tu as ramené une gameboy... Ou au moins un jeu de cartes.
Ben secoua la tête en souriant et se cala contre le mur.
- Désolé, vieux...
- N'empêche... Je suis vraiment content que tu sois là.
Ils restèrent silencieux pendant une bonne dizaine minutes, assis l'un à coté de l'autre. Vince souriait vaguement tandis que Ben essayait de s'habituer sans succès aux odeurs, pour lui, méphitiques. Il sentait que Vince s'approchait, tout en restant à distance raisonnable, juste assez pour profiter de sa chaleur sans pour autant le toucher.
- Je crois qu'on est bon pour avoir cette putain de conversation, murmura Ben.
- De quoi tu parles?
- Je sais ce que tu essayes de faire.
- C'est... à dire?
- Tu me dragues.
- Euh, ouais... Et vu la manière dont tu dis ça, ça ne te plait pas...
- Non. Ça ne me fait rien du tout.
Le vampire le regarda avec étonnement tout en se reculant un peu. C'était étrange de se faire rembarrer au final. Douloureux, oui mais moins qu'il ne l'aurait cru.
- Désolé... Je vais arrêter, alors.
- Non, tu ne comprends pas. Ça ne me fait rien. Ni dans un sens, ni dans l'autre. Je n'en suis pas heureux, ni dégouté, rien. Ça fait depuis que je suis un loup-garou que ça dure.
- Oh... Dur...
- Mais... Hier, quand j'ai eu le message de Clara, je n'ai pas eu d'autre choix que d'essayer de te retrouver. Il le fallait. Je ne m'explique pas pourquoi mais il le fallait.
Et c'était bien ça le problème. Au mépris de sa mission et de sa sécurité, il avait passé la journée à suivre la piste froide d'un vampire. Quelque chose n'allait pas et il ne pouvait pas savoir ce que c'était sans retourner auprès de Jones... Qui n'aurait peut-être pas la réponse. Et puis, il y avait l'autre souci.
- En plus... Je l'entend gémir, jour et nuit... Il force mes sens à être au delà du supportable... J'en peux plus, je vais péter un câble...
- Ta bête?
- Ouais. Je crois qu'elle a atteint le seuil. Ou c'est moi qui l'ai atteint, je ne sais pas.
Mû par un sentiment qui lui tordait le cœur, Vince le prit à nouveau contre lui et le sentit soupirer et se détendre un peu.
- On va trouver un moyen, Ben.
- Y'en a pas. La Bête me rend fou. Si je pouvais m'en débarrasser...
- Aucun moyen de l'extirper? Tu serais tellement mieux sans cette purge.
Ben poussa un gémissement de douleur aigu en se prenant la tête. Le grondement du loup dans sa tête était assourdissant, plein de colère et de haine. Il préféra changer de sujet.
- Tu sais pourquoi les loups n'aiment pas les vampires?
- Non, aucune idée.
- Il y fort longtemps, parait-il, les loups-garous étaient chassés par les vampires pour leur sang qui avait si bon goût. Il paraît même que certains loups-garous étaient devenus esclaves...
- Et c'est pour ça que la guerre entre les loups et les vampires a commencée? Pour un repas?
- Ouais...
- Heureusement que je ne peux pas boire de sang chaud, alors...
- Ouais... Le problème n'est pas tellement que les vampires aiment le sang de lycans. C'est plutôt que les lycans estiment que ce genre de repas les privent de leur force. Ce qui est inacceptable.
- Vu à la vitesse où vous vous régénérez, je ne vois pas quel est le souci.
- Moi non plus.
- Dors... On va trouver une solution...
Ben ne se fit pas prier et s'endormit, sentant l'animal en lui accepter enfin de se calmer. Quelle plaie... Quelle plaie de mentir... Quelle plaie d'être venu ici alors qu'il devait avoir plusieurs meutes au train.
Assis sur une sorte de siège en pierre, recouvert de fourrures blanches, Victor regardait avec ennui l'homme qui était en face de lui et qui frappait l'enclume avec une certaine grâce. Ce qui était loin d'être évident quand on pratiquait la ferronnerie. Plusieurs fois, il fut tenté de prendre la parole mais il se souvenait toujours à la dernière seconde qu'il était en présence de quelque chose que personne n'avait vu depuis des siècles. De plus, les coups, qui ressemblaient à la frappe sur une cloche d'airain le ramenaient à l'humilité. C'était suffisamment rare pour qu'il en bouillonne intérieurement en attendant qu'on veuille bien s'occuper de lui. Retour de bâton pour toutes les fois où il avait fait périr d'ennui et d'appréhension ses invités? Peut-être. La créature qui prenait les morceaux de métal fondu à même la lave qui coulait en contrebas de l'enclume était bien capable d'avoir de tels désirs. Cela dit, ce petit rappel à l'ordre ne l'empêcherait pas de recommencer et d'abuser de ce petit jeu, soyons clairs.
- Oh, mais je n'en doute pas un seul instant...
Le forgeron avait cessé ses frappes et enfonçait la gigantesque lame dans un glacier qui siffla et se fendilla, projetant aux alentours un épais brouillard. Évidemment, il était impossible de voir quoique ce soit du forgeron dans ces conditions. Même quand la vapeur n'était pas encore présente, il avait été impossible à Victor de voir un trait distinctif, ou plutôt de s'en rappeler. Perturbant.
- Ce n'est pas que je sois d'une grande timidité mais j'aime bien laisser mes visiteurs sur de fausses impressions.
- Très joliment exécuté.
- Merci, Sigur.
- Et maintenant, puis-je savoir la raison de cette convocation?
La présence se déplaça derrière lui avec un petit rire de gorge qui tranchait avec sa voix de basse. Manifestement, il faisait exprès de changer totalement le ton de sa voix à plusieurs reprises pour totalement dérouter son interlocuteur.
- Ne l'as-tu pas deviné?
- Si je l'avais deviné, ne pensez-vous pas que je me serais abstenu de venir?
- N'aurais-tu pas été poussé par la curiosité?
Ne pas répondre, ne pas répondre... Fichu jeu Fae!
- Pourquoi aurais-je de la curiosité pour une entrevue qui m'ennuie?
- Pourquoi n'en aurais-tu pas eu vu que je suis un inconnu?
- La crainte de l'inconnu m'en aurait peut-être empêché, non?
- Mais peut-être que l'inconnu n'en est pas un et que tu l'as déjà croisé il y a fort longtemps, dans ce cas, ne serait-ce pas une bonne raison de venir?
- Vous allez continuer longtemps?
- Et toi?
- Bon j'abandonne...
le rire, cette fois-ci fut celui d'un petit garçon et la buée se concentra autour d'une silhouette noire qui semblait absorber la lumière, du moins avant que la buée ne devienne une immense toge blanche et argent. Impossible de voir ce qu'il y avait en dessous.
Il y avait trois créatures pour lesquelles Victor acceptait de ne pas faire Sigur. Les trois grandes figures de la Nation Fae, comme les Faes eux-mêmes, ne réfléchissaient pas comme les humains, les loups-garous et vampires et il était impossible de savoir comment ils prendraient telle ou telle situation. Encore que bon... La reine de la Cour d'Été... C'était réglé, sa haine des vampires était proverbiale. La reine de la Cour d'Hiver s'en fichait un peu... Et le dernier, celui qui était en face de lui et qui avait juste laissé un petit mot sur sa table de chevet avec la mention: « je viens te chercher! » avant de l'entrainer dans son royaume. Le plus fantasque des trois, le plus inaccessible et le plus effrayant. Le Prince de la Cour d'Équilibre. Le seul mâle Fae qui avait ce niveau de pouvoir, dirigeant absolu de la plus petite et la plus influente des cours Faes, le Forgeron, Forge, Destin, Le Vieil Homme. Sans doute le seul Fae qui avait vécu si longtemps qu'il marquait l'imaginaire de l'humanité entière sans qu'elle le sache. Tout le monde avait un nom pour lui, sans jamais avoir le vrai. Personne n'aurait voulu manquer une entrevue avec lui... Mais Victor regrettait déjà d'être venu.
- Bien vu, Sigur... Je ne souhaite pas d'alliance et je ne compte donner mon approbation à personne.
- Parfait. Voilà qui est clair.
- Juste te prévenir.
- Mais de quoi? Merde!
Il avait posé une question, ce qui signifiait encore dix bonnes minutes à ne parler qu'en se questionnant. Mais le Prince se contenta de glousser comme une jeune fille.
- Oh, il n'est plus temps de jouer et comme je manque de suite dans les idées, je risque de passer le prochain siècle à ne pas dire ce que je dois dire... Alors autant le dire tout de suite et t'épargner encore de longues et fastidieuses fariboles de ma part.
- Je vous en serais gré.
- Si tu savais comme je suis excité! J'ai mis tant d'années à tout mettre en place, tant de jours à peaufiner sans relâche chaque détail... Et ça va bientôt arriver!
- C'est … merveilleux... Mais en quoi suis-je concerné?
- En tout. En tout, Sigur. N'es tu pas excité?
- Si je savais par quoi je devrais l'être...
- Question inepte. Toute ton existence est basée là-dessus. Enfin, peut-être pas toute, je m'emporte mais... Ah, Sigur... On est toujours excité quand vient la fin de quelque chose. Moi, en tout cas. Cela dit... comment vais-je gérer ça? Oh, je trouverais. Ce n'est pas comme si je devais vraiment m'en inquiéter puisque moi et mes séides ne nous mêleront pas aux destinées de ce monde... Mais toi?
- Quoi, moi?
- Humain tu étais... Il y a très longtemps... Humain, tu redeviendras... Pour eux. Ils sont si... Effrayés, tu ne trouves pas?
- De qui parlez-vous?
- Des humains, bien sur. Avec leur...Science... Leur manie de vouloir tout mettre en petites fiches... Effrayés et effrayants. Il faudra pourtant faire avec puisqu'ils sauront. Très bientôt. Mes Sœurs ont déjà prévu de tout révéler. Une sombre histoire de meurtre... Par les puissances, qu'elles sont prévisibles! Dommage qu'elles n'y survivent pas.
Victor se pencha en avant en fronçant les sourcils. Les Faes ne mentaient pas. Jamais. Leur plus grand jeu: Celui de toujours dire la vérité mais de ne jamais tout dire. Les plus grandes sibylles avaient été influencées par des Faes... Mais ce que lui annonçait le Prince, ce n'était rien de moins que la révélation du Monde de la Nuit au Monde du Jour. Par les deux Reines. Les rouages de son esprit se mirent en marche à toute vitesse. Il y avait tant à faire et très peu de temps...
- Et... Les autres?
- Le Monde de la Nuit, du Rêve, du Possible et l'impossible est si vaste... Tu comptes les prévenir?
- Je ne sais pas.
- Tu devrais. Ils pourraient... T'en être reconnaissant. Enfin, pas tout de suite. Il reste toujours un souci que mes pauvres Sœurs ne veulent ou ne peuvent pas voir... Les idiotes. Enfin... C'est la permanence du Cycle. Tout vit, tout meurt, tout revient à sa place, tout change, sans changer, tout se meut en restant immobile. Il y aura toujours deux Reines et un Prince, il y aura toujours le sommet de la chaine alimentaire humaine, qu'elle se nourrisse de chair ou de sang, il y aura toujours l'antagonisme de la lumière et des ténèbres et toujours, toujours! Il y aura des lois brisées. Toujours. C'est la seule règle immuable. Cependant... Il y a quelque chose en ce monde qui n'a pas sa place et malgré toutes ses tentatives pour se la faire, elle ne réussit qu'à creuser un peu plus l'abîme. Si tu savais comme je suis content d'avoir pensé à la mettre à bas.
- Je suis navré... Je ne comprend pas un mot.
- C'est normal. Tu n'imagines pas à quel point il est pénible de voir s'entremêler les fils et de suivre le trajet chaotique du monde. J'en deviens absurde, je le sais. Ou obscur... très difficile à suivre, ça c'est sur. Enfin. Tout ce préambule pour te dire que la Lame est bientôt prête! Je serais curieux de savoir à quoi elle va ressembler... Une hache? Une lance? Une épée? Une faux, peut-être...?
- La Lame...
Un effroyable pressentiment le saisit et lui glaça l'échine.
- Tu te souviens, maintenant? Parfait! Il est temps de te laisser te rendormir.
- Pardon?
- La vie, Sigur... La vie n'est qu'un songe. Mais quel si beau rêve...
Jamais Sigur ne s'était réveillé aussi vite et en lui laissant une impression aussi néfaste. Même la chaleur douce de Clara contre son flanc ne réussissait pas à le réchauffer. Était-ce vraiment un rêve? Ou encore l'un de ses fichus jeux de Fées?
- Victor...?
- Est-ce qu'un siècle... un seul siècle, je vais avoir enfin l'occasion de vraiment me reposer??
- Bienvenue dans la vie active, chéri... Marmonna la jeune femme en baillant avant de se retourner dans les draps.
La nuit tombait peu à peu... Il pouvait imaginer le soleil disparaître derrière les collines anglaises saupoudrant d'or l'herbe. Combien avant que ces souvenirs là ne disparaissent? Peut-être encore moins qu'il ne le croyait au début. C'était dans ces moments-là qu'il se disait qu'il n'avait pas envie de survivre. Heureusement qu'il tenait dans ses bras la raison qui lui donnait envie de survivre. Plusieurs heures que Ben dormait. Plusieurs heures qu'il s'agitait dans son sommeil et qu'il poussait des soupirs poignants de détresse. Il ne se calmait que quand Vince lui caressait les cheveux. C'était aussi bon que ça faisait mal, surtout quand Ben se pressait contre lui et s'accrochait. Son souffle contre sa peau... C'était une torture. Une si douce torture.
- Mords-moi...
Vince ouvrit les yeux en espérant ne pas avoir entendu. Ou s'être trompé. N'importe quoi... Parce qu'il ne pouvait pas le mordre.
Mais l'homme à ses cotés continuait à agripper à son blouson, semblant vouloir monter sur lui et le serrer d'encore plus prêt. Si Ben ne lui avait pas avoué qu'il ne ressentait rien à son égard, il aurait pu en profiter mais...
- Mords-moi, s'il te plait...
- Attends... Qu'est-ce que...
Ben lui coinça la tête contre son cou, son pouls battant contre les lèvres du vampire.
- J'en peux plus... Il s'insinue en moi, il me fait mal... Libères-moi.
- Attends, Ben... Qu'est-ce que tu racontes?
- Mords-moi, Tues-moi, je t'en supplie... Tu peux faire ça pour moi... Par pitié...
Le vampire eut un coup au cœur. La chaleur le plongeait dans une sorte de torpeur bienheureuse, voire au delà, mais l'idée de boire du sang chaud le dégoutait par avance sans oublier que vivre sans Ben lui semblait au dessus de ses forces. C'était peut-être là, la fin. Il comprenait que Ben ne voulait pas vivre en devenant complètement fou. Lui-même craignait de franchir le seuil et espérait pouvoir s'en rendre compte avant et que son instinct de survie ne durerait plus très longtemps... Qu'il puisse s'endormir pour toujours... Que ça s'arrête, enfin... Il soupira et laissa ses canines s'allonger. Ce serait dur, presque impossible. Mais pour Ben...
- Je t'aime.
Et il mordit de toutes ses forces dans la jugulaire, sentant le sang chaud courir sur sa langue. Il avait du mal à avaler alors il se dit qu'il buvait du poison. C'était son seul moyen de mourir. Boire encore, boire jusqu'à la lie, boire le fiel... Et en mourir. Oublier qu’il était en train de tuer quelqu’un et penser qu’il caressait le seul homme qui avait réussi à le faire regarder ailleurs que le gouffre sous ses pieds. Il y plongerait plus tard. Il serra le corps contre lui plus fort alors que le liquide carmin lui atterrissait dans la gorge au rythme effréné d’un cœur affolé. Au moment où ce rythme ralentit, devenant même erratique, il glissa un regard vers le visage de Ben, un visage devenu pâle dont les yeux d’or s’obscurcissaient jusqu’à devenir d’un brun sombre.
- Enfin...
Vince rejeta le corps de Ben sur le coté alors que quelque chose lui brûlait les veines, une sorte de feu liquide lui dévastant l’intérieur. Il avait envie de hurler mais n’avait plus de voix. Il voulait sortir mais l’impression que des crochets plantés dans sa peau le retenait immobile. Et les émotions… C’était le pire… De la peur, très ancienne, qui lui agressait les narines avec cette odeur acide et insistante. Et il y avait la haine putride et tenace qui lui tordait les entrailles à chaque fois que son regard se portait sur le corps exsangue de Ben. Une joie sauvage aussi et tout aussi dévastatrice.
En un battement de cœur, tout s'arrêta, les hurlements, les odeurs, la haine, surtout la haine... Ne restait que l'apaisement. Respirer... lentement... Calmer son cœur affolé...
- Non...
Il voyait la poitrine de Ben se soulever difficilement, ses doigts se crisper à peine. Encore en vie. Encore en vie...
Il ne prit pas la peine de réfléchir et le saisit à bras le corps. Il ne se rendit pas compte que sous ses pas furieux, l'escalier à moitié brûlé cédait. Il ne se rendit pas compte que les dernières lueurs du soleil lui brûlaient le visage. Il ne se rendit pas compte qu'il avalait les kilomètres dans la nuit tombante. Et il s'en fichait.
C'est comme une tornade qu'il pénétra dans les urgences d'Harefield, après avoir suivi l'odeur de la maladie, et, continuant à serrer Ben contre lui, il se mit à supplier d'une voix brisée et haletante:
- Je vous en prie... Sauvez-le... Sauvez-le!
On lui prit des bras, malgré qu'il s'attache à ses vêtements, malgré qu'il suive les infirmières et le brancard. On le laissa dans la salle d'attente et un interne vint le voir et lui parler. Vince n'entendit pas un mot de qu'il disait. Il ne sentit même pas qu'on lui passait du sérum physiologique sur la joue.
- Vous avez de la chance... Les brulures ne sont pas profondes. Vous ne devriez pas garder de cicatrices.
Vince ne répondit pas. La seule chose qui l'intéressait, c'était l'état de sa victime. On lui avait diagnostiqué une importante perte de sang consécutive à une hémorragie au cou. On était en train de lui faire une transfusion.
- Vous avez une tension correcte. Un peu élevé, peut-être mais vu votre état de stress, c'est normal. Peut-être un décontractant...?
- Pardon?
Vince venait seulement de remarquer que l'interne avait glissé une brassard gonflable autour de son biceps et reprenait son stéthoscope.
- Votre tension artérielle. Vous avez le cœur solide.
- Je... Mon cœur...?
- Je vous laisse. N'hésitez pas à appeler en cas de besoin.
D'une main tremblante, Vince posa trois doigts au pouls de son poignet et se sentit partir quand il sentit les pulsations qui vibraient sous sa peau.
Désormais... Nous sommes Un.
- Comme un rat mort...
En même temps, il était difficile de trouver de quoi s'occuper dans la cave d'une ancienne cour londonienne, complètement brûlée et qui empestait la cendre de vampire. Pas un meuble n'avait survécu à la fureur du Firenze et il y avait même encore de splendides statues de cendre qui tendaient les mains vers la sortie. Délicieusement morbide. Vince avait pris des photos pour Victor. Pourtant, malgré le décor, le cannibale avait décidé de rester là et d'y passer la journée. L'état de Simon l'avait occupé une bonne partie de la nuit et il aurait du choisir entre organiser son extraction ou partir. Comme il avait trop de respect pour Anna, il avait préféré son humain. De plus... Peut-être que le Firenze reviendrait sur le lieu du massacre à la nuit tombée? Mais ça, il y croyait très moyennement. Enfin... Heureusement que Clara l'avait appelé.
- Victor m'a raconté dans les grandes lignes. C'est si moche que ça?
- Un mélange entre Pompéi et le bal des vampires.
- Ah ouais... très moche, donc.
- T'as pas idée! Je pensais peut-être pouvoir trouver quelques dossiers, de quoi alimenter ma paranoïa et surtout celle de Celui-Qui-Doit-Etre-Obéi... Mais là, à moins d'être devin... Je sais même pas pourquoi ce pyromane s'est attaqué à Londres au final.
- Oh, ça... Victor m'a expliqué que la Cour de Florence s'était prise une décapitation il y a quelques siècles. Décapitation dont les preuves ont été fournies par Londres, Stockholm et Paris.
- Aie... On doit s'attendre à ce que Paris brûle?
- Elle est nulle. Tu sors.
- Je peux pas, je risque de cramer.
- Tu comptes toutes me les faire?
- J'y pensais...
- Bon... Plus sérieusement: La Cour de Paris n'est pas la même qu'à l'époque, donc peu de chances que notre Pyromane y fasse un tour. Quant à Stockholm... Victor ne souhaite pas les inquiéter par l'annonce d'un possible attentat.
- Mais quelle enflure... Murmura Vince avec un sourire.
- Allez... Avoues que ça t'amuse aussi.
- Oh, oui.
Il recommença son tour de la troisième cave du domaine d'Uxbridge. Oui, c'était un massacre et les auras suintaient la peur. Pourtant, il n'arrivait pas à se sentir coupable ou même dégouté. Tout simplement parce que l'aura la plus puissante était celle de la vengeance et du devoir accompli. Il pouvait presque voir l'être de flammes qui était apparu dans ce havre de paix, soit disant, commencer son œuvre, avec méthode et une certaine satisfaction.
- Je ne pense pas qu'ils reviendront. Ils ont fini et ils n'ont aucun intérêt à revenir. Les preuves n'existent déjà plus.
- De toute façon, je ne pense pas que Victor te laisse les affronter.
- Mouais... T'as réussi à joindre Ben?
- Non... Je lui ai laissé un message comme quoi tu était occupé pour quelques jours... Pas eu de réponses.
- Et merde...
- Vince, je sais que tu ne veux pas en parler mais...
- De quoi je ne voudrais pas parler?
- De toi et Ben.
- Ah.
Il s'arrêta, sentant arriver la leçon de morale.
- Je devrais m'en foutre mais j'y arrive pas. Et je sais que tu ne m'écouteras pas.
- Exact.
- Et je sens que...
Au bout du fil, il l'entendit soupirer.
- Vince... fais ce que tu veux. Mais sois prudent, s'il te plait.
- Tu en parles comme si c'était voué à l'échec.
- Non, je n'en sais rien. C'est pour ça que je ne m'en mêle plus.
La tonalité qu'il entendit l'empêcha de raccrocher de même. Clara l'avait fait avant. Il n'aimait pas s'embrouiller avec Clara, sans doute parce que c'était sa seule amie et qu'elle le prenait comme il était, avec ses sautes d'humeur et ses dépressions. Il la rappellerait pour s'excuser... Sitôt qu'il aurait assimilé le fait que sa relation avec Ben ne lui plaisait pas même si elle n'existait pas encore.
Un bruit le fit dresser. Ça venait de l'étage supérieur: le craquement d'un pas sur le bois à moitié brûlé. Encore un pas... encore un autre... Hésitants, ces pas. Vince dégaina le couteau qu'il gardait toujours en mission. Non, qu'il en eut véritablement besoin mais le poids de la lame avait tendance à le calmer et à le rassurer. Un peu pathétique quand même... mais il avança à pas lents en veillant à faire le moins de bruit possible. Le problème étant l'escalier qui menaçait de s'effondrer. Heureusement que les murs de la demeure fussent en pierre de taille sinon il se serait tout pris sur la tête. L'homme, car c'en était un à la vue de son aura et c'était la première fois qu'il rentrait ici, était seul. Ce n'était donc ni l'un des deux qu'il avait croisé la veille ni quelqu'un d'habitué à la maison. Peut-être un enquêteur ou un pompier... Qui que ce fut, il était gênant. Et Dieu que Vince regrettait de ne pas être un bon menteur comme Simon!
Une toux rauque lui parvint alors qu'il se cachait derrière le chambranle noirci d'une porte.
- Je sais que t'es là, Vince...
- Ben?!
Il eut à peine le temps de se précipiter que Ben s'écroulait en toussant.
- Mais merde, qu'est-ce qu'il t'arrive?
- Soit béni de ne plus respirer et de ne... pas avoir mon odorat... C'est atroce ici...
- Attends...
Vince le prit à bras le corps et l'entraîna un peu plus loin, dans une toute petite salle à peine touchée par le feu, sans doute parce que complètement vide mis à part quelques écuelles d'eau et de plusieurs aérations proches du plafond.
- Je crois qu'ils entreposaient le bétail ici... d'où l'air frais.
- Ouais... C'est mieux, ici, merci...
Vince allongea Ben à même le sol alors que celui-ci se tenait toujours la main devant le nez et qu'il était secoué par la toux.
- Je suis content de te voir mais qu'est-ce que tu fous ici?
- Je te cherchais... Je t'ai suivi à l'odeur depuis l'aéroport... Et crois-moi, avec cette incendie, j'ai mis la journée et la nuit...
- Comment tu savais que j'étais ici?
- Clara...Sur son message... Bon Dieu, comment tu fais pour rester dans cette puanteur?
- Crois-moi, c'était pire quand ça brûlait encore. Mais... Pourquoi...
- La cendre... La cendre qui s'insinue partout... Il va me falloir des jours pour que ça me parte des narines...
Il éternua violemment.
- Ce... n'est pas moi qui ai fait ça.
- Je sais. Tu ne perdrais pas autant de nourriture pour rien. Je suis content que tu n'ai rien.
- Oh... Je... Ça n'a pas été sans mal. Mais pourquoi es-tu venu?
Mais Ben ne dit pas un mot de plus, se contentant de tousser en se frottant le nez. Pourtant, le cannibale était content, presque heureux. Son loup était venu pour lui et il se sentait apaisé de l'avoir à ses cotés. S'il s'écoutait, il se serait blotti dans ses bras mais les quintes de toux continuaient à le secouer et ses joues en étaient rouges.
- Tu devrais peut-être sortir à l'air libre.
- Non, ça va... Je peux tenir le choc. C'est moins étouffant ici même si les odeurs sont... Merde! Du bétail?
- Le nom pour les humains qu'ils gardent en cage avant de grands repas, si tu vois ce que je veux dire.
- Ce qui explique l'odeur de la peur.
- Ouais... Je ne suis pas vraiment mécontent de leur mort à tous.
- Qui a mis le feu?
- Je sais pas trop... Je l'ai vu mais... Dis? C'est normal qu'un vampire se ballade avec un loup-garou?
Ben haussa un sourcil et le regarda d'un air franchement interloqué.
- Tu parles pour nous, là?
- A part nous.
- Non. Si je n'étais pas un solitaire, on me chasserait pour ça. Rappelle toi que les loups et les vampires ne s'aiment pas en temps normal.
- Donc, ce serait un solitaire.
- Ce serait le plus logique. Attends, c'est un loup et un vampire qui ont fait ça?
- Ouais.
- Tu m'impressionnes.
- Oh non, non... Match nul en fait. Je ne pense pas que j'aurais survécu si j'avais affronté les deux en même temps.
Le loup se mit à soupirer et à se gratter la tête.
- Il vaut mieux, oui...
- Bon, ça ne me dit toujours pas ce que tu fous ici.
- Je te l'ai dit, je te cherchais.
- Mais pourquoi? Je sais que tu ne pouvais pas m'appeler mais j'allais rentrer demain.
- Il fallait que je vienne.
Vince le saisit par la nuque et le força à le regarder dans les yeux.
- Je vais devoir t'arracher chaque mot ou quoi?
- C'est un peu dur à dire.
- Et bien, on est pas rendus... Dis-moi au moins que tu as ramené une gameboy... Ou au moins un jeu de cartes.
Ben secoua la tête en souriant et se cala contre le mur.
- Désolé, vieux...
- N'empêche... Je suis vraiment content que tu sois là.
Ils restèrent silencieux pendant une bonne dizaine minutes, assis l'un à coté de l'autre. Vince souriait vaguement tandis que Ben essayait de s'habituer sans succès aux odeurs, pour lui, méphitiques. Il sentait que Vince s'approchait, tout en restant à distance raisonnable, juste assez pour profiter de sa chaleur sans pour autant le toucher.
- Je crois qu'on est bon pour avoir cette putain de conversation, murmura Ben.
- De quoi tu parles?
- Je sais ce que tu essayes de faire.
- C'est... à dire?
- Tu me dragues.
- Euh, ouais... Et vu la manière dont tu dis ça, ça ne te plait pas...
- Non. Ça ne me fait rien du tout.
Le vampire le regarda avec étonnement tout en se reculant un peu. C'était étrange de se faire rembarrer au final. Douloureux, oui mais moins qu'il ne l'aurait cru.
- Désolé... Je vais arrêter, alors.
- Non, tu ne comprends pas. Ça ne me fait rien. Ni dans un sens, ni dans l'autre. Je n'en suis pas heureux, ni dégouté, rien. Ça fait depuis que je suis un loup-garou que ça dure.
- Oh... Dur...
- Mais... Hier, quand j'ai eu le message de Clara, je n'ai pas eu d'autre choix que d'essayer de te retrouver. Il le fallait. Je ne m'explique pas pourquoi mais il le fallait.
Et c'était bien ça le problème. Au mépris de sa mission et de sa sécurité, il avait passé la journée à suivre la piste froide d'un vampire. Quelque chose n'allait pas et il ne pouvait pas savoir ce que c'était sans retourner auprès de Jones... Qui n'aurait peut-être pas la réponse. Et puis, il y avait l'autre souci.
- En plus... Je l'entend gémir, jour et nuit... Il force mes sens à être au delà du supportable... J'en peux plus, je vais péter un câble...
- Ta bête?
- Ouais. Je crois qu'elle a atteint le seuil. Ou c'est moi qui l'ai atteint, je ne sais pas.
Mû par un sentiment qui lui tordait le cœur, Vince le prit à nouveau contre lui et le sentit soupirer et se détendre un peu.
- On va trouver un moyen, Ben.
- Y'en a pas. La Bête me rend fou. Si je pouvais m'en débarrasser...
- Aucun moyen de l'extirper? Tu serais tellement mieux sans cette purge.
Ben poussa un gémissement de douleur aigu en se prenant la tête. Le grondement du loup dans sa tête était assourdissant, plein de colère et de haine. Il préféra changer de sujet.
- Tu sais pourquoi les loups n'aiment pas les vampires?
- Non, aucune idée.
- Il y fort longtemps, parait-il, les loups-garous étaient chassés par les vampires pour leur sang qui avait si bon goût. Il paraît même que certains loups-garous étaient devenus esclaves...
- Et c'est pour ça que la guerre entre les loups et les vampires a commencée? Pour un repas?
- Ouais...
- Heureusement que je ne peux pas boire de sang chaud, alors...
- Ouais... Le problème n'est pas tellement que les vampires aiment le sang de lycans. C'est plutôt que les lycans estiment que ce genre de repas les privent de leur force. Ce qui est inacceptable.
- Vu à la vitesse où vous vous régénérez, je ne vois pas quel est le souci.
- Moi non plus.
- Dors... On va trouver une solution...
Ben ne se fit pas prier et s'endormit, sentant l'animal en lui accepter enfin de se calmer. Quelle plaie... Quelle plaie de mentir... Quelle plaie d'être venu ici alors qu'il devait avoir plusieurs meutes au train.
Assis sur une sorte de siège en pierre, recouvert de fourrures blanches, Victor regardait avec ennui l'homme qui était en face de lui et qui frappait l'enclume avec une certaine grâce. Ce qui était loin d'être évident quand on pratiquait la ferronnerie. Plusieurs fois, il fut tenté de prendre la parole mais il se souvenait toujours à la dernière seconde qu'il était en présence de quelque chose que personne n'avait vu depuis des siècles. De plus, les coups, qui ressemblaient à la frappe sur une cloche d'airain le ramenaient à l'humilité. C'était suffisamment rare pour qu'il en bouillonne intérieurement en attendant qu'on veuille bien s'occuper de lui. Retour de bâton pour toutes les fois où il avait fait périr d'ennui et d'appréhension ses invités? Peut-être. La créature qui prenait les morceaux de métal fondu à même la lave qui coulait en contrebas de l'enclume était bien capable d'avoir de tels désirs. Cela dit, ce petit rappel à l'ordre ne l'empêcherait pas de recommencer et d'abuser de ce petit jeu, soyons clairs.
- Oh, mais je n'en doute pas un seul instant...
Le forgeron avait cessé ses frappes et enfonçait la gigantesque lame dans un glacier qui siffla et se fendilla, projetant aux alentours un épais brouillard. Évidemment, il était impossible de voir quoique ce soit du forgeron dans ces conditions. Même quand la vapeur n'était pas encore présente, il avait été impossible à Victor de voir un trait distinctif, ou plutôt de s'en rappeler. Perturbant.
- Ce n'est pas que je sois d'une grande timidité mais j'aime bien laisser mes visiteurs sur de fausses impressions.
- Très joliment exécuté.
- Merci, Sigur.
- Et maintenant, puis-je savoir la raison de cette convocation?
La présence se déplaça derrière lui avec un petit rire de gorge qui tranchait avec sa voix de basse. Manifestement, il faisait exprès de changer totalement le ton de sa voix à plusieurs reprises pour totalement dérouter son interlocuteur.
- Ne l'as-tu pas deviné?
- Si je l'avais deviné, ne pensez-vous pas que je me serais abstenu de venir?
- N'aurais-tu pas été poussé par la curiosité?
Ne pas répondre, ne pas répondre... Fichu jeu Fae!
- Pourquoi aurais-je de la curiosité pour une entrevue qui m'ennuie?
- Pourquoi n'en aurais-tu pas eu vu que je suis un inconnu?
- La crainte de l'inconnu m'en aurait peut-être empêché, non?
- Mais peut-être que l'inconnu n'en est pas un et que tu l'as déjà croisé il y a fort longtemps, dans ce cas, ne serait-ce pas une bonne raison de venir?
- Vous allez continuer longtemps?
- Et toi?
- Bon j'abandonne...
le rire, cette fois-ci fut celui d'un petit garçon et la buée se concentra autour d'une silhouette noire qui semblait absorber la lumière, du moins avant que la buée ne devienne une immense toge blanche et argent. Impossible de voir ce qu'il y avait en dessous.
Il y avait trois créatures pour lesquelles Victor acceptait de ne pas faire Sigur. Les trois grandes figures de la Nation Fae, comme les Faes eux-mêmes, ne réfléchissaient pas comme les humains, les loups-garous et vampires et il était impossible de savoir comment ils prendraient telle ou telle situation. Encore que bon... La reine de la Cour d'Été... C'était réglé, sa haine des vampires était proverbiale. La reine de la Cour d'Hiver s'en fichait un peu... Et le dernier, celui qui était en face de lui et qui avait juste laissé un petit mot sur sa table de chevet avec la mention: « je viens te chercher! » avant de l'entrainer dans son royaume. Le plus fantasque des trois, le plus inaccessible et le plus effrayant. Le Prince de la Cour d'Équilibre. Le seul mâle Fae qui avait ce niveau de pouvoir, dirigeant absolu de la plus petite et la plus influente des cours Faes, le Forgeron, Forge, Destin, Le Vieil Homme. Sans doute le seul Fae qui avait vécu si longtemps qu'il marquait l'imaginaire de l'humanité entière sans qu'elle le sache. Tout le monde avait un nom pour lui, sans jamais avoir le vrai. Personne n'aurait voulu manquer une entrevue avec lui... Mais Victor regrettait déjà d'être venu.
- Bien vu, Sigur... Je ne souhaite pas d'alliance et je ne compte donner mon approbation à personne.
- Parfait. Voilà qui est clair.
- Juste te prévenir.
- Mais de quoi? Merde!
Il avait posé une question, ce qui signifiait encore dix bonnes minutes à ne parler qu'en se questionnant. Mais le Prince se contenta de glousser comme une jeune fille.
- Oh, il n'est plus temps de jouer et comme je manque de suite dans les idées, je risque de passer le prochain siècle à ne pas dire ce que je dois dire... Alors autant le dire tout de suite et t'épargner encore de longues et fastidieuses fariboles de ma part.
- Je vous en serais gré.
- Si tu savais comme je suis excité! J'ai mis tant d'années à tout mettre en place, tant de jours à peaufiner sans relâche chaque détail... Et ça va bientôt arriver!
- C'est … merveilleux... Mais en quoi suis-je concerné?
- En tout. En tout, Sigur. N'es tu pas excité?
- Si je savais par quoi je devrais l'être...
- Question inepte. Toute ton existence est basée là-dessus. Enfin, peut-être pas toute, je m'emporte mais... Ah, Sigur... On est toujours excité quand vient la fin de quelque chose. Moi, en tout cas. Cela dit... comment vais-je gérer ça? Oh, je trouverais. Ce n'est pas comme si je devais vraiment m'en inquiéter puisque moi et mes séides ne nous mêleront pas aux destinées de ce monde... Mais toi?
- Quoi, moi?
- Humain tu étais... Il y a très longtemps... Humain, tu redeviendras... Pour eux. Ils sont si... Effrayés, tu ne trouves pas?
- De qui parlez-vous?
- Des humains, bien sur. Avec leur...Science... Leur manie de vouloir tout mettre en petites fiches... Effrayés et effrayants. Il faudra pourtant faire avec puisqu'ils sauront. Très bientôt. Mes Sœurs ont déjà prévu de tout révéler. Une sombre histoire de meurtre... Par les puissances, qu'elles sont prévisibles! Dommage qu'elles n'y survivent pas.
Victor se pencha en avant en fronçant les sourcils. Les Faes ne mentaient pas. Jamais. Leur plus grand jeu: Celui de toujours dire la vérité mais de ne jamais tout dire. Les plus grandes sibylles avaient été influencées par des Faes... Mais ce que lui annonçait le Prince, ce n'était rien de moins que la révélation du Monde de la Nuit au Monde du Jour. Par les deux Reines. Les rouages de son esprit se mirent en marche à toute vitesse. Il y avait tant à faire et très peu de temps...
- Et... Les autres?
- Le Monde de la Nuit, du Rêve, du Possible et l'impossible est si vaste... Tu comptes les prévenir?
- Je ne sais pas.
- Tu devrais. Ils pourraient... T'en être reconnaissant. Enfin, pas tout de suite. Il reste toujours un souci que mes pauvres Sœurs ne veulent ou ne peuvent pas voir... Les idiotes. Enfin... C'est la permanence du Cycle. Tout vit, tout meurt, tout revient à sa place, tout change, sans changer, tout se meut en restant immobile. Il y aura toujours deux Reines et un Prince, il y aura toujours le sommet de la chaine alimentaire humaine, qu'elle se nourrisse de chair ou de sang, il y aura toujours l'antagonisme de la lumière et des ténèbres et toujours, toujours! Il y aura des lois brisées. Toujours. C'est la seule règle immuable. Cependant... Il y a quelque chose en ce monde qui n'a pas sa place et malgré toutes ses tentatives pour se la faire, elle ne réussit qu'à creuser un peu plus l'abîme. Si tu savais comme je suis content d'avoir pensé à la mettre à bas.
- Je suis navré... Je ne comprend pas un mot.
- C'est normal. Tu n'imagines pas à quel point il est pénible de voir s'entremêler les fils et de suivre le trajet chaotique du monde. J'en deviens absurde, je le sais. Ou obscur... très difficile à suivre, ça c'est sur. Enfin. Tout ce préambule pour te dire que la Lame est bientôt prête! Je serais curieux de savoir à quoi elle va ressembler... Une hache? Une lance? Une épée? Une faux, peut-être...?
- La Lame...
Un effroyable pressentiment le saisit et lui glaça l'échine.
- Tu te souviens, maintenant? Parfait! Il est temps de te laisser te rendormir.
- Pardon?
- La vie, Sigur... La vie n'est qu'un songe. Mais quel si beau rêve...
Jamais Sigur ne s'était réveillé aussi vite et en lui laissant une impression aussi néfaste. Même la chaleur douce de Clara contre son flanc ne réussissait pas à le réchauffer. Était-ce vraiment un rêve? Ou encore l'un de ses fichus jeux de Fées?
- Victor...?
- Est-ce qu'un siècle... un seul siècle, je vais avoir enfin l'occasion de vraiment me reposer??
- Bienvenue dans la vie active, chéri... Marmonna la jeune femme en baillant avant de se retourner dans les draps.
La nuit tombait peu à peu... Il pouvait imaginer le soleil disparaître derrière les collines anglaises saupoudrant d'or l'herbe. Combien avant que ces souvenirs là ne disparaissent? Peut-être encore moins qu'il ne le croyait au début. C'était dans ces moments-là qu'il se disait qu'il n'avait pas envie de survivre. Heureusement qu'il tenait dans ses bras la raison qui lui donnait envie de survivre. Plusieurs heures que Ben dormait. Plusieurs heures qu'il s'agitait dans son sommeil et qu'il poussait des soupirs poignants de détresse. Il ne se calmait que quand Vince lui caressait les cheveux. C'était aussi bon que ça faisait mal, surtout quand Ben se pressait contre lui et s'accrochait. Son souffle contre sa peau... C'était une torture. Une si douce torture.
- Mords-moi...
Vince ouvrit les yeux en espérant ne pas avoir entendu. Ou s'être trompé. N'importe quoi... Parce qu'il ne pouvait pas le mordre.
Mais l'homme à ses cotés continuait à agripper à son blouson, semblant vouloir monter sur lui et le serrer d'encore plus prêt. Si Ben ne lui avait pas avoué qu'il ne ressentait rien à son égard, il aurait pu en profiter mais...
- Mords-moi, s'il te plait...
- Attends... Qu'est-ce que...
Ben lui coinça la tête contre son cou, son pouls battant contre les lèvres du vampire.
- J'en peux plus... Il s'insinue en moi, il me fait mal... Libères-moi.
- Attends, Ben... Qu'est-ce que tu racontes?
- Mords-moi, Tues-moi, je t'en supplie... Tu peux faire ça pour moi... Par pitié...
Le vampire eut un coup au cœur. La chaleur le plongeait dans une sorte de torpeur bienheureuse, voire au delà, mais l'idée de boire du sang chaud le dégoutait par avance sans oublier que vivre sans Ben lui semblait au dessus de ses forces. C'était peut-être là, la fin. Il comprenait que Ben ne voulait pas vivre en devenant complètement fou. Lui-même craignait de franchir le seuil et espérait pouvoir s'en rendre compte avant et que son instinct de survie ne durerait plus très longtemps... Qu'il puisse s'endormir pour toujours... Que ça s'arrête, enfin... Il soupira et laissa ses canines s'allonger. Ce serait dur, presque impossible. Mais pour Ben...
- Je t'aime.
Et il mordit de toutes ses forces dans la jugulaire, sentant le sang chaud courir sur sa langue. Il avait du mal à avaler alors il se dit qu'il buvait du poison. C'était son seul moyen de mourir. Boire encore, boire jusqu'à la lie, boire le fiel... Et en mourir. Oublier qu’il était en train de tuer quelqu’un et penser qu’il caressait le seul homme qui avait réussi à le faire regarder ailleurs que le gouffre sous ses pieds. Il y plongerait plus tard. Il serra le corps contre lui plus fort alors que le liquide carmin lui atterrissait dans la gorge au rythme effréné d’un cœur affolé. Au moment où ce rythme ralentit, devenant même erratique, il glissa un regard vers le visage de Ben, un visage devenu pâle dont les yeux d’or s’obscurcissaient jusqu’à devenir d’un brun sombre.
- Enfin...
Vince rejeta le corps de Ben sur le coté alors que quelque chose lui brûlait les veines, une sorte de feu liquide lui dévastant l’intérieur. Il avait envie de hurler mais n’avait plus de voix. Il voulait sortir mais l’impression que des crochets plantés dans sa peau le retenait immobile. Et les émotions… C’était le pire… De la peur, très ancienne, qui lui agressait les narines avec cette odeur acide et insistante. Et il y avait la haine putride et tenace qui lui tordait les entrailles à chaque fois que son regard se portait sur le corps exsangue de Ben. Une joie sauvage aussi et tout aussi dévastatrice.
En un battement de cœur, tout s'arrêta, les hurlements, les odeurs, la haine, surtout la haine... Ne restait que l'apaisement. Respirer... lentement... Calmer son cœur affolé...
- Non...
Il voyait la poitrine de Ben se soulever difficilement, ses doigts se crisper à peine. Encore en vie. Encore en vie...
Il ne prit pas la peine de réfléchir et le saisit à bras le corps. Il ne se rendit pas compte que sous ses pas furieux, l'escalier à moitié brûlé cédait. Il ne se rendit pas compte que les dernières lueurs du soleil lui brûlaient le visage. Il ne se rendit pas compte qu'il avalait les kilomètres dans la nuit tombante. Et il s'en fichait.
C'est comme une tornade qu'il pénétra dans les urgences d'Harefield, après avoir suivi l'odeur de la maladie, et, continuant à serrer Ben contre lui, il se mit à supplier d'une voix brisée et haletante:
- Je vous en prie... Sauvez-le... Sauvez-le!
On lui prit des bras, malgré qu'il s'attache à ses vêtements, malgré qu'il suive les infirmières et le brancard. On le laissa dans la salle d'attente et un interne vint le voir et lui parler. Vince n'entendit pas un mot de qu'il disait. Il ne sentit même pas qu'on lui passait du sérum physiologique sur la joue.
- Vous avez de la chance... Les brulures ne sont pas profondes. Vous ne devriez pas garder de cicatrices.
Vince ne répondit pas. La seule chose qui l'intéressait, c'était l'état de sa victime. On lui avait diagnostiqué une importante perte de sang consécutive à une hémorragie au cou. On était en train de lui faire une transfusion.
- Vous avez une tension correcte. Un peu élevé, peut-être mais vu votre état de stress, c'est normal. Peut-être un décontractant...?
- Pardon?
Vince venait seulement de remarquer que l'interne avait glissé une brassard gonflable autour de son biceps et reprenait son stéthoscope.
- Votre tension artérielle. Vous avez le cœur solide.
- Je... Mon cœur...?
- Je vous laisse. N'hésitez pas à appeler en cas de besoin.
D'une main tremblante, Vince posa trois doigts au pouls de son poignet et se sentit partir quand il sentit les pulsations qui vibraient sous sa peau.
Désormais... Nous sommes Un.