Invaders must die
Le crépitement du feu dans une
cheminée lui apportait toujours un grand réconfort. Dans sa jeunesse, les feux
de cheminée ronflaient, été comme hiver dans toutes les pièces, ce qui
faisaient qu’il régnait toujours une chaleur démentielle dans tout le manoir et
dans les catacombes. Le seul endroit frais était la masure de Maestro Popo, le
garde-chasse, et lui-même n’entrait dans le manoir que contraint et forcé,
suivi de ses chiens qui haletaient comme après une traque de plusieurs heures
sous un soleil de plomb. Le maitre de la ville, Fuoco Da Firenze s’en amusait à
chaque fois, lui qui ne semblait pas souffrir de la fournaise. Dans ses jeunes
années, lui s’était habitué peu à peu à l’implacable chaleur infernale, mais
Domenico n’avait jamais pu. Fuoco voulait deux fils de son sang. Il n’en eut
qu’un seul, l’autre ayant mystérieusement disparu de son monastère où il avait
été relégué en attendant que son frère fasse ses premières armes. Encore
aujourd’hui, après plus de quatre siècles d’errance, La température était un
sujet de discorde entre les deux frères. Dom ne pouvait partager une pièce avec
lui sans périr de chaud et lui avait toujours froid, bien que pour sa part, ce
fut surtout une réminiscence de sa jeunesse humaine. Les vampires ne craignent
ni le froid ni la chaleur. Ils les ressentaient, mais ça ne les incommodait pas
le moins du monde.
Néanmoins, pour permettre une entente cordiale avec son cadet que la fourrure métaphorique condamnait à rester au plus près des courants d’air, Cenere Da Firenze, plus communément appelé Ash depuis que les Firenze avait été exterminés, se contentait d’un feu électronique qui ne dégageait aucune chaleur. Même si les crépitements du bois n’étaient pas tout à fait les bons et qu’il aurait pu les chantonner vu le nombre de fois où il avait entendu cet enregistrement, il s’en contentait. Seule et unique concession qu’il eut pu faire à quelqu’un qui n’était pas vampire, fusse-t-il son frère de sang humain. Ça lui permettait de réfléchir. Mais, Dieu lui en soit témoin, il n’attendait que les temps chauds de l’été pour s’enterrer et dormir le jour en pleine forêt et espérer qu’un inconscient ait laissé un mégot. Plusieurs années auparavant, il s’était réveillé en plein milieu d’un incendie de forêt et s’était senti renaître parfaitement. Enfin… Ce n’était pas le genre de récompense qu’on demandait à l’un de ses employeurs, donc il ne comptait que sur le hasard et la bêtise des hommes pour avoir son feu.
Domenico entra en silence dans la pièce centrale de leur refuge en plein cœur de la Toscane. Comme toujours, le loup ne faisait pour ainsi dire aucun bruit. Quant à savoir si c’était un reliquat de son existence monacale ou bien l’instinct du prédateur… Pourtant, Ash le percevait toujours, dès qu’il rentrait dans son « cercle de responsabilité », autre nom pour le sens supplémentaire des vampires qui leur permettaient d’avoir une idée instinctive de ce qui se passait autour d’eux dans un cercle plus ou moins grand, sans que les sens communs ne puissent l’expliquer. Mais, en règle générale, Domenico restait invisible pour la plupart des autres vampires.
- L’élimination de Stockholm risque de poser plus de problèmes que celle de Londres… Ils ne sont pas au courant pour nous, mais la guerre du Premier les a poussés à renforcer les défenses.
- À ce point ?
- On se croirait à la maison…
Dom parlait toujours d’une voix douce et un peu rêveuse quand ils étaient seuls, comme s’il craignait de briser quelque chose de très fragile en parlant trop fort. Quant au « On se croirait à la maison », en tant que possible fils, il avait eu un aperçu de ce que Florence était capable de faire en matière de protection. Les éliminations préventives étaient légion et c’était le travail de l’exécuteur. Ce qu’il aurait dû être.
- Si je pouvais entrer en contact avec la meute toute proche…
Ash frappa d’un coup sec sur le cuir du vieux canapé.
- Oublies-tu qu’ils te tueraient dès qu’ils te verront ? Tu es un loup paria !
- Je peux sans doute vendre ma liberté et mon retour contre ta protection… Stockholm est la dernière de nos proies. Quelle importance, après ?
- Je ne me soumettrais pas, Dom.
- Moi non plus. Mais nous ne serons plus utiles après… Alors… Autant disparaître… Ce monde n’a pas besoin de deux vengeurs qui trainent une haine depuis des siècles, mon frère.
- Quoi… Toi, le catholique, tu proposes le suicide ?
- Non, bien sûr que non. Juste nous soumettre à la justice de Dieu.
Le vampire soupira en écartant les mèches blondes et cuivrées de son visage. Il n’y avait que devant Domenico qu’il acceptait de montrer ses cicatrices qui lui couraient du cou jusqu’au sourcil droit. Et encore, sous sa chemise et son pantalon droit, c’était bien pire. Mais Dom les connaissaient bien et jamais il n’avait paru dégouté.
- Laisses-moi deviner… La lumière du soleil pour moi ? et pour toi ?
- L’eau purificatrice. N’importe quel océan suffira. Ou même une mare, quelle importance.
Pour qu’un catholique parle de suicide en essayant de faire passer pour de la rédemption, l’affaire devait être sérieuse.
- Dom… Qu’est-ce qui ne va pas ? Et ce n’est pas lié au fait que nous touchons au but. Dis-moi la vérité.
Le loup leva ses beaux yeux bleus sur le visage de son frère et les baissa aussitôt. Comme il le faisait toujours. À part à de très rares occasions, Domenico ne regardait personne dans les yeux.
- Je suis vieux. Mon corps est toujours celui d’un jeune homme, comme quand ce loup m’a attaqué, mais je suis très vieux. Je suis fatigué de cette vie.
- Tu m’abandonnes… ?
- Ce n’est pas ça. Tu… Je… Tu l’as dit toi-même : je suis un loup paria et je crois que… mon loup dépérit sans meute.
- Non… Non, non !
Ash se leva comme une furie et saisit son frère par le col pour rapprocher leurs deux visages et lui montrer les crocs.
- Je t’interdis de m’abandonner, tu entends ! Tu es à moi ! Tu es mon frère et je ne te laisserais jamais à qui que ce soit d’autre que moi !
Il ponctuait chacune de ses phrases par une bourrade et un rugissement rauque devant un loup qui ne bronchait pas.
- Je sais tout ça. Je ne veux pas t’abandonner, mais… je suis épuisé. (il baissa la tête davantage.) Pardon…
Son frère… tellement soumis, tellement tendre et tellement incapable de s’occuper de lui tout seul. Mais il devait bien avouer lui aussi qu’il commençait à se lasser de courir partout pour chercher les coupables d’une décapitation bien méritée, certes, mais l’esprit de famille avant tout. Fuoco, son épouse, Fiamma, et les autres comme Incendio, Ardore… Il n’avait connu qu’eux comme véritable famille, mis à part son frère de sang, acheté en même temps que lui, mais trop jeune ou trop fragile pour véritablement intéresser les vrais maîtres de Florence. Il avait été vendu comme un esclave et son propriétaire, à moins que ce ne fût son vrai père, qui sait, n’avait pas douté un seul instant que les petits garçons auraient une fin rapide et horrible. Ce fut l’inverse. Ils avaient tous deux dépassé la moitié du millénaire et pour Ash, ses jeunes années avaient, certes dures, mais elles avaient réservé un sacré lot de nuits heureuses.
Jusqu’à ce que six cannibales ne posent le pied sur le sol pavé de Florence… Alors, oui, les Firenze avaient été des hôtes vampiriques lamentables, des despotes à leur manière et la belle Fiamma, l’épouse légitime du Maître Fuoco avait eu son lot d’atrocités bien sanglantes qui marquaient les esprits durablement. Ou les auraient marqués s’il y avait eu plus de témoins. C’était elle qui avait convaincu son époux de mettre Domenico dans un couvent pour qu’elle puisse s’amuser quand serait venu sa majorité. Rétrospectivement, Ash remerciait le ciel d’avoir mis un loup-garou sur la route de son petit frère et qu’il se sente forcé de fuir un monde qui n’était plus le sien. Il avait vu Fiamma en action, il lui avait servi d’escorte et même s’il s’était bien amusé, il aurait peu apprécié de reconnaître son petit frère dans l’orgie.
Son petit frère qui ne l’avait jamais oublié et qui l’avait même sauvé des cannibales. Son petit frère qui s’était raccroché à la seule chose qui pouvait le soutenir alors que lui poussaient des crocs de loup, lui.
Et il ne suffisait plus.
Ash aurait voulu continuer à hurler et à menacer, pour ensuite se remettre à donner des ordres, encadrer son frère. Mais, lui aussi avait senti l’érosion du temps sur sa peau de vampire. Lui aussi se sentait de plus en plus vide. Alors, il prit Domenico dans ses bras et se demanda s’il n’allait pas accepter, enfin, de laisser tout ça derrière eux.
La sonnerie stridente de son portable l’empêcha de parler puisque Dom s’était écarté, les dangereuses lueurs fauves de son regard s’étant allumés pour parer à tout danger. Il s’apprêtait à envoyer paître son interlocuteur quand la voix grondante de celui-ci l’interrompit en le glaçant jusqu’aux os.
- Signor Da Firenze… Vous m’avez pris une proie.
Même Domenico, qui pourtant réagissait avec un sourire angélique aux pires menaces eut un mouvement de recul.
- Comment… Comment connaissez-vous ce numéro ?
- Aucune importance. Vous m’avez volé une proie.
Ash articula silencieusement le mot « Cannibale » pour Dom qui secoua la tête et lui murmura à l’oreille que la voix n’était pas la même.
- Peut-être. Mais le monde est plein de proies, je suis sûr que vous en trouverez une bien mieux… Dit-il en affectant de croire qu’il s’agissait d’un humain ou quelque chose du même acabit.
- Mieux que la Cour de Londres… ? J’en doute. C’était une proie fort juteuse et fort agréable au palais. Que vous avez honteusement laissée brûler. Votre maitrise de la cuisson me laisse pantois.
- Bon… Qu’est-ce que vous voulez ? Que je vous donne une autre proie en échange ? Je vous laisse Stockholm. C’est une proie aussi juteuse et agréable.
- Je me moque de votre vendetta, Signor Da Firenze. Et vos proies m’indiffèrent. Vous avez tué sans mon autorisation et vous me devez une mort.
- Si vous me voulez, va falloir me chercher. Je compte pas me rendre comme ça.
- Vous, non. Mais je suis sûr que le Loup qui nous écoute serait prêt à mourir pour vous. N’est-ce pas ?
Les deux frères se regardèrent avec la même terreur dans le regard. Domenico avait toujours fait attention à se faire passer pour un humain, un simple servant aux ordres exclusifs d’un vampire de passage. Il y en avait, c’était loin d’être aussi rare qu’on aurait pu le croire. Le loup essaya de chercher qui aurait pu le démasquer et ne trouva personne d’autre que le cannibale qui l’avait mordu. Il s’apprêta à demander où il devait se rendre quand Ash le stupéfia :
- Vous ne touchez pas à un seul de ses cheveux ! Nommez une autre proie parce que celle-là, vous ne l’aurez jamais !
- L’ais-je nommé ? Ais-je cité le nom de Domenico Fartella ? ou celui de Fra Angelico ? Non. Votre frère, aussi charmant soit-il, n’étanchera pas ma soif.
- Alors qu’est-ce que vous voulez, bordel ?
- Je vais vous donner un nom. Un seul. Charge à vous de le traquer, de lui faire sentir votre souffle sur sa nuque. Je veux qu’il panique, je veux qu’il souffre et je veux qu’il meure.
Ash expira un ricanement méprisant.
- Ce n’était pas nécessaire de me menacer, j’aurais pris ce contrat en échange de quelques informations.
- Vous l’auriez mal fait. Vous auriez bâclé le travail pour pouvoir revenir à votre vengeance au plus vite. Et n’oubliez pas une chose : c’est une punition aussi pour vous. Soyez heureux que je n’exige pas votre loup en prime. Plus je sens votre attachement pour lui, plus j’ai envie de vous le prendre.
- Donnez ce fichu nom et qu’on en finisse !
- Quelle impatience… Alors que je commençais presque à nous imaginer devant un verre de vin.
- Pas moi…
- Votre cible est disponible pendant une semaine. Au-delà, c’est votre loup que je tuerais. Une seule semaine où vous allez lui faire connaître l’enfer. La dernière fois qu’on a su où il était, c’était… Pas très loin de votre dernier bûcher des vanités. Il se nomme Benedict Whitehall, et je veux sa tête sur mon bureau.
Retour à Londres. Vince s’apercevait qu’il n’aimait pas plus Londres qu’il n’aimait Paris. Il avait réussi à négocier avec Simon une semaine pendant laquelle il serait hors radar. Juste de quoi dire à Victor qu’il était vivant et qu’il allait bien, pour la localisation, hors de question. De toute façon, il savait qu’il lui avait menti. Il s’en était aperçu au moment où il finissait sa phrase. Il ne rentrerait pas au Bagis, il ne rentrerait pas dans le giron des vampires. Il allait disparaître. Il savait que les loups solitaires étaient très mal acceptés. Alors que dire d’une chose qui n’était pas vraiment un loup et qui en plus était un vampire ? Et rien que ça lui donnait des sueurs froides et lui faisait sentir que sa vie serait très seule et que c’était définitif.
Moi, je serais toujours avec toi…
Vince se raidit et commença à enfoncer dans sa paume la pointe de la bague gothique qui lui recouvrait le petit doigt.
J’ai rien dit ! J’ai rien dit… je m’excuse…
- Je préfère…
Ça aussi ça lui donnait des sueurs froides. Pas que le loup lui parle… Une fois qu’il avait admis avoir un loup dans le corps, il se doutait bien que celui-là, qui avait pourri l’existence de Ben, qui lui grondait dans l’oreille et qui le privait de beaucoup de choses, se rappellerait souvent à sa connaissance. Mais il s’était attendu à autre chose qu’à la voix d’un gamin apeuré d’être puni et abandonné dans un placard. Il s’était attendu à la même chose : A une bête qui lui rampait sous la peau menaçant de la déchirer en grondant. Rien de tout ça. La bestiole restait silencieuse la plupart du temps sauf à de rares exceptions où il lui échappait une phrase craintive ou…
Oui, un mot d’amour.
- Merde.
Il sentit la bestiole se tendre pour parler, pour savoir ce qui le perturbait, mais qui se plaquait métaphysiquement les deux mains sur la bouche pour s’empêcher de prononcer un mot. Le vampire allait sans doute le regretter, mais il s’adossa contre un abri de bus et prit son téléphone pour faire semblant de téléphoner. Inutile qu’on le prenne davantage pour un fou. Déjà qu’il sentait le changement dans les regards de ceux qu’ils croisaient… Pourtant, extérieurement, aucune modification visible. Même ses crocs de vampire étaient toujours là.
- Bon, je t’écoute.
Aucune réponse. Simplement ce même geste de se plaquer les mains sur la bouche et de s’empêcher de parler. Vince soupira et se demanda mentalement d’avoir beaucoup de patience.
- J’ai dit que je t’écoutais, alors parle.
Je peux… ?
La voix mentale qui lui provenait du fin fond de son crâne était à moitié apeurée et à moitié méfiante. Ce qui était normal vu que le vampire n’avait pas vraiment ménagé son colocataire involontaire… Qui n’était sans doute pas plus ravi que lui de cohabiter.
- Écoute… Je suis désolé. Je… Ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi d’être bloqué dans cette situation.
Tu te trompes. J’en suis bien plus heureux que toi. Et ça me fait mal.
- Comment ça peut te faire mal ?
Je veux te soigner. Je ne peux pas.
- Bon, bref. Je sens que je fais une connerie, mais… Qu’est-ce que tu veux ?
Courir, traquer, manger, te soigner.
- C’est tout ?
Le reste… Je ne peux pas te le demander. Même si j’en ai envie.
- Dis toujours.
Non. Tu ne vas pas bien. Ça ne t’aidera pas.
- C’est sûr que si tu parles de faire du mal à Ben…
NE PRONONCE PAS SON NOM !!
Le grondement qui envahit son crâne le força à lâcher le téléphone et à se laisser choir au sol pour se saisir les tempes. Une migraine foudroyante qui ne se termina que lorsqu’un badaud lui toucha l’épaule et lui demanda s’il allait bien.
Pardon… pardon… Je voulais pas… Je suis désolé…
- C’est bon… Ça va aller…
Le badaud en question s’enfuit dès que Vince commença à se relever et à prendre son portable.
Lapin.
- Quoi ?
C’est un lapin. Juste bon à amuser les louveteaux.
- Tu parles de…
Le vampire ne finit pas sa phrase de crainte de se retrouver avec une autre migraine.
Non. Lui, c’est pire. Je parle de la proie qui s’enfuit.
- Euh… il est venu m’aider.
La curiosité des rongeurs… lamentable.
- C’est moi ou tu as des idées bien arrêtées ?
Obligé. On ne survit pas si on doute. On se fait manger.
- Et bien… Ça a le mérite d’être clair. Bon… Écoute… Nous sommes coincés ensemble, c’est un fait et je ne pense pas qu’on puisse revenir en arrière.
C’est vrai.
- Quoi… Qu’est-ce qui est vrai ?
On ne peut pas revenir en arrière. Je ne veux pas revenir en arrière. Je ne veux pas revenir là-bas… Je ne veux pas… Je ne veux pas, je ne veux pas !
- Oh ! On se calme, OK ? J’ai aucune envie que tu ne te remettes à paniquer, d’accord… ? Tu te calmes…
Pardon…
- Bien… Sérieusement, arrêtes de me faire peur comme ça. Cela dit, je comprends mieux pourquoi ça n’a pas fonctionné avec… Lui.
Je ne lui faisais pas peur.
- Oh, arrête…
Je t’assure. Je ne lui faisais pas peur. C’est… lui qui me fait peur. Ne lui fais pas confiance.
- Bon… On va avoir un gros problème, là.
Je sais. C’est une mauvaise chose. Ça va te faire du mal.
- Permets-moi d’en douter. B… Il est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis… mon accident. Donc… Comment on fait, sachant que je le veux et que toi tu peux pas l’encaisser ?
Un gémissement plaintif se fit entendre. Contrairement au grondement qui lui retournait les neurones dans tous les sens, ce son-là lui mettait une boule d’angoisse dans le ventre et Vince se mit à penser qu’il n’aurait jamais dû commencer à écouter ce fichu loup… parce qu’il avait de la pitié pour lui, maintenant. Et il ne fallait pas qu’il ait pitié… Cette fichue bestiole avait fichu la vie de Ben en l’air, non ?
Le gémissement se stoppa net quand une odeur familière, alors qu’elle ne devrait pas l’être, lui frappa les narines. Vince se retourna lentement, de façon à analyser les auras qui l’entouraient, plutôt furieux de constater que dans son esprit, les humains étaient facilement catalogués comme lapins. Il y avait une seule aura qui se détachait. Assez nettement d’ailleurs. Empreinte de violence contenue et de détermination. Et d’interrogation.
Meute.
- Quoi ?
Meute. Oh… c’est mauvais. Ce n’est plus notre meute.
- Et… Comment ça ? Je comprends plus rien, là… Qu’est-ce qu’on fait ?
Mais le loup resta muet quelques secondes en contemplant le nouveau venu. Vince se doutait qu’il ne répondrait plus alors il rangea le téléphone dans sa poche, étrangement serein. Le nouveau venu était banal. Pas très grand, pas très musclé, les cheveux blonds filasse et vêtu très en dessous des normales saisonnières. Il eut un mouvement de tête sur le côté et renifla en papillonnant des paupières. Il doutait parce que les odeurs étaient contradictoires et qu’il ne savait plus quoi faire. L’homme carra les épaules en une attitude qui fit que les rares personnes autour de lui s’éloignèrent encore plus. Mais Vince ne ressentait pas de menace contre lui. Juste une impression diffuse selon laquelle le type en face essayait de l’impressionner. Ce qui était stupide. Encore un mouvement de tête, cette fois-ci en se grattant deux fois l’oreille. Une tentative de communication… ?
- Sincèrement, Loupiot… Ce serait sympa que tu m’aides… Marmonna le vampire entre ses dents.
… Loupiot… ?
- Je sais pas comment t’appeler.
D’accord… Il faut partir, vite.
- Pourquoi ?
Je t’en prie, ne discute pas. Je préfère éviter une confrontation qui ne nous apporterait rien.
Malheureusement, Vince devait bien admettre que le loup avait raison. Ce n’était vraiment pas le moment de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de la situation. Il se retourna calmement et partit dans l’autre sens. Sans qu’il comprenne pourquoi, son colocataire lui envoyait des ondes de contentement. Mais de toute façon, Vince refusait de montrer qu’il était inquiet et même concerné par le regard interrogatif du type derrière lui. Type qui le suivait à distance, mais assidument, tout en émettant une odeur étrange. Une odeur qui servait encore une fois à impressionner. C’était perturbant, mais le vampire se refusait à tourner la tête pour voir ce qu’il en était.
Très bonne attitude.
- Ce qui signifie… ?
Que tu te fous de lui. Il ne t’intéresse pas.
- Et… C’est le cas ?
Bon. Inutile de prendre la peine de se coller le portable à l’oreille. Déjà parce qu’il aurait une main prise, ce qui était une bêtise quand on était en situation potentiellement dangereuse et ensuite parce qu’il se fichait de passer pour un fou.
A… moins que tu ne le veuilles… ? Mais moi, il ne m’intéresse pas. Pas assez dominant.
- Attends… c’est ça qu’il essaye de faire… ? d’être le… dominant ?
Évidemment.
- Donc… s’il ne m’impressionne pas, c’est que je suis le meilleur.
Non. Nous sommes en dehors de ça.
- Et il va faire quoi ?
Nous attaquer, s’il veut défendre le territoire. Mais je pense plutôt qu’il va nous suivre jusqu’à ce que nous en sortions. Il doute de ce que nous sommes.
- Et tant qu’il doute, il ne risquera pas sa peau contre moi.
Exactement.
Vince se permit un petit sourire. Peut-être que ce fichu loup lui mentait et le manipulait, mais il ne pouvait s’empêcher de trouver sympathique sa façon de penser. Il l’isolait peut-être des autres loups, mais ça lui convenait. Il ne voulait pas parler aux autres, juste trouver Ben et voir ce qui en découlerait. Peut-être que Ben aussi avait eu un rejet total du loup parce qu’il avait été atrocement choqué de sa transformation. Lui-même n’avait pas été un modèle vampirique et continuait, Victor excepté, à les considérer d’abords comme des monstres, puis comme des proies potentielles et enfin, éventuellement et très rarement comme de possibles interlocuteurs. Peut-être qu’il pourrait réconcilier Ben avec son loup. Peut-être.
Il se stoppa soudainement.
- Attends une minute. Tu as dit que… Ce n’était plus notre meute.
Oui, ce n’est plus notre meute.
- Mais ça l’était.
Oui. Avant toi.
- Ben faisait partie d’une meute…
Le grondement était moins fort que le précédent. Il ne lui causa qu’un léger inconfort qui se réverbéra dans tout son crâne sans laisser de douleur avant que le loup ne se retire en s’excusant. Pourquoi diable Ben avait prétendu être un loup paria ? Pourquoi était-il venu tout seul en France alors que le reste de sa meute était ici, à Londres, et que d’après les rumeurs, elle y était tellement bien implantée qu’elle en avait chassé les vampires. En fait, la seule question qui l’obsédait était : Pourquoi Ben lui avait menti ?
Il se rapproche…
Oui, ça, Vince le sentait. L’odeur de viande fraiche et de fourrure était plus forte à mesure que l’homme derrière lui rattrapait son retard. Il sentait aussi une certaine forme de triomphe et l’anticipation de quelque chose. Et Vince s’en fichait. S’ils avaient été dans une zone dégagé, il aurait déjà envoyé l’autre bouler. Mais trop d’humains. Trop de bruit et trop d’yeux pouvaient se poser sur eux. La seule chose qui hantait son esprit était que Ben lui avait menti.
Il se rapproche !
De la meute, hein? Victor lui avait toujours dit de ne jamais gâcher une occasion quand elle se présentait. Ne jamais négliger une information d’où qu’elle vienne. Quitte à l’obtenir contre le gré de quelqu’un d’autre.
Je ne l’aime pas beaucoup, mais… il n’est pas méchant. Un peu stupide, oui, mais pas méchant… Ne lui fais pas de mal…
Vince tourna légèrement la tête, juste pour avoir l’autre loup dans son champ de vision. Celui-ci avait ralenti son pas et s’arrêta à deux pas du vampire. Il sentait l’odeur piquante de la peur et l’amertume du doute, ce qui recouvrait presque son parfum de fourrure.
Tu… lui fais peur. Lui murmura le loup, non pas pour l’empêcher de faire quoique ce soit mais une simple constatation stupéfaite. Je n’ai jamais fait peur auparavant…
- Mais qu’est-ce que tu es ? Marmonna le loup anglais.
Les odeurs contradictoires devaient être plus fortes maintenant qu’il n’y avait plus que deux pas entre eux. Loup ? Vampire ? Autre chose, mais quoi ? Pourquoi la cendre humaine et pourquoi l’odeur du chêne en été ? Pourquoi ces deux parfums se mêlaient en un seul être qui le regardait du coin de son œil de glace polaire et qui esquissait un lent sourire en le voyant perdre pied. Il le vit à peine bouger les lèvres quand son chuchotement lui parvint aux oreilles.
- Ou est Ben ?
Le loup recula d’un pas. Si l’attitude était détendue et même un peu trop confiante pour être honnête, la voix, elle, douce au début et caressante finissait en une sorte de grondement étouffé. Trois mots qui étaient devenus sensuellement menaçants. Le pauvre loup ne savait plus s’il devait prendre ses jambes à son cou ou s’approcher plus près pour entendre l’homme en face de lui lui murmurer n’importe quoi dans l’oreille. Il opta pour la première solution parce qu’il n’avait aucun goût pour les hommes, ça le répugnait même, et parce que c’était un loup inconnu. Aucune raison de faire confiance à un loup inconnu… surtout quand la courbe de son sourire révéla une canine acérée et bien trop longue pour une dentition humaine. Il courut dans l’autre sens.
Pour sa part, Vince ressentait une onde de chaleur le traverser avec un curieux petit ronronnement de contentement.
- Ça t’a plu… ?
Je ne devrais pas… mais oui, beaucoup.
- Bon… On le poursuit ?
Jouer… ?
- Oui, jouons un peu.
Il s’élança à la suite du loup avec une certaine joie, sans comprendre pourquoi. Il s’engagea dans le métro londonien, grignotant l’avance du loup à chaque pas. Celui-ci ne courait pas aussi vite que lui. Ils passèrent devant les usagers et descendirent dans la fosse. Le loup de Vince lui murmurait les indications au fur et à mesure avec une petite voix malicieuse. Oui, l’anglais essayait de le perdre et comptait sur sa méconnaissance de la ville. Manque de chance, Vince trichait. Et sa proie laissait une aura brillante. Même quand trois rames de métro passèrent si près d’eux, alors qu’ils étaient collés sur la paroi pour éviter de se faire happer, le vampire continuait à arborer son petit sourire prédateur et le loup à le dévisager avec stupeur. Cela dit, Vince n’approuvait pas trop qu’on se mette à courir dans les tunnels du métro. Entre les stations, ça allait : personne pour les voir. Mais dès qu’ils rentraient dans une station bien éclairée et encore bien pleine de monde, ils se sentaient obligés de ralentir un peu en se disant que quelqu’un allait bien finir par appeler les flic en voyant deux crétins qui se couraient après en sautillant sur les rails.
A gauche. Murmura soudainement le loup.
- Mais il va tout droit.
Va à gauche. Je sais où il va, on prend un raccourci.
Tout en se faisant la réflexion que son loup prenait de l’assurance, Vince s’engagea donc à gauche, dans une sorte de couloir de service qui devait être désaffecté. Pendant cinq bonnes minutes, il ne ressentit plus la présence de sa proie et commença à s’inquiéter. Peut-être que le loup anglais avait changé son itinéraire ? À moins que son propre loup ne se soit trompé ? Ou ne le trompe… ?
Fais-moi confiance.
Au moment où les mots roulaient dans sa conscience, la présence du loup anglais se fit perceptible. Vince étouffa un sourire triomphant et lui fonça dessus pour l’attraper à bras le corps et chuter avec lui sur le sol poussiéreux. Il se releva en un mouvement souple et dit avec un sourire impertinent :
- Je peux avoir la réponse à ma question maintenant ?
Le loup-garou se releva en se tenant les côtes et en marmonnant une vague insulte. Il croisa à nouveau les yeux de Vince et leva une main en demandant.
- Je vais répondre… Juste… deux minutes…
Mensonge.
- Sincèrement, si tu espères t’enfuir, la prochaine fois que je t’attrape, je vais blesser autre chose que ta dignité, Lapin ! Minute... Comment tu peux savoir s'il ment ou pas?
Son cœur qui bat selon la mélodie du mensonge.
- D'accord... Je vais supposer que ça a du sens. Et sinon, ma réponse?
- Va te faire foutre, sale monstre. T'es de son ancienne meute, ou quoi?
Vince battit des paupières rapidement en entendant le loup-garou lui cracher ça.
Évite de lui mentir. Il le saura.
- Qu'est-ce que ça te peut te faire? Je veux juste ma réponse.
- Tu l'auras pas de moi!
Le loup de Londres se remit à courir dans l'autre sens, manifestement pas plus en mauvais état qu'auparavant. Le vampire émit un grognement de dépit tandis que le loup en lui soupirait.
Au moins, il est loyal... Je ne peux pas lui retirer ça.
- C'est quoi cette histoire d'ancienne meute?
Il... a fait partie de trois meutes avant celle de Londres.
- Trois meutes...? Mais il s'est passé quoi?
Toutes décimées... J'ai... eu si mal. À chaque fois qu'une meute mourrait, la Cage se resserrait autour de moi...
- Du calme... Mais trois meutes... en si peu de temps...
Tellement de saisons ont passé. J'ai vu tellement de guerres. Je suis plus vieux que tu ne le crois.
- Donc... Lui aussi.
Oui. Je suis désolé.
- Bon, passons. Tu as toujours la trace du lapin qui nous a échappé?
Lapin est une insulte.
- Ça t'empêche de retrouver sa trace?
Non. Tunnel de droite... Mais...
- On est partis.
Sans plus entendre la voix intérieure qui ne trouvait plus la situation si drôle que ça, le vampire s’élança dans le tunnel de droite, laissant ses propres sens de cannibale suivre l’aura du loup. Une aura moitié déterminée et moitié apeurée. Peut-être une once d’espoir, mais Vince n’en jura pas. Même s'il grignotait l'avance de l'autre sans que sa respiration ne s'accélère, le vampire devait admettre qu'il n'était pas tranquille. Une impression oppressante qui le gagnait peu à peu comme s'il se précipitait dans un piège. La sensation qu'on le regardait, aussi. Les ombres qui les entouraient n'étaient pas toutes naturelles, mais impossible de voir vraiment ce qu'il en était, même en faisant taire son loup pour se concentrer sur les auras. Inutile. Les ombres se resserraient, inexorablement.
Vince freina en dérapant sur un rail. Le loup-garou devant lui s'était stoppé et essayait péniblement de retrouver son souffle. Merde! Sur quelle distance avaient-ils couru? Ou étaient-ils? Les autres loups garous qui étaient cachés jusque-là sortirent des ombres. Une petite dizaine à vue de nez. Aucun n'était vraiment une menace et Vince sentait une certaine nostalgie l'envahir. Sans doute son loup qui reconnaissait sa meute, mais qui ne pouvait pas se tendre vers eux. Par peur d'être rejeté, sans doute parce qu'il était un inconnu. Ce sentiment dura jusqu'à ce qu'un homme de grande taille à la peau noire saute lui aussi au sol. Celui-là provoquait une curieuse sensation d'écrasement. Tout le monde paraissait petit à côté de lui, sans doute parce qu'ils se tassèrent tous un peu quand il passa à côté d'eux. Et à aucun moment ils ne levèrent le regard sur lui. Sauf Vince qui le regardait bien droit dans les yeux, sans aucune peur.
C'est l'Alpha.
Le Vampire se contenta de légèrement sourire en une attitude qui n'était pas provocante, mais qui proclamait qu'il refusait de se soumettre.
j'espère que tu as une bonne raison d'être venu ici...
Néanmoins, pour permettre une entente cordiale avec son cadet que la fourrure métaphorique condamnait à rester au plus près des courants d’air, Cenere Da Firenze, plus communément appelé Ash depuis que les Firenze avait été exterminés, se contentait d’un feu électronique qui ne dégageait aucune chaleur. Même si les crépitements du bois n’étaient pas tout à fait les bons et qu’il aurait pu les chantonner vu le nombre de fois où il avait entendu cet enregistrement, il s’en contentait. Seule et unique concession qu’il eut pu faire à quelqu’un qui n’était pas vampire, fusse-t-il son frère de sang humain. Ça lui permettait de réfléchir. Mais, Dieu lui en soit témoin, il n’attendait que les temps chauds de l’été pour s’enterrer et dormir le jour en pleine forêt et espérer qu’un inconscient ait laissé un mégot. Plusieurs années auparavant, il s’était réveillé en plein milieu d’un incendie de forêt et s’était senti renaître parfaitement. Enfin… Ce n’était pas le genre de récompense qu’on demandait à l’un de ses employeurs, donc il ne comptait que sur le hasard et la bêtise des hommes pour avoir son feu.
Domenico entra en silence dans la pièce centrale de leur refuge en plein cœur de la Toscane. Comme toujours, le loup ne faisait pour ainsi dire aucun bruit. Quant à savoir si c’était un reliquat de son existence monacale ou bien l’instinct du prédateur… Pourtant, Ash le percevait toujours, dès qu’il rentrait dans son « cercle de responsabilité », autre nom pour le sens supplémentaire des vampires qui leur permettaient d’avoir une idée instinctive de ce qui se passait autour d’eux dans un cercle plus ou moins grand, sans que les sens communs ne puissent l’expliquer. Mais, en règle générale, Domenico restait invisible pour la plupart des autres vampires.
- L’élimination de Stockholm risque de poser plus de problèmes que celle de Londres… Ils ne sont pas au courant pour nous, mais la guerre du Premier les a poussés à renforcer les défenses.
- À ce point ?
- On se croirait à la maison…
Dom parlait toujours d’une voix douce et un peu rêveuse quand ils étaient seuls, comme s’il craignait de briser quelque chose de très fragile en parlant trop fort. Quant au « On se croirait à la maison », en tant que possible fils, il avait eu un aperçu de ce que Florence était capable de faire en matière de protection. Les éliminations préventives étaient légion et c’était le travail de l’exécuteur. Ce qu’il aurait dû être.
- Si je pouvais entrer en contact avec la meute toute proche…
Ash frappa d’un coup sec sur le cuir du vieux canapé.
- Oublies-tu qu’ils te tueraient dès qu’ils te verront ? Tu es un loup paria !
- Je peux sans doute vendre ma liberté et mon retour contre ta protection… Stockholm est la dernière de nos proies. Quelle importance, après ?
- Je ne me soumettrais pas, Dom.
- Moi non plus. Mais nous ne serons plus utiles après… Alors… Autant disparaître… Ce monde n’a pas besoin de deux vengeurs qui trainent une haine depuis des siècles, mon frère.
- Quoi… Toi, le catholique, tu proposes le suicide ?
- Non, bien sûr que non. Juste nous soumettre à la justice de Dieu.
Le vampire soupira en écartant les mèches blondes et cuivrées de son visage. Il n’y avait que devant Domenico qu’il acceptait de montrer ses cicatrices qui lui couraient du cou jusqu’au sourcil droit. Et encore, sous sa chemise et son pantalon droit, c’était bien pire. Mais Dom les connaissaient bien et jamais il n’avait paru dégouté.
- Laisses-moi deviner… La lumière du soleil pour moi ? et pour toi ?
- L’eau purificatrice. N’importe quel océan suffira. Ou même une mare, quelle importance.
Pour qu’un catholique parle de suicide en essayant de faire passer pour de la rédemption, l’affaire devait être sérieuse.
- Dom… Qu’est-ce qui ne va pas ? Et ce n’est pas lié au fait que nous touchons au but. Dis-moi la vérité.
Le loup leva ses beaux yeux bleus sur le visage de son frère et les baissa aussitôt. Comme il le faisait toujours. À part à de très rares occasions, Domenico ne regardait personne dans les yeux.
- Je suis vieux. Mon corps est toujours celui d’un jeune homme, comme quand ce loup m’a attaqué, mais je suis très vieux. Je suis fatigué de cette vie.
- Tu m’abandonnes… ?
- Ce n’est pas ça. Tu… Je… Tu l’as dit toi-même : je suis un loup paria et je crois que… mon loup dépérit sans meute.
- Non… Non, non !
Ash se leva comme une furie et saisit son frère par le col pour rapprocher leurs deux visages et lui montrer les crocs.
- Je t’interdis de m’abandonner, tu entends ! Tu es à moi ! Tu es mon frère et je ne te laisserais jamais à qui que ce soit d’autre que moi !
Il ponctuait chacune de ses phrases par une bourrade et un rugissement rauque devant un loup qui ne bronchait pas.
- Je sais tout ça. Je ne veux pas t’abandonner, mais… je suis épuisé. (il baissa la tête davantage.) Pardon…
Son frère… tellement soumis, tellement tendre et tellement incapable de s’occuper de lui tout seul. Mais il devait bien avouer lui aussi qu’il commençait à se lasser de courir partout pour chercher les coupables d’une décapitation bien méritée, certes, mais l’esprit de famille avant tout. Fuoco, son épouse, Fiamma, et les autres comme Incendio, Ardore… Il n’avait connu qu’eux comme véritable famille, mis à part son frère de sang, acheté en même temps que lui, mais trop jeune ou trop fragile pour véritablement intéresser les vrais maîtres de Florence. Il avait été vendu comme un esclave et son propriétaire, à moins que ce ne fût son vrai père, qui sait, n’avait pas douté un seul instant que les petits garçons auraient une fin rapide et horrible. Ce fut l’inverse. Ils avaient tous deux dépassé la moitié du millénaire et pour Ash, ses jeunes années avaient, certes dures, mais elles avaient réservé un sacré lot de nuits heureuses.
Jusqu’à ce que six cannibales ne posent le pied sur le sol pavé de Florence… Alors, oui, les Firenze avaient été des hôtes vampiriques lamentables, des despotes à leur manière et la belle Fiamma, l’épouse légitime du Maître Fuoco avait eu son lot d’atrocités bien sanglantes qui marquaient les esprits durablement. Ou les auraient marqués s’il y avait eu plus de témoins. C’était elle qui avait convaincu son époux de mettre Domenico dans un couvent pour qu’elle puisse s’amuser quand serait venu sa majorité. Rétrospectivement, Ash remerciait le ciel d’avoir mis un loup-garou sur la route de son petit frère et qu’il se sente forcé de fuir un monde qui n’était plus le sien. Il avait vu Fiamma en action, il lui avait servi d’escorte et même s’il s’était bien amusé, il aurait peu apprécié de reconnaître son petit frère dans l’orgie.
Son petit frère qui ne l’avait jamais oublié et qui l’avait même sauvé des cannibales. Son petit frère qui s’était raccroché à la seule chose qui pouvait le soutenir alors que lui poussaient des crocs de loup, lui.
Et il ne suffisait plus.
Ash aurait voulu continuer à hurler et à menacer, pour ensuite se remettre à donner des ordres, encadrer son frère. Mais, lui aussi avait senti l’érosion du temps sur sa peau de vampire. Lui aussi se sentait de plus en plus vide. Alors, il prit Domenico dans ses bras et se demanda s’il n’allait pas accepter, enfin, de laisser tout ça derrière eux.
La sonnerie stridente de son portable l’empêcha de parler puisque Dom s’était écarté, les dangereuses lueurs fauves de son regard s’étant allumés pour parer à tout danger. Il s’apprêtait à envoyer paître son interlocuteur quand la voix grondante de celui-ci l’interrompit en le glaçant jusqu’aux os.
- Signor Da Firenze… Vous m’avez pris une proie.
Même Domenico, qui pourtant réagissait avec un sourire angélique aux pires menaces eut un mouvement de recul.
- Comment… Comment connaissez-vous ce numéro ?
- Aucune importance. Vous m’avez volé une proie.
Ash articula silencieusement le mot « Cannibale » pour Dom qui secoua la tête et lui murmura à l’oreille que la voix n’était pas la même.
- Peut-être. Mais le monde est plein de proies, je suis sûr que vous en trouverez une bien mieux… Dit-il en affectant de croire qu’il s’agissait d’un humain ou quelque chose du même acabit.
- Mieux que la Cour de Londres… ? J’en doute. C’était une proie fort juteuse et fort agréable au palais. Que vous avez honteusement laissée brûler. Votre maitrise de la cuisson me laisse pantois.
- Bon… Qu’est-ce que vous voulez ? Que je vous donne une autre proie en échange ? Je vous laisse Stockholm. C’est une proie aussi juteuse et agréable.
- Je me moque de votre vendetta, Signor Da Firenze. Et vos proies m’indiffèrent. Vous avez tué sans mon autorisation et vous me devez une mort.
- Si vous me voulez, va falloir me chercher. Je compte pas me rendre comme ça.
- Vous, non. Mais je suis sûr que le Loup qui nous écoute serait prêt à mourir pour vous. N’est-ce pas ?
Les deux frères se regardèrent avec la même terreur dans le regard. Domenico avait toujours fait attention à se faire passer pour un humain, un simple servant aux ordres exclusifs d’un vampire de passage. Il y en avait, c’était loin d’être aussi rare qu’on aurait pu le croire. Le loup essaya de chercher qui aurait pu le démasquer et ne trouva personne d’autre que le cannibale qui l’avait mordu. Il s’apprêta à demander où il devait se rendre quand Ash le stupéfia :
- Vous ne touchez pas à un seul de ses cheveux ! Nommez une autre proie parce que celle-là, vous ne l’aurez jamais !
- L’ais-je nommé ? Ais-je cité le nom de Domenico Fartella ? ou celui de Fra Angelico ? Non. Votre frère, aussi charmant soit-il, n’étanchera pas ma soif.
- Alors qu’est-ce que vous voulez, bordel ?
- Je vais vous donner un nom. Un seul. Charge à vous de le traquer, de lui faire sentir votre souffle sur sa nuque. Je veux qu’il panique, je veux qu’il souffre et je veux qu’il meure.
Ash expira un ricanement méprisant.
- Ce n’était pas nécessaire de me menacer, j’aurais pris ce contrat en échange de quelques informations.
- Vous l’auriez mal fait. Vous auriez bâclé le travail pour pouvoir revenir à votre vengeance au plus vite. Et n’oubliez pas une chose : c’est une punition aussi pour vous. Soyez heureux que je n’exige pas votre loup en prime. Plus je sens votre attachement pour lui, plus j’ai envie de vous le prendre.
- Donnez ce fichu nom et qu’on en finisse !
- Quelle impatience… Alors que je commençais presque à nous imaginer devant un verre de vin.
- Pas moi…
- Votre cible est disponible pendant une semaine. Au-delà, c’est votre loup que je tuerais. Une seule semaine où vous allez lui faire connaître l’enfer. La dernière fois qu’on a su où il était, c’était… Pas très loin de votre dernier bûcher des vanités. Il se nomme Benedict Whitehall, et je veux sa tête sur mon bureau.
Retour à Londres. Vince s’apercevait qu’il n’aimait pas plus Londres qu’il n’aimait Paris. Il avait réussi à négocier avec Simon une semaine pendant laquelle il serait hors radar. Juste de quoi dire à Victor qu’il était vivant et qu’il allait bien, pour la localisation, hors de question. De toute façon, il savait qu’il lui avait menti. Il s’en était aperçu au moment où il finissait sa phrase. Il ne rentrerait pas au Bagis, il ne rentrerait pas dans le giron des vampires. Il allait disparaître. Il savait que les loups solitaires étaient très mal acceptés. Alors que dire d’une chose qui n’était pas vraiment un loup et qui en plus était un vampire ? Et rien que ça lui donnait des sueurs froides et lui faisait sentir que sa vie serait très seule et que c’était définitif.
Moi, je serais toujours avec toi…
Vince se raidit et commença à enfoncer dans sa paume la pointe de la bague gothique qui lui recouvrait le petit doigt.
J’ai rien dit ! J’ai rien dit… je m’excuse…
- Je préfère…
Ça aussi ça lui donnait des sueurs froides. Pas que le loup lui parle… Une fois qu’il avait admis avoir un loup dans le corps, il se doutait bien que celui-là, qui avait pourri l’existence de Ben, qui lui grondait dans l’oreille et qui le privait de beaucoup de choses, se rappellerait souvent à sa connaissance. Mais il s’était attendu à autre chose qu’à la voix d’un gamin apeuré d’être puni et abandonné dans un placard. Il s’était attendu à la même chose : A une bête qui lui rampait sous la peau menaçant de la déchirer en grondant. Rien de tout ça. La bestiole restait silencieuse la plupart du temps sauf à de rares exceptions où il lui échappait une phrase craintive ou…
Oui, un mot d’amour.
- Merde.
Il sentit la bestiole se tendre pour parler, pour savoir ce qui le perturbait, mais qui se plaquait métaphysiquement les deux mains sur la bouche pour s’empêcher de prononcer un mot. Le vampire allait sans doute le regretter, mais il s’adossa contre un abri de bus et prit son téléphone pour faire semblant de téléphoner. Inutile qu’on le prenne davantage pour un fou. Déjà qu’il sentait le changement dans les regards de ceux qu’ils croisaient… Pourtant, extérieurement, aucune modification visible. Même ses crocs de vampire étaient toujours là.
- Bon, je t’écoute.
Aucune réponse. Simplement ce même geste de se plaquer les mains sur la bouche et de s’empêcher de parler. Vince soupira et se demanda mentalement d’avoir beaucoup de patience.
- J’ai dit que je t’écoutais, alors parle.
Je peux… ?
La voix mentale qui lui provenait du fin fond de son crâne était à moitié apeurée et à moitié méfiante. Ce qui était normal vu que le vampire n’avait pas vraiment ménagé son colocataire involontaire… Qui n’était sans doute pas plus ravi que lui de cohabiter.
- Écoute… Je suis désolé. Je… Ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi d’être bloqué dans cette situation.
Tu te trompes. J’en suis bien plus heureux que toi. Et ça me fait mal.
- Comment ça peut te faire mal ?
Je veux te soigner. Je ne peux pas.
- Bon, bref. Je sens que je fais une connerie, mais… Qu’est-ce que tu veux ?
Courir, traquer, manger, te soigner.
- C’est tout ?
Le reste… Je ne peux pas te le demander. Même si j’en ai envie.
- Dis toujours.
Non. Tu ne vas pas bien. Ça ne t’aidera pas.
- C’est sûr que si tu parles de faire du mal à Ben…
NE PRONONCE PAS SON NOM !!
Le grondement qui envahit son crâne le força à lâcher le téléphone et à se laisser choir au sol pour se saisir les tempes. Une migraine foudroyante qui ne se termina que lorsqu’un badaud lui toucha l’épaule et lui demanda s’il allait bien.
Pardon… pardon… Je voulais pas… Je suis désolé…
- C’est bon… Ça va aller…
Le badaud en question s’enfuit dès que Vince commença à se relever et à prendre son portable.
Lapin.
- Quoi ?
C’est un lapin. Juste bon à amuser les louveteaux.
- Tu parles de…
Le vampire ne finit pas sa phrase de crainte de se retrouver avec une autre migraine.
Non. Lui, c’est pire. Je parle de la proie qui s’enfuit.
- Euh… il est venu m’aider.
La curiosité des rongeurs… lamentable.
- C’est moi ou tu as des idées bien arrêtées ?
Obligé. On ne survit pas si on doute. On se fait manger.
- Et bien… Ça a le mérite d’être clair. Bon… Écoute… Nous sommes coincés ensemble, c’est un fait et je ne pense pas qu’on puisse revenir en arrière.
C’est vrai.
- Quoi… Qu’est-ce qui est vrai ?
On ne peut pas revenir en arrière. Je ne veux pas revenir en arrière. Je ne veux pas revenir là-bas… Je ne veux pas… Je ne veux pas, je ne veux pas !
- Oh ! On se calme, OK ? J’ai aucune envie que tu ne te remettes à paniquer, d’accord… ? Tu te calmes…
Pardon…
- Bien… Sérieusement, arrêtes de me faire peur comme ça. Cela dit, je comprends mieux pourquoi ça n’a pas fonctionné avec… Lui.
Je ne lui faisais pas peur.
- Oh, arrête…
Je t’assure. Je ne lui faisais pas peur. C’est… lui qui me fait peur. Ne lui fais pas confiance.
- Bon… On va avoir un gros problème, là.
Je sais. C’est une mauvaise chose. Ça va te faire du mal.
- Permets-moi d’en douter. B… Il est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis… mon accident. Donc… Comment on fait, sachant que je le veux et que toi tu peux pas l’encaisser ?
Un gémissement plaintif se fit entendre. Contrairement au grondement qui lui retournait les neurones dans tous les sens, ce son-là lui mettait une boule d’angoisse dans le ventre et Vince se mit à penser qu’il n’aurait jamais dû commencer à écouter ce fichu loup… parce qu’il avait de la pitié pour lui, maintenant. Et il ne fallait pas qu’il ait pitié… Cette fichue bestiole avait fichu la vie de Ben en l’air, non ?
Le gémissement se stoppa net quand une odeur familière, alors qu’elle ne devrait pas l’être, lui frappa les narines. Vince se retourna lentement, de façon à analyser les auras qui l’entouraient, plutôt furieux de constater que dans son esprit, les humains étaient facilement catalogués comme lapins. Il y avait une seule aura qui se détachait. Assez nettement d’ailleurs. Empreinte de violence contenue et de détermination. Et d’interrogation.
Meute.
- Quoi ?
Meute. Oh… c’est mauvais. Ce n’est plus notre meute.
- Et… Comment ça ? Je comprends plus rien, là… Qu’est-ce qu’on fait ?
Mais le loup resta muet quelques secondes en contemplant le nouveau venu. Vince se doutait qu’il ne répondrait plus alors il rangea le téléphone dans sa poche, étrangement serein. Le nouveau venu était banal. Pas très grand, pas très musclé, les cheveux blonds filasse et vêtu très en dessous des normales saisonnières. Il eut un mouvement de tête sur le côté et renifla en papillonnant des paupières. Il doutait parce que les odeurs étaient contradictoires et qu’il ne savait plus quoi faire. L’homme carra les épaules en une attitude qui fit que les rares personnes autour de lui s’éloignèrent encore plus. Mais Vince ne ressentait pas de menace contre lui. Juste une impression diffuse selon laquelle le type en face essayait de l’impressionner. Ce qui était stupide. Encore un mouvement de tête, cette fois-ci en se grattant deux fois l’oreille. Une tentative de communication… ?
- Sincèrement, Loupiot… Ce serait sympa que tu m’aides… Marmonna le vampire entre ses dents.
… Loupiot… ?
- Je sais pas comment t’appeler.
D’accord… Il faut partir, vite.
- Pourquoi ?
Je t’en prie, ne discute pas. Je préfère éviter une confrontation qui ne nous apporterait rien.
Malheureusement, Vince devait bien admettre que le loup avait raison. Ce n’était vraiment pas le moment de s’interroger sur les tenants et les aboutissants de la situation. Il se retourna calmement et partit dans l’autre sens. Sans qu’il comprenne pourquoi, son colocataire lui envoyait des ondes de contentement. Mais de toute façon, Vince refusait de montrer qu’il était inquiet et même concerné par le regard interrogatif du type derrière lui. Type qui le suivait à distance, mais assidument, tout en émettant une odeur étrange. Une odeur qui servait encore une fois à impressionner. C’était perturbant, mais le vampire se refusait à tourner la tête pour voir ce qu’il en était.
Très bonne attitude.
- Ce qui signifie… ?
Que tu te fous de lui. Il ne t’intéresse pas.
- Et… C’est le cas ?
Bon. Inutile de prendre la peine de se coller le portable à l’oreille. Déjà parce qu’il aurait une main prise, ce qui était une bêtise quand on était en situation potentiellement dangereuse et ensuite parce qu’il se fichait de passer pour un fou.
A… moins que tu ne le veuilles… ? Mais moi, il ne m’intéresse pas. Pas assez dominant.
- Attends… c’est ça qu’il essaye de faire… ? d’être le… dominant ?
Évidemment.
- Donc… s’il ne m’impressionne pas, c’est que je suis le meilleur.
Non. Nous sommes en dehors de ça.
- Et il va faire quoi ?
Nous attaquer, s’il veut défendre le territoire. Mais je pense plutôt qu’il va nous suivre jusqu’à ce que nous en sortions. Il doute de ce que nous sommes.
- Et tant qu’il doute, il ne risquera pas sa peau contre moi.
Exactement.
Vince se permit un petit sourire. Peut-être que ce fichu loup lui mentait et le manipulait, mais il ne pouvait s’empêcher de trouver sympathique sa façon de penser. Il l’isolait peut-être des autres loups, mais ça lui convenait. Il ne voulait pas parler aux autres, juste trouver Ben et voir ce qui en découlerait. Peut-être que Ben aussi avait eu un rejet total du loup parce qu’il avait été atrocement choqué de sa transformation. Lui-même n’avait pas été un modèle vampirique et continuait, Victor excepté, à les considérer d’abords comme des monstres, puis comme des proies potentielles et enfin, éventuellement et très rarement comme de possibles interlocuteurs. Peut-être qu’il pourrait réconcilier Ben avec son loup. Peut-être.
Il se stoppa soudainement.
- Attends une minute. Tu as dit que… Ce n’était plus notre meute.
Oui, ce n’est plus notre meute.
- Mais ça l’était.
Oui. Avant toi.
- Ben faisait partie d’une meute…
Le grondement était moins fort que le précédent. Il ne lui causa qu’un léger inconfort qui se réverbéra dans tout son crâne sans laisser de douleur avant que le loup ne se retire en s’excusant. Pourquoi diable Ben avait prétendu être un loup paria ? Pourquoi était-il venu tout seul en France alors que le reste de sa meute était ici, à Londres, et que d’après les rumeurs, elle y était tellement bien implantée qu’elle en avait chassé les vampires. En fait, la seule question qui l’obsédait était : Pourquoi Ben lui avait menti ?
Il se rapproche…
Oui, ça, Vince le sentait. L’odeur de viande fraiche et de fourrure était plus forte à mesure que l’homme derrière lui rattrapait son retard. Il sentait aussi une certaine forme de triomphe et l’anticipation de quelque chose. Et Vince s’en fichait. S’ils avaient été dans une zone dégagé, il aurait déjà envoyé l’autre bouler. Mais trop d’humains. Trop de bruit et trop d’yeux pouvaient se poser sur eux. La seule chose qui hantait son esprit était que Ben lui avait menti.
Il se rapproche !
De la meute, hein? Victor lui avait toujours dit de ne jamais gâcher une occasion quand elle se présentait. Ne jamais négliger une information d’où qu’elle vienne. Quitte à l’obtenir contre le gré de quelqu’un d’autre.
Je ne l’aime pas beaucoup, mais… il n’est pas méchant. Un peu stupide, oui, mais pas méchant… Ne lui fais pas de mal…
Vince tourna légèrement la tête, juste pour avoir l’autre loup dans son champ de vision. Celui-ci avait ralenti son pas et s’arrêta à deux pas du vampire. Il sentait l’odeur piquante de la peur et l’amertume du doute, ce qui recouvrait presque son parfum de fourrure.
Tu… lui fais peur. Lui murmura le loup, non pas pour l’empêcher de faire quoique ce soit mais une simple constatation stupéfaite. Je n’ai jamais fait peur auparavant…
- Mais qu’est-ce que tu es ? Marmonna le loup anglais.
Les odeurs contradictoires devaient être plus fortes maintenant qu’il n’y avait plus que deux pas entre eux. Loup ? Vampire ? Autre chose, mais quoi ? Pourquoi la cendre humaine et pourquoi l’odeur du chêne en été ? Pourquoi ces deux parfums se mêlaient en un seul être qui le regardait du coin de son œil de glace polaire et qui esquissait un lent sourire en le voyant perdre pied. Il le vit à peine bouger les lèvres quand son chuchotement lui parvint aux oreilles.
- Ou est Ben ?
Le loup recula d’un pas. Si l’attitude était détendue et même un peu trop confiante pour être honnête, la voix, elle, douce au début et caressante finissait en une sorte de grondement étouffé. Trois mots qui étaient devenus sensuellement menaçants. Le pauvre loup ne savait plus s’il devait prendre ses jambes à son cou ou s’approcher plus près pour entendre l’homme en face de lui lui murmurer n’importe quoi dans l’oreille. Il opta pour la première solution parce qu’il n’avait aucun goût pour les hommes, ça le répugnait même, et parce que c’était un loup inconnu. Aucune raison de faire confiance à un loup inconnu… surtout quand la courbe de son sourire révéla une canine acérée et bien trop longue pour une dentition humaine. Il courut dans l’autre sens.
Pour sa part, Vince ressentait une onde de chaleur le traverser avec un curieux petit ronronnement de contentement.
- Ça t’a plu… ?
Je ne devrais pas… mais oui, beaucoup.
- Bon… On le poursuit ?
Jouer… ?
- Oui, jouons un peu.
Il s’élança à la suite du loup avec une certaine joie, sans comprendre pourquoi. Il s’engagea dans le métro londonien, grignotant l’avance du loup à chaque pas. Celui-ci ne courait pas aussi vite que lui. Ils passèrent devant les usagers et descendirent dans la fosse. Le loup de Vince lui murmurait les indications au fur et à mesure avec une petite voix malicieuse. Oui, l’anglais essayait de le perdre et comptait sur sa méconnaissance de la ville. Manque de chance, Vince trichait. Et sa proie laissait une aura brillante. Même quand trois rames de métro passèrent si près d’eux, alors qu’ils étaient collés sur la paroi pour éviter de se faire happer, le vampire continuait à arborer son petit sourire prédateur et le loup à le dévisager avec stupeur. Cela dit, Vince n’approuvait pas trop qu’on se mette à courir dans les tunnels du métro. Entre les stations, ça allait : personne pour les voir. Mais dès qu’ils rentraient dans une station bien éclairée et encore bien pleine de monde, ils se sentaient obligés de ralentir un peu en se disant que quelqu’un allait bien finir par appeler les flic en voyant deux crétins qui se couraient après en sautillant sur les rails.
A gauche. Murmura soudainement le loup.
- Mais il va tout droit.
Va à gauche. Je sais où il va, on prend un raccourci.
Tout en se faisant la réflexion que son loup prenait de l’assurance, Vince s’engagea donc à gauche, dans une sorte de couloir de service qui devait être désaffecté. Pendant cinq bonnes minutes, il ne ressentit plus la présence de sa proie et commença à s’inquiéter. Peut-être que le loup anglais avait changé son itinéraire ? À moins que son propre loup ne se soit trompé ? Ou ne le trompe… ?
Fais-moi confiance.
Au moment où les mots roulaient dans sa conscience, la présence du loup anglais se fit perceptible. Vince étouffa un sourire triomphant et lui fonça dessus pour l’attraper à bras le corps et chuter avec lui sur le sol poussiéreux. Il se releva en un mouvement souple et dit avec un sourire impertinent :
- Je peux avoir la réponse à ma question maintenant ?
Le loup-garou se releva en se tenant les côtes et en marmonnant une vague insulte. Il croisa à nouveau les yeux de Vince et leva une main en demandant.
- Je vais répondre… Juste… deux minutes…
Mensonge.
- Sincèrement, si tu espères t’enfuir, la prochaine fois que je t’attrape, je vais blesser autre chose que ta dignité, Lapin ! Minute... Comment tu peux savoir s'il ment ou pas?
Son cœur qui bat selon la mélodie du mensonge.
- D'accord... Je vais supposer que ça a du sens. Et sinon, ma réponse?
- Va te faire foutre, sale monstre. T'es de son ancienne meute, ou quoi?
Vince battit des paupières rapidement en entendant le loup-garou lui cracher ça.
Évite de lui mentir. Il le saura.
- Qu'est-ce que ça te peut te faire? Je veux juste ma réponse.
- Tu l'auras pas de moi!
Le loup de Londres se remit à courir dans l'autre sens, manifestement pas plus en mauvais état qu'auparavant. Le vampire émit un grognement de dépit tandis que le loup en lui soupirait.
Au moins, il est loyal... Je ne peux pas lui retirer ça.
- C'est quoi cette histoire d'ancienne meute?
Il... a fait partie de trois meutes avant celle de Londres.
- Trois meutes...? Mais il s'est passé quoi?
Toutes décimées... J'ai... eu si mal. À chaque fois qu'une meute mourrait, la Cage se resserrait autour de moi...
- Du calme... Mais trois meutes... en si peu de temps...
Tellement de saisons ont passé. J'ai vu tellement de guerres. Je suis plus vieux que tu ne le crois.
- Donc... Lui aussi.
Oui. Je suis désolé.
- Bon, passons. Tu as toujours la trace du lapin qui nous a échappé?
Lapin est une insulte.
- Ça t'empêche de retrouver sa trace?
Non. Tunnel de droite... Mais...
- On est partis.
Sans plus entendre la voix intérieure qui ne trouvait plus la situation si drôle que ça, le vampire s’élança dans le tunnel de droite, laissant ses propres sens de cannibale suivre l’aura du loup. Une aura moitié déterminée et moitié apeurée. Peut-être une once d’espoir, mais Vince n’en jura pas. Même s'il grignotait l'avance de l'autre sans que sa respiration ne s'accélère, le vampire devait admettre qu'il n'était pas tranquille. Une impression oppressante qui le gagnait peu à peu comme s'il se précipitait dans un piège. La sensation qu'on le regardait, aussi. Les ombres qui les entouraient n'étaient pas toutes naturelles, mais impossible de voir vraiment ce qu'il en était, même en faisant taire son loup pour se concentrer sur les auras. Inutile. Les ombres se resserraient, inexorablement.
Vince freina en dérapant sur un rail. Le loup-garou devant lui s'était stoppé et essayait péniblement de retrouver son souffle. Merde! Sur quelle distance avaient-ils couru? Ou étaient-ils? Les autres loups garous qui étaient cachés jusque-là sortirent des ombres. Une petite dizaine à vue de nez. Aucun n'était vraiment une menace et Vince sentait une certaine nostalgie l'envahir. Sans doute son loup qui reconnaissait sa meute, mais qui ne pouvait pas se tendre vers eux. Par peur d'être rejeté, sans doute parce qu'il était un inconnu. Ce sentiment dura jusqu'à ce qu'un homme de grande taille à la peau noire saute lui aussi au sol. Celui-là provoquait une curieuse sensation d'écrasement. Tout le monde paraissait petit à côté de lui, sans doute parce qu'ils se tassèrent tous un peu quand il passa à côté d'eux. Et à aucun moment ils ne levèrent le regard sur lui. Sauf Vince qui le regardait bien droit dans les yeux, sans aucune peur.
C'est l'Alpha.
Le Vampire se contenta de légèrement sourire en une attitude qui n'était pas provocante, mais qui proclamait qu'il refusait de se soumettre.
j'espère que tu as une bonne raison d'être venu ici...