Chapitre 10: Savoir, c'est pouvoir.
Sokol arriva dans mon palais à l’heure dite et je ne pus m’empêcher de faire une petite pique :
- Vous savez que c’est la politesse des Rois d’arriver à l’heure ?
- C’est aussi la politesse rendue aux Rois, Excellence. Répondit-il avec un petit sourire.
Je ne pouvais m’empêcher d’aimer ce vampire Ménorath au-delà de ce que la bienséance me l’autorisait et surtout malgré le fait que nous nous connaissions depuis à peine quelques heures. Je le regardais avec un petit sourire alors qu’il finissait de s’agenouiller.
- Allons, prenez un siège. Je déteste faire assaut d’esprit en parlant avec le sommet du crâne de mon interlocuteur.
Il eut un petit rire cristallin et s’installa à trois fauteuils de distance de moi. J’ignorais ce que cela signifiait mais Charles avait du me l’enseigner un jour. Je pris donc le parti de faire comme si c’était naturel. Comme j’avais dit aux membres de ma fausse cour que je ne souhaitais personne avec moi et faisant taire les possibles remontrances pour la sécurité par le fait que j’étais tout de même un Cannibale et que Sokol était un vampire tout seul, je n’avais personne pour me corriger.
- Combien êtes-vous ?
Sokol releva la tête à ma question et baissa immédiatement les yeux en réfléchissant. Il ne se trompa pas sur ce que je lui demandais.
- Huit, Excellence. Je suis le seul de la lignée Ménorath en ville. Les autres sont des Atra ou des vampires si jeunes que leur pouvoir ne s’est pas encore manifesté.
- Est-ce possible ? Ne peut-on le savoir par le sang de leur parent vampire ?
- Encore faut-il que les parents de ces jeunes soient encore présents ou qu’ils aient encore droit de citer sur la vie de leurs enfants. Les Décapitations font grand mal parmi les vulgates.
- Est-ce un reproche ?
- Nullement, Excellence. Juste le constat d’une dure réalité hélas nécessaire. Sans la menace des Cannibales, le monde des vampires s’embourberait dans un carnage éternel. Néanmoins, nous ne pouvons pas nier que la Vulgate des villes décapitées subit beaucoup plus qu’elle ne peut endurer.
- Est-ce ainsi que vous êtes devenu un vagabond ?
- Non. J’ai toujours été sans attaches. La grâce dont vous m’avez comblée est la première que j’ai reçue.
- Mais pas souhaitée.
- Non, Excellence.
J’ai souri à mon tour.
- Soyez toujours honnête avec moi, Sokol. Vous ne le regretterez pas.
- Excellence, je perdrai la tête plutôt que de vous mentir.
- Vil flatteur.
- Pas un instant, Excellence.
Louveteau laissa échapper un jappement de joie. En règle générale, il fallait en faire beaucoup pour plaire à mon loup intérieur et il ne se liait pas facilement. Pourtant, ce petit vampire, qui était largement plus vieux que nous deux réunis, provoquait en lui de curieuses aspirations, comme celle de le prendre comme enfant. Peut-être que la nostalgie de mes propres petits bouts de chou avait déteint sur lui, qui sait. Quoiqu’il en soit, Louveteau ne sentait aucune fausseté en lui. C’était plus que rafraichissant.
- Ces autres vampires… (J’avais fait exprès de changer de sujet.) Comment ont-ils réagi à ma venue ?
- La rumeur les avait inquiétés, la réalité les a terrorisés. De base, un Cannibale est effrayant mais un Cannibale qui a le pouvoir d’un Maître sur eux… Certains pensent à partir.
- Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de venir me voir le lendemain de notre rencontre ?
- Vous m’avez laissé le temps de leur faire mon rapport.
- Exactement. Vous êtes loin d’être stupide.
- Vous ne m’avez pas pris dans votre cour pour mon joli minois.
- En fait, si. Ais-je répondu d’un air léger même si je n’en pensais pas un mot.
- Non, Excellence. Vous m’avez choisi sur un coup de tête, certes, mais pour le courage dont j’ai fait preuve en venant vous voir en premier et pour les informations que je possède.
J’ai souri. Il m’était impossible de comprendre comment ce vampire avait pu échapper à la surveillance des Cours vampiriques et ne pas avoir été engagé à les servir. Les imbéciles… Ils auraient eu un atout particulièrement doué. Je regrettais presque que la cour de la Nouvelle-Orléans ne soit qu’une farce parce qu’il aurait été l’un de mes vassaux les plus méritants. Je pensais à demander à Charles s’il était possible de transférer mon hypothétique pouvoir à ce vampire pour qu’il devienne Maitre à ma place mais une petite voix me murmurait qu’il refuserait cette distinction.
- Et c’est pour cela que je vous ai fait venir. Vous m’avez brièvement parlé d’Annabelle Moreau. Dites-m’en plus.
- Elle a cinquante-deux ans.
J’ai écarquillé les yeux devant la révélation car j’avais cru que la demoiselle en avait trente, peut-être quarante ans.
- Tant que ça ?
- La magie conserve… Même si Madame Moreau est l’une des rares sorcières que je connaisse à utiliser la magie de cette manière. C’est une spécialiste de la magie organique. L’une des rares du Cercle, soit-dit en passant, car la plupart des Sorcières du Carré préfèrent le Vaudou noir ou blanc.
- Étonnant qu’elle ait réussi à se faire une place.
- On peut le dire, oui. D’après mes quelques sources, qui ne sont ni très nombreuses, ni très remarquables, elle aurait réussi à faire accroire qu’elle était plus digne d’être représentante de la lignée Laveau que celle qui était avant elle.
- La lignée Laveau ?
- Marie Laveau était la fondatrice du Cercle. Elle serait sans doute particulièrement dégoutée de ce qu’il est devenu. Mais bref, la descendante de Marie Laveau est la dirigeante du Cercle. C’est pour cela qu’elles ont toutes des liens de parenté : Pour choisir la meilleure d’entre elles sans qu’on puisse contester son ascendance. Néanmoins, les Moreau n’ont jamais eu de grands pouvoirs et n’ont jamais vraiment participé au plus haut niveau… Jusqu’à Annabelle, il y a une dizaine d’années.
- Une irrésistible ascension ?
- Pas vraiment. David, qui fait partie de la Ville depuis quatre-vingts ans, m’a dit que son parcours a été lent, avec des échecs aussi retentissants que ses succès. Cependant, la mort a frappé le Cercle plus souvent qu’à son tour. Rien de très visible, si on n’y attarde pas le regard avec attention. Les descendantes des lignées sont toutes particulièrement influençables ou trop jeunes pour être un véritable poids.
Je pris le temps de la réflexion et j’ai regretté de n’avoir aucun des autres à coté de moi, même si je me doutais qu’ils n’auraient pas plus de connaissance que moi sur les intrigues des Sorcières du Carré. C’était un très beau panier de crabes dans lequel j’avais mis le pied, non ?
- Et la Meute de Loups-garous du coin ?
- Je ne me mêle pas à eux.
- Ce n’est pas la question que je vous pose.
- Si vous me demandez ce que j’en pense, pas le plus grand bien. Si vous me demandez si j’en connais, la réponse est oui. Si, enfin, vous me demandez si les chiens du Bayou sont liés au Carré, il y a autant de preuves pour que contre.
- Les chiens ?
- Les loups sont des créatures nobles, ces bêtes n’ont pas une once de dignité.
Dis-moi que nous n’allons pas manger ce charmant garçon… me susurra Louveteau.
- Vous les croisez en ville ?
- Parfois. C’est un mauvais présage en règle générale. Ils ne nous aiment pas et ont déjà massacré certains d’entre nous.
- Pour quelle raison ?
- Je vous l’ai dit, ils ne nous aiment pas. La majorité des métamorphes n’ont guère apprécié l’ordonnance du Fenris mais la suivent. Ces chiens ne reconnaissent pas cette autorité et trouvent plaisant de nous traquer.
- Et c’est ma venue qui vous terrifie…
- Les chiens ne nous prennent pas pour de la nourriture et avec un peu de chance et de très bonnes jambes, il est possible de leur échapper.
J’ai pris cette remarque pour ce qu’elle était et j’appréciais son courage. Néanmoins, ce n’était que des mots et j’avais envie d’éprouver sa témérité.
- Levez-vous, Sokol.
Il hésita un instant, promenant son regard au sol, puis se leva pour me faire face, les yeux dans les miens. J’ai souri et j’ai levé la main pour lui faire signe d’approcher, ce qu’il fit lentement. Il s’arrêta à deux pas de moi, fier et droit.
- Approchez… Vous n’êtes pas encore assez prêt de moi, Levant.
Il parcourut les deux pas restants avec un frisson qui s’accentua alors que je me levais à mon tour et que nous étions à peine à un souffle l’un de l’autre. Comme il faisait une demi-tête de moins que moi, il dut lever ses yeux verts où brillait une lueur de doute vers moi. Je ne le quittais pas du regard alors que je laissais mes lèvres s’entrouvrir sur mes crocs.
- Avez-vous peur, Sokol ?
- Je serais bien fou de ne pas vous craindre.
- Et si je jure de ne rien vous faire ?
- Permettez-moi d’avoir du mal à vous croire…
D’une main, j’ai rapproché son cou de mes lèvres.
- Me croyez-vous suffisamment stupide pour me nourrir de mes gens sur mon territoire ?
- N… Non, Excellence…
- Première règle de ma Ville, Levant : On ne chie pas où on mange. Ais-je été clair ?
- Je… Je crois, Excellence…
Il déglutit, provoquant un mouvement contre mes lèvres et frottant sa peau glacée contre une de mes canines. Je n’avais pas bu de sang vampire depuis des mois, me contentant le plus souvent possible de poches de sang contaminé, et la faim me prit un peu au dépourvu alors que je sentais le parfum étrange du sang de vampire à travers cette peau tendre et blanche.
- Cela veut dire, murmurais-je d’une voix devenue rauque par la faim, que chacun, y compris moi, doit faire attention à sa nourriture. Pas de meurtres sur les humains et je ne ferais aucun mort parmi ma cour à moins que cela ne soit mérité.
- C’est… fort généreux de votre part, Excellence.
- Ma générosité a un prix, la Loyauté.
Je le repoussais assez brutalement tout en le maintenant par le cou. D’un mouvement de tête je désignais sa main gauche, crispée dans sa manche.
- Et par pitié, rangez cette lame, vous allez vous blesser.
Sans doute fut-il plus qu’impressionné par la lueur pourpre de mes pupilles puisqu’il s’y reprit à deux fois avant de pouvoir ranger la longue baïonnette dans sa botte. Étrange arme mais j’aimais la minceur de la lame associée à sa longueur. Je lâchais enfin le cou de mon Levant et j’eus la satisfaction de le voir soupirer de soulagement.
- Avez-vous vraiment cru que j’allais vous tuer ?
- Je l’ai crains, oui.
- Rentrez chez vous, Sokol. La leçon est terminée. Quand vous reviendrez, vous amènerez avec vous les autres en les assurant que leur loyauté leur vaudra longue vie et leurs informations ma protection.
De retour dans ma chambre, j’ai retiré mon gilet, ma chemise et mon pantalon pour les pendre à un crochet. Puis, d’un geste las, j’ai passé mes deux mains sur mon visage, mon cou et le haut de mes épaules pour ensuite pendre à un autre crochet le personnage dont je venais symboliquement de me débarrasser. Si j’avais vraiment voulu la métaphore, j’aurais fait en sorte de lisser le personnage pour qu’il ne paraisse pas froissé le lendemain mais… j’étais trop fatigué pour continuer mes conneries.
En fait, j’étais très fatigué. Pas physiquement, bien sur, ma nature d’hybride Loup-garou Cœur de meute et de vampire Cannibale m’empêchait de ressentir la moindre lassitude, quand bien même je faisais cinq nuits blanches sur sept pendant une semaine. Je pouvais courir pendant des heures et me chopper une belle suée… quelques minutes après avoir repris mon souffle, je pouvais reprendre une course identique. J’avais fait le test une fois : J’avais couru pendant 26 heures d’affilée sans aucun souci jusqu’à ce que je m’ennuie. Mentalement, par contre, c’était tout autre chose. Refusant de consulter un vrai psy, je m’étais renseigné sur la dépression nerveuse et les phases cycliques que je traversais. D’après le bouquin que j’avais lu, dés que je me retrouvais désœuvré, ma dépression revenait en force avec ses envies de suicide. En général, je les combattais en allant m’entrainer, à taper pendant des heures sur un sac de sable ou à courir à travers la ville avec de la musique à fond dans les oreilles. Je ne pouvais pas le faire à la Nouvelle-Orléans, ça aurait ruiné le personnage que j’avais accroché à mon porte-manteau. J’aurais pu y aller en loup mais avec la Meute de le Bête dans le bayou, il y avait peu de chances qu’on me foute la paix.
Je me suis allongé sur le lit qui était beaucoup trop mou pour moi et qui m’engloutissait dans trois couettes de plumes. Je pensais pouvoir prendre le livre que j’avais commencé la veille et laissé sur la table de chevet mais j’étais tellement embourbé dans la plume que j’ai du nager pour l’attraper. Quant à la bouteille de vodka à coté, j’oubliais jusqu’à l’idée de pouvoir la prendre sans m’engluer dans les sables mouvants de mon lit. Avant que j’ai pu ouvrir le livre, mon bras est retombé à coté de ma tête, sans force. J’ai souri : C’était l’un des moyens de Louveteau pour attirer mon attention quand il me voulait pour lui tout seul.
- Que puis-je pour toi ?
J’ai vraiment cru que tu allais le bouffer… me murmura t’il avec un soupçon de grondement désapprobateur.
- Tu sais que je n’aurais pas pu même si je l’avais voulu. Il est trop gentil et je le soupçonne de rester pour protéger les autres.
C’est l’idée que j’ai eu aussi. Tu es affreusement tendu…
- C’est ce boulot, je crois qu’il va me tuer…
Je poussais un gémissement de pur plaisir quand Louveteau déclencha une giclée d’endorphine dans mon cerveau. Je savais que mon loup intérieur traitait très mal ceux qui le méprisaient et le blessaient mais pour ceux qui avaient la chance de lui plaire, il en prenait soin avec une grande attention.
Et tu vas faire quoi, maintenant ?
- Trouver des proies. T’as un peu forcé… Je vais finir par m’endormir…
De un, tu sais très bien que je peux te réveiller de la même manière. De deux, tu as besoin de dormir et de tout lâcher.
- Tu… penses quoi de ces sorcières ?
Je ne l’aime pas du tout. Elle pue.
- Et les autres ?
Lapins sans odeurs.
Je commençais à me sentir partir dans une torpeur bienheureuse avec ces fichus plumes qui envahissaient tout mon corps.
- Demain… Je dors par terre…
Je ne veux pas que tu ais le dos en vrac.
- Et bah… je mettrais une de ces couettes par terre… Je te jure… faut que t’arrêtes de faire ça… Je me sens tellement vaseux…
Fais de beaux rêves…
Et je sombrais dans le sommeil. Je n’ai jamais su si c’était réellement moi ou si c’était Louveteau qui avait besoin de ce sommeil mais mes songes étaient toujours plus beaux quand c’était mon loup qui m’endormait. Je sais cependant qu’il ne contrôlait pas mes rêves puisqu’il n’aurait absolument pas apprécié leur contenu. Je suppose que ces rêves étaient peuplés de chasse au gibier et de courses à travers la forêt… Quant à moi, je rêvais d’un homme aux cheveux châtain clair et aux yeux couleur de miel et ça se passait merveilleusement bien. Il n’était pas un chasseur, je n’étais pas un monstre, nous étions heureux. La plupart du temps, je ne rêvais pas de sexe avec lui, juste de l’intimité que nous aurions eu, peut-être à Miami, peut-être à Londres, peut-être à Toulouse… juste des câlins, des baisers, des dîners… Une fois, j’avais même rêvé que j’avais récupéré mes gamins et que nous les élevions ensemble. C’était toujours Ben et moi.
Et quand je me réveillais, je me rappelais que s’il n’avait pas été un chasseur et moi un monstre, nous ne nous serions jamais rencontrés.
Alors, je tâtonnais à coté de moi pour récupérer un autre personnage et le plaquer sur mon visage. Je l’aimais bien, ce personnage-là, il était gai, farceur, il n’avait peur de rien ni de personne. C’était un sale gosse que tout le monde aimait, étrangement. C’était quelqu’un qui n’avait pas de problème ou si peu. C’était moi, avant. Avec une bonne dose de cynisme en plus. A chaque fois que je me réveillais, je le mettais si vite que personne, pas même mon loup, ne voyait qu’il s’agissait que d’un masque que je présentais à tout le monde et que je me cachais derrière à essayer de lécher mes plaies et à retrouver un équilibre suffisamment satisfaisant pour le quitter.
Pendant ce temps, je rêvais d’une situation stable avec quelqu’un qui n’existait plus. Est-ce que mon inconscient était un reflet de ma culpabilité en me faisait miroiter ce que je n’aurais jamais ? Est-ce que ce salopard d’ancien démon m’avait implanté tout ça ou juste fait en sorte que ça m’explose au visage ?
Louveteau émergea de son rêve.
Tu n’as pas l’air de très bonne humeur…
- C’est juste l’idée de devoir reprendre le rôle du Maître. Ça va passer.