I'm sorry, so sorry...
La douleur était sourde…
invasive. Il avait l’habitude, il souffrait depuis qu’il était venu au monde ou
presque. Depuis, en fait, qu’il s’était laissé aller à voir l’extérieur et à
exprimer toute la joie délirante qu’il éprouvait à vivre enfin et à partager sa
vie nouvelle avec quelqu’un. Sauf que ce quelqu’un ne l’aimait pas. Mais
vraiment pas. D’où cet état constant d’enfermement. D’où la cage… D’où les
piques… D’où les chaines… Depuis sa toute première vision, il était réduit à ne
pas bouger, à gémir sous le poids de tout cet acier et à attendre… Attendre
quoi ? La mort sans doute… que ça s’arrête, quoi il en soit.
Et puis… Il y avait eu la lueur d’espoir ou plutôt un son, une simple voix qui lui avait fait dresser les oreilles et il s’était stoppé dans sa douleur pendant un court instant. Plus rien n’avait d’importance que cette voix et les deux mots qui l’avaient traversé de part en part pour atteindre son cœur. Une voix qui s’inquiétait réellement de savoir comment il allait et c’était la première fois que ça lui faisait quelque chose. Ses membres s’étaient dépliés, malgré les maillons qui les emprisonnaient, pour se tendre vers cette voix. Et vint le moment où il avait entrevu la liberté. Elle était là, à portée de mains… même si cette liberté était hérissée de pointes… À cause de l’autre.
L’autre… Comme il le haïssait. Pourtant, il avait essayé de l’aimer et de s’en faire aimer, rien que pour revoir l’extérieur de la cage. Il lui avait concédé ses propres capacités, mais ça n’avait pas suffi. Il s’était rendu compte que rien ne suffirait. L’Autre avait décidé de l’enfermer et de le détruire en l’oubliant dans un coin. Alors, il avait commencé à pourrir la vie de son hôte. Ce n’était pas parce qu’il était incapable de bouger et de parler qu’il ne pouvait pas se venger. Il était devenu insidieux et fourbe, bloquant certaines choses et en exacerbant d’autres. Il voulait le rendre fou… et s’il le pouvait, le pousser au suicide. Ça lui faisait peur. Il avait conscience d’avoir été créé pour aider et apaiser. Il avait été créé pour servir de contrepoint à la folie et à la violence et… À cause de son pendant humain, il avait été forcé à faire tout le contraire, rajoutant de nouvelles chaines et de nouveaux barreaux à sa prison, sauf que cette fois-ci… C’était lui qui s’enfermait un peu plus, les articulations de plus en plus pressées et tordues. Un jour, il serait tellement difforme qu’il ne pourrait plus se mouvoir. Les chaines, les autres que lui avait imposés celui dans lequel il était né, avaient toutes sautés en maillons éclatés. Il ne restait plus que ses propres doutes et ses haines qui l’étranglaient toujours… et qui se relâchaient au fur et à mesure que le seul être dont il voulait être le loup dépassait sa méfiance et sa répugnance pour lui parler. Il commençait même à pouvoir étirer ses membres, à s’ébrouer. Il sentait sa fourrure pousser à l’endroit où le fer le pressait auparavant. C’était douloureux, mais il y avait quelque chose de foncièrement libérateur dans cette douleur. Elle était nécessaire et l’aidait à s’extirper de lui-même.
Jusqu’à ce que cette ultime pique de douleur. Jusqu’à ce que son nouvel hôte se voit plaquer contre la cage telle une poupée cassée. Il avait déplié sa carcasse pour s’approcher du corps et avait senti l’odeur du désespoir et de la trahison. Il avait senti le choc et ressentait une nausée l’envahir. L’Autre avait encore frappé. La plupart des chaines qui le recouvraient avant étaient dues aux trois meutes que l’Autre avait condamnées à mort en les livrant aux chasseurs d’Hommes. Il avait ressenti chacune des morts et avait baissé la tête de honte. Etendant son cou, il colla son museau contre la tempe de son vampire qui ne réagissait pas. Il lécha tendrement le visage sans recevoir la moindre réponse.
- J’aurais du mieux te prévenir… Je suis tellement désolé…
Toujours pas de réponse. Même pas un souffle qui aurait pu faire croire qu’il était encore en vie. Il restait pourtant peu de temps avant que la mort ne les emporte tous les deux. Tout devenait froid et sombre.
- J’aurais dû te dire que c’était ce qu’il avait prévu depuis longtemps. Cela fait un siècle qu’il recommence…
Toujours rien. Malgré qu’il le pousse du museau pour le faire réagir, le vampire ne bougeait pas du tout. Comme si cette trahison avait aussi achevé son âme. Il se mit à gémir sourdement alors le froid lui pénétrait les os.
- S’il te plait…
- Laisses-moi…
La voix était sans timbre, totalement désabusée.
- Nous allons mourir ensemble et c’est ma faute. Je suis tellement désolé de t’avoir entraîné là-dedans… J’aurais dû te prévenir…
- Je l’ai laissé faire. Et je l’ai cru.
- Mais…
- Tais-toi…
Il vit la main de son vampire se lever et se prépara à prendre un coup, mais ce fut une autre chaine qui chuta mollement sur lui. Puis une autre… Et encore une autre. La cage tombait en morceaux autour d’eux. La liberté. À quelques souffles de la fin. Il fit quelques pas douloureux, n’ayant pas marché depuis si longtemps puis il regarda son vampire se recroqueviller autour de lui, parmi les décombres de la cage. Son vampire. Il se demanda pourquoi ça lui arrivait à lui… N’avait- il pas assez souffert ? Manifestement, non puisqu’il continuait à subir les pires choses, à espérer et à voir ses espoirs balayés par la malice des autres.
Il ne méritait pas ça.
Ils ne méritaient pas ça.
Ce ne fut qu’au bout d’une bonne minute qu’il comprit qu’il avait les yeux ouverts. C’étaient ses propres mains qu’il regardait, crispés sur le devant de son T-shirt et rouges de son propre sang. Il ne respirait plus et c’était dangereux. Malgré la douleur, il se força à prendre une lente inspiration, remettant ses poumons en place. Le sang s’expulsa en une nouvelle giclée d’entre ses mains et il sentit le liquide carmin lui remontant dans la gorge. Il se mordit la joue pour ne pas tousser, sachant que pour le moment, tout le monde devait croire qu’il était mort. Les sifflets n’étaient plus utilisés, mais les cris des victimes étaient assourdissants. La meute se faisait torturer pour que leurs assassins puissent récupérer des morceaux de loups transformés, même partiellement. Surtout partiellement. Un loup-garou entièrement transformé était un trop grand danger pour des humains, même armés et correctement entraînés à la chasse. Il valait mieux récupérer les dents et la fourrure en petite quantité sur des spécimens drogués et torturés. C’était Ben qui lui avait appris, à force de massacrer les meutes devant lui. Ses meutes. Est-ce qu’il savait le mal que cela lui faisait ? Qui sait… peut-être… Est-ce que ça l’aurait arrêté ? Non. Ce salopard avait senti le loup en lui mourir à petit feu sans que ça l’émeuve et sans se soucier du pourquoi. Ça l’arrangeait. Il étouffa une légère toux avec le sang qui lui chatouillait la gorge. L’odeur qui lui monta au nez le remplit de rage et lui donna envie de mordre. Ben passait devant lui et se penchait sur lui.
- Et lui, on en fait quoi ? demanda un autre homme en allemand.
- On peut toujours lui arracher les crocs. Répondit Ben dans la même langue
- Il est transformé ?
- C’est un vampire. Les crocs de vampire sont toujours visibles et… peut-être que les siens rapporteront encore plus.
- On ne fait pas dans le vampire, d’habitude.
- C’est toujours de l’argent. Donne-moi la pince que je lui retire ça.
Il essaya bravement de ne pas bouger alors que Ben lui saisissait le menton et forçait sa mâchoire à s’ouvrir pour dévoiler les deux crocs étincelants de blancheur. Cet imbécile ne se rendait même pas compte qu’il respirait toujours. Que son cœur battait toujours. Malgré les blessures, il battait toujours. Il leva les yeux sur le visage honni et le regarda sans faiblir. Il se demanda comment Vince avait pu le trouver beau… ou peut-être parce qu’il connaissait la pourriture qui se cachait derrière ce visage et que la beauté ne lui faisait plus rien.
- Pour…quoi ne nous as-tu pas laissé tranquille… ?
Ben se recula vivement, lui lâchant le menton.
- Tu es toujours en vie…
- Tu aurais pu nous laisser tranquille… Nous laisser vivre…
Un battement de cœur douloureux. Un autre… et les battements d’autres cœurs lui parvenaient, affolés pour la plupart, erratiques pour d’autres et proches de la rupture. Cela ne devait pas être. Il laissa échapper la toux qui le taraudait depuis quelques minutes et cracha un peu de son sang sur les chaussures de Ben. Toujours la main crispée sur les plaies de son cœur, il se leva et intima aux cœurs qu’il entendait de se calmer.
Plus jamais tu ne me prendras quelqu’un !
Il aurait voulu pouvoir le dévorer sur place, mais la douleur dans sa poitrine le contraignait à se mouvoir lentement. Chaque battement le déchirait en deux et lui donnait envie de hurler… et de mordre… et de griffer. Les battements devenaient plus terribles et assourdissants.
Tu n’es pas de la meute… Lui parvint comme un murmure étouffé dans un recoin de sa tête.
Il n’y a pas d’autres solutions. Vivez…
Tu vas t’épuiser…
Je ne le laisserais pas gagner !
Mais…
- Je vous interdis de mourir !!! gronda-t-il avec une puissance qui fit trembler les murs.
Il eut la satisfaction de voir les corps des loups-garous tressauter et les regards reprendre une lueur assassine. Les loups prêts à la bataille qui se redressaient et se mettaient à grogner malgré les membres tordues et la peau arrachée par endroit. Lui, par contre, sentait la douleur lui vriller chaque cellule de son corps. Il en avait l’habitude avec la cage qui l’avait broyé depuis tant d’années. Il souffrait, mais il savait pourquoi et il l’acceptait pleinement. Il saisit Ben par le col et le ramena à un souffle de son visage, plongeant ses yeux blancs et noirs dans ceux de son tortionnaire.
- J’ai toujours tout su de toi, Willhem. Depuis le moment où Elle nous a collé ensemble, dans cette foutue tranchée ! (Il gronda sourdement en laissant filtrer sa douleur.) Je sais que tu n’es qu’un putain de menteur ! Toute ta vie est un mensonge, Willhem… Tu n’es pas ce soldat anglais qui s’est battu vaillamment et qui en est mort ! tu n’es pas ces louveteaux qui se présentaient à de nouvelles meutes parce qu’il était perdu et qu’il avait peur ! Tu n’es pas Ben… Tu n’es pas celui qu’il a aimé… tu as juste fait semblant, Willhem… Pourquoi tu ne nous as pas laissés tranquilles ?
Mais Ben ne pouvait pas bouger, tétanisé par la peur si ancienne qu’il avait eu de la bête qui l’avait attaqué, il y avait si longtemps. La peur qui l’avait laissé sans armes et sans défense.
Autour d’eux, les loups s’ébrouaient et grondaient, entamant ou finissant leurs transformations en claquements de tendons et les frottements des os les uns contre les autres. Tous les humains restaient étrangement immobiles, incapable de réagir. Le loup rejeta Ben plus loin et se mit à parler d’une voix basse.
- Cours…
L’électricité statique commença à s’animer autour des loups qui montraient les dents.
- Hurle…
Les humains reculaient et certains même étaient tombés sur leurs fesses et tentaient de ramper en arrière en voyant les yeux de leurs proies s’allumer de lueurs funestes et dont la fourrure grandissait à vue d’œil. Une meute d’une dizaine de membres, c’est déjà effrayant à la base, mais quand les loups deviennent enragés, la peur prend une autre dimension.
- Désespères-toi…
Il s’était rapproché de Ben qui essayait piteusement de reculer et tendit ses mains encore écarlates pour les poser sur le front blafard de la personne qu’il haïssait le plus au monde. Il laissait remonter en lui toutes ces années de privation et de souffrances, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver un peu de compassion pour sa victime. Il murmura, la voix brisée :
- Je ne demandais pas ton amour, ni même ta confiance… Juste que tu me laisses respirer un peu… Je voulais juste être libre… Mais entre toi et moi… Le monstre, c’était toi…
Il caressa le front de sa nouvelle proie.
- Et meurs.
Il sentit l’esprit de Ben s’accrocher à ses doigts et il tira, déchirant violemment le tissu de la mémoire, celui de la personnalité et tout ce qui était autour. Il aurait cru que ça lui apporterait une sorte de joie sauvage, mais même pas. Ça faisait mal… Il voyait partir les lambeaux d’âme dans le vent. Il voyait les yeux de Ben devenir vitreux et sans vie. Il voyait le crime qu’il était en train de commettre. Autour de lui, les loups se déchainaient sur les humains dans un déferlement de sang et de chair. Les loups ne sont pas particulièrement agressifs, sauf quand ils sont enragés… et il avait fait en sorte qu’ils le soient tous. Il les avait forcé à se régénérer et à chercher à se nourrir. Que ce soit de lui ou des autres, mais les loups ne mangeaient pas un autre loup. Fut-il dans le corps d’un vampire et que son cœur saignait réellement. Dans son propre esprit, Vince ne réagissait pas. Il restait recroquevillé et silencieux pour protéger ses blessures alors il se laissa glisser au sol… L’adrénaline avait effacé les remords pour un temps, mais le goût amer lui revenait en force. Il s’était toujours su capable de faire ce qu’il venait de faire, mais avait toujours tenu à ne pas en montrer la moindre parcelle à son hôte. Qui savait ce qu’il aurait pu en faire ? Mais maintenant, il n’était plus qu’une poupée sans âme.
Une toux. Plus prononcée que les précédentes. Il sentait la brûlure des balles dans sa poitrine, sans doute de l’argent. Il aurait dû mourir, mais pour une raison obscure, il était toujours en vie. Mal en point, mais en vie. Encore une fois, qui savait pour combien de temps. Même s’il avait survécu cette fois-ci, le poison de l’argent finirait par le tuer. À moins que ce ne soit l’hémorragie, du fait des deux trous béants dans son ventricule droit. Quelle importance… Plus rien n’avait d’importance maintenant.
J’aurais voulu que nous survivions. Qu’on se connaisse… Je suis tellement désolé, Vince.
Il sentit des bras lui entourer les épaules.
Quelques minutes avant.
Les loups courent vite. Même en forme humaine. Ce qui le dérangeait, c’était de suivre une piste de meute entière et d’aller au plus prêt d’une tanière. C’était dangereux, surtout sans invitation de la meute en question. Etant un loup paria, Dom n’avait aucune chance de s’en sortir si on l’attrapait. Mais… L’avantage était que la meute aurait sans doute à faire avec les chasseurs et que lui se noierait dans la masse. Après tout, il avait juste à attraper une tête et à repartir. Avec un peu de chances, ça pouvait être réglé en une dizaine de minutes. Inutile de discuter. Inutile de se battre. Juste approcher sa proie, placer ses deux mains de chaque côté de sa tête, tordre une première fois pour faire céder les vertèbres, poser son pied sur le bas du dos de la victime qui s’affaisse et tirer un grand coup pour arracher la chair. Pas très propre… Pas très poli, mais c’était efficace. Ash aurait préféré tout brûler, mais il ne serait pas disponible avant… Dom regarda sa montre, une bonne heure si les conditions le permettaient.
Avec les indications de la jeune chasseresse, il s’engouffra dans le métro et profita qu’on ne le regardait pas pour sauter sur les voies et suivre l’odeur. C’était intelligent d’avoir mis la Tanière à l’intérieur des tunnels désaffectés du métro londonien… Les autres meutes avaient tendance à choisir, quand elles avaient une ville comme territoire, les égouts, pensant que l’odeur pestilentielle empêcherait toute traque olfactive. Erreur… Dans le métro, l’air était constamment brassé par les rames qui passaient, ce qui perdait la piste bien mieux que l’odeur d’ordures en décomposition ne le ferait. S’il avait l’occasion, il les féliciterait pour cette idée de génie. Mais il savait pertinemment que l’occasion ne se présenterait jamais. Un loup Paria ne discute pas avec des loups de meute. Il fuit pour sauver sa vie. Ou il se soumet à la rigueur. Mais la probabilité qu’il fut inclus dans la meute alors qu’il avait vécu cinq siècles sans se soumettre était infinitésimale.
Il aimait à se dire que ça n’avait pas d’importance, mais il en souffrait.
Il secoua la tête pour chasser ses idées noires. Ce n’était vraiment pas le moment. Ça ne le serait jamais. Il avait choisi cette vie en toute connaissance de causes et il savait que ça ne pouvait que mal finir. C’était déjà exceptionnel que son frère et lui aient tenu aussi longtemps, mais c’était sans doute parce qu’ils étaient deux et indissociables. Ils avaient survécu parce qu’ils se complétaient parfaitement. Ils stagnaient l’un face à l’autre, certes, mais ça avait fonctionné. Ça ne durerait plus. Mais ça avait fonctionné… N’en déplaise à pas mal de monde.
Un son strident, mais encore lointain lui parvint. Depuis que les hommes avaient trouvé les ultrasons, il craignait comme la peste ces fichus sifflets. Si les chiens et les autres canidés qui n’étaient pas dans le corps d’un humain n’en ressentaient qu’un certain inconfort, les Loups-garous devenaient dingues à ce son. Cela déclenchait un instinct de fuite énorme et une confusion totale. Lui-même avait tenté de s’entraîner à ce son, avec l’aide de Ash, mais il pouvait tenir à peine une dizaine de minutes sans se rouler par terre en bavant. Et même avant, il se sentait fébrile et paranoïaque. Malheureusement, il ne pouvait pas se permettre de perdre son contrôle. Il sortit d’une de ses poches une petite boite ovale, comme un étui à lunettes, et en prit une longue aiguille. Comme les loups se régénéraient assez vite, il ne serait sourd que pour la demi-journée. Comme il bénissait ses entrainements avec un sens en moins… et il se perça les deux tympans. La douleur ne dura pas longtemps et le silence l’agressa. Il détestait perdre l’ouïe et se contenter de son odorat pour continuer la piste. Pour éviter de se faire attraper trop rapidement, sachant qu’il ne pourrait pas contrôler les bruits qu’il pourrait produire, il préféra passer par les gaines de ventilation. Son manteau ne servant à rien, il l’abandonna dans un coin. Quelques mètres en glissant dans les conduits et il trouva enfin le carnage. De ce qu’il voyait, les chasseurs d’hommes n’y étaient pas allés de main morte. Même sans le son, le spectacle était effroyable. Ils avaient encore tous le sifflet à la bouche et l’un des loups, à peine transformé, se faisait arracher la peau du dos. Lentement, pour ne pas abîmer la fourrure. S’il n’avait pas été habitué à voir tant d’horreurs, il aurait pu en mourir. Et sans le bruit, c’était… moins écœurant. Mais à peine. Et la cible n’était pas en vue. Il n’était pas possible que la femme rousse lui ai menti : il serait forcément là. Il y avait une tête à la clef et il valait mieux que ce ne soit pas celle de son frère.
Et il le vit. Dom commença à faire abstraction du reste de l’environnement, juste comptait cette fichue tête à arracher. Descendre du conduit, sauter à terre, courir, attraper la cible, tordre le cou, arracher et repartir en courant par les tunnels du métro. C’était jouable. Il fallait que ce soit jouable. Il sauta à terre, scrutant la scène, et se prépara à foncer. Ce fut le cannibale qui se levait devant sa proie qui le stoppa. Qu’est-ce qu’il foutait ici ? Parmi des loups ? Et pourquoi… ?
Dom renifla un instant, occultant volontairement l’odeur du sang et de la peur. La cendre humaine bien sur… Mais le chêne au soleil ? Impossible. Le cannibale ne le regardait pas, le visage tordu par la colère et par la peine. Et Dom sentit son propre cœur battre plus fort, comme s’il allait sortir de sa poitrine. Ash lui avait toujours dit que ses battements de cœur étaient assourdissants, car les loups garous avaient un cœur particulièrement musclé. C’était horriblement tentant pour un vampire. Là, le battement était tellement fort que lui-même l’avait entendu malgré sa surdité temporaire, grâce aux vibrations dans ses os. Si ça n’avait qu’une seule fois, Dom aurait pu croire que c’était un accident, mais les battements redoublèrent, effrayants et implacables. Ça ressemblait à un tambour de guerre.
Attaquer pour survivre… Pour le protéger… Dom commençait à sentir des choses en lui qui ne s’étaient pas réveillées depuis des siècles. L’instinct du loup qui ne s’était jamais vraiment réveillé jusque là parce qu’il n’était pas nécessaire. L’instinct de meute.
La meute est plus importante que l’individu.
Nous devons survivre.
Nous devons nous protéger.
Nous sommes ensemble…
Nous t’aiderons.
Un autre battement de cœur qui se répercuta dans sa poitrine lui coupa le souffle un court instant alors qu’il regardait les humains incapables de bouger laisser leurs proies se relever et montrer les dents. Malgré les blessures, ils semblaient tous plus que prêts au combat, certains finissant même leurs transformations sans en éprouver la moindre gêne. Comment était-ce possible ? Et au milieu, le cannibale qui continuait à parler à la cible en plaquant ses mains sur son crâne. Dom secoua la tête. Il ne fallait pas qu’il fasse ça… Il ne le fallait pas. Si lui le faisait, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas le choix. Toucher à l’âme d’une personne humaine… Dom avait mis cinquante ans à s’en remettre la première fois qu’il l’avait fait. Et c’est pour ça qu’il se contentait à présent de griffer légèrement la première couche : Celle de la mémoire. Il ne fallait jamais abattre les griffes en une seule fois sinon on touchait…
L’étincelle.
Trop tard.
Il vit le Cannibale s’effondrer, comme lui l’avait fait, alors que le reste de la meute partait à la curée et ne comptait laisser aucun survivant. À la fois de la vengeance et de l’instinct de conservation. Personne ne devait plus savoir où se trouvait la Tanière… Du moins jusqu’à ce qu’elle soit déménagée. Il s’avança… Et se demanda s’il avait vraiment besoin de prendre cette fichue tête… Il n’y avait plus rien dedans. Juste un homme qui souffrait devant le corps, d’une douleur qui lui perçait le cœur. Cela fit mal à Dom. Très mal. Bizarrement, il aimait bien ce vampire qui aimait les humains. Il s’agenouilla devant lui et vit un enfant perdu et abandonné. Sa poitrine ruisselait de sang.
Nous t’aiderons.
Nous devons survivre.
Nous sommes ensemble… Et il doit survivre.
Dom le prit dans ses bras, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être pour bloquer la douleur, par compassion ? Par instinct ? Il sentit ses propres oreilles se déboucher en une piqûre violente et le cœur du vampire qui battait contre sa paume. C’était juste impossible et il s’en fichait.
- Pourquoi ? chuchota le Cannibale.
- Parce que j’en ai besoin.
Et puis… Il y avait eu la lueur d’espoir ou plutôt un son, une simple voix qui lui avait fait dresser les oreilles et il s’était stoppé dans sa douleur pendant un court instant. Plus rien n’avait d’importance que cette voix et les deux mots qui l’avaient traversé de part en part pour atteindre son cœur. Une voix qui s’inquiétait réellement de savoir comment il allait et c’était la première fois que ça lui faisait quelque chose. Ses membres s’étaient dépliés, malgré les maillons qui les emprisonnaient, pour se tendre vers cette voix. Et vint le moment où il avait entrevu la liberté. Elle était là, à portée de mains… même si cette liberté était hérissée de pointes… À cause de l’autre.
L’autre… Comme il le haïssait. Pourtant, il avait essayé de l’aimer et de s’en faire aimer, rien que pour revoir l’extérieur de la cage. Il lui avait concédé ses propres capacités, mais ça n’avait pas suffi. Il s’était rendu compte que rien ne suffirait. L’Autre avait décidé de l’enfermer et de le détruire en l’oubliant dans un coin. Alors, il avait commencé à pourrir la vie de son hôte. Ce n’était pas parce qu’il était incapable de bouger et de parler qu’il ne pouvait pas se venger. Il était devenu insidieux et fourbe, bloquant certaines choses et en exacerbant d’autres. Il voulait le rendre fou… et s’il le pouvait, le pousser au suicide. Ça lui faisait peur. Il avait conscience d’avoir été créé pour aider et apaiser. Il avait été créé pour servir de contrepoint à la folie et à la violence et… À cause de son pendant humain, il avait été forcé à faire tout le contraire, rajoutant de nouvelles chaines et de nouveaux barreaux à sa prison, sauf que cette fois-ci… C’était lui qui s’enfermait un peu plus, les articulations de plus en plus pressées et tordues. Un jour, il serait tellement difforme qu’il ne pourrait plus se mouvoir. Les chaines, les autres que lui avait imposés celui dans lequel il était né, avaient toutes sautés en maillons éclatés. Il ne restait plus que ses propres doutes et ses haines qui l’étranglaient toujours… et qui se relâchaient au fur et à mesure que le seul être dont il voulait être le loup dépassait sa méfiance et sa répugnance pour lui parler. Il commençait même à pouvoir étirer ses membres, à s’ébrouer. Il sentait sa fourrure pousser à l’endroit où le fer le pressait auparavant. C’était douloureux, mais il y avait quelque chose de foncièrement libérateur dans cette douleur. Elle était nécessaire et l’aidait à s’extirper de lui-même.
Jusqu’à ce que cette ultime pique de douleur. Jusqu’à ce que son nouvel hôte se voit plaquer contre la cage telle une poupée cassée. Il avait déplié sa carcasse pour s’approcher du corps et avait senti l’odeur du désespoir et de la trahison. Il avait senti le choc et ressentait une nausée l’envahir. L’Autre avait encore frappé. La plupart des chaines qui le recouvraient avant étaient dues aux trois meutes que l’Autre avait condamnées à mort en les livrant aux chasseurs d’Hommes. Il avait ressenti chacune des morts et avait baissé la tête de honte. Etendant son cou, il colla son museau contre la tempe de son vampire qui ne réagissait pas. Il lécha tendrement le visage sans recevoir la moindre réponse.
- J’aurais du mieux te prévenir… Je suis tellement désolé…
Toujours pas de réponse. Même pas un souffle qui aurait pu faire croire qu’il était encore en vie. Il restait pourtant peu de temps avant que la mort ne les emporte tous les deux. Tout devenait froid et sombre.
- J’aurais dû te dire que c’était ce qu’il avait prévu depuis longtemps. Cela fait un siècle qu’il recommence…
Toujours rien. Malgré qu’il le pousse du museau pour le faire réagir, le vampire ne bougeait pas du tout. Comme si cette trahison avait aussi achevé son âme. Il se mit à gémir sourdement alors le froid lui pénétrait les os.
- S’il te plait…
- Laisses-moi…
La voix était sans timbre, totalement désabusée.
- Nous allons mourir ensemble et c’est ma faute. Je suis tellement désolé de t’avoir entraîné là-dedans… J’aurais dû te prévenir…
- Je l’ai laissé faire. Et je l’ai cru.
- Mais…
- Tais-toi…
Il vit la main de son vampire se lever et se prépara à prendre un coup, mais ce fut une autre chaine qui chuta mollement sur lui. Puis une autre… Et encore une autre. La cage tombait en morceaux autour d’eux. La liberté. À quelques souffles de la fin. Il fit quelques pas douloureux, n’ayant pas marché depuis si longtemps puis il regarda son vampire se recroqueviller autour de lui, parmi les décombres de la cage. Son vampire. Il se demanda pourquoi ça lui arrivait à lui… N’avait- il pas assez souffert ? Manifestement, non puisqu’il continuait à subir les pires choses, à espérer et à voir ses espoirs balayés par la malice des autres.
Il ne méritait pas ça.
Ils ne méritaient pas ça.
Ce ne fut qu’au bout d’une bonne minute qu’il comprit qu’il avait les yeux ouverts. C’étaient ses propres mains qu’il regardait, crispés sur le devant de son T-shirt et rouges de son propre sang. Il ne respirait plus et c’était dangereux. Malgré la douleur, il se força à prendre une lente inspiration, remettant ses poumons en place. Le sang s’expulsa en une nouvelle giclée d’entre ses mains et il sentit le liquide carmin lui remontant dans la gorge. Il se mordit la joue pour ne pas tousser, sachant que pour le moment, tout le monde devait croire qu’il était mort. Les sifflets n’étaient plus utilisés, mais les cris des victimes étaient assourdissants. La meute se faisait torturer pour que leurs assassins puissent récupérer des morceaux de loups transformés, même partiellement. Surtout partiellement. Un loup-garou entièrement transformé était un trop grand danger pour des humains, même armés et correctement entraînés à la chasse. Il valait mieux récupérer les dents et la fourrure en petite quantité sur des spécimens drogués et torturés. C’était Ben qui lui avait appris, à force de massacrer les meutes devant lui. Ses meutes. Est-ce qu’il savait le mal que cela lui faisait ? Qui sait… peut-être… Est-ce que ça l’aurait arrêté ? Non. Ce salopard avait senti le loup en lui mourir à petit feu sans que ça l’émeuve et sans se soucier du pourquoi. Ça l’arrangeait. Il étouffa une légère toux avec le sang qui lui chatouillait la gorge. L’odeur qui lui monta au nez le remplit de rage et lui donna envie de mordre. Ben passait devant lui et se penchait sur lui.
- Et lui, on en fait quoi ? demanda un autre homme en allemand.
- On peut toujours lui arracher les crocs. Répondit Ben dans la même langue
- Il est transformé ?
- C’est un vampire. Les crocs de vampire sont toujours visibles et… peut-être que les siens rapporteront encore plus.
- On ne fait pas dans le vampire, d’habitude.
- C’est toujours de l’argent. Donne-moi la pince que je lui retire ça.
Il essaya bravement de ne pas bouger alors que Ben lui saisissait le menton et forçait sa mâchoire à s’ouvrir pour dévoiler les deux crocs étincelants de blancheur. Cet imbécile ne se rendait même pas compte qu’il respirait toujours. Que son cœur battait toujours. Malgré les blessures, il battait toujours. Il leva les yeux sur le visage honni et le regarda sans faiblir. Il se demanda comment Vince avait pu le trouver beau… ou peut-être parce qu’il connaissait la pourriture qui se cachait derrière ce visage et que la beauté ne lui faisait plus rien.
- Pour…quoi ne nous as-tu pas laissé tranquille… ?
Ben se recula vivement, lui lâchant le menton.
- Tu es toujours en vie…
- Tu aurais pu nous laisser tranquille… Nous laisser vivre…
Un battement de cœur douloureux. Un autre… et les battements d’autres cœurs lui parvenaient, affolés pour la plupart, erratiques pour d’autres et proches de la rupture. Cela ne devait pas être. Il laissa échapper la toux qui le taraudait depuis quelques minutes et cracha un peu de son sang sur les chaussures de Ben. Toujours la main crispée sur les plaies de son cœur, il se leva et intima aux cœurs qu’il entendait de se calmer.
Plus jamais tu ne me prendras quelqu’un !
Il aurait voulu pouvoir le dévorer sur place, mais la douleur dans sa poitrine le contraignait à se mouvoir lentement. Chaque battement le déchirait en deux et lui donnait envie de hurler… et de mordre… et de griffer. Les battements devenaient plus terribles et assourdissants.
Tu n’es pas de la meute… Lui parvint comme un murmure étouffé dans un recoin de sa tête.
Il n’y a pas d’autres solutions. Vivez…
Tu vas t’épuiser…
Je ne le laisserais pas gagner !
Mais…
- Je vous interdis de mourir !!! gronda-t-il avec une puissance qui fit trembler les murs.
Il eut la satisfaction de voir les corps des loups-garous tressauter et les regards reprendre une lueur assassine. Les loups prêts à la bataille qui se redressaient et se mettaient à grogner malgré les membres tordues et la peau arrachée par endroit. Lui, par contre, sentait la douleur lui vriller chaque cellule de son corps. Il en avait l’habitude avec la cage qui l’avait broyé depuis tant d’années. Il souffrait, mais il savait pourquoi et il l’acceptait pleinement. Il saisit Ben par le col et le ramena à un souffle de son visage, plongeant ses yeux blancs et noirs dans ceux de son tortionnaire.
- J’ai toujours tout su de toi, Willhem. Depuis le moment où Elle nous a collé ensemble, dans cette foutue tranchée ! (Il gronda sourdement en laissant filtrer sa douleur.) Je sais que tu n’es qu’un putain de menteur ! Toute ta vie est un mensonge, Willhem… Tu n’es pas ce soldat anglais qui s’est battu vaillamment et qui en est mort ! tu n’es pas ces louveteaux qui se présentaient à de nouvelles meutes parce qu’il était perdu et qu’il avait peur ! Tu n’es pas Ben… Tu n’es pas celui qu’il a aimé… tu as juste fait semblant, Willhem… Pourquoi tu ne nous as pas laissés tranquilles ?
Mais Ben ne pouvait pas bouger, tétanisé par la peur si ancienne qu’il avait eu de la bête qui l’avait attaqué, il y avait si longtemps. La peur qui l’avait laissé sans armes et sans défense.
Autour d’eux, les loups s’ébrouaient et grondaient, entamant ou finissant leurs transformations en claquements de tendons et les frottements des os les uns contre les autres. Tous les humains restaient étrangement immobiles, incapable de réagir. Le loup rejeta Ben plus loin et se mit à parler d’une voix basse.
- Cours…
L’électricité statique commença à s’animer autour des loups qui montraient les dents.
- Hurle…
Les humains reculaient et certains même étaient tombés sur leurs fesses et tentaient de ramper en arrière en voyant les yeux de leurs proies s’allumer de lueurs funestes et dont la fourrure grandissait à vue d’œil. Une meute d’une dizaine de membres, c’est déjà effrayant à la base, mais quand les loups deviennent enragés, la peur prend une autre dimension.
- Désespères-toi…
Il s’était rapproché de Ben qui essayait piteusement de reculer et tendit ses mains encore écarlates pour les poser sur le front blafard de la personne qu’il haïssait le plus au monde. Il laissait remonter en lui toutes ces années de privation et de souffrances, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver un peu de compassion pour sa victime. Il murmura, la voix brisée :
- Je ne demandais pas ton amour, ni même ta confiance… Juste que tu me laisses respirer un peu… Je voulais juste être libre… Mais entre toi et moi… Le monstre, c’était toi…
Il caressa le front de sa nouvelle proie.
- Et meurs.
Il sentit l’esprit de Ben s’accrocher à ses doigts et il tira, déchirant violemment le tissu de la mémoire, celui de la personnalité et tout ce qui était autour. Il aurait cru que ça lui apporterait une sorte de joie sauvage, mais même pas. Ça faisait mal… Il voyait partir les lambeaux d’âme dans le vent. Il voyait les yeux de Ben devenir vitreux et sans vie. Il voyait le crime qu’il était en train de commettre. Autour de lui, les loups se déchainaient sur les humains dans un déferlement de sang et de chair. Les loups ne sont pas particulièrement agressifs, sauf quand ils sont enragés… et il avait fait en sorte qu’ils le soient tous. Il les avait forcé à se régénérer et à chercher à se nourrir. Que ce soit de lui ou des autres, mais les loups ne mangeaient pas un autre loup. Fut-il dans le corps d’un vampire et que son cœur saignait réellement. Dans son propre esprit, Vince ne réagissait pas. Il restait recroquevillé et silencieux pour protéger ses blessures alors il se laissa glisser au sol… L’adrénaline avait effacé les remords pour un temps, mais le goût amer lui revenait en force. Il s’était toujours su capable de faire ce qu’il venait de faire, mais avait toujours tenu à ne pas en montrer la moindre parcelle à son hôte. Qui savait ce qu’il aurait pu en faire ? Mais maintenant, il n’était plus qu’une poupée sans âme.
Une toux. Plus prononcée que les précédentes. Il sentait la brûlure des balles dans sa poitrine, sans doute de l’argent. Il aurait dû mourir, mais pour une raison obscure, il était toujours en vie. Mal en point, mais en vie. Encore une fois, qui savait pour combien de temps. Même s’il avait survécu cette fois-ci, le poison de l’argent finirait par le tuer. À moins que ce ne soit l’hémorragie, du fait des deux trous béants dans son ventricule droit. Quelle importance… Plus rien n’avait d’importance maintenant.
J’aurais voulu que nous survivions. Qu’on se connaisse… Je suis tellement désolé, Vince.
Il sentit des bras lui entourer les épaules.
Quelques minutes avant.
Les loups courent vite. Même en forme humaine. Ce qui le dérangeait, c’était de suivre une piste de meute entière et d’aller au plus prêt d’une tanière. C’était dangereux, surtout sans invitation de la meute en question. Etant un loup paria, Dom n’avait aucune chance de s’en sortir si on l’attrapait. Mais… L’avantage était que la meute aurait sans doute à faire avec les chasseurs et que lui se noierait dans la masse. Après tout, il avait juste à attraper une tête et à repartir. Avec un peu de chances, ça pouvait être réglé en une dizaine de minutes. Inutile de discuter. Inutile de se battre. Juste approcher sa proie, placer ses deux mains de chaque côté de sa tête, tordre une première fois pour faire céder les vertèbres, poser son pied sur le bas du dos de la victime qui s’affaisse et tirer un grand coup pour arracher la chair. Pas très propre… Pas très poli, mais c’était efficace. Ash aurait préféré tout brûler, mais il ne serait pas disponible avant… Dom regarda sa montre, une bonne heure si les conditions le permettaient.
Avec les indications de la jeune chasseresse, il s’engouffra dans le métro et profita qu’on ne le regardait pas pour sauter sur les voies et suivre l’odeur. C’était intelligent d’avoir mis la Tanière à l’intérieur des tunnels désaffectés du métro londonien… Les autres meutes avaient tendance à choisir, quand elles avaient une ville comme territoire, les égouts, pensant que l’odeur pestilentielle empêcherait toute traque olfactive. Erreur… Dans le métro, l’air était constamment brassé par les rames qui passaient, ce qui perdait la piste bien mieux que l’odeur d’ordures en décomposition ne le ferait. S’il avait l’occasion, il les féliciterait pour cette idée de génie. Mais il savait pertinemment que l’occasion ne se présenterait jamais. Un loup Paria ne discute pas avec des loups de meute. Il fuit pour sauver sa vie. Ou il se soumet à la rigueur. Mais la probabilité qu’il fut inclus dans la meute alors qu’il avait vécu cinq siècles sans se soumettre était infinitésimale.
Il aimait à se dire que ça n’avait pas d’importance, mais il en souffrait.
Il secoua la tête pour chasser ses idées noires. Ce n’était vraiment pas le moment. Ça ne le serait jamais. Il avait choisi cette vie en toute connaissance de causes et il savait que ça ne pouvait que mal finir. C’était déjà exceptionnel que son frère et lui aient tenu aussi longtemps, mais c’était sans doute parce qu’ils étaient deux et indissociables. Ils avaient survécu parce qu’ils se complétaient parfaitement. Ils stagnaient l’un face à l’autre, certes, mais ça avait fonctionné. Ça ne durerait plus. Mais ça avait fonctionné… N’en déplaise à pas mal de monde.
Un son strident, mais encore lointain lui parvint. Depuis que les hommes avaient trouvé les ultrasons, il craignait comme la peste ces fichus sifflets. Si les chiens et les autres canidés qui n’étaient pas dans le corps d’un humain n’en ressentaient qu’un certain inconfort, les Loups-garous devenaient dingues à ce son. Cela déclenchait un instinct de fuite énorme et une confusion totale. Lui-même avait tenté de s’entraîner à ce son, avec l’aide de Ash, mais il pouvait tenir à peine une dizaine de minutes sans se rouler par terre en bavant. Et même avant, il se sentait fébrile et paranoïaque. Malheureusement, il ne pouvait pas se permettre de perdre son contrôle. Il sortit d’une de ses poches une petite boite ovale, comme un étui à lunettes, et en prit une longue aiguille. Comme les loups se régénéraient assez vite, il ne serait sourd que pour la demi-journée. Comme il bénissait ses entrainements avec un sens en moins… et il se perça les deux tympans. La douleur ne dura pas longtemps et le silence l’agressa. Il détestait perdre l’ouïe et se contenter de son odorat pour continuer la piste. Pour éviter de se faire attraper trop rapidement, sachant qu’il ne pourrait pas contrôler les bruits qu’il pourrait produire, il préféra passer par les gaines de ventilation. Son manteau ne servant à rien, il l’abandonna dans un coin. Quelques mètres en glissant dans les conduits et il trouva enfin le carnage. De ce qu’il voyait, les chasseurs d’hommes n’y étaient pas allés de main morte. Même sans le son, le spectacle était effroyable. Ils avaient encore tous le sifflet à la bouche et l’un des loups, à peine transformé, se faisait arracher la peau du dos. Lentement, pour ne pas abîmer la fourrure. S’il n’avait pas été habitué à voir tant d’horreurs, il aurait pu en mourir. Et sans le bruit, c’était… moins écœurant. Mais à peine. Et la cible n’était pas en vue. Il n’était pas possible que la femme rousse lui ai menti : il serait forcément là. Il y avait une tête à la clef et il valait mieux que ce ne soit pas celle de son frère.
Et il le vit. Dom commença à faire abstraction du reste de l’environnement, juste comptait cette fichue tête à arracher. Descendre du conduit, sauter à terre, courir, attraper la cible, tordre le cou, arracher et repartir en courant par les tunnels du métro. C’était jouable. Il fallait que ce soit jouable. Il sauta à terre, scrutant la scène, et se prépara à foncer. Ce fut le cannibale qui se levait devant sa proie qui le stoppa. Qu’est-ce qu’il foutait ici ? Parmi des loups ? Et pourquoi… ?
Dom renifla un instant, occultant volontairement l’odeur du sang et de la peur. La cendre humaine bien sur… Mais le chêne au soleil ? Impossible. Le cannibale ne le regardait pas, le visage tordu par la colère et par la peine. Et Dom sentit son propre cœur battre plus fort, comme s’il allait sortir de sa poitrine. Ash lui avait toujours dit que ses battements de cœur étaient assourdissants, car les loups garous avaient un cœur particulièrement musclé. C’était horriblement tentant pour un vampire. Là, le battement était tellement fort que lui-même l’avait entendu malgré sa surdité temporaire, grâce aux vibrations dans ses os. Si ça n’avait qu’une seule fois, Dom aurait pu croire que c’était un accident, mais les battements redoublèrent, effrayants et implacables. Ça ressemblait à un tambour de guerre.
Attaquer pour survivre… Pour le protéger… Dom commençait à sentir des choses en lui qui ne s’étaient pas réveillées depuis des siècles. L’instinct du loup qui ne s’était jamais vraiment réveillé jusque là parce qu’il n’était pas nécessaire. L’instinct de meute.
La meute est plus importante que l’individu.
Nous devons survivre.
Nous devons nous protéger.
Nous sommes ensemble…
Nous t’aiderons.
Un autre battement de cœur qui se répercuta dans sa poitrine lui coupa le souffle un court instant alors qu’il regardait les humains incapables de bouger laisser leurs proies se relever et montrer les dents. Malgré les blessures, ils semblaient tous plus que prêts au combat, certains finissant même leurs transformations sans en éprouver la moindre gêne. Comment était-ce possible ? Et au milieu, le cannibale qui continuait à parler à la cible en plaquant ses mains sur son crâne. Dom secoua la tête. Il ne fallait pas qu’il fasse ça… Il ne le fallait pas. Si lui le faisait, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas le choix. Toucher à l’âme d’une personne humaine… Dom avait mis cinquante ans à s’en remettre la première fois qu’il l’avait fait. Et c’est pour ça qu’il se contentait à présent de griffer légèrement la première couche : Celle de la mémoire. Il ne fallait jamais abattre les griffes en une seule fois sinon on touchait…
L’étincelle.
Trop tard.
Il vit le Cannibale s’effondrer, comme lui l’avait fait, alors que le reste de la meute partait à la curée et ne comptait laisser aucun survivant. À la fois de la vengeance et de l’instinct de conservation. Personne ne devait plus savoir où se trouvait la Tanière… Du moins jusqu’à ce qu’elle soit déménagée. Il s’avança… Et se demanda s’il avait vraiment besoin de prendre cette fichue tête… Il n’y avait plus rien dedans. Juste un homme qui souffrait devant le corps, d’une douleur qui lui perçait le cœur. Cela fit mal à Dom. Très mal. Bizarrement, il aimait bien ce vampire qui aimait les humains. Il s’agenouilla devant lui et vit un enfant perdu et abandonné. Sa poitrine ruisselait de sang.
Nous t’aiderons.
Nous devons survivre.
Nous sommes ensemble… Et il doit survivre.
Dom le prit dans ses bras, sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être pour bloquer la douleur, par compassion ? Par instinct ? Il sentit ses propres oreilles se déboucher en une piqûre violente et le cœur du vampire qui battait contre sa paume. C’était juste impossible et il s’en fichait.
- Pourquoi ? chuchota le Cannibale.
- Parce que j’en ai besoin.