Chapitre 12: New Orleans by Night
Je suis donc sorti pour me changer les idées. Comme il n’était pas loin de deux heures du matin, je m’attendais à ce que la Nouvelle-Orléans soit plus calme. Erreur. Le Vieux Carré ne dort jamais. C’est aussi le moment où les surnaturels se retrouvent puisqu’il n’y plus personne pour les montrer du doigt, les touristes étant trop saouls et les habitants trop habitués pour remarquer quoique ce soit. En m’asseyant sur le rebord de la route, à coté d’une demoiselle qui ronflait par terre, j’ai compris pourquoi les vampires aimaient ce moment de la nuit. C’était tellement facile d’attraper une proie… Il n’y avait littéralement qu’à se baisser.
Est-ce que j’avais été aussi inconscient dans mes jeunes années ? De plus, j’avais l’excuse de vivre dans une époque où le monde ignorait l’existence du surnaturel… C’était sans doute pour cela que j’avais aussi bien disparu, une statistique de plus. Je suis resté à coté de mon endormie bourrée pour la protéger. La politesse entre prédateurs préconisait de laisser une proie à celui qui l’avait attrapé, donc aucun des prédateurs nocturnes n’est venu à ma portée. Dommage… J’aurais aimé pouvoir terrifier quelqu’un, voire complètement le détruire… Victor a raison, je deviens mauvais quand je rumine.
Mais non. A chaque fois que je levais les yeux pour regarder le surnaturel qui voulait me piquer ma bourrée, celui-ci s’arrêtait, baissait le regard et se retournait chasser autre chose. Je savais ce qu’ils avaient en tête au moment de prendre la fuite : Pourquoi est-ce que je ne prenais pas mon repas à emporter pour le bouloter plus loin ? La réponse était simple : Parce que ma charmante petite dame bourrée n’était qu’un appât. Même si je savais que les vampires de ma ville ne feraient pas de conneries en ma présence, peut-être que certains vampires de passage ou même certains de villes voisines viendraient pour se nourrir. J’avais fait exprès de ne pas m’habiller comme un Maitre et aucun membre de ma cour n’était présent. Au passage, j’étais assez content de mes talents furtifs puisque personne ne m’avait grillé. Cela dit… S’ils se rendaient compte de mon absence, j’allais m’en prendre plein mon grade.
J’attendais ça avec impatience… Est-ce que je devenais masochiste ?
Après une petite heure passée à terrifier mes propres vampires et même un loup qui passait par là et qui reçut le mépris de mon Louveteau en pleine poire, je m’ennuyais. S’il avait réussi à rester plutôt calme envers l’Alpha du Bayou, pour ce loup-là, moins dominant et souhaitant foutre un peu le bordel chez, Louveteau avait tout balancé. L’infortuné connard est reparti la queue entre les jambes et en couinant comme un chiot. C’était ce que mon loup intérieur appelait le « changement d’attitude ». Il pouvait soit devenir particulièrement terrifiant, soit être la coqueluche de la foule. Je vous laisse deviner quelle version de cette capacité était le plus souvent utilisée. Quoiqu’il en soit, ma blonde bourrée ronflait toujours au sol. J’ai encore eu plus pitié d’elle, si c’était possible, et je l’ai prise dans mes bras pour l’amener à l’hôtel le plus proche. Et bien, ce n’était pas forcément la meilleure idée que j’aurais pu avoir cette nuit-là… Le regard que m’a lancé le type qui était de garde… Un étudiant pour un job d’été, sans doute, mais qui était parfaitement au courant de la présence d’une cour vampirique à proximité. Se pensant parfaitement discret alors que je cherchais ma carte de crédit dans ma poche, il inspecta le cou de ma madame ivre de chaque côté. Alors qu’il lui semblait avoir reconnu une trace suspecte dans une ombre, je me penchais sur lui pour lui murmurer :
- Vous voulez vérifier aussi l’intérieur des cuisses ? C’est l’endroit le plus discret et le plus agréable…
Il a levé les yeux sur moi avec l’expression de terreur la plus comique que j’avais vu depuis des années. Je l’ai donc gratifié de mon plus joli sourire de vampire avant de continuer.
- Et si ça vous intéresse, je n’ai aucun à priori sur le sexe entre hommes avec option morsure…
Je crois que je deviens vraiment méchant parce que j’ai adoré le voir se décomposer devant moi.
- Nous… disions donc… Une chambre simple avec petit-déjeuner ? a-t-il balbutié en virant au blanc maladif.
- Ce sera parfait, merci.
Après avoir couché la demoiselle, je suis parti avec le même sourire pour ce pauvre étudiant. J’aurais pu avoir honte, c’est vrai, mais je m’amusais trop pour ça. Je suis ressorti avec l’idée de continuer à faire n’importe quoi. J’avais un grand besoin de me détendre et peut-être même que je tuerais un vampire pour me nourrir. De toute façon, j’avais dépassé les arrêts de jeu depuis trop longtemps pour me mettre à avoir des regrets.
Cela faisait très longtemps que je n’étais pas repassé en mode Cannibale mais c’est comme le vélo, ça ne s’oublie jamais. Je retrouvais mes passages dont certains étaient plus clairs que d’autres, les pas de mes proies… C’est toujours le problème, à l’orée de la traque, la gourmandise. Il faut choisir une proie et s’y tenir : Bon nombre de mes anciens congénères se sont perdus à poursuivre plusieurs lièvres et ont fini dans un piège. J’ai donc réduit mes errances à la plus vieille des pistes de la nuit, un vampire que j’aurais plaint vu sa malchance et que j’espérais ne pas appartenir à ma cour. Mais bon, j’avais faim et ça excuse tout.
Si, si, ça excuse tout. Vous auriez mon estomac, vous penseriez aussi que c’est parfaitement excusable.
J’ai donc suivi les pas en laissant ma faim s’exprimer. Ca se caractérisait par l’éclaircissement de mes prunelles et le fait que les humains évitaient inconsciemment d’être sur mon chemin. Cependant, contrairement à ce dont j’étais capable en tant que loup-garou, tous savaient qu’un monstre marchait à coté d’eux. Il n’y avait que les vampires qui ne me sentaient plus. Dommage pour eux…
La piste se perdait dans les petites rues de la Nouvelle-Orléans et je commençais à grincer des dents à cause du feu de la soif dans mes entrailles. En toute honnêteté, je déteste me laisser guider par ma propre faim. Ce n’est pas une sensation agréable, loin de là. A chaque fois, j’avais l’impression que des couleurs manquaient dans mon champ de vision, particulièrement à la périphérie. De plus, je devenais de plus en plus obsédé par une chose : L’aura résiduelle de mes proies. Victor m’avait déjà dit plusieurs fois qu’il fallait se méfier de cet état second. C’était la principale faiblesse du Cannibale en maraude. S’il se perdait dans son obsession, il avait de grandes chances de ne pas sentir le danger et de se faire tirer dessus comme un lapin. De plus, une seule balle au sodium dans la tête et s’en était fini du croquemitaine vampirique. Pour ma part, j’essayais de ne pas suivre ma piste plus de trois secondes d’affilée avant de regarder partout autour de moi. Traitez-moi de paranoïaque, si vous voulez, mais ça m’a évité à plusieurs reprises de crever comme un chien.
A mesure que ma piste devenait de plus en plus claire, signe que je m’approchais, je me mis à entendre de drôles de bruits. Deux personnes se battaient tout en essayant de faire le moins de bruit possible, ce qui reste assez étonnant. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé mais ça devient très vite compliqué. Plutôt que de continuer au sol, parce qu’au départ, je voulais une petite course-poursuite pour me servir d’apéritif, je suis monté sur les toits pour ne pas me faire voir. C’est marrant mais que l’on soit humain, Métamorphe ou vampire, on a toujours un problème avec les menaces venues d’en haut. On a du mal à conceptualiser que ce soit possible… Personnellement, j’avais été guéri de ce travers à cause de mes nuits de jeu en ligne avec des potes au collège et particulièrement sur le jeu Alien VS Predator. Celui qui ne s’est jamais fait avoir par un Alien au plafond est un menteur.
Au fond, d’une impasse sans éclairage, puisque la première règle d’un combat urbain entre surnaturels est de détruire les lumières, un vampire et un loup-garou en forme humaine, ou presque, s’affrontaient en faisant taire leurs cris, ce qui était plus dur pour le loup-garou que pour le vampire. Si le loup ne me disait rien, mis à part qu’il provoquait en moi une furieuse envie de lui faire embrasser le mur, mais le vampire… C’était surtout sa baïonnette qui m’a fait tilter. Avec un soupir sur le fait que je n’allais pas pouvoir me nourrir ce soir, je me suis penché en avant pour mieux les regarder. Sokol était un combattant plutôt agile, tenant sa position comme un escrimeur au fleuret. Ce qui me faisait me demander pourquoi il n’avait pas choisi un fleuret comme arme… Mais peut-être était-ce parce que cette arme n’était pas aussi facilement camouflable que sa baïonnette et que son arme avait été la seule qu’il avait pu se permettre pendant longtemps. Son adversaire, par contre, était une grosse brute. Vu sa carrure, il pouvait se le permettre mais la plupart de ses coups portait parce qu’il avait acculé mon vampire.
Mon vampire… ? Ok.
Les deux duellistes étaient dans un sale état, l’un à cause de la baïonnette et l’autre à cause des griffes de loup. Pourtant, Sokol était d’un calme olympien, tenant sa lame devant lui et un bras dans le dos. Je me doutais de pourquoi : S’il trahissait le moindre inconfort, le loup en profiterait, celui-ci reniflant plus souvent que nécessaire pour détecter la moindre odeur de peur. Manifestement, celui-ci n’était pas très intelligent puisque les vampires produisent assez peu d’effluves, mis à part l’odeur de sang humain. Par acquis de conscience, je reniflais un coup aussi et détectais, outre le parfum de Sokol, mélange métallique de sang et de poudre à canon avec un soupçon d’orange, celui du loup qui était beaucoup moins agréable : Du sang, des boyaux et de la poussière d’os teinté de pourriture. J’avais rarement senti une empreinte de loup aussi détestable puisqu’en général, les loups avaient toujours une odeur de forêt ou quelque chose qui s’en rapprochait. Lui, non. Rien que pour ça, il méritait de mourir.
Et pourtant, j’ai hésité suffisamment longtemps pour que Sokol manque de perdre un bras. J’avais tellement faim que je pensais un peu à boulotter mon tout premier hiérarte et que je cherchais un moyen de le voler à l’autre loup. Lamentable, hein ? Et puis le Loup Cœur de meute a repris la domination sur le Vampire Cannibale. J’avais déjà décidé que Sokol vivrait et qu’il survivrait à ma venue dans cette ville alors, il m’était impossible de le saigner pour calmer mon appétit. J’ai soupiré, je me suis redressé et j’ai sauté sur le loup depuis le cinquième étage.
Cet imbécile de loup ne m’avait même pas grillé… J’ignorais comment Mark entrainait ses loups mais soit il ne le faisait tout simplement pas, soit ses loups ne sentaient tellement plus pisser qu’ils pensaient être invincibles. Tout ça pour dire qu’il a été très surpris de sentir mes crocs se refermer sur l’avant de sa gorge. Je déteste sentir le sang d’un garou m’atterrir sur la langue : c’est tellement brûlant que je dois me forcer pour garder la mâchoire sur ma proie. Attention, ce n’est pas réellement physique mais c’est l’impression que j’ai et c’est vraiment atroce. J’ai arraché de sa gorge ce que j’en avais mordu, et je crois qu’il y avait une carotide dans le lot, pour le cracher au sol. J’aurais voulu lui dire quelque chose de stylé mais, de un, je n’avais aucune idée, de deux, je n’aime pas parler à des gens que je vais tuer. Donc, je lui ai arraché la tête.
Quand je vous dis que je n’ai aucune subtilité dans le combat… Et j’en ai honte en plus.
Sokol, vu que le combat était terminé, essayait de remettre en place son coude qui pliait dans le mauvais sens mais n’ayant pas rangé son arme, l’opération paraissait compromise.
- Je vais vous aider, serrez les dents. Lui ais-je dis avant de lui saisir le bras et de le tirer violemment pour le remettre en place.
Sokol a eu du mal à retenir son cri et je le comprenais. L’ayant déjà vécu, et sachant pertinemment que c’est le meilleur moyen pour un vampire de retrouver son articulation dans le bon sens, je savais qu’il était en train de retenir des larmes de douleur.
Alors, c’est à vous que je m’adresse, vous les trop nombreuses personnes qui avez placé Victor sur le piédestal de l’admiration éternelle… Vous savez que ce type m’a déboité le coude et remis en place plus d’une vingtaine de fois ? Oui, vous le saviez et vous continuez à le vénérer ?
…
Le monde est un endroit trop étrange pour moi…
- J’aurais du vous donner un truc à mordre mais on ne m’a pas habitué à aider quelqu’un après cette blessure.
- Ce… n’est pas grave, Excellence.
Je regardais derrière moi le cadavre sans tête du lycanthrope.
- L’un des Chiens du Bayou ?
- Oui, Excellence. Celui-là avait un vieux litige avec moi. Il a pensé qu’il était temps de vider la querelle une bonne fois pour toutes.
- Vous lui aviez piqué sa femme, ou quoi ?
- Peu probable, Excellence. Mais je lui ai échappé durant tout mon séjour dans cette ville, ce qui a eu pour effet d’augmenter sa frustration.
Je me retournais vers lui et je remarquais qu’il ne guérissait pas bien vite, surtout vu son âge. La plupart des griffures qu’il avait sur le corps n’était pas encore refermées. Il était plus pâle que la dernière fois que je l’avais vu et ses crocs étaient sortis de manière trop prononcée pour une simple conversation.
- Et vous avez décidé qu’il était temps que sa frustration se calme définitivement ?
- J’aurais été le seul décisionnaire, croyez bien que nous ne nous serions jamais plus croisés. Mais mon adversaire a trouvé opportun de venir me cueillir alors que je partais manger.
- D’où votre teint…
- Oui… Je crains de ne pas être en assez bonne santé pour pouvoir fuir. J’ai donc combattu.
Du coup, je comprenais pourquoi ma faim m’avait laissé en paix. Sokol avait tellement faim qu’il n’avait plus assez de sang vampirique dans les veines pour être au maximum de sa puissance. Cet imbécile avait « dépassé les arrêts de jeu », c'est-à-dire qu’il s’était affamé sciemment au-delà de son cycle de nourriture. Je ne pouvais pas lui en vouloir : Je dépassais mes propres arrêts de jeu depuis si longtemps que c’était Louveteau qui faisait tout le boulot en matière de puissance et de régénération et qu’on m’engueulait assez souvent à ce propos. Papa en tête. Clara, en second.
- Allez vous nourrir, Sokol. Vous en avez grand besoin.
- Si je puis me permettre, Excellence, pourquoi êtes-vous là ?
- Vous n’allez pas aimer la réponse.
Il a reculé de trois pas, en essayant de remettre son manteau d’aplomb.
- Je vois…
- Pas d’inquiétude, Hiérarte. Je vais aller à l’hôpital le plus proche voler quelques poches de sang froid.
- Permettez-moi de vous indiquer le chemin, le dispensaire pour vampires est à deux rues d’ici.
- Oh, merci… Attendez… C’est là que vous alliez vous nourrir ?
Il a hoché la tête, sans aucune honte, ce qui était assez rare à cette époque. Je m’explique : Après la Grande Révélation, la question de la nourriture vampirique est devenue rapidement bien plus problématique. Surtout parce que la plupart des lois du monde entier, la morsure vampirique était considérée comme une relation sexuelle. Vous savez ce qu’est un rapport sexuel sans consentement ? Un viol, oui. Résultat des courses, toutes les cours vampiriques ont cherché un moyen et ont dans les premiers temps fait en sorte de ne pas se faire prendre et même de ne laisser aucune trace. La solution vint des humains dont certains fans de vampires décidèrent soit d’offrir, pour les plus tarés, soit de vendre pour les plus vénaux, ce qui nous manquait tant. C’est ainsi que le métier de « donneur sous contrat » fut créé et dûment réglementé. Dans les plupart des pays, le donneur sous contrat ne pouvait donner son sang qu’à un seul vampire, et ce pour un prix assez exorbitant. En échange de cette somme, le donneur devait, par contre, être d’une hygiène irréprochable et d’une santé éblouissante. Sans oublier que pour ce prix-là, le vampire signataire était en droit d’avoir autre chose. En général, c’était par ce moyen que les cours sponsorisaient des artistes dans la dèche et que d’autres vampires se payaient l’équivalent de Geishas.
Et il y avait les personnes qui n’avaient pas les moyens ni l’envie d’être sain de corps et d’esprit, ainsi que les vampires qui n’avaient pas les moyens de se payer le must ou qui n’avaient pas l’envie de se créer un harem d’obligés. Les donneurs et receveurs occasionnels ou plutôt, comme on les appelait avec un petit ton méprisant, les putes de sang et leurs clients… Malheureusement, la plupart de ces putes de sang étaient des drogués en mal d’argent et leurs clients, des vulgates qui ne pouvaient pas se permettre de faire la fine bouche.
Et enfin, tout en bas, il y avait les dispensaires. Comprenant que le sang contaminé et les poches de don surnuméraires pouvaient aider une population qui retourneraient surement mais lentement vers la morsure non consentie, certaines associations avaient convaincu les hôpitaux de leur céder les poches de sang et d’en réserver l’usage aux vampires qui ne pouvaient même plus se permettre de faire appel à une pute de sang. Par curiosité, Allegro ou Sonatine, je n’ai jamais su lequel c’était à ce moment, était allé se nourrir une fois là-bas. Le verdict n’avait pas été favorable. Néanmoins, je savais qu’il y retournait régulièrement pour me fournir en coupe-faim pour Cannibales.
Et donc, pour en revenir à Sokol, qui s’habillait plutôt bien et très sobrement, je trouvais bizarre qu’il se nourrisse sur des poches qui étaient, de base, d’origine douteuse. Je lui ais d’ailleurs fait remarquer.
- Cela fait plusieurs décennies que je ne me nourris que par poche. J’admets que c’est loin d’être agréable en bouche mais ça me nourrit suffisamment. Et je suis heureux de m’en contenter.
- Puis-je savoir pourquoi ?
- Conviction personnelle.
Je ne l’ai su que bien plus tard mais à l’orée de sa vie vampirique, il avait tué sa toute première victime. C’était admis avant la Grande Révélation, voire fortement apprécié dans certaines cours. Ce qui était moins appréciable pour Sokol, c’était que sa première victime était aussi l’amour de sa vie. Depuis, Sokol était incapable de se nourrir à la veine de qui que ce soit, se contentant, dans ses jeunes années d’un verre de sang qu’il échangeait contre des sommes folles à des miséreux, puis aux poches de sang, qui furent pour lui une bénédiction.
Évidement, j’ignorais tout cela à ce moment mais j’avais pris la décision d’améliorer un peu le système des dispensaires. Non pas par compassion pour mes frères vampires, faut pas déconner non plus, mais parce que je risquais d’en avoir besoin souvent et que j’aurais bien aimé que Sokol mange mieux. Ce qui m’étonnait le plus, le concernant, c’est que je commençais à avoir pour lui des sentiments… que je qualifierais de paternels, faute de mieux. Ce qui était stupide puisque Sokol avait deux siècles de plus que moi ! Mais j’avais envie de le protéger et peut-être même de le voir sourire.
Oui, c’était un effet secondaire de ma revendication en tant qu’Alpha… Ne cherchez pas, ça me saoule plus que ça ne m’aide…
Le dispensaire de la Nouvelle-Orléans était tenu par une fan de vampire. Pauvre de moi… Gothique, comme elles doivent toutes l’être, avec la peau assez pâle pour concurrencer de l’aspirine. Elle aurait pu être jolie si elle n’avait pas un air niais qu’elle essayait de masquer avec un air désabusé. Le résultat était saisissant, mais pas dans le bon sens.
- Bonsoir, Morticia. La salua Sokol.
Sérieusement, Morticia ? Est-ce que le bon goût avait déserté cette ville ? Est-ce que j’allais être obligé de faire massacre sur massacre pour restaurer un peu de beauté dans ce furoncle surnaturel ? J’ai préféré laisser Sokol mener la conversation avant de devoir tuer quelqu’un. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles Sokol se fit gentiment sermonner sur le fait qu’il n’était pas venu au dispensaire depuis quatre semaines, nous reçûmes chacun deux briques de sang d’un litre chacune et nous nous sommes installés dans un parc, non loin, pour boire tranquillement. J’ai démarré les hostilités :
- Morticia ? ais-je marmonné en fronçant les sourcils.
- C’est une gentille fille. Un peu paumé, pas très intelligente mais elle ne représente aucune menace pour qui que ce soit.
- Mis à part pour la culture des vieilles séries télé…
- Vampirella était déjà pris, ainsi que Pandora. Elle s’est rabattue sur ce qu’elle a pu.
- C’est triste, quand même…
- C’est sa vie. Je ne la juge pas et elle ne me juge pas. De plus, elle est reposante.
Il se tapota le front pour me faire comprendre que son pouvoir ne lui donnait pas de migraine en sa présence. Je levais les yeux au ciel avant de prendre une gorgée à la paille. C’était plutôt acide.
- Ah merde… me suis-je exclamé en toussant. J’ai l’impression d’avoir mordu dans un citron… Et ça fait quelques années que je ne l’ai pas fait.
- Un peu rance, je l’admets. Le sang du dispensaire a toujours quelques jours et n’a pas souvent été mis au froid.
- Et vous supportez ça ?
- On s’y fait.
Malgré toute ma volonté de plus ressentir ma soif, j’eus du mal à finir mes deux litres. Sokol ne semblait pas avoir se problème mais il avait largement plus l’habitude que moi de déguster cette cuisine. Je me suis promis de me laver les dents dés que je rentrerais à la maison : Hors de question d’avoir une haleine de charogne…
Après avoir vidé ses deux briques, Sokol les plia soigneusement et fit de même avec les miennes, puis, il parla :
- J’ai pris conscience que vous auriez forcément une nuit besoin de vous nourrir. Sans oublier que vous ne me dites pas tout au sujet de la véritable raison de votre venue à la Nouvelle-Orléans.
J’ai voulu protester mais il a levé la main pour me faire taire avant de continuer :
- Je ne vous reproche rien. Mais étant à votre service, Excellence, je me dois de prévenir vos désirs, même quand ils ne sont pas encore exprimés. Si le loup m’a trouvé, c’est parce que je cherchais certaines informations et qu’il en était le gardien. Mais d’abord…
Il a sorti un mince dossier de son manteau. Quand je les ai ouverts, j’ai vu plusieurs feuilles de dessin couvertes d’une calligraphie soignée, ainsi que des photos retenues aux feuilles avec des trombones.
- Ces cinq vampires-là posent des problèmes à notre ville, à différents niveaux. Politique pour la plupart et au niveau de la population. Le premier a pris beaucoup d’actions dans les entreprises de la région mais il appartient à la cour d’Atlanta qui est l’une des rivales d’Austin. La Nouvelle-Orléans a été longtemps leur terrain de jeu et je ne crois pas qu’ils souhaitent que cela change, malgré votre venue. Le second est son principal opposant dans cette guerre financière. Le troisième est « votre » rival. Cela fait plusieurs années qu’il cherche des soutiens pour s’emparer de la Ville. Un arriviste avec les dents qui rayent le parquet mais qui n’a pas suffisamment de capacités pour être à la mesure de ses ambitions. Les habitants vampiriques de la Ville l’ont déjà jugé comme inapte au poste mais nous avons préféré rester diplomates. Néanmoins, il semblerait que votre venue l’ait suffisamment frustré pour qu’il perde toute mesure. Il a engagé deux assassins contre vous. Les deux derniers se nourrissent en dépit du bon sens. Si nous n’étions pas obligés de nettoyer derrière eux pour vous préserver, vous auriez la police et le FBI à votre porte.
J’ai regardé chaque dossier, chaque feuille, tout y était. Les noms, bien sur, les âges, les soutiens possibles, les capacités et même quelques idées pour pénétrer dans leurs antres sans se faire repérer. J’étais bluffé et encore une fois, je me demandais comment tant de cours avaient pu l’ignorer.
En toute honnêteté, c’est à ce moment-là que l’idée du Sicarius a commencé à germer dans mon esprit. Il est vrai que les intrigues de cour me laissaient de glace mais le meurtre d’humains m’agaçait au plus haut point. Victor et moi étions d’accord sur ce point, même si c’était pour des raisons différentes : Le meurtre d’humains par des surnaturels n’était pas acceptable. Pour Victor, ça nous empêchait de nous intégrer plus efficacement, moi, je pensais juste que c’était mal et que nous n’avions vraiment pas besoin de ça. En tant que Cannibale, je devais être la solution pour les crimes des Cours Vampiriques mais personne ne pensait que les surnaturels auraient besoin d’un autre organisme de contrôle que ceux déjà présents. Sokol venait de me prouver le contraire, il venait de me prouver que je pouvais servir à autre chose qu’à survivre dans un monde pourri.
J’ai pris le temps de lire, sincèrement impressionné, mais plutôt que de réfléchir comme un Maître, j’ai donné ma propre réponse.
- Les trois premiers auront droit à un avertissement de la part de mon bourreau. S’ils résistent, il saura quoi faire. Pour les deux meurtriers, ils ne survivront pas à la nuit prochaine.
Normalement, un Maître aurait fait l’inverse. Je m’en fous, je fais ce que je veux.
Par contre, je ne m’attendais pas à la réaction de Sokol. J’avais cru qu’au mieux, il ne dirait rien ou qu’il aurait exprimé une petite frustration devant le Maître peu politique que j’étais mais en le regardant, j’ai vu ses yeux verts se mettre à briller et il s’est agenouillé devant moi pour me prendre la main et la baiser. Je vous jure que c’est vrai ! Et pour le coup, je n’ai pas su quoi faire. Lui tapoter gentiment la tête ? Le repousser ? Lui expliquer gentiment que sa demande en mariage impromptue me mettait un peu mal à l’aise et que même si nous étions dans un état qui avait légalisé les unions entre personnes de même sexe, il n’était pas dit que le mariage entre surnaturels fut véritablement légal ?
A mon grand soulagement, je n’eus pas à répondre même si j’aurais préféré un autre style d’interruption. Louveteau se réveilla de sa sieste en sursaut en sentant la danger s’approcher de nous. Une rage dévastatrice était en marche et je relevais la tête de Sokol.
- Allez à ma villa, vite et indiquez aux autre ou je suis. (Puis, en augmentant mon autorité, ce qui se traduisait par une voix basse et grondante :) Tout de suite…
Il ne se posa plus de question et courut à toutes jambes vers le Vieux Carré. Fort heureusement pour lui, ceux qui me chassaient n’arrivèrent que lorsqu’il était déjà hors de vue. Mark Manahan, les traits déformés par la colère, arriva devant moi, accompagnés de deux de ses loups, aussi peu calmes que leur Alpha.
- Frère… Gronda t’il en montrant les crocs.
- Frère. Répondis-je en soupirant.
Et dire que le soleil se levait dans à peine une heure…