Sunday, Bloody Sunday
Au bout de six jours dans le noir, Vince ne savait toujours où il se trouvait. Les liens de corde qui lui cisaillait les poignets avait cessé de lui faire mal, mais pour peu qu'il bougeât afin de redresser sa position et la douleur cuisante revenait. Il s'astreignait donc à ne pas esquisser un mouvement malgré la terreur qui le saisissait parfois en alternance avec la tristesse du condamné à mort. Il laissait parfois échapper un sanglot d'incompréhension. Pourquoi lui? Pourquoi maintenant? Pourquoi sans prévenir..?
Mais aucune réponse ne venait. Son geôlier parlait un sabir incompréhensible, quand il daignait parler. Ce qui arrivait au moment de l'unique repas de la journée, de l'eau fraiche et une bouillie ignoble de viandes et de chou, ou plus souvent quand le geôlier le violait... Ce qui était plus fréquent, malheureusement.
On le sait, Vince n'était pas du genre à se soustraire au désir des autres mais qu'il fut la proie d'un homme qui le séquestrait sans une explication le laissait perplexe. Perplexe et amer. Il avait le sentiment que tout aurait pu se passer différemment s'il avait fait un autre choix. Mais lequel ? Et quand? Il faut dire que le jeune homme avait du temps pour y réfléchir. Il n'avait même que ça.
Pas une seule fois en six jours, son geôlier n'avait ôté le bandeau qui lui couvrait les yeux. Entre autres interrogations, Vince se demandait quelles incidences néfastes aurait cette séquestration. Ses yeux supporteraient-ils le retour à la lumière? Allait-il avoir des cicatrices aux poignets? Et la malnutrition qu'il subissait, combien de temps pour s'en remettre? Pire... Sa vie n'allait-elle pas radicalement changer après tout ça? Aurait-il encore le courage de vivre sa vie pleinement? De profiter de tout ce qu'elle avait, quitte à se brûler les ailes? Vince en doutait. Même si cette aventure ne se soldait pas trop mal, par sa libération, il savait déjà que quelque chose était mort en lui. Il n'aurait su dire quoi, car ce n'était pas son innocence. Depuis longtemps, il savait que l'humain était surtout capable du pire. Ce qui n'était pas si mal raisonné. Ca évitait les déconvenues et ménageait d'heureuses surprises. Mais l'heureuse surprise ne venait pas. Rien qu'un immense silence entrecoupé de douleur et d'humiliation.
Et puis un jour, des cris, une tension énorme et... Une certaine paix. Si le bandeau, le bâillon et les cordes restent en place, le geôlier ne lui impose plus sa présence sexuelle. Des mots plus tendres remplaçaient les viols et Vince ignorait ce qui était pire. On le lavait, on le coiffait, toujours sans le détacher. On le cajolait comme une poupée. L'espoir mourut à ce moment-là. Vince cessa d'être humain. A l'intérieur, bien sur. Le corps mit plus longtemps. Mais ce n'était pas sa faute. C'était juste qu'on doive le préparer. Il ignorait pourquoi.
Il y eut une douleur, atroce, rapide. Une morsure comme celle d'un serpent qui lui drainait toute sa vie. Il se laissa tomber, malgré les cordes qui lui cisaillaient les mains. Il aurait eu la tête contre la terre sèche et poussiéreuse si ses liens ne l'avaient pas retenu. La douleur n'existait plus, juste l'air qui avait du mal à passer dans ses poumons. Il y avait aussi cette sensation étrange, les cordes qui se délient, le bâillon qui tombe avec le bandeau. La liberté trop tard. Voilà. Il n'était que sensations extérieures, comme s'il n'était qu'une coquille vide. Il vit, comme un éclair la peau blanche de la main qui l'avait délivré. Il fut frappé par cette blancheur étrange qui ne semblait pas vivante. Mais pas morte non plus... Plutôt une main de marbre poli, si parfaite dans l'imitation qu'on se demandait comment elle pouvait plier et se tendre. Mais peut-être était-ce une impression provoquée par la mort prochaine. Quand le rouge éclata, Vince en fut surpris. Ce rouge si brillant ne ressemblait à rien qu'il connaissait. Était-ce bien rouge, d'ailleurs? Oui, c'était rouge. Il en avait la certitude bien que le goût fut noir. Noir et prenant, obsédant. Celui de l'écran de fin d'un film, du fond d'une tombe. La Mort. Il se laissa envahir par toutes ces sensations morbides qui annihilaient, bien dérisoires, celles d'un corps refusant de mourir. C'était apaisant. Et c'était la seule raison qui le faisait lâcher prise.
Aussi se trouva-t-il fort surpris d'ouvrir les yeux un peu plus tard. Enfin, un œil. L'autre était toujours plaqué contre la terre poussiéreuse de la cave où il était enfermé. Malgré sa position inconfortable, il ne ressentait aucune douleur si ce n'est le picotement de millions de petits cailloux sur sa peau nue. Il fut étonné, car il savait qu'il n'y avait aucune lumière, d'y voir aussi bien. Chaque crête d'une terre que l'on avait jamais tassée se dessinait si clairement qu'on aurait dit un océan de brun et de noir. Pour un peu, il aurait presque pu voir ces vagues s'écraser contre le mur de pierre. Et puis, il y avait l'odeur. Ce n'était pas aussi poétique, loin s'en fallait. Une nouvelle odeur se mêlait à celle déjà ancienne de la moisissure des champignons. C'était l'odeur abjecte de la terreur et de l'abandon. Une sueur acre, des excréments expulsés sans souci des convenances (mais la peur balaie vite les convenances...) et le parfum écœurant d'un contenu d'estomac. Il y avait aussi l'odeur métallique du sang et plus musquée, celle des rats qui ne manquaient de parcourir l'endroit, une fois ses occupants partis pour un meilleur monde.
Enfin pas tous. Un impertinent avait décidé de ne pas attendre le trépas de Vince pour explorer un peu. Sans doute les odeurs qui avaient semblé détestables à Vince, étaient délectables pour le petit rongeur qui montait à l'assaut de sa jambe. Les petites pattes griffues qui perçaient sa peau comme des dizaines de petits poignards rendirent fou le jeune homme. Ce qu’il avait subi avant n’était rien en comparaison de cette torture. Il s'était promis de ne pas bouger pour surprendre son agresseur, obéissant à un nouvel instinct. Mais la sensation devenait si atroce qu'il réagit violemment. Accroupi, une jambe tendu vers l'avant, les mains prêtes à griffer, il regarda la carcasse du rat s'écouler contre le mur. Une pulpe sanglante entremêlée de poils et d'esquilles d'os. Avant, Vince aurait eu un haut le cœur, mais en regardant le massacre avec une fascination morbide, il avait juste... faim. Il s'approcha et caressa le liquide, l'étalant sur le crépi du mur. Une part de lui murmurait que c'était mal de jouer avec sa nourriture, mais il trompait sa faim en dessinant sur le mur.
D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, Vince avait toujours été d’un exquis détachement envers lui-même, comme s’il se substituait à son père pour se juger avec bonhomie et se pardonner les inévitables bourdes de la vie. Mais là, sa vision extérieure était aveugle et muette… ou morte. Elle ne disait rien, même pas le dégout que n’importe qui aurait éprouvé en face de cette scène. Il n’y avait rien. Vince était seul. Il se retourna en scrutant les murs de sa geôle avec le sentiment d’être abandonné. Il avait envie de pleurer, de réclamer sa nourriture, l’affection qui lui était dû et qu’on lui avait toujours prodigué jusque là. Il voulait retourner dans l’endroit ou tout était si facile, chaud et apaisant. Où l’on se laissait bercer par la voix douce d’une présence qui vous couvrait de mots doux de caresses. Il voulait retourner là. C’était mieux. Ici, il faisait froid. Il faisait sombre, mais ce n'était pas le problème. Il avait mal... Il était nu sur un sol froid et seul...
C'est en entendant le gémissement, le tout petit gémissement d'un enfant que Vince compris qu'il n'était pas tout seul. Quelque chose se brisa dans sa poitrine et il baissa les yeux sur ce que sa rage avait occulté de lui montrer. Il était là, incroyablement petit et vulnérable, les poings crispés l'un contre l'autre alors que sa peau couleur chocolat avait par endroit des reflets bleu-noir dus au froid.
- Oh mon Dieu...
Vince n'arrivait même pas à reconnaître sa voix mais il ne s'attarda pas au vu du petit être qui était terrifié et mourant à quelques mètres de lui. Il se précipita sur le gravier, sans prêter attention aux gravillons qui lui perçaient la plante des pieds et prit délicatement l'enfant contre lui. Il était si petit... Comme Vince aurait aimé tenir ses enfants de cette façon. Mais c'était trop tard maintenant et il n'avait que ce petit bébé effrayé qu'il couvrait de câlins et de mots gentils. Il ne connaissait pas son nom et s'en fichait. Il voulait juste que ce petit bout d'humain retrouve la santé et ses parents. Il commençait déjà à l'aimer et retrouvait... une sorte d'espoir. Celui de sortir de là et de retrouver une vie normale. Oh, pas sa vie d'avant, mais une vie telle qu'il l'avait toujours rêvé sans se l'avouer. Deux ans à vivre comme un homme d'une normalité confondante et il réclamerait la garde des deux enfants qu'il ne pouvait pas voir.
Mais le bébé gémissait toujours, faute de pouvoir pleurer plus fort et ses lèvres, crispées dans une mimique de souffrance devenaient de plus en plus bleues. Vince avait trouvé étrange de le trouver plus chaud que ses propres bras, mais après plusieurs heures passées sur le sol, il trouvait ça presque normal. Il avait du se refroidir un peu, il suffisait de secouer les bras pour réactiver la circulation sanguine et tout irait bien.
Au bout d'un moment, le bébé ne respirait plus. Il était mort de froid... Et Vince ne cessait de se répéter qu'il n'était qu'une ruine de pierre au milieu d'une tempête de neige. Son corps était aussi glacé que le sol et rien n'arrivait à le réchauffer. A cause de ça, un innocent était mort dans la souffrance et dans l'indifférence de celui qui les avait mis là. Les larmes ne coulaient pas. Elles refusaient, comme si en plus d'être aussi froid qu'un ciel d'hiver, Vince ne contenait même plus de quoi exprimer son chagrin. Juste de la rage... de la colère.
Avec une vélocité à laquelle il n'était pas habitué, il se précipita sur la porte blindée et la frappa avec la force dont il était capable. Il ne voyait rien d'autre que le rouge de sa rage qui s'abattait sur le métal avec la furie du désespoir.
- Je te tuerais, tu entends?? JE TE TUERAIS!!
- Je reste étonnée, mon cher Vittorio, que vous teniez à mener cette affaire seul...
- Je n'en doute pas, madame, mais... Vous savez que je reste très « famille »...
Victor s'accordait une ultime promenade dans San Francisco au bras d'une délicieuse jeune femme blonde aux yeux bleus comme un lagon et qui était aussi attirante qu'elle pouvait être dangereuse. Dans le milieu, on l'appelait la secrétaire du Diable. Intelligente, organisée et absolument sans scrupule. Elle secondait à merveille le Maitre de la Ville qui n'était, il fallait bien l'avouer, pas toujours au mieux de ses capacités et on murmurait comme un secret de polichinelle qu'elle serait bientôt à sa place. L'adage qui veut qu'il vaut mieux parler à Dieu qu'à ses anges ne valait pas pour San Francisco. Là... il valait mieux se mettre dans les petits papiers de la Sainte. Ce que Victor avait fait un demi-siècle auparavant par d'obscures tractations avec le milieu de la Mafia. Fin de l'histoire et... de toute façon aucun humain n'était encore en vie pour la raconter.
- Il n'empêche... Je suis sure qu'un Cannibale sera plus que ravi de faire cette traque. Outre leur fanatisme exacerbé pour les Lois, ne doutons jamais qu'ils ont besoin de se nourrir.
- Je ne mettrais jamais en doute les capacités d'un Cannibale, Madame...
- Appelez-moi Julia, cela fait deux décades que je vous y pousse.
- … Julia... mais pour les gens du voyage, comme moi, la préférence va à une justice entre nous. Et puis... le sang doit retourner au sang.
- Certes. Et je sais aussi que de tous les … V.R.P... qui nous rendent visite dans ce secteur, vous êtes sans doute le plus légaliste. Une qualité que les plus hauts placés savent apprécier.
- Pas vous?
Julia s'assit sur un banc devant les rouleaux de l'océan. Plutôt calme, ce soir... belle nuit... On aurait cru un couple d'amoureux comme les autres et heureusement que personne ne les entendait. Elle tapota la place à coté d'elle et Victor s'installa avec un sourire.
- Ce que je préfère chez vous, c'est votre aptitude à rester sur l'extrême limite de la Loi sans jamais avoir l'air d'y avoir posé un ongle. Ça, c'est très fort... Si seulement, la moitié de mes agents avaient votre panache...
- Vous auriez un territoire couvrant toute la côte ouest... Et de sacrés problèmes d'égos surdimensionnés à gérer.
Elle éclata d'un rire de gorge tellement humain qu'elle en oublia de cacher ses crocs, mais vu le public, il n'était guère important que les acteurs laissent le masque dans les coulisses.
- Sérieusement, Julia... Si c'est une offre d'embauche déguisée, vous savez pertinemment que vous allez vous attirer encore plus de problèmes en m'ayant à vos cotés que maintenant. Et je ne parle pas seulement de mon caractère.
- Je sais, je sais... De nombreuses Cours rêvent de vous avoir en chien couchant et la Ville qui vous emportera se fera un nombre intéressant d'ennemis à travers les deux continents. Et peut-être même aux Indes.
Comme tous les vieux vampires, Julia n'appelait jamais autrement les États-Unis et l'Europe que le nouveau et le vieux monde ou les deux continents. Quant à l'Asie, elle restait les Indes... Terminologie géographique que le temps se refuse à poursuivre. Absolument délicieux pour Victor.
- Non, je cherche juste à attirer votre attention sur un petit problème dont vous pourriez être la solution... et dont une coopération avec les Cannibales vous assurerait la primeur.
- Diable... Si on parle des Cannibales, ce doit être gros.
- Hum... oui et non. C'est épineux... Vous avez entendu, je suppose, la nouvelle de la Décapitation de Toulouse, en France?
Par décapitation, du moins quand on y accolait le nom d'une ville, les vampires entendaient que le Maitre et sa cour couchante avaient tous été tués. Cas exceptionnel, il faut bien l'avouer mais qui ravissaient au plus haut point les Cannibales. Une semaine de traque et de mise à mort de vampires tous assez puissants pour la gestion d'un territoire de chasse. Une orgie de sang...
- Vaguement. Ce genre d'événement n'est pas trop détaillé dans les rumeurs, mis à part comme avertissement. Une histoire de trahison à l'ordre établi d'après ce que je sais, mais...
En fait, Victor en savait bien plus. L'affaire de Toulouse avait été un sacré panier de crabes. La Maitresse de la Ville avait comploté contre celui de Bordeaux en désaccord total avec les Lois des Prédateurs. Malheureusement pour la Maitresse, elle s'était fait prendre et un Oracle avait lancé une dizaine de Cannibales sur la ville. Les Chiens de Chasse avaient déserté la ville ou avaient fait profil bas. Les Vulgates avaient vécu dans la terreur la plus abjecte et la ville avait été sous le coup d'un Blocus empêchant les vampires de passage d'approcher la ville, même à trois kilomètres. Chaque soir, les survivants de la veille découvraient un carnage de cendres qui avaient le mérite de rappeler au Monde de la Nuit que les Lois ne sont pas faites pour être transgressées... publiquement.
- C'est un peu plus compliqué que ça... Murmura Julia d'un ton presque gourmand. Mais là où ça devient vraiment intéressant c'est que le Maitre de Marseille a déposé une demande de récupération du territoire.
- Déjà..? Mais Toulouse n'a été finie de nettoyer qu'il y a... Deux semaines, non?
- Surtout que la décapitation de Toulouse s'est basée sur une concurrence avec Bordeaux. Le Maitre de Bordeaux est tombé des nues quand il a appris pour le complot.
- Quoi...? Il n'a pas vu les signes?
- Non... Peut-être parce que les signes n'existaient pas.
Il est vrai que la condamnation de Toulouse avait été d'une incroyable rapidité. Qu'avait dit le responsable du contrôle de la Police de New York, utilisant une expression du milieu dans lequel il vivait? Orgie de preuves... Un appât parfait pour les Piranhas affamés qu'étaient les Cannibales.
- Charmante politique du Vieux Monde... Qui a dit que les américains avaient le monopole de l'arme de destruction massive? Bref. Qu'est-ce que je viens faire là-dedans?
- Le Maitre d'Ile de France a demandé l'aide de la Côte Ouest. Il ne souhaite pas qu'un royaume de la taille du sien puisse exister dans une zone aussi restreinte que la France. Donc... il a commencé à s'intéresser à l'affaire pour... prouver l'innocence de la Maitresse de Toulouse.
- Il n'a pourtant pas eu l'air de la porter dans son cœur.
- C'est plus pour enfoncer le Maitre de Marseille. Bref. Il a besoin d'un administrateur compétent qui peut... garder Toulouse sous contrôle et... garder une escouade de dix Cannibales dans les alentours immédiats.
- Au cas où Marseille se révèlerait coupable et qu'une nouvelle Décapitation soit nécessaire.
Elle sourit comme seul quelqu'un qui savait ce que tuer voulait dire pouvait le faire. Victor était toujours impressionné par ce sourire particulier qu'avait Julia. Froid comme la glace et tranchant comme le fil d'un rasoir. Le sourire d'un prédateur qui avait trouvé sa proie.
- Bien sur... Continua-t-elle. Ce n'est que pour peu de temps. Nous devons faire croire au Maitre de Marseille que l'option sur Toulouse est toujours ouverte, le temps que tout le monde vote... Et un gérant qui est un Vampire de Passage n'est pas une menace, du moins pas tant qu'il n'a pas été admis dans la Hiérarte. Il tentera de grignoter quelques parcelles de territoire pour se maintenir en forme mais il ne se doutera pas de l'épée de Damoclès qui sera à Toulouse. Si son implication est prouvée... Et bien, les Cannibales vont se nourrir. De toute façon, ils ont toujours faim.
- N'importe qui d'un peu compétent peut faire ça... Pourquoi moi, Julia? Vous avez donc tellement confiance en moi?
- Je n'ai strictement aucune confiance en vous, Vittorio. Mais je sais que vous avez le même mode de pensée que moi. Vous serez parfait... et surtout loin de moi.
Victor fit mine d'être frappé au cœur. Julia reprit.
- Si vous êtes doué, vous pourriez même garder Toulouse. Un peu de sang neuf parmi les maitres, voilà ce qu’il nous faudrait.
- Sang neuf... J'ai quand même quelques siècles derrière moi.
- Vous savez ce que je veux dire... Depuis le début du vingtième siècle, il n'y a pas eu de nouveaux Maitres. Tous d'anciens détrônés ou des extensions de territoire. Des manières de diriger qui n'évoluent pas... qui ne sont plus vraiment en phase avec notre époque et nos proies. J'ai espoir que vous arriverez à changer tout ça.
- Pourquoi pas vous?
- Parce que moi, je suis ici. Et j'y reste.
- Je vois... Je vois... Vous avez aussi un bel appétit.
- Cela reste entre nous?
- Oh, je sais ce que je risque en me montrant indiscret...
- Et votre réponse?
Bien sur, il y avait la volonté de faire plaisir à une dame telle que Julia... Qu'il aurait bien aimé croiser humaine pour en faire sa fille. Mais il y avait aussi tout ce coté de prise de pouvoir, de la gestion d'une ville, du recrutement d'une cour couchante... Des devoirs à n'en plus finir et la fin de la bienheureuse liberté qu'il entretenait depuis... depuis sa création en fait. Et il y avait aussi le risque de refuser, de décevoir et de se faire encore plus d'ennemis. Choix épineux.
- Suis-je obligé de répondre tout de suite? La traque de mes enfants reste prioritaire pour moi et je ne tiens pas à devenir un Maitre avec de tels boulets à mes pieds.
- Évidement. Même si le temps joue contre nous, il est naturel de vouloir préserver votre réputation... En parlant de ça... Maintenant que Katrina est morte... Où allez-vous?
- Dallas... Pour mon plus grand malheur. Je hais cette ville... Je n'y étais pas retourné depuis l'assassinat de Kennedy.
- Ne parlons pas de choses qui fâchent, mon ami. Et faisons comme si nous étions de vrais amoureux lors d'une nuit sans lune. Néanmoins, j'appellerais la Maitresse de Dallas pour vous recommander et croyez-moi ce ne sera pas de trop. Elle est devenue paranoïaque avec l'âge.
Avec un sourire, Victor étouffa un soupir. Oui, il aimait jouer avec Julia. En d'autres temps, d'autres lieux, d'autres circonstances, il aurait aimé l'avoir comme compagne et partager ses rêves de puissance et ses jeux de pouvoir. Mais sa liberté venait de se braquer contre la nécessité du devoir. Un soupir intérieur car le seul moyen de dissiper le nuage noir de la menace sur lui était de tuer Julia.
Quel malheur et quelle perte pour le Monde de la Nuit...
Mais aucune réponse ne venait. Son geôlier parlait un sabir incompréhensible, quand il daignait parler. Ce qui arrivait au moment de l'unique repas de la journée, de l'eau fraiche et une bouillie ignoble de viandes et de chou, ou plus souvent quand le geôlier le violait... Ce qui était plus fréquent, malheureusement.
On le sait, Vince n'était pas du genre à se soustraire au désir des autres mais qu'il fut la proie d'un homme qui le séquestrait sans une explication le laissait perplexe. Perplexe et amer. Il avait le sentiment que tout aurait pu se passer différemment s'il avait fait un autre choix. Mais lequel ? Et quand? Il faut dire que le jeune homme avait du temps pour y réfléchir. Il n'avait même que ça.
Pas une seule fois en six jours, son geôlier n'avait ôté le bandeau qui lui couvrait les yeux. Entre autres interrogations, Vince se demandait quelles incidences néfastes aurait cette séquestration. Ses yeux supporteraient-ils le retour à la lumière? Allait-il avoir des cicatrices aux poignets? Et la malnutrition qu'il subissait, combien de temps pour s'en remettre? Pire... Sa vie n'allait-elle pas radicalement changer après tout ça? Aurait-il encore le courage de vivre sa vie pleinement? De profiter de tout ce qu'elle avait, quitte à se brûler les ailes? Vince en doutait. Même si cette aventure ne se soldait pas trop mal, par sa libération, il savait déjà que quelque chose était mort en lui. Il n'aurait su dire quoi, car ce n'était pas son innocence. Depuis longtemps, il savait que l'humain était surtout capable du pire. Ce qui n'était pas si mal raisonné. Ca évitait les déconvenues et ménageait d'heureuses surprises. Mais l'heureuse surprise ne venait pas. Rien qu'un immense silence entrecoupé de douleur et d'humiliation.
Et puis un jour, des cris, une tension énorme et... Une certaine paix. Si le bandeau, le bâillon et les cordes restent en place, le geôlier ne lui impose plus sa présence sexuelle. Des mots plus tendres remplaçaient les viols et Vince ignorait ce qui était pire. On le lavait, on le coiffait, toujours sans le détacher. On le cajolait comme une poupée. L'espoir mourut à ce moment-là. Vince cessa d'être humain. A l'intérieur, bien sur. Le corps mit plus longtemps. Mais ce n'était pas sa faute. C'était juste qu'on doive le préparer. Il ignorait pourquoi.
Il y eut une douleur, atroce, rapide. Une morsure comme celle d'un serpent qui lui drainait toute sa vie. Il se laissa tomber, malgré les cordes qui lui cisaillaient les mains. Il aurait eu la tête contre la terre sèche et poussiéreuse si ses liens ne l'avaient pas retenu. La douleur n'existait plus, juste l'air qui avait du mal à passer dans ses poumons. Il y avait aussi cette sensation étrange, les cordes qui se délient, le bâillon qui tombe avec le bandeau. La liberté trop tard. Voilà. Il n'était que sensations extérieures, comme s'il n'était qu'une coquille vide. Il vit, comme un éclair la peau blanche de la main qui l'avait délivré. Il fut frappé par cette blancheur étrange qui ne semblait pas vivante. Mais pas morte non plus... Plutôt une main de marbre poli, si parfaite dans l'imitation qu'on se demandait comment elle pouvait plier et se tendre. Mais peut-être était-ce une impression provoquée par la mort prochaine. Quand le rouge éclata, Vince en fut surpris. Ce rouge si brillant ne ressemblait à rien qu'il connaissait. Était-ce bien rouge, d'ailleurs? Oui, c'était rouge. Il en avait la certitude bien que le goût fut noir. Noir et prenant, obsédant. Celui de l'écran de fin d'un film, du fond d'une tombe. La Mort. Il se laissa envahir par toutes ces sensations morbides qui annihilaient, bien dérisoires, celles d'un corps refusant de mourir. C'était apaisant. Et c'était la seule raison qui le faisait lâcher prise.
Aussi se trouva-t-il fort surpris d'ouvrir les yeux un peu plus tard. Enfin, un œil. L'autre était toujours plaqué contre la terre poussiéreuse de la cave où il était enfermé. Malgré sa position inconfortable, il ne ressentait aucune douleur si ce n'est le picotement de millions de petits cailloux sur sa peau nue. Il fut étonné, car il savait qu'il n'y avait aucune lumière, d'y voir aussi bien. Chaque crête d'une terre que l'on avait jamais tassée se dessinait si clairement qu'on aurait dit un océan de brun et de noir. Pour un peu, il aurait presque pu voir ces vagues s'écraser contre le mur de pierre. Et puis, il y avait l'odeur. Ce n'était pas aussi poétique, loin s'en fallait. Une nouvelle odeur se mêlait à celle déjà ancienne de la moisissure des champignons. C'était l'odeur abjecte de la terreur et de l'abandon. Une sueur acre, des excréments expulsés sans souci des convenances (mais la peur balaie vite les convenances...) et le parfum écœurant d'un contenu d'estomac. Il y avait aussi l'odeur métallique du sang et plus musquée, celle des rats qui ne manquaient de parcourir l'endroit, une fois ses occupants partis pour un meilleur monde.
Enfin pas tous. Un impertinent avait décidé de ne pas attendre le trépas de Vince pour explorer un peu. Sans doute les odeurs qui avaient semblé détestables à Vince, étaient délectables pour le petit rongeur qui montait à l'assaut de sa jambe. Les petites pattes griffues qui perçaient sa peau comme des dizaines de petits poignards rendirent fou le jeune homme. Ce qu’il avait subi avant n’était rien en comparaison de cette torture. Il s'était promis de ne pas bouger pour surprendre son agresseur, obéissant à un nouvel instinct. Mais la sensation devenait si atroce qu'il réagit violemment. Accroupi, une jambe tendu vers l'avant, les mains prêtes à griffer, il regarda la carcasse du rat s'écouler contre le mur. Une pulpe sanglante entremêlée de poils et d'esquilles d'os. Avant, Vince aurait eu un haut le cœur, mais en regardant le massacre avec une fascination morbide, il avait juste... faim. Il s'approcha et caressa le liquide, l'étalant sur le crépi du mur. Une part de lui murmurait que c'était mal de jouer avec sa nourriture, mais il trompait sa faim en dessinant sur le mur.
D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, Vince avait toujours été d’un exquis détachement envers lui-même, comme s’il se substituait à son père pour se juger avec bonhomie et se pardonner les inévitables bourdes de la vie. Mais là, sa vision extérieure était aveugle et muette… ou morte. Elle ne disait rien, même pas le dégout que n’importe qui aurait éprouvé en face de cette scène. Il n’y avait rien. Vince était seul. Il se retourna en scrutant les murs de sa geôle avec le sentiment d’être abandonné. Il avait envie de pleurer, de réclamer sa nourriture, l’affection qui lui était dû et qu’on lui avait toujours prodigué jusque là. Il voulait retourner dans l’endroit ou tout était si facile, chaud et apaisant. Où l’on se laissait bercer par la voix douce d’une présence qui vous couvrait de mots doux de caresses. Il voulait retourner là. C’était mieux. Ici, il faisait froid. Il faisait sombre, mais ce n'était pas le problème. Il avait mal... Il était nu sur un sol froid et seul...
C'est en entendant le gémissement, le tout petit gémissement d'un enfant que Vince compris qu'il n'était pas tout seul. Quelque chose se brisa dans sa poitrine et il baissa les yeux sur ce que sa rage avait occulté de lui montrer. Il était là, incroyablement petit et vulnérable, les poings crispés l'un contre l'autre alors que sa peau couleur chocolat avait par endroit des reflets bleu-noir dus au froid.
- Oh mon Dieu...
Vince n'arrivait même pas à reconnaître sa voix mais il ne s'attarda pas au vu du petit être qui était terrifié et mourant à quelques mètres de lui. Il se précipita sur le gravier, sans prêter attention aux gravillons qui lui perçaient la plante des pieds et prit délicatement l'enfant contre lui. Il était si petit... Comme Vince aurait aimé tenir ses enfants de cette façon. Mais c'était trop tard maintenant et il n'avait que ce petit bébé effrayé qu'il couvrait de câlins et de mots gentils. Il ne connaissait pas son nom et s'en fichait. Il voulait juste que ce petit bout d'humain retrouve la santé et ses parents. Il commençait déjà à l'aimer et retrouvait... une sorte d'espoir. Celui de sortir de là et de retrouver une vie normale. Oh, pas sa vie d'avant, mais une vie telle qu'il l'avait toujours rêvé sans se l'avouer. Deux ans à vivre comme un homme d'une normalité confondante et il réclamerait la garde des deux enfants qu'il ne pouvait pas voir.
Mais le bébé gémissait toujours, faute de pouvoir pleurer plus fort et ses lèvres, crispées dans une mimique de souffrance devenaient de plus en plus bleues. Vince avait trouvé étrange de le trouver plus chaud que ses propres bras, mais après plusieurs heures passées sur le sol, il trouvait ça presque normal. Il avait du se refroidir un peu, il suffisait de secouer les bras pour réactiver la circulation sanguine et tout irait bien.
Au bout d'un moment, le bébé ne respirait plus. Il était mort de froid... Et Vince ne cessait de se répéter qu'il n'était qu'une ruine de pierre au milieu d'une tempête de neige. Son corps était aussi glacé que le sol et rien n'arrivait à le réchauffer. A cause de ça, un innocent était mort dans la souffrance et dans l'indifférence de celui qui les avait mis là. Les larmes ne coulaient pas. Elles refusaient, comme si en plus d'être aussi froid qu'un ciel d'hiver, Vince ne contenait même plus de quoi exprimer son chagrin. Juste de la rage... de la colère.
Avec une vélocité à laquelle il n'était pas habitué, il se précipita sur la porte blindée et la frappa avec la force dont il était capable. Il ne voyait rien d'autre que le rouge de sa rage qui s'abattait sur le métal avec la furie du désespoir.
- Je te tuerais, tu entends?? JE TE TUERAIS!!
- Je reste étonnée, mon cher Vittorio, que vous teniez à mener cette affaire seul...
- Je n'en doute pas, madame, mais... Vous savez que je reste très « famille »...
Victor s'accordait une ultime promenade dans San Francisco au bras d'une délicieuse jeune femme blonde aux yeux bleus comme un lagon et qui était aussi attirante qu'elle pouvait être dangereuse. Dans le milieu, on l'appelait la secrétaire du Diable. Intelligente, organisée et absolument sans scrupule. Elle secondait à merveille le Maitre de la Ville qui n'était, il fallait bien l'avouer, pas toujours au mieux de ses capacités et on murmurait comme un secret de polichinelle qu'elle serait bientôt à sa place. L'adage qui veut qu'il vaut mieux parler à Dieu qu'à ses anges ne valait pas pour San Francisco. Là... il valait mieux se mettre dans les petits papiers de la Sainte. Ce que Victor avait fait un demi-siècle auparavant par d'obscures tractations avec le milieu de la Mafia. Fin de l'histoire et... de toute façon aucun humain n'était encore en vie pour la raconter.
- Il n'empêche... Je suis sure qu'un Cannibale sera plus que ravi de faire cette traque. Outre leur fanatisme exacerbé pour les Lois, ne doutons jamais qu'ils ont besoin de se nourrir.
- Je ne mettrais jamais en doute les capacités d'un Cannibale, Madame...
- Appelez-moi Julia, cela fait deux décades que je vous y pousse.
- … Julia... mais pour les gens du voyage, comme moi, la préférence va à une justice entre nous. Et puis... le sang doit retourner au sang.
- Certes. Et je sais aussi que de tous les … V.R.P... qui nous rendent visite dans ce secteur, vous êtes sans doute le plus légaliste. Une qualité que les plus hauts placés savent apprécier.
- Pas vous?
Julia s'assit sur un banc devant les rouleaux de l'océan. Plutôt calme, ce soir... belle nuit... On aurait cru un couple d'amoureux comme les autres et heureusement que personne ne les entendait. Elle tapota la place à coté d'elle et Victor s'installa avec un sourire.
- Ce que je préfère chez vous, c'est votre aptitude à rester sur l'extrême limite de la Loi sans jamais avoir l'air d'y avoir posé un ongle. Ça, c'est très fort... Si seulement, la moitié de mes agents avaient votre panache...
- Vous auriez un territoire couvrant toute la côte ouest... Et de sacrés problèmes d'égos surdimensionnés à gérer.
Elle éclata d'un rire de gorge tellement humain qu'elle en oublia de cacher ses crocs, mais vu le public, il n'était guère important que les acteurs laissent le masque dans les coulisses.
- Sérieusement, Julia... Si c'est une offre d'embauche déguisée, vous savez pertinemment que vous allez vous attirer encore plus de problèmes en m'ayant à vos cotés que maintenant. Et je ne parle pas seulement de mon caractère.
- Je sais, je sais... De nombreuses Cours rêvent de vous avoir en chien couchant et la Ville qui vous emportera se fera un nombre intéressant d'ennemis à travers les deux continents. Et peut-être même aux Indes.
Comme tous les vieux vampires, Julia n'appelait jamais autrement les États-Unis et l'Europe que le nouveau et le vieux monde ou les deux continents. Quant à l'Asie, elle restait les Indes... Terminologie géographique que le temps se refuse à poursuivre. Absolument délicieux pour Victor.
- Non, je cherche juste à attirer votre attention sur un petit problème dont vous pourriez être la solution... et dont une coopération avec les Cannibales vous assurerait la primeur.
- Diable... Si on parle des Cannibales, ce doit être gros.
- Hum... oui et non. C'est épineux... Vous avez entendu, je suppose, la nouvelle de la Décapitation de Toulouse, en France?
Par décapitation, du moins quand on y accolait le nom d'une ville, les vampires entendaient que le Maitre et sa cour couchante avaient tous été tués. Cas exceptionnel, il faut bien l'avouer mais qui ravissaient au plus haut point les Cannibales. Une semaine de traque et de mise à mort de vampires tous assez puissants pour la gestion d'un territoire de chasse. Une orgie de sang...
- Vaguement. Ce genre d'événement n'est pas trop détaillé dans les rumeurs, mis à part comme avertissement. Une histoire de trahison à l'ordre établi d'après ce que je sais, mais...
En fait, Victor en savait bien plus. L'affaire de Toulouse avait été un sacré panier de crabes. La Maitresse de la Ville avait comploté contre celui de Bordeaux en désaccord total avec les Lois des Prédateurs. Malheureusement pour la Maitresse, elle s'était fait prendre et un Oracle avait lancé une dizaine de Cannibales sur la ville. Les Chiens de Chasse avaient déserté la ville ou avaient fait profil bas. Les Vulgates avaient vécu dans la terreur la plus abjecte et la ville avait été sous le coup d'un Blocus empêchant les vampires de passage d'approcher la ville, même à trois kilomètres. Chaque soir, les survivants de la veille découvraient un carnage de cendres qui avaient le mérite de rappeler au Monde de la Nuit que les Lois ne sont pas faites pour être transgressées... publiquement.
- C'est un peu plus compliqué que ça... Murmura Julia d'un ton presque gourmand. Mais là où ça devient vraiment intéressant c'est que le Maitre de Marseille a déposé une demande de récupération du territoire.
- Déjà..? Mais Toulouse n'a été finie de nettoyer qu'il y a... Deux semaines, non?
- Surtout que la décapitation de Toulouse s'est basée sur une concurrence avec Bordeaux. Le Maitre de Bordeaux est tombé des nues quand il a appris pour le complot.
- Quoi...? Il n'a pas vu les signes?
- Non... Peut-être parce que les signes n'existaient pas.
Il est vrai que la condamnation de Toulouse avait été d'une incroyable rapidité. Qu'avait dit le responsable du contrôle de la Police de New York, utilisant une expression du milieu dans lequel il vivait? Orgie de preuves... Un appât parfait pour les Piranhas affamés qu'étaient les Cannibales.
- Charmante politique du Vieux Monde... Qui a dit que les américains avaient le monopole de l'arme de destruction massive? Bref. Qu'est-ce que je viens faire là-dedans?
- Le Maitre d'Ile de France a demandé l'aide de la Côte Ouest. Il ne souhaite pas qu'un royaume de la taille du sien puisse exister dans une zone aussi restreinte que la France. Donc... il a commencé à s'intéresser à l'affaire pour... prouver l'innocence de la Maitresse de Toulouse.
- Il n'a pourtant pas eu l'air de la porter dans son cœur.
- C'est plus pour enfoncer le Maitre de Marseille. Bref. Il a besoin d'un administrateur compétent qui peut... garder Toulouse sous contrôle et... garder une escouade de dix Cannibales dans les alentours immédiats.
- Au cas où Marseille se révèlerait coupable et qu'une nouvelle Décapitation soit nécessaire.
Elle sourit comme seul quelqu'un qui savait ce que tuer voulait dire pouvait le faire. Victor était toujours impressionné par ce sourire particulier qu'avait Julia. Froid comme la glace et tranchant comme le fil d'un rasoir. Le sourire d'un prédateur qui avait trouvé sa proie.
- Bien sur... Continua-t-elle. Ce n'est que pour peu de temps. Nous devons faire croire au Maitre de Marseille que l'option sur Toulouse est toujours ouverte, le temps que tout le monde vote... Et un gérant qui est un Vampire de Passage n'est pas une menace, du moins pas tant qu'il n'a pas été admis dans la Hiérarte. Il tentera de grignoter quelques parcelles de territoire pour se maintenir en forme mais il ne se doutera pas de l'épée de Damoclès qui sera à Toulouse. Si son implication est prouvée... Et bien, les Cannibales vont se nourrir. De toute façon, ils ont toujours faim.
- N'importe qui d'un peu compétent peut faire ça... Pourquoi moi, Julia? Vous avez donc tellement confiance en moi?
- Je n'ai strictement aucune confiance en vous, Vittorio. Mais je sais que vous avez le même mode de pensée que moi. Vous serez parfait... et surtout loin de moi.
Victor fit mine d'être frappé au cœur. Julia reprit.
- Si vous êtes doué, vous pourriez même garder Toulouse. Un peu de sang neuf parmi les maitres, voilà ce qu’il nous faudrait.
- Sang neuf... J'ai quand même quelques siècles derrière moi.
- Vous savez ce que je veux dire... Depuis le début du vingtième siècle, il n'y a pas eu de nouveaux Maitres. Tous d'anciens détrônés ou des extensions de territoire. Des manières de diriger qui n'évoluent pas... qui ne sont plus vraiment en phase avec notre époque et nos proies. J'ai espoir que vous arriverez à changer tout ça.
- Pourquoi pas vous?
- Parce que moi, je suis ici. Et j'y reste.
- Je vois... Je vois... Vous avez aussi un bel appétit.
- Cela reste entre nous?
- Oh, je sais ce que je risque en me montrant indiscret...
- Et votre réponse?
Bien sur, il y avait la volonté de faire plaisir à une dame telle que Julia... Qu'il aurait bien aimé croiser humaine pour en faire sa fille. Mais il y avait aussi tout ce coté de prise de pouvoir, de la gestion d'une ville, du recrutement d'une cour couchante... Des devoirs à n'en plus finir et la fin de la bienheureuse liberté qu'il entretenait depuis... depuis sa création en fait. Et il y avait aussi le risque de refuser, de décevoir et de se faire encore plus d'ennemis. Choix épineux.
- Suis-je obligé de répondre tout de suite? La traque de mes enfants reste prioritaire pour moi et je ne tiens pas à devenir un Maitre avec de tels boulets à mes pieds.
- Évidement. Même si le temps joue contre nous, il est naturel de vouloir préserver votre réputation... En parlant de ça... Maintenant que Katrina est morte... Où allez-vous?
- Dallas... Pour mon plus grand malheur. Je hais cette ville... Je n'y étais pas retourné depuis l'assassinat de Kennedy.
- Ne parlons pas de choses qui fâchent, mon ami. Et faisons comme si nous étions de vrais amoureux lors d'une nuit sans lune. Néanmoins, j'appellerais la Maitresse de Dallas pour vous recommander et croyez-moi ce ne sera pas de trop. Elle est devenue paranoïaque avec l'âge.
Avec un sourire, Victor étouffa un soupir. Oui, il aimait jouer avec Julia. En d'autres temps, d'autres lieux, d'autres circonstances, il aurait aimé l'avoir comme compagne et partager ses rêves de puissance et ses jeux de pouvoir. Mais sa liberté venait de se braquer contre la nécessité du devoir. Un soupir intérieur car le seul moyen de dissiper le nuage noir de la menace sur lui était de tuer Julia.
Quel malheur et quelle perte pour le Monde de la Nuit...