Chapitre 1
New York n’a plus jamais dormi depuis qu’elle était devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Et New York compte. Même l’attentat du 11 septembre n’a pas réussi à abattre la Grosse Pomme et il faudrait probablement bien plus qu’un vaisseau mère Alien pour le faire. New York sera toujours New York.
Parmi les gens qui contribuaient à ce que la ville soit invincible, il existait un corps de métier qui payait régulièrement de son sang et de sa sueur pour que tout reste à peu près en l’état. Chaque jour, ces hommes et ces femmes sauvaient des vies, parfois dans des conditions dont personne n’aurait pu prévoir qu’elles étaient certes extrêmes, mais surmontables. Et parfois, ces hommes et ces femmes perdaient. Lors de l’attentat qui plongea les États-Unis dans une stupeur paniquée, ils déplorèrent la perte plus de trois-cents des leurs. Trois cents personnes qui n’étaient pas là, mais qui avaient perdu la vie en essayant sauver celle des malheureux piégés dans les étages.
On estimait qu’il était important pour chaque nouveau de faire le pèlerinage au GroundZero et de lire sur la stèle les noms de chaque homme et de chaque femme du NYFD morts pour la Ville avant de commencer sa première journée. Ce pèlerinage était fait pour rappeler que, oui, l’échec était possible, mais que, non, on n’abandonnait pas la lutte, jamais.
Dan Lawson Maslov avait appris la liste de ces noms par cœur, en commençant par les urgentistes. Non pas par respect de la tradition, mais pour enfoncer le crétin qui lui ferait le grand laïus sur le sacrifice courageux de ces hommes et de ces femmes et… Bla blabla… Entendons-nous bien, ce n’était pas par manque de respect bien au contraire, mais parce qu’il pensait que personne ne devait lui donner de leçons sur qui il devait admirer. Dan Maslov n’avait pas besoin de guides ou de professeurs autoproclamés pour avancer dans la vie : Il était assez grand pour prendre ses décisions lui-même, merci bien. En fait… et il en était parfaitement conscient, mais son problème venait de son incapacité à être diplomate. Si Dan faisait des erreurs il l’admettait bien volontiers, mais quand d’autres en faisaient, il l’admettait d’autant plus, n’hésitant pas à enfoncer le doigt dans la plaie et plusieurs fois d’affilée si nécessaire. Son manque de souplesse était à l’origine de sa situation actuelle. À force de se prendre la tête avec le docteur Carris à l’hôpital de Woodhull Medical Center , il avait fini par craquer. Carris qui ne comprenait pas qu’un urgentiste puisse être plus intelligent et faire face à une situation inédite mieux qu’un médecin… et qui n’était pas de son ressort. L’engueulade qui avait secoué les urgences était devenue légendaire, mais… Dan avait dû partir. À moitié parce que le directeur de l’hôpital ne pouvait se permettre d’arbitrer de telles querelles dans ses services et moitié parce que Dan ne pouvait plus supporter de bosser avec des cons pareils.
Il s’était posé comme objectif de se faire engager dans l’un des très nombreux centres de secours de New York, les urgentistes comme lui étant toujours appréciés et recherchés. Peut-être que, malgré son « petit caractère », il serait une recrue de choix. Et au pire, il y avait l’Armée. Il faut dire qu’il avait toujours beaucoup aimé les uniformes.
Le 57e n’était pas le plus gros centre de secours de la Grosse Pomme, mais c’était l’un des plus récents. Sans oublier que Dan connaissait bien le quartier puisque le Woodhull était à peine à cinq cents mètres. Le jeune homme sourit. Avec de la chance, il pourrait continuer à être l’épine dans le cul de Carris. Mais pour cela, fallait-il encore qu’il fasse bonne impression au capitaine Forbes.
Garant sa Kawasaki ninja vert néon à l’emplacement des visiteurs, Dan regarda le bâtiment encore neuf, à travers les portes ouvertes, il vit les véhicules qui étaient rutilants de propreté. Était-ce une volonté des lieutenants de section ou du capitaine ? Qu’importe, un véhicule bien entretenu donne l’impression durable d’avoir à faire à des professionnels. De plus, même s’ils n’étaient pas neufs, les trois camions pouvaient encore durer plusieurs années de bons et loyaux services. On ne remarquait pas non plus la moindre tache de graisse ni le moindre bordel comme des tuyaux en attente d’être rangés ou pire. Les seules choses qui devaient rester à côté des véhicules en attendant l’alerte étaient les bottes et le bas de la combinaison du pompier afin qu’il puisse l’enfiler le plus rapidement possible avant de monter. Détail des plus appréciables, les bottes étaient alignées dans un ordre parfait : pas une ne dépassait et leur position par rapport au camion, deux paires sur le côté de la cabine et le reste à l’arrière, signifiait que les pompiers connaissaient leurs postes et n’en changeaient pas au dernier moment.
Dan sourit. Pour un maniaque comme lui, voir les choses à leur place était d’un grand réconfort. Il ne doutait pas un seul instant qu’une place lui avait été déjà attribuée au cas où sa présence serait nécessaire même s’il n’embauchait que le lendemain. Ça faisait plaisir et ce fut presque d’un ton aimable qu’il demanda son chemin au premier pompier qu’il croisa.
Le bureau du Capitaine Forbes était une ode à l’efficacité. Le Capitaine Forbes lui-même s’accordait parfaitement… Malgré le fait qu’il ait dépassé la cinquantaine, pas un poil de graisse superflue n’était visible, si ce n’est ses joues qui s’affaissaient un peu avec l’âge, mais c’était plus un effet de l’âge que d’un manque d’exercices, chose que nombre de trentenaires devaient lui envier. Pour Dan, il était important de montrer l’exemple et rien n’était plus démotivant pour quelqu’un qui avait des problèmes vasculaires que de s’entendre dire d’un médecin obèse qu’il devait faire un régime. Le Capitaine Forbes était l’exemple vivant d’une caserne où les pompiers devaient être en forme. Cela étant dit, il pouvait être un parfait trou du cul… Si on ne devait s’arrêter que sur le physique…Dan était le premier à savoir que les apparences étaient trompeuses.
Entrant après qu’on lui en eut donné l’autorisation, Dan salua le Capitaine Forbes et resta debout. Simple bon sens : Quelqu’un qui travaille dans un bureau digne d’un général d’armée n’aurait que modérément apprécié qu’un visiteur prenne la liberté de s’asseoir sans y avoir été invité. Le demi-sourire du Capitaine quand il lui demanda de prendre un siège conforta Dan dans son analyse.
- Maslov… Lien de parenté avec Dorian Maslov, le pilote ?
Et… ça ne pouvait pas éternellement durer. Jusqu’ici tout était bien, ordonné, propre, presque parfait, quoi ! Sauf, la gloire de son frère qui, quoi qu’il fasse, rejaillirait toujours un peu sur le cadet qui avait pourtant abandonné le circuit.
- Mon frère ainé, capitaine.
- J’aime autant vous prévenir que votre référent ne va pas vous laisser conduire l’ambulance avant au moins six mois. Surtout avec un tel CV.
Ç’aurait pu être pire. Bon, ç’aurait pu être largement mieux, mais la référence au passé de pilote de course n’était là que pour appuyer une règle bienvenue : pas de folies au volant de l’ambulance. Dan laissa échapper un sourire un peu crispé.
- Impossible de faire de vraies pointes de vitesse avec un veau pareil, capitaine. Je préfère garder ça pour la moto.
- Bien.
Le Capitaine tourna une nouvelle page du dossier ouvert sur son bureau et croisa les bras en s’adossant sur son fauteuil.
- Techniquement, je ne suis pas en droit de vous refuser dans ma caserne, Maslov…
Ouille. Ça n’augurait rien de bon.
- Mais je peux faire de votre période d’essai un véritable enfer en attendant de pouvoir demander votre départ, soit dans à peu près un mois. Reprit le capitaine en le toisant de son regard gris acier. Je ne veux pas que la prise de bec que vous avez eue avec le Docteur Carris se répète dans mes murs. C’est clair ?
Dan se mordit la langue pour ne pas répondre que Carris ne travaillait pas dans cette caserne. Pendant un instant, il songea à défendre son point de vue et à expliquer une nouvelle fois que le médecin n’était qu’un sale con en plus d’être un incompétent. Mais il comprit très vite que ce n’était pas le nœud du problème pour Forbes. Loin de là. Son nouvel urgentiste pouvait penser ce qu’il voulait et il pouvait même avoir raison du moment qu’il gardait ses réflexions pour lui. Mais, même avec les meilleures intentions du monde, dans une caserne de pompiers professionnels et volontaires, on ne pouvait pas se permettre d’attiser le feu par un éclat comme celui dont Dan avait été responsable à l’hôpital.
- Parfaitement clair, capitaine. Je suis là pour faire mon job, pas pour me donner en spectacle.
Ce devait être la bonne réponse, car les épaules de Forbes se détendirent imperceptiblement et il referma le dossier. Les deux points qui pouvaient mettre en danger la venue du jeune homme dans le poste de secours avaient été éclaircis, fin de l’histoire. Dan poussa un très discret soupir de soulagement.
- Vous travaillerez sous les ordres de Corrington, à l’ambulance 426. Elle sera votre référente et en ce qui vous concerne, sa parole fait loi. Vous travaillerez aussi avec le lieutenant Manheim, à l’échelle 105 et avec le lieutenant Ocha sur la Citerne 219. Votre casier est le N°61. Des questions ?
Il avait déjà rencontré Anna Corrington quand il officiait au Woodhull .Une femme qui ne s’embarrassait pas de diplomatie, mais qui avait un très bon instinct de secouriste elle aussi s’était pris la tête avec Carris à de nombreuses reprises, mais contrairement à Dan, elle avait été soutenue par ses collègues. C’était d’ailleurs elle qui lui avait conseillé de quitter les urgences de l’hôpital pour la vie trépidante d’urgentiste au service d’une caserne. Les deux autres… Peut-être les avait-il croisés un jour, mais les noms ne lui disaient rien.
- Mon service est actuellement de 9h00, jusqu’à 18H pour demain, est ce que ce sont des horaires fixes, capitaine ?
- Non, vous ferez partie de la même unité et alternerez les gardes de jours et de nuits avec du repos entre les deux. Ça vous pose un problème Maslov ?
- Non, non, c’est parfait pour moi.
- Autre chose ?
- Non, capitaine.
- Parfait. Allez prendre possession de votre casier et bienvenue au Poste 35.
Dan se leva et serra la main tendue avant de reprendre son casque. Le Capitaine Forbes se leva à son tour et se mit à crier le nom de Shelby avec un volume sonore qui fit trembler les vitres. Tournant la tête, Dan aperçut le dénommé Shelby, un pompier blond qui croquait à pleines dents une sorte de muffin avec suffisamment de crème fouettée dessus pour tuer un diabétique. Shelby s’était arrêté, telle une biche prise entre les feux d’un camion et éloignait lentement le muffin de sa bouche tout en essayant de se tasser. C’en était ridicule, surtout pour un homme de sa stature vu qu’il devait faire 15 bons centimètres de plus que Dan ainsi que deux tailles de pantalon. Comme un chaton pris en faute, l’homme retira le muffin de sa bouche si lentement qu’on le vit à peine et posa le pied par terre. Peut-être se croyait-il réellement en faute, après tout.
- Fais faire le tour du propriétaire à notre nouvel urgentiste. Il commence demain.
Le dénommé Shellby se détendit aussitôt et mordit une grosse bouchée de sa monstrueuse pâtisserie avant d’acquiescer. Il essuya sa main sur son pantalon et la tendit à Dan qui préféra s’abstenir de la serrer au vu de la couche de gras.
- Travis Shelby, je suis le petit dernier de l’Échelle.
- Dan Maslov.
Dan attendit quelques secondes et la connexion ne se fit pas. Fort heureusement, Shelby ne semblait pas faire la relation entre lui et son frère ainé et ne s’extasia pas sur les champions de course de moto. Anonymat, mon amour, j’avais craint de t’avoir perdu.
- Ravi de vous rencontrer !
Le sourire de Shelby était étrange si on s’y attardait un peu. Étrange dans le sens où il était très chaleureux, mais il ne montrait pas les dents. Peut-être avait-il les dents très cariées avec la quantité de sucre qu’il s’envoyait, et ce, sans doute très souvent. Si Dan en avait eu quelque chose à faire, il l’aurait prévenu que son alimentation allait le tuer avant la cinquantaine, avec de la chance. Il soupira.
- Ouais, moi de même. Marmonna Dan sans le penser réellement, au contraire, même. Vous savez… vous êtes pas obligé de vous taper la corvée de visite, sous prétexte que vous êtes…
- Si ! Ça me fait plaisir !
Sans lui demander davantage son avis, Shelby le tira par le bras, laissant des traces de crème sur son cuir amoureusement entretenu, pour lui montrer toute la caserne, mais vraiment toute la caserne. Tout y passa, y compris le toit qui n’avait aucun intérêt et le sous-sol qui n’avait que celui de servir de réserve pour les pneus. Shelby, que tout le monde appelait Tray, présenta chaque personne avec leur nom, grade et qualifications, parfois même leur plus beau fait d’armes. Et tout le monde lui souriait. Si, pour certains, le sourire était un peu forcé, la plupart semblaient contents de se faire présenter de cette manière et Dan comprit que Shelby le faisait exprès pour se faire bien voir. C’était aussi mignon que pitoyable.
Vint enfin le moment tant attendu de la visite des vestiaires… En règle générale, les visites ne se passaient pas avec un tel… enthousiasme. Mais Tray Shelby prenait son rôle tellement à cœur qu’il tint à rester à côté du casier pendant que Dan rangeait ses affaires.
- Vous allez voir… On est bien ici. Les gens sont super sympas et le fastfood en face nous fait un prix. Sans compter que le voisinage nous apporte de temps en temps des douceurs et Krebs, on l’a vu au salon de repos, c’est le petit brun avec des favoris, fait des travers de porc marinés au miel à tomber…
- Et vous pensez qu’à la bouffe ?
Shelby s’était interrompu et réfléchit un instant.
- Ah oui, c’est vrai. Répondit le pompier sans paraître offusqué par la remarque. J’aime beaucoup manger.
Le grand pompier blond passa sa main sur son ventre en souriant bêtement et dévoilant ainsi, en soulevant le T-shirt gris, deux lignes des abdos les plus magnifiques, que Dan eut jamais vu. Il ne put s’empêcher de penser qu’il avait sous les yeux la parfaite illustration de l’expression « tablettes de chocolat » puisque c’était à croquer et de conclure son analyse intérieure avec un « Salopard » désabusé.
- Et vous allez en crever. Artères bouchées, cholestérol, diabète, AVC peut-être… Ça va vraiment pas être beau à voir…
- Ah ?
La plupart des gens à qui Dan sortait ce discours réagissaient soit en pâlissant et en se demandant s’ils n’allaient pas vraiment en claquer, soit en s’offusquant de la manière dont un total inconnu venait leur faire la morale. Tray Shelby parut juste un peu étonné, mais il le prenait bien. Et peut-être même qu’il s’en fichait royalement. Salopard. Une nouvelle fois…
- Ça signifie que vous ne participerez pas au Barbecue du 4 juillet ?
Dan ferma les yeux un instant pour se calmer. La petite leçon lui avait glissé dessus comme de l’eau…
- Parce que… Y’a pas que la bouffe qui est super, tout le monde est là, c’est une grande fête… Même pour les végétariens.
- Je ne suis pas végétarien.
- Oh, pardon… J’avais cru. Je suis vraiment désolé.
- Non, c’est pas… Bon, écoutez, les grandes célébrations, c’est vraiment pas…
Mais Shelby se mit à regarder le plafond, sans l’écouter davantage, semblant attendre quelque chose.
- Y’a un problème?
- Alerte.
- Comment ça ?
Au même moment, le haut-parleur crachota et commença sa litanie :
- Attention 10-36 au croisement de Front et de York Street. Échelle 102, Ambulance 419 et 426.
- Oh, gros carambolage… Marmonna Shelby en posant le muffin qu’il n’avait toujours pas fini sur l’armoire la plus proche.
Il sourit une nouvelle fois à Dan et lui adressa un signe de la main avant de courir vers le garage.
Le code 10-36 désignait un accident de voiture. Pour qu’on appelle le camion de l’échelle et deux des six ambulances, ce devrait être assez gros en effet. Dan rangea son casque et balança son sac dans le fond du placard. Depuis qu’il avait quitté la compétition, c’était la première fois qu’il ressentait la petite pointe d’adrénaline qui lui plaisait tant. Même aux urgences du Woodhull Medical Center, cette étincelle avait fini par mourir par la force de l’habitude. Ici, tout recommençait. Et il avait l’impression que ça durerait longtemps. Mais Dan n’avait pas de temps à perdre et se mit à courir à son tour vers le garage, arrivant juste à temps pour voir les pompiers enfiler leurs tenues sans plus de mouvements qu’il n’était nécessaire, houspillés par la voix d’un homme qui portait l’insigne de lieutenant. Sans doute Manheim. Avisant l’ambulance 426, Dan monta à l’arrière sans demander la permission et enleva son blouson en cuir pour le plier soigneusement.
- Mais qu’est-ce que tu fous là, Maslov ? s’étonna la conductrice, une femme noire entre deux âges.
- Permission de monter à bord ?
- Tu te fous de moi, t’es déjà à bord ! T’es pas censé commencer que demain ?
- Allez, Anna… Faut bien que je me mette dans le bain au plus vite.
Sans davantage s’étonner de la présence incongrue d’un motard roux dans son ambulance, Anna Corrington démarra l’ambulance et s’adressa à sa voisine blonde.
- Sarah ? Je te présente Dan Maslov, l’urgentiste qui va te remplacer.
- Bonjour ! s’exclama ladite Sarah en se retournant et sans s’offusquer que son remplaçant vienne la narguer.
Avouons-le tout net, la diplomatie n’était vraiment pas quelque chose que Dan pratiquait à outrance. C’était plutôt l’inverse. Cela dit, il pouvait comprendre qu’on puisse prendre mal son intrusion. Mais Corrington continua sans paraître gênée de sa révélation.
- Ma petite et douce Sarah ici présente me quitte pour congés maternité ! Tu le crois, ça ? Résultat des courses, je me retrouve avec le fils de pute le plus arrogant de ce côté-ci de l’Hudson ! Tu le crois ça ?
- Eh ! On avait dit : pas les mamans ! Carris est largement pire que moi. Et je croyais que tu m’avais recommandé ! Alors, oui, je le crois !
- Je devais être complètement saoule ce jour-là !
Dan se mordit la joue pour ne pas rire. Tout en rangeant son blouson dans un compartiment où il était sûr qu’aucun fluide corporel ne l’atteindrait, il se mit à sourire et à penser qu’au moins, il s’amuserait un peu dans cette caserne.
À l’intérieur du camion 102, Tray Shelby était inhabituellement calme. En règle générale, il racontait une histoire qu’il avait entendue pour qu’ensuite un autre pompier, Sanders ou Tanaka, prenne la suite et détende l’atmosphère. Il savait bien qu’il n’était pas le plus drôle ni le plus écouté, mais il aimait mettre les choses en route pour que le trajet jusqu’au lieu de leur alerte se passe bien. Mais cette fois-ci, rien. Si le reste de l’Échelle 102 l’avait connu depuis plus longtemps, ils en auraient déduit que Tray était perturbé par quelque chose et qu’il avait du mal à savoir quoi.
Le quelque chose en question était roux, lui arrivait à l’épaule et semblait totalement hermétique à sa bonne humeur. Ce qui était un gros problème. Tray n’était stagiaire que depuis quatre mois et espérait passer titulaire assez vite. Pour cela, il avait déployé des trésors de bonne humeur et de bonne volonté. Le Lieutenant Manheim le disait : Shelby est super facile à vivre. Les autres pompiers le voyaient comme quelqu’un à qui pouvait tout demander et qui le ferait avec le sourire. Certains le prenaient pour une bonne poire, mais Tray savait que c’était un modeste prix à payer pour le reste. Pourtant, Maslov n’avait pas eu l’air d’apprécier cette bonne humeur et cette volonté de bien faire. Au contraire. Voilà qui empêchait Tray de faire comme d’habitude et d’être l’adorable petit imbécile de l’Echelle 102.
Roy Sanders s’en était rendu compte et claqua deux fois des doigts devant le visage de Tray qui sortit de sa torpeur.
- Et bah ? Tu dors, Canari ?
Pour n’importe qui, le surnom de Canari pouvait être insultant si on le rapportait uniquement à la chevelure blonde de Tray, coupée courte puisque sinon celle-ci bouclait, et à son bavardage incessant. Sauf que c’était le Lieutenant Manheim qui lui avait trouvé et que la référence était bien différente : celle de l’oiseau qui prévenait les mineurs de charbon d’un coup de grisou. Tray leur avait fait le coup plusieurs fois de les prévenir d’un danger imminent et sans se tromper.
- Désolé, non… Je dormais pas.
- Bah, il t’arrive quoi ?
- J’ai faim et ça me perturbe.
Tous les pompiers éclatèrent de rire. La faim de Tray était devenue le plus gros sujet de moquerie de la caserne, surtout depuis que celui-ci arrivait toujours à chiper quelque chose à manger lors des repas de garde et quelle que soit l’identité du cuistot. Même le lieutenant Manheim s’était fait avoir. Bon… certes, Tray avait payé son chapardage d’un récurage des douches, mais le jeu en valait la chandelle, surtout pour une portion supplémentaire de saucisses. De ce fait, quand il ne voulait inquiéter personne à cause de son attitude moins joviale que d’habitude, Tray invoquait sa faim.
- On va pas avoir le temps de s’arrêter te prendre une pizza, Canari ! cria Vargas, le conducteur du camion.
- Je sais ! répondit Tray sur le même ton pour couvrir le bruit du moteur et de la sirène. Et ça me rend encore plus dingue !
Les voir s’esclaffer de nouveau lui rendit le sourire et le calma un peu. Bon, son problème avec l’urgentiste roux n’était pas réglé, mais il pouvait l’oublier jusqu’à demain. Ce fut dur…
Arrivés sur les lieux du drame, les pompiers se déployèrent en regardant l’ampleur du désastre. Trois voitures étaient sur le dos et une autre sur le flanc. Le museau enfoncé d’une quatrième présageait de sérieux problèmes pour le conducteur. Et puis, il y avait une dernière voiture qui menaçait de tomber du pont et de faire un plongeon d’une dizaine de mètres. Tray descendit du camion après Tanaka et le lieutenant, attendant les ordres qui n’allaient pas tarder à pleuvoir. Pourtant, comme à chaque fois qu’il sortait du camion, le pompier ne pouvait s’empêcher de regarder toute la scène pour faire le premier tri, ce qui était urgent, ce qui pouvait attendre encore quelques secondes et ce qui ne pouvait plus attendre. Dans le dernier cas, il y avait cette voiture qui tanguait dangereusement sur le parapet du pont. Malgré sa volonté de se jeter dans la bataille, il attendit, prêt à bondir.
- Dulls, tu prends le treuil et tu m’accroches, la voiture ! Shelby, en soutien !
Si Manheim continuait de hurler ses ordres pour le déploiement de ses hommes, Tray ne l’entendait déjà plus et courrait pour sauter sur le coffre et faire peser ses cent kilos et quelques pour faire contrepoids le temps que Dulls arrive avec le crochet et sécurise la voiture. Par la vitre, il vit le conducteur qui paniquait complètement et tentait de passer par-dessus les sièges avant, sans se douter que ses mouvements rendaient l’équilibre de la voiture précaire. Tray tapa sur la vitre pour attirer son attention.
- Monsieur ? Monsieur ! Écoutez-moi, s’il vous plait ! Arrêtez de bouger, on est là, on vous lâchera pas !
Le jeune homme se retourna vers Dulls qui sécurisait l’arrière du break.
- Il me faut ma hache ! Il faut que je sorte le conducteur, il est en panique.
- Je te ramène ça, le temps de lancer le treuil !
Dulls et lui étaient les coureurs les plus rapides de l’Échelle 102. Quand il fallait aller au plus loin et au plus vite d’un accident, ils étaient les deux que le Lieutenant Manheim envoyait en premier. De plus, comme Tray avait une force plutôt impressionnante, c’était lui qui amenait le matériel.
Le conducteur continuait toujours à paniquer et à vouloir atteindre l’arrière de la voiture à tout prix. Malgré le poids supplémentaire, le break familial continuait de lentement glisser vers l’abîme.
- Monsieur ! S’il vous plait ! Vous allez nous faire basculer !
L’homme arrêta enfin de bouger, comprenant que son salut provisoire était dans l’immobilité. Tray soupira de soulagement et redressa un peu son corps pour améliorer le contrepoids. Dulls arriva avec la hache alors que le treuil commençait à tirer lentement le véhicule du bon coté du pont.
- Il est blessé ? demanda Dulls.
- Aucune idée mais il bouge bien. C’est peut-être l’adrénaline… (Se retournant vers le conducteur, Tray cria :) Protégez votre visage, je vais casser la vitre !
Néanmoins, Tray attendit que l’homme se couvre le visage avec ses manches pour attaquer la vitre et dégager un passage. Dulls récupéra la hache et se prépara à courir si nécessaire.
- Monsieur ? reprit Tray après avoir dégagé les derniers morceaux de verre. Est-ce que vous avez mal quelque part ? Est-ce que vous avez reçu un coup à la tête ?
L’homme secoua la tête, incapable de parler. Tray renifla en essayant de deviner l’odeur du sang qui serait révélatrice, mais le parfum métallique d’une blessure ouverte ne lui parvenait pas de l’habitacle. Le pompier remarqua cependant l’odeur du talc, le principal indice de la présence d’un airbag.
- Votre airbag a fonctionné ? Est-ce que vous avez mal au cou ?
À nouveau, l’homme secoua la tête, au bord des larmes. Il allait finir par craquer et serait de plus en plus difficile à sortir de sa voiture. Il fallait le rassurer à présent.
- Je m’appelle Travis, Monsieur… Et vous ?
- H… Henry…
- Enchanté, Henry. On a fait le plus gros, là… On va vous sortir. Vous me donnez la main, Henry ?
L’homme tendit une main tremblante. L’adrénaline était en train de retomber et laisser la place à la dépression. Tray prit la main fermement et amena Henry à lui avec un sourire.
- C’est bien… Venez. La voiture est stable et on va vous remettre sur le plancher des vaches. Ok ?
Le plus doucement possible, Tray aida l’homme à passer le premier obstacle des sièges avant qui étaient bien plus faciles à surmonter quand on était calme. Ce qui rendait la chose plus facile était le fait que la voiture ne grinçait pas trop. À peine quelques crissements du métal sur le béton, juste de quoi rappeler qu’ils étaient toujours dans une voiture. Le plus doucement possible et en multipliant les encouragements à mi-voix. Dulls était arrivée avec une planche et un collier cervical. C’était indispensable lors d’un accident de voiture où la nuque pouvait vraiment souffrir. Montant sur le coffre de la voiture, Dulls mit le collier et aida le conducteur à se retourner et à s’allonger sur la planche. Tray reprit la parole :
- Ok, Henry, on va vous amener à l’ambulance, maintenant. Tout va bien aller, Ok ?
Dulls et lui prirent chacun un bout de la planche et se dirigèrent vers l’ambulance. Passant à côté de la voiture dont le nez était enfoncé, Tray fut pris à la gorge par l’odeur du sang. Pourtant, Tanaka, Vargas et Manheim n’avaient pas encore réussi à ouvrir la porte avant. La conductrice avait le visage presque écrasé contre son volant et elle ne semblait pas consciente.
- Eh, Canari, tu fous quoi ?
Tray ne s’était pas rendu compte qu’il s’était arrêté à côté du sinistre et reprit sa marche en se confondant en excuses. C’est un peu fébrile qu’il posât Henry à côté de l’ambulance, presque mal à l’aise. Il avait beau savoir qu’en tant que petit dernier de l’Échelle, il devait rester un peu avec la personne qu’il venait de sauver pour lui parler, mais il ne le put pas. Déjà parce qu’Henry se contentait de geindre et que ça devenait pénible au vu de ses blessures mineures et ensuite parce que la voiture au nez enfoncé l’attirait. Il courut jusqu’au Lieutenant Manheim en quelques foulées.
- Besoin d’aide, Lieutenant ?
- Ouais, on arrive pas à ouvrir la portière. Essaye de passer par l’arrière.
Tray prit la hache de Tanaka qui restait au sol et brisa la vitre arrière. Il dégagea le verre et enleva sa veste pour sécuriser le passage.
- Madame ? Est-ce que vous m’entendez ?
Peine perdue. La femme ne bougeait pas et l’odeur de sang était omniprésente. Le pompier rampa à travers le véhicule pour approcher la blessée. Dulls, qui l’avait suivi sur le sinistre, lui passa un collier cervical que Tray mit au cou de la femme. Quand il retira ses mains pleines de sang, il se retourna vers Dulls :
- Il nous faut les urgentistes, elle a la gorge en sang et elle respire pas !
- Compris ! Je te passe la planche dans un instant !
Tray fit basculer le siège de la conductrice en arrière après avoir retiré la ceinture de sécurité. Pour une raison inconnue, l’airbag ne s’était pas déclenché et la gorge de la femme avait dû frapper violemment le haut du volant. Le pompier glissa lentement la femme sur la planche que lui tendait Dulls en évitant de bouger trop rapidement pour ne pas la blesser davantage. Du coin de l’œil, il aperçut une tête rousse qui courrait à côté de la voiture et qui annonçait le nouvel urgentiste, Maslov. Tray entendit le Lieutenant s’étonner de sa présence et Maslov lui répondre avec un sourire qu’ils ne pouvaient pas se permettre de refuser une aide supplémentaire surtout que la troisième ambulance était à la bourre. Ce type… suintait la confiance en soi. Il n’y avait pas d’autre mot pour le désigner tellement ce type avait l’air de posséder le monde dés qu’on le voyait. Alors que Dulls et Vargas récupéraient la blessée sur la planche, il vit Maslov se pencher sur elle de façon à ne pas gêner les pompiers dans leurs mouvements et paraissait jeter les bases de son diagnostic.
Dès lors, Tray n’exista plus pour les autres. Toute l’attention était portée sur la blessée et surtout sur l’urgentiste qui l’auscultait. Personne ne vit le pompier s’extraire de la voiture et reprendre sa veste pour la secouer plus loin. Et pour cause ! L’urgentiste roux avait tout en main et ses gestes étaient d’une grande précision. La femme ne respirait plus, certes, mais elle n’était pas morte. Sa gorge était rouge de sang et il semblait que la trachée était écrasée. Maslov ne demanda l’avis de personne et dégagea la poitrine de la femme. Il prit ses « outils » dans le sac de premier secours posé à côté de lui. Tray avait beau être un pompier depuis suffisamment longtemps pour avoir travaillé avec de nombreux urgentistes, il n’avait strictement aucune idée de ce qu’il faisait. Alors, évidemment, il avait fini par comprendre quelques trucs. Normalement, Maslov aurait dû intuber la dame pour lui permettre de respirer, mais il préféra lui percer la gorge sous le larynx et installer un tuyau courbe. En quelque sorte.
- Euh… Je m’en veux de vous interrompre, mais… Vous l’avez pas intubée ? demanda le Lieutenant Manheim.
Maslov regarda le lieutenant par en dessous avec un sourcil levé. Il ouvrit une fois la bouche et la referma avec un sourire avant de recommencer.
- Le larynx est écrasé, le tube ne passera pas. La trachéotomie était la seule solution. (Une petite pause insolente et l’urgentiste repris :) Lieutenant.
Tray masqua un petit rire derrière sa main. Bien sûr, les autres pompiers ne pouvaient pas le sentir, mais Maslov venait tout simplement de marquer sa supériorité dans son domaine. Il avait juste été suffisamment poli pour que cela ne semble pas trop égocentrique. Mais à peine… Maslov était un mâle alpha et il venait de poser ses couilles sur la table. Même si Tray aimait bien son lieutenant qui était aussi dur que juste, il eut une pointe d’admiration pour l’urgentiste qui lui arrivait au menton, qui avait une gueule d’ange et qui venait de marcher sur les pieds de tout le monde avec le sourire et le maintien d’un roi.
Le ventre de Tray gronda et tout le monde se retourna sur lui.
- Désolé… Marmonna le pompier en sentant la rougeur gagner ses oreilles.