Somewhere I belong...
Vince s'était attendu à pas mal de choses. Tomber sur une
créature de trois mètres de haut composée de fourrure noire, de griffes et de
crocs... ou un repaire malodorant dans lequel un homme à demi bestial se
terrerait... Un homme qui n'aurait rien de bestial sur l'instant mais une lueur
de folie meurtrière au fond des yeux. En somme quelqu'un qu'il s'était préparé
à haïr et à tuer. Il n'avait pas fait attention à l'immeuble, résidence
étudiante banale, ni aux noms sur l'interphone, ni aux joyeux fêtards qui
rentraient d'une soirée dans un bar de quartier, passablement gais et dont il
avait profité de l'état pour passer avec eux dans le hall d'entrée. Il était
tellement obnubilé par la traque qu'il n'avait pas imaginé un seul instant
tomber sur le serveur qu'il avait sauvé deux ou trois nuits auparavant,
complètement nu et embaumant le sexe et le café.
Veinard.
- Vous?
Le jeune vampire s'autorisa malgré tout un regard dans le couloir, voir si la trace n'avait pas bifurqué avant et que dans sa colère il se soit trompé. C’était possible après tout... La piste qu'il avait suivi une bonne partie de la nuit était coupée de partout, s'entrecroisait avec des pistes plus vieilles de prédateurs non moins dangereux, s'arrêtait, reprenait plus loin... Mais celle qui l'avait mené jusqu'ici était l'une des plus fortes, celle de l'habitude.
Mais non, C'était bien ici que ça menait. Pourtant, il n'arrivait pas à croire que le jeune serveur fan de vampires (ce qui était déjà en soi une raison de meurtre...) fut sa si terrible proie. Sans doute parce qu'il restait planté sur le seuil, toujours nu et... oui, attentif.
Ça m'apprendra à me prendre pour un tueur à gages ou un justicier masqué...
- Euh... Vous habitez seul?
- Oui.
Quelques tressautements de paupières. Invisibles pour le commun des mortels. Son interlocuteur nu luttait contre quelque chose qui dépassait un peu de son masque, mais quoi? La peur sans doute et il y'avait de quoi.
- Vous vous souvenez de moi?
- Oui.
- Je peux rentrer?
- Oui...
Fichue brume de confusion! Ben ne voulait pas qu'il rentre! Mais dans les faits, oui, le cannibale pouvait rentrer: la porte était ouverte, il n'avait que deux pas à faire pour franchir le seuil. Si la question avait été « Ais-je la permission... »Ben aurait été ravi de refuser. Mais le vampire les fit, ces deux pas... Avec une certaine répugnance. Sans doute s'attendait-il à une attaque. Ben l'aurait bien fait mais avec ce sort de Fée Noire qui le paralysait...
- Il y avait quelqu'un d'autre ici, il n'y a pas longtemps, non?
- Oui.
- Vous savez dire autre chose que oui?
- Oui... Marmonna Ben en s'empourprant de honte.
D'après Solange, la brume aurait du être dissipée mais il s'engluait tellement bien dedans qu'elle fonctionnait comme un sérum de vérité. Le cannibale pouvait lui poser n'importe quelle question, le lycan répondrait la première chose qui lui viendrait à l'esprit... à savoir la vérité. Autant se trancher la gorge tout de suite.
De son coté, Vince, lui, se demandait vraiment ce qu'on lui jouait... Peut-être son cher Père avait-il décidé de lui jouer un tour à sa façon, de l'humilier dans sa première chasse personnelle... Oui, Il en était bien capable et si c'était vraiment lui, c'était du grand art. Sauf que...
Une chose à porter au crédit du Victor. Il était sadique, impérieux, insupportablement sur de lui et, oui, il aimait humilier les autres. Mais pour ceux qui avaient la chance de lui plaire, cette humiliation avait un but pédagogique. Forcer son protégé à faire une erreur, à subir une cuisante défaite et à en tirer les conséquences. Si c'était le cas, quelle devait être la leçon? Tu n'es pas prêt? Non, sans doute pas. Victor ne l'aurait jamais laissé partir. Peut-être une tentative pour guérir une impulsivité, alors? Non plus. Victor aurait de loin préféré l'attraper en plein vol que de le conduire dans une impasse. En toute logique, Victor n'était pas coupable... Déjà parce qu'il n'était pas là pour jouir de la situation.
L'attitude de son hôte avait quelque chose d'effrayant. Il était toujours planté devant la porte ouverte, sa nudité exposée à qui voulait la voir et sans vraiment avoir l'air de s'inquiéter qu'un vampire déambule dans son 2 pièces d'étudiant.
- Fermez cette porte, s'il...
Avant même qu'il eut fini la phrase, le serveur avait déjà claqué le panneau de bois et fermé les deux verrous. Et il restait derrière... Comme s'il n'avait rien de mieux à faire.
- … Vous plait... Vous allez bien?
- Non.
- Ah. Malade?
- Non.
- Après les oui, les non... On garde une constante...
Pas de réponse. De plus en plus, Vince avait l'impression de se retrouver face à un terminal informatique. La connaissance au bout des doigts et l'esprit d'initiative d'un caillou. Pas vraiment l'homme dont il se souvenait. Et puis le doute... Ne jamais sous-estimer le monde et ses capacités à défier toute logique. Plutôt croire que tout est possible. On fera le tri plus tard.
- Quelqu'un a fait en sorte que vous soyez dans cet état..?
- Oui!
Vince soupira. Vince soupirait souvent. Ça énervait les autres vampires, aussi le faisait-il très souvent, mais là... Un bon gros soupir de lassitude. Nul doute que sa proie était partie et avait laissé ce traquenard. Peut-être un autre chasseur aurait foncé, tué l'humain et préférer taire sa bourde en présentant son maigre butin comme trophée. Vince ignorait totalement comment ça fonctionnait... Est-ce que les loups-garous se retransformaient en humains une fois morts ? Aucune idée.
Il s'assit sur le fauteuil devant l'ordinateur avec une fatigue intérieure et par réflexe, bougea la souris pour quitter le mode veille, même s'il ne regarda pas l'écran. Étranges ces petits gestes... Étranges comme les réflexes conditionnés vous reviennent et vous démangent le bout des doigts... Toujours le regard fixé sur la souris, il se dit qu'il était temps d'arrêter de fuir toutes ses parties de sa vie et de demander un ordinateur et une connexion internet. Qui sait ? Vu le nombre de jours blancs, il pourrait avoir des scores tout à fait acceptables en très peu de temps. Il pourrait même finir Portal 2, le jeu qu'il avait attendu avec une impatience de gamin à Noël et que sa mort avait passé dans les priorités très basses. Et il avait tellement d'autres jeux qu'il aurait voulu voir.
Un regard sur son hôte involontaire, toujours à la même place. Vince eut pitié. Vince eut vraiment pitié. Celui-là avait avalé bien assez de couleuvres sans qu'on en rajoute. Et puis... S'il était occupé... il ne verrait aucun inconvénient à ce son invité impromptu s'amuse un peu et s'instruise.
- Allez vous doucher et mettre votre tenue de nuit, ça vous fera du bien.
Ben y alla assez mécaniquement et Vince, avec un sourire enfantin, se retourna vers l'écran. Le fond représentait une clairière illuminé par un soleil d'automne. Les icônes étaient à la place d’hypothétiques fruits. Marrant. Vince se rappelait du sien... Une image de fantasy retouchée avec les icônes en pyramide inversée. Un de ses copains de l'époque lui avait dit que le fond d'écran reflétait la personnalité de son propriétaire. Bien qu'il soit sur du contraire, il n'avait cessé de regarder les fonds d'écran de tous ceux chez qui il allait. Mais il faut croire qu'il n'était pas assez psychologue pour comprendre les motivations profondes des autres geeks de son entourage.
Il repéra les icônes de jeu... Il y avait Portal 2 et il se retint de cliquer dessus. Plus tard, plus tard... D'abords, reprendre contact... Tiens, il y avait même le MMORPG dont il avait été Game Master. Vince se mit une baffe en riant. Plus tard, ça aussi. Les mauvaises habitudes revenaient en cascade. C’en était affolant et grisant, comme si Vince se réinstallait dans sa propre peau. Il ne manquait qu'un verre de rhum, du métal en fond sonore et un repas italien qui mijotait. Pour la compagnie... Bah, son serveur aux fesses nues ferait parfaitement l'affaire le temps que le jeune vampire se trouve suffisamment bien pour reprendre la direction d'un cercle intime.
Dans le coin inférieur droit de l'écran, un correspondant par Chat s'énervait un peu. Vince savait combien c'était pénible de n'avoir aucune réponse alors il répondit rapidement:
« Désolé, Ben n'est pas dispo, il prend sa douche. »
Il avait répondu en français. Son Interlocuteur ne répondit pas. Normal, sans doute. Vince devait être l'un des rares à lier conversation avec de parfaits inconnus par le biais de l'ordinateur d'un autre. Un rire monta jusqu'à ses lèvres quand il se souvint du nombre de fois où il l'avait fait et où cela avait débouché sur une liaison plus ou moins durable. Encore une fois, ses doigts le démangèrent. Fascinant comme tout remontait et faisait sauter les barrages. Ce qui était encore il y a peu des regrets gangrénant son humeur devenait une envie impérieuse et pressante de tout reprendre à zéro. Voir du monde... S'amuser... Vivre! Enfin , recommencer à vivre...
Alors que le jeune vampire s'amusait à voir les dernières nouvelles du web, à revoir les anciens messages de ses connaissances, à pleurer, oui, à pleurer devant toute la section qui lui avait été consacré sur son jeu en ligne, où une communauté entière avait envoyé des messages de condoléances... L'inconnu du Chat, lui, reprenait avec colère... Ce n'est qu'en essuyant une larme de sang que Vince remarqua la fenêtre qui clignotait presque rageusement. Après tout, c'était sa nouvelle vie... Il était temps d'arrêter de se cacher, de se mentir. Il était temps de finir son deuil. Et ça commençait ce soir. Il reprit donc la conversation avec l'espoir de s'en faire au moins un ami et peut-être même un coup d'un soir.
« Who are you?!? »
Ah... peut-être pas. Il lui avait bien semblé que son serveur avait un accent qui n'était pas toulousain, mais il lui avait été impossible de déterminer lequel.
« Just a friend »
Pas besoin d'effrayer le chaland. Au contraire. Il restait juste à deviner son genre, ses attentes et s'amuser un peu. Un frisson lui saisit la colonne vertébrale. Sans doute un courant d'air... Mais le message suivant le perturba.
« Get out! Get out Now!! »
Au même instant, un sentiment d'oppression le prit à la gorge, réveillant tous ses sens de fauve à l'affut. Cela venait de derrière la porte, c'était furieux, agressif, c'était son loup... Enfin. Un curieux sentiment d'excitation le prit aux tripes; lui rappelant le moment où il avait saisi la gorge de Chandra et qu'il s'apprêtait à lui arracher les membres. De la jubilation... Une sensation qui le tirait au bas du ventre et qui ne le lâchait plus. Un besoin.
C'est tout sourire et tous crocs dehors qu'il alla ouvrir et découvrit sa proie alors en pleine mutation, les yeux révulsés et presque prêt à attaquer. Dommage pour lui, son adversaire l'avait déjà saisi par une oreille à moitié lupine et le trainait à l'intérieur.
Quand vous êtes au comble de l'angoisse, les plus petits gestes du quotidien devenaient des épreuves olympiques. Ben s'en rendait compte. Ben avait aussi pris conscience de la difficulté à ne pas être lui, à ne pas être le lycan qui savait le mieux contrôler son instinct et passer de l'apparence humaine à sa peau de loup. Il n'était pas unique, bien sur. Juste très rare. Mais là, il se sentait comme n'importe quel nouveau loup-garou de sa meute, prêt à déchirer sa peau d'humain au moindre signe de danger, prêt à mordre, à déchiqueter... Et il prenait une douche. Pourtant, il y avait un ennemi très dangereux. A force de voir des cannibales dans leurs œuvres, le lycan en concevait une terreur mêlée de fascination morbide. Et il y avait de quoi.
Il s'y reprit à trois fois avant d'arriver à ouvrir ce fichu gel douche et six fois plus temps pour le refermer. La peur commençait à gagner du terrain sur la confusion. Bon signe. C'en serait bientôt fini de réagir comme un robot.
Ce qu'il n'avait pas prévu, par contre, c'est que l'un des siens serait suffisamment stupide pour déclencher une envie de sang et à le forcer à se transformer alors qu'il était encore plein de savon. S'il avait eu toute sa raison, il se serait calmé pour se rincer et sortir de cette baignoire. Il avait déjà vu des chiens et des chats lors de toilettage et la panique résultante. Les griffes qui dérapaient sur les parois mouillées, les chutes et la peur qui s'alimentait en boucle.
De plus, il avait horreur d'avoir la fourrure mouillée.
En temps normal, quand il se contrôlait ou même quand il lâchait la pression en une seule fois, les transformations étaient douloureuses. Mais supportables. Sans contrôle, c'était particulièrement atroce. Les cordes vocales étaient les premières touchées, ce qui évitait les hurlements de souffrance, ce qui n'empêchait pas les ondes de douleur de lui vriller le cerveau et de le figer dans une parodie de cri. Quand on se contrôlait, on pouvait rediriger la douleur de façon éviter que l'inéluctable arrêt cardiaque s'éternise. Mais là... Ben s'était crispé dans son cri muet, la douleur imprimée sur son museau à moitié bestial. Les secondes s'éternisaient alors que le système sanguin et le système nerveux se reconnectaient différemment. De quoi paniquer. Les loups qui subissaient ça étaient rarement agréables dans la suite...
Ben le loup éternua. L'eau était rentrée dans ses narines. C'était très désagréable et la peur instinctive de l'eau le faisait frissonner: Les loups-garous avaient une ossature lourde et des muscles denses; ils nageaient très mal et se noyaient facilement. Même dans dix centimètres les loups n'étaient pas à l'aise. Il avait suffi de sa transformation pour le débarrasser du sort et lui faire reprendre ses esprits. Mais deux mutations et une activité sexuelle... il était mort de faim et de fatigue.
Alors qu'il avisait le rebord de la baignoire, la cloison de la salle de bains bougea dans un grand fracas, ce qui le fit sursauter et chuter au fond dans un bruit de glissement ridicule. Chez un humain, ça se traduirait par un juron de rage. Les loups sont plus sobres, ils se contentent d'oreilles baissées et d'un léger grondement d'inconfort. Ce que fit Ben, bien sur. De toute façon, vu le boucan d'à coté, il était complètement oublié. Restait le souci de sortir de cette fichue baignoire. Il était heureusement assez grand pour se caler et compter sur la gravité pour se stabiliser un peu. Il fallait juste qu'il arrive à oublier qu'un loup enragé et un vampire cannibale se mettaient la misère dans la pièce d'à coté. Il soupira en pensant à sa pauvre machine à expresso qui ne devait plus être en état de lui faire un petit café. Mais il devait sortir.
Dix minutes pour s'extirper d'une baignoire humide. Mais il était aussi fatigué que s'il venait de courir un marathon. Il se promit de mettre un tapis antidérapant pour ne pas recommencer. Et puis... ouvrir une porte quand on a quatre pattes, ça demandait un certain entrainement.
Derrière la porte, un massacre. Il lui faudrait des mois pour rembourser ce qu'il avait perdu et c'était la queue basse qu'il arpenta le champ de bataille jusqu'aux deux belligérants, immobiles. Ils étaient pitoyables. Un entremêlement de chair morte et de sang qui commençait à figer. C'était bien un autre loup qui avait attaqué, mais pris au milieu de sa mutation et juste avant le point de non retour, il ressemblait à une créature de cauchemar, dégingandé et imberbe. Le vampire, lui... était égal à lui-même, sauf les canines qui se laissaient apercevoir entre ses lèvres entrouvertes. Mais aucune trace de sang sur sa bouche: il n'avait pas mordu, contrairement à son adversaire qui avait la mâchoire toujours accroché à son cou, ses crocs s'acharnant à déchiqueter la gorge de lait. Le loup était mort, Ben le sentait. Mais l'autre... aussi, bien sur. Mais il l'était déjà depuis longtemps.
En s'asseyant, Ben réfléchit. Le vampire était venu traquer un loup-garou manifestement. Il en avait trouvé un. Il était blessé et Ben pouvait l'achever sans souci... Mais il n'aurait jamais plus l'occasion de trouver un cannibale redevable. De toute façon, il était déjà grillé auprès des siens et il ne pourrait reprendre sa place et son rang qu'avec une action éclatante. Tout doucement, il s'approcha et renifla le vampire. Mis à part le sang omniprésent et l'odeur de la cendre humaine, il ne sentait pas mauvais. En quelques inspirations, il l'avait enregistré. Ben poussa un petit gémissement interrogatif. Pas de réaction. Il passa une langue prudente sur la joue et les paupières tressautèrent avant de s'ouvrir sur un regard à la nuance de nacre, plus doux que les banquises polaires d'avant. A voir l'expression confuse de leur propriétaire, c’était la première fois depuis longtemps qu’il se réveillait. Il voulut inspirer mais seul un sifflement gargouillant lui parvint puisque le chien enragé lui avait transpercé la trachée. Vince ne put même pas baisser le regard à cause de la douleur et de l’énorme mâchoire qui le prenait jusqu’au menton. Victor et Occard avaient raison… Les loups-garous faisaient de sacrés dégâts. Il leva sa main libre et constata avec un détachement étrange qu’il y manquait trois doigts, quant à l’autre main, qu’il remua avec un peu plus d’appréhension, elle était perdu dans un amas de viande qui refroidissait.
Et un énorme chien le regardait. Quand il s’approcha, Vince essaya de bouger pour se mettre debout, mais l’énorme masse sur lui le bloquait trop pour qu’il puisse le faire en un temps raisonnable. La souffrance qui se situait dans sa jambe n’arrangeant pas l’affaire. Mais il n’était pas inquiet. Ce détachement étrange qui l’avait saisi dés son réveil l’empêchait de voir autre chose que le décor, sans pouvoir s’arrêter à l’intrigue et aux personnages. Sa propre mort l’aurait laissé indifférent. Mais il dut avouer sa surprise quand l’énorme chien saisit le museau de l’autre à l’aide de sa propre mâchoire et pousser avec les pattes antérieures pour forcer l’ouverture jusqu’à ce que l’os cède dans un claquement cartilagineux. Ca faisait atrocement mal mais Vince apprécia d’en être libéré et que le chien traine le cadavre dans la salle de bains. L'odeur du sang le dégoutait... même si au fur et à mesure qu'il refroidissait, il commençait à avoir un parfum presque agréable.
Ben le loup laissa le corps achever de se vider de son sang dans la baignoire. De toute façon, vu la quantité d'hémoglobine, il lui faudrait des heures pour tout ravoir. Inutile de faire ça maintenant. Il ferait du mauvais travail et l'homme qui se répandait en imprécations silencieuses en essayant de se lever et en se rendant compte que sa rotule n'était pas du bon coté de sa jambe. Ben en avait assez vu sur le corps pour comprendre que le vampire ne se battait pas comme les autres. Mais il avait passé sa main à travers les os épais et les muscles durs pour lui saisir le cœur et le faire éclater. Fatal sans doute... Mais beaucoup de travail pour ce qu'une torsion du cou aurait tout aussi bien fait. Malgré sa hargne et sa force, il n'était pas encore habitué à se battre. Étrange qu'on lui ai laissé le soin de mener une chasse tout seul. Mais sa douleur réveillait son empathie et sa compassion. Vu son statut de meute, c'était presque normal. Mais il s'étonnait toujours de pouvoir le ressentir pour des non loups. Qu'à cela ne tienne, le loup saisit le vampire par l'arrière du cou, comme il l'eut fait pour un louveteau et le déposa avec la douceur donc il était capable sur le lit. Les draps défaits sentaient encore Solange mais il fallait avoir un bon odorat pour dissocier ce parfum de vanille et de cannelle de celui du massacre d'à coté.
Ah oui... le massacre... Autre souci à gérer avant que les humains d'à coté ne commencent à farfouiller. Nul doute que quelqu'un avait déjà appelé la police pour le tapage. Heureusement que les loups-garous avaient quelques artifices pour ne pas laisser de traces et passer inaperçu. Mais il n'aurait jamais pensé devoir uriner contre sa propre porte. Le nettoyage de l'appartement allait devenir problématique, il faudrait sans doute tout faire brûler, même si c'était une solution extrême. Il consentit enfin à lâcher un jet d'urine contre le chambranle: une odeur répulsive pour la plupart des humains qui leur ferait penser que non, non... Il n'y avait rien ici. Non, rien de grave, vraiment... Ben avait rebaptisé ce sort: « Ce ne sont pas ces droïds là que vous recherchez. » Pratique, mais pénible à réaliser.
Sa forme de loup avait maintenant perdu son utilité. Il aurait bien pu dormir pelotonné contre les restes du canapé, mais le réveil de son hôte risquait de devenir bizarre et violent et il ne voulait pas que le cannibale devienne violent... Cela dit le retour à l'humain était pire que l'inverse. La seconde développait la masse musculaire, la première la comprimait. Y compris les poumons, ce qui faisait hoqueter Ben entre la douleur et le manque de souffle. Son invité d'un soir était reparti dans l'inconscience, le visage crispé dans une moue mi triste mi souffrante. Malgré son retour à l'être humain, Ben n'arrivait pas à se départir de son empathie pour le monstre. Peut-être parce que le monstre ne l'avait pas attaqué. Il tira les rideaux après avoir fermé les volets. Il était crevé lui aussi et de toute façon, il ne comptait pas aller en cours le lendemain. Trop de choses à gérer. Trop fatigué... Il se laissa tomber sur le coin de lit et tomba dans une torpeur peu agréable.
Pour une rare fois, Ben se réveilla dans ses draps sans la sensation d'être trempé par la chaleur. Il n'y avait qu'en hiver qu'il pouvait dormir couvert d'un drap fin sans périr de chaud. Quant à porter un pyjama, il ne fallait pas y songer et il avait horreur de dormir en sous-vêtements. Ce qui le gênait, par contre, c'était cette sensation étrange d'avoir des papillons qui lui butinaient le cou. Ou plutôt comme, des années auparavant avant qu'il ne devienne un loup et que ses relations avec les animaux domestiques ne deviennent conflictuelles, ce très jeune chiot qu'il avait recueilli et qui lui tétait le bras quand il dormait. C'était mignon... le réflexe d'un tout jeune animal en présence d'une personne rassurante. Mais au fur et à mesure que les évènements de la veille lui revenaient en mémoire, ça devenait inquiétant. Il se redressa d'un bon, apercevant un bras blanc qui glissait mollement.
Misère...
Bon, il y avait une explication logique... Les vampires aimaient la chaleur... Il … avait du le saisir pour s'en faire une couverture et...
Ben tâta son cou. Aucune morsure. Il n'avait rien mordu... dans son cou du moins... Mais avant qu'il ait pu inspecter d'autres parties de son corps, une main lui agrippa les cheveux et le tira en arrière. Vince se réinstalla au creux du cou du Lycan avec un soupir de contentement et les baisers qui reprenaient.
- Euh... Monsieur..? Je ne suis pas à l'aise du tout, là.
- Je ne mords pas...
Mais le vampire ouvra les yeux et s'écarta un peu.
- Désolé... Je ne sais pas ce qui m'a pris...
Au moins, il était encore habillé, ce qui avait sans doute empêché Ben de subir les derniers outrages.
- Sans doute un besoin de confort... Je me lève et je vais essayer de trouver un café dans... la ruine qui me sert dorénavant d'appartement.
Ô joie... Il semblait que la machine avait réussi à survivre! La moitié de ses cafés étaient répandus au sol, mais tout n'était pas perdu. Quelques rares moments de contentement dans l'enfer qui avait été cette dernière semaine.
Vince trouva étrange de ne plus sentir de douleur. Même quand il leva sa main blessée, il fut surpris de voir que les doigts avaient retrouvé leurs places, même s 'il n'y avait pas encore d'ongle dessus. Son cou et sa trachée avaient retrouvé leurs intégrités respectives. Non, la seul trace du combat sur sa personne était l'état de ses vêtements. Et celui de l'appartement.
- Vous êtes un loup-garou.
Le vampire avait sauté les excuses, non pas par colère mais bien parce qu'il n'avait aucune idée de comment les présenter. Peut-être plus tard, ça viendrait, mais là, il se sentait assez morveux de lui avoir ruiné son logement et de s'être servi de lui comme doudou.
- En effet.
Pure vérité. Le Lycan avait envie de jouer aussi.
- L'autre en était un aussi. Et il vous traquait.
- Exact. Pour les deux.
Un parfum d'arabica envahit l'appartement, couvrant temporairement l'odeur de charogne qui commençait à monter. Vince eut envie d'un bon café, mais il devait se contenter de se repaître de l'odeur.
- Et maintenant? On fait quoi?
- Je vous dirais bien de rentrer chez vous, Monsieur le Vampire... Mais il reste deux heures avant que le soleil se couche. Vous m'avez sauvé la vie... deux fois... Aussi j'ai quelques scrupules à vous envoyer brûler.
- Merci, c'est gentil. Mais je doute vous avoir véritablement sauvé. Je pense que vous êtes de taille.
- Et donc? On fait quoi?
C'était stupide. Particulièrement stupide mais toujours cette sensation de manque au bout des doigts... Toujours cette envie de redevenir à peu prés humain. Et puis, il avait dormi dans ses bras, sans qu'il lui arrive la moindre chose. C'était forcément une erreur. Mais Vince avait envie de faire cette erreur là.
- J'ai... vu sur votre ordinateur que vous aviez Portal 2. Il est bien?
- Excellent.
- Bien... Je peux y jouer?
Il y avait quelque chose d'irréel dans la situation. Un jeune tueur vampirique qui lui demandait... de tester un jeu vidéo. Mais cela fit sourire Ben. Surtout la lueur d'excitation enfantine commune à bien des joueurs dés qu'il s'agissait de ça, dés qu'il s'agissait de la sortie des suites de jeux préférés, comme des adolescentes de quinze ans qui se jetaient sur le dernier album de leur star préféré. Il posa donc sa tasse et enfila un jean qui avait survécu au carnage. Farfouillant dans les tiroirs, il trouva ce qu'il cherchait, bien qu'il fût persuadé qu'il n'eut pas survécu. Mais le ranger parmi ses vêtements avait réussi à lui épargner les plus gros des chocs.
Ben s'assit sur le lit en montrant à son invité sa trouvaille, un ordinateur portable qui n'avait jamais servi.
- Vous savez qu'il y a un mode coopératif?
Après, tout, il fallait bien tuer le temps...
Veinard.
- Vous?
Le jeune vampire s'autorisa malgré tout un regard dans le couloir, voir si la trace n'avait pas bifurqué avant et que dans sa colère il se soit trompé. C’était possible après tout... La piste qu'il avait suivi une bonne partie de la nuit était coupée de partout, s'entrecroisait avec des pistes plus vieilles de prédateurs non moins dangereux, s'arrêtait, reprenait plus loin... Mais celle qui l'avait mené jusqu'ici était l'une des plus fortes, celle de l'habitude.
Mais non, C'était bien ici que ça menait. Pourtant, il n'arrivait pas à croire que le jeune serveur fan de vampires (ce qui était déjà en soi une raison de meurtre...) fut sa si terrible proie. Sans doute parce qu'il restait planté sur le seuil, toujours nu et... oui, attentif.
Ça m'apprendra à me prendre pour un tueur à gages ou un justicier masqué...
- Euh... Vous habitez seul?
- Oui.
Quelques tressautements de paupières. Invisibles pour le commun des mortels. Son interlocuteur nu luttait contre quelque chose qui dépassait un peu de son masque, mais quoi? La peur sans doute et il y'avait de quoi.
- Vous vous souvenez de moi?
- Oui.
- Je peux rentrer?
- Oui...
Fichue brume de confusion! Ben ne voulait pas qu'il rentre! Mais dans les faits, oui, le cannibale pouvait rentrer: la porte était ouverte, il n'avait que deux pas à faire pour franchir le seuil. Si la question avait été « Ais-je la permission... »Ben aurait été ravi de refuser. Mais le vampire les fit, ces deux pas... Avec une certaine répugnance. Sans doute s'attendait-il à une attaque. Ben l'aurait bien fait mais avec ce sort de Fée Noire qui le paralysait...
- Il y avait quelqu'un d'autre ici, il n'y a pas longtemps, non?
- Oui.
- Vous savez dire autre chose que oui?
- Oui... Marmonna Ben en s'empourprant de honte.
D'après Solange, la brume aurait du être dissipée mais il s'engluait tellement bien dedans qu'elle fonctionnait comme un sérum de vérité. Le cannibale pouvait lui poser n'importe quelle question, le lycan répondrait la première chose qui lui viendrait à l'esprit... à savoir la vérité. Autant se trancher la gorge tout de suite.
De son coté, Vince, lui, se demandait vraiment ce qu'on lui jouait... Peut-être son cher Père avait-il décidé de lui jouer un tour à sa façon, de l'humilier dans sa première chasse personnelle... Oui, Il en était bien capable et si c'était vraiment lui, c'était du grand art. Sauf que...
Une chose à porter au crédit du Victor. Il était sadique, impérieux, insupportablement sur de lui et, oui, il aimait humilier les autres. Mais pour ceux qui avaient la chance de lui plaire, cette humiliation avait un but pédagogique. Forcer son protégé à faire une erreur, à subir une cuisante défaite et à en tirer les conséquences. Si c'était le cas, quelle devait être la leçon? Tu n'es pas prêt? Non, sans doute pas. Victor ne l'aurait jamais laissé partir. Peut-être une tentative pour guérir une impulsivité, alors? Non plus. Victor aurait de loin préféré l'attraper en plein vol que de le conduire dans une impasse. En toute logique, Victor n'était pas coupable... Déjà parce qu'il n'était pas là pour jouir de la situation.
L'attitude de son hôte avait quelque chose d'effrayant. Il était toujours planté devant la porte ouverte, sa nudité exposée à qui voulait la voir et sans vraiment avoir l'air de s'inquiéter qu'un vampire déambule dans son 2 pièces d'étudiant.
- Fermez cette porte, s'il...
Avant même qu'il eut fini la phrase, le serveur avait déjà claqué le panneau de bois et fermé les deux verrous. Et il restait derrière... Comme s'il n'avait rien de mieux à faire.
- … Vous plait... Vous allez bien?
- Non.
- Ah. Malade?
- Non.
- Après les oui, les non... On garde une constante...
Pas de réponse. De plus en plus, Vince avait l'impression de se retrouver face à un terminal informatique. La connaissance au bout des doigts et l'esprit d'initiative d'un caillou. Pas vraiment l'homme dont il se souvenait. Et puis le doute... Ne jamais sous-estimer le monde et ses capacités à défier toute logique. Plutôt croire que tout est possible. On fera le tri plus tard.
- Quelqu'un a fait en sorte que vous soyez dans cet état..?
- Oui!
Vince soupira. Vince soupirait souvent. Ça énervait les autres vampires, aussi le faisait-il très souvent, mais là... Un bon gros soupir de lassitude. Nul doute que sa proie était partie et avait laissé ce traquenard. Peut-être un autre chasseur aurait foncé, tué l'humain et préférer taire sa bourde en présentant son maigre butin comme trophée. Vince ignorait totalement comment ça fonctionnait... Est-ce que les loups-garous se retransformaient en humains une fois morts ? Aucune idée.
Il s'assit sur le fauteuil devant l'ordinateur avec une fatigue intérieure et par réflexe, bougea la souris pour quitter le mode veille, même s'il ne regarda pas l'écran. Étranges ces petits gestes... Étranges comme les réflexes conditionnés vous reviennent et vous démangent le bout des doigts... Toujours le regard fixé sur la souris, il se dit qu'il était temps d'arrêter de fuir toutes ses parties de sa vie et de demander un ordinateur et une connexion internet. Qui sait ? Vu le nombre de jours blancs, il pourrait avoir des scores tout à fait acceptables en très peu de temps. Il pourrait même finir Portal 2, le jeu qu'il avait attendu avec une impatience de gamin à Noël et que sa mort avait passé dans les priorités très basses. Et il avait tellement d'autres jeux qu'il aurait voulu voir.
Un regard sur son hôte involontaire, toujours à la même place. Vince eut pitié. Vince eut vraiment pitié. Celui-là avait avalé bien assez de couleuvres sans qu'on en rajoute. Et puis... S'il était occupé... il ne verrait aucun inconvénient à ce son invité impromptu s'amuse un peu et s'instruise.
- Allez vous doucher et mettre votre tenue de nuit, ça vous fera du bien.
Ben y alla assez mécaniquement et Vince, avec un sourire enfantin, se retourna vers l'écran. Le fond représentait une clairière illuminé par un soleil d'automne. Les icônes étaient à la place d’hypothétiques fruits. Marrant. Vince se rappelait du sien... Une image de fantasy retouchée avec les icônes en pyramide inversée. Un de ses copains de l'époque lui avait dit que le fond d'écran reflétait la personnalité de son propriétaire. Bien qu'il soit sur du contraire, il n'avait cessé de regarder les fonds d'écran de tous ceux chez qui il allait. Mais il faut croire qu'il n'était pas assez psychologue pour comprendre les motivations profondes des autres geeks de son entourage.
Il repéra les icônes de jeu... Il y avait Portal 2 et il se retint de cliquer dessus. Plus tard, plus tard... D'abords, reprendre contact... Tiens, il y avait même le MMORPG dont il avait été Game Master. Vince se mit une baffe en riant. Plus tard, ça aussi. Les mauvaises habitudes revenaient en cascade. C’en était affolant et grisant, comme si Vince se réinstallait dans sa propre peau. Il ne manquait qu'un verre de rhum, du métal en fond sonore et un repas italien qui mijotait. Pour la compagnie... Bah, son serveur aux fesses nues ferait parfaitement l'affaire le temps que le jeune vampire se trouve suffisamment bien pour reprendre la direction d'un cercle intime.
Dans le coin inférieur droit de l'écran, un correspondant par Chat s'énervait un peu. Vince savait combien c'était pénible de n'avoir aucune réponse alors il répondit rapidement:
« Désolé, Ben n'est pas dispo, il prend sa douche. »
Il avait répondu en français. Son Interlocuteur ne répondit pas. Normal, sans doute. Vince devait être l'un des rares à lier conversation avec de parfaits inconnus par le biais de l'ordinateur d'un autre. Un rire monta jusqu'à ses lèvres quand il se souvint du nombre de fois où il l'avait fait et où cela avait débouché sur une liaison plus ou moins durable. Encore une fois, ses doigts le démangèrent. Fascinant comme tout remontait et faisait sauter les barrages. Ce qui était encore il y a peu des regrets gangrénant son humeur devenait une envie impérieuse et pressante de tout reprendre à zéro. Voir du monde... S'amuser... Vivre! Enfin , recommencer à vivre...
Alors que le jeune vampire s'amusait à voir les dernières nouvelles du web, à revoir les anciens messages de ses connaissances, à pleurer, oui, à pleurer devant toute la section qui lui avait été consacré sur son jeu en ligne, où une communauté entière avait envoyé des messages de condoléances... L'inconnu du Chat, lui, reprenait avec colère... Ce n'est qu'en essuyant une larme de sang que Vince remarqua la fenêtre qui clignotait presque rageusement. Après tout, c'était sa nouvelle vie... Il était temps d'arrêter de se cacher, de se mentir. Il était temps de finir son deuil. Et ça commençait ce soir. Il reprit donc la conversation avec l'espoir de s'en faire au moins un ami et peut-être même un coup d'un soir.
« Who are you?!? »
Ah... peut-être pas. Il lui avait bien semblé que son serveur avait un accent qui n'était pas toulousain, mais il lui avait été impossible de déterminer lequel.
« Just a friend »
Pas besoin d'effrayer le chaland. Au contraire. Il restait juste à deviner son genre, ses attentes et s'amuser un peu. Un frisson lui saisit la colonne vertébrale. Sans doute un courant d'air... Mais le message suivant le perturba.
« Get out! Get out Now!! »
Au même instant, un sentiment d'oppression le prit à la gorge, réveillant tous ses sens de fauve à l'affut. Cela venait de derrière la porte, c'était furieux, agressif, c'était son loup... Enfin. Un curieux sentiment d'excitation le prit aux tripes; lui rappelant le moment où il avait saisi la gorge de Chandra et qu'il s'apprêtait à lui arracher les membres. De la jubilation... Une sensation qui le tirait au bas du ventre et qui ne le lâchait plus. Un besoin.
C'est tout sourire et tous crocs dehors qu'il alla ouvrir et découvrit sa proie alors en pleine mutation, les yeux révulsés et presque prêt à attaquer. Dommage pour lui, son adversaire l'avait déjà saisi par une oreille à moitié lupine et le trainait à l'intérieur.
Quand vous êtes au comble de l'angoisse, les plus petits gestes du quotidien devenaient des épreuves olympiques. Ben s'en rendait compte. Ben avait aussi pris conscience de la difficulté à ne pas être lui, à ne pas être le lycan qui savait le mieux contrôler son instinct et passer de l'apparence humaine à sa peau de loup. Il n'était pas unique, bien sur. Juste très rare. Mais là, il se sentait comme n'importe quel nouveau loup-garou de sa meute, prêt à déchirer sa peau d'humain au moindre signe de danger, prêt à mordre, à déchiqueter... Et il prenait une douche. Pourtant, il y avait un ennemi très dangereux. A force de voir des cannibales dans leurs œuvres, le lycan en concevait une terreur mêlée de fascination morbide. Et il y avait de quoi.
Il s'y reprit à trois fois avant d'arriver à ouvrir ce fichu gel douche et six fois plus temps pour le refermer. La peur commençait à gagner du terrain sur la confusion. Bon signe. C'en serait bientôt fini de réagir comme un robot.
Ce qu'il n'avait pas prévu, par contre, c'est que l'un des siens serait suffisamment stupide pour déclencher une envie de sang et à le forcer à se transformer alors qu'il était encore plein de savon. S'il avait eu toute sa raison, il se serait calmé pour se rincer et sortir de cette baignoire. Il avait déjà vu des chiens et des chats lors de toilettage et la panique résultante. Les griffes qui dérapaient sur les parois mouillées, les chutes et la peur qui s'alimentait en boucle.
De plus, il avait horreur d'avoir la fourrure mouillée.
En temps normal, quand il se contrôlait ou même quand il lâchait la pression en une seule fois, les transformations étaient douloureuses. Mais supportables. Sans contrôle, c'était particulièrement atroce. Les cordes vocales étaient les premières touchées, ce qui évitait les hurlements de souffrance, ce qui n'empêchait pas les ondes de douleur de lui vriller le cerveau et de le figer dans une parodie de cri. Quand on se contrôlait, on pouvait rediriger la douleur de façon éviter que l'inéluctable arrêt cardiaque s'éternise. Mais là... Ben s'était crispé dans son cri muet, la douleur imprimée sur son museau à moitié bestial. Les secondes s'éternisaient alors que le système sanguin et le système nerveux se reconnectaient différemment. De quoi paniquer. Les loups qui subissaient ça étaient rarement agréables dans la suite...
Ben le loup éternua. L'eau était rentrée dans ses narines. C'était très désagréable et la peur instinctive de l'eau le faisait frissonner: Les loups-garous avaient une ossature lourde et des muscles denses; ils nageaient très mal et se noyaient facilement. Même dans dix centimètres les loups n'étaient pas à l'aise. Il avait suffi de sa transformation pour le débarrasser du sort et lui faire reprendre ses esprits. Mais deux mutations et une activité sexuelle... il était mort de faim et de fatigue.
Alors qu'il avisait le rebord de la baignoire, la cloison de la salle de bains bougea dans un grand fracas, ce qui le fit sursauter et chuter au fond dans un bruit de glissement ridicule. Chez un humain, ça se traduirait par un juron de rage. Les loups sont plus sobres, ils se contentent d'oreilles baissées et d'un léger grondement d'inconfort. Ce que fit Ben, bien sur. De toute façon, vu le boucan d'à coté, il était complètement oublié. Restait le souci de sortir de cette fichue baignoire. Il était heureusement assez grand pour se caler et compter sur la gravité pour se stabiliser un peu. Il fallait juste qu'il arrive à oublier qu'un loup enragé et un vampire cannibale se mettaient la misère dans la pièce d'à coté. Il soupira en pensant à sa pauvre machine à expresso qui ne devait plus être en état de lui faire un petit café. Mais il devait sortir.
Dix minutes pour s'extirper d'une baignoire humide. Mais il était aussi fatigué que s'il venait de courir un marathon. Il se promit de mettre un tapis antidérapant pour ne pas recommencer. Et puis... ouvrir une porte quand on a quatre pattes, ça demandait un certain entrainement.
Derrière la porte, un massacre. Il lui faudrait des mois pour rembourser ce qu'il avait perdu et c'était la queue basse qu'il arpenta le champ de bataille jusqu'aux deux belligérants, immobiles. Ils étaient pitoyables. Un entremêlement de chair morte et de sang qui commençait à figer. C'était bien un autre loup qui avait attaqué, mais pris au milieu de sa mutation et juste avant le point de non retour, il ressemblait à une créature de cauchemar, dégingandé et imberbe. Le vampire, lui... était égal à lui-même, sauf les canines qui se laissaient apercevoir entre ses lèvres entrouvertes. Mais aucune trace de sang sur sa bouche: il n'avait pas mordu, contrairement à son adversaire qui avait la mâchoire toujours accroché à son cou, ses crocs s'acharnant à déchiqueter la gorge de lait. Le loup était mort, Ben le sentait. Mais l'autre... aussi, bien sur. Mais il l'était déjà depuis longtemps.
En s'asseyant, Ben réfléchit. Le vampire était venu traquer un loup-garou manifestement. Il en avait trouvé un. Il était blessé et Ben pouvait l'achever sans souci... Mais il n'aurait jamais plus l'occasion de trouver un cannibale redevable. De toute façon, il était déjà grillé auprès des siens et il ne pourrait reprendre sa place et son rang qu'avec une action éclatante. Tout doucement, il s'approcha et renifla le vampire. Mis à part le sang omniprésent et l'odeur de la cendre humaine, il ne sentait pas mauvais. En quelques inspirations, il l'avait enregistré. Ben poussa un petit gémissement interrogatif. Pas de réaction. Il passa une langue prudente sur la joue et les paupières tressautèrent avant de s'ouvrir sur un regard à la nuance de nacre, plus doux que les banquises polaires d'avant. A voir l'expression confuse de leur propriétaire, c’était la première fois depuis longtemps qu’il se réveillait. Il voulut inspirer mais seul un sifflement gargouillant lui parvint puisque le chien enragé lui avait transpercé la trachée. Vince ne put même pas baisser le regard à cause de la douleur et de l’énorme mâchoire qui le prenait jusqu’au menton. Victor et Occard avaient raison… Les loups-garous faisaient de sacrés dégâts. Il leva sa main libre et constata avec un détachement étrange qu’il y manquait trois doigts, quant à l’autre main, qu’il remua avec un peu plus d’appréhension, elle était perdu dans un amas de viande qui refroidissait.
Et un énorme chien le regardait. Quand il s’approcha, Vince essaya de bouger pour se mettre debout, mais l’énorme masse sur lui le bloquait trop pour qu’il puisse le faire en un temps raisonnable. La souffrance qui se situait dans sa jambe n’arrangeant pas l’affaire. Mais il n’était pas inquiet. Ce détachement étrange qui l’avait saisi dés son réveil l’empêchait de voir autre chose que le décor, sans pouvoir s’arrêter à l’intrigue et aux personnages. Sa propre mort l’aurait laissé indifférent. Mais il dut avouer sa surprise quand l’énorme chien saisit le museau de l’autre à l’aide de sa propre mâchoire et pousser avec les pattes antérieures pour forcer l’ouverture jusqu’à ce que l’os cède dans un claquement cartilagineux. Ca faisait atrocement mal mais Vince apprécia d’en être libéré et que le chien traine le cadavre dans la salle de bains. L'odeur du sang le dégoutait... même si au fur et à mesure qu'il refroidissait, il commençait à avoir un parfum presque agréable.
Ben le loup laissa le corps achever de se vider de son sang dans la baignoire. De toute façon, vu la quantité d'hémoglobine, il lui faudrait des heures pour tout ravoir. Inutile de faire ça maintenant. Il ferait du mauvais travail et l'homme qui se répandait en imprécations silencieuses en essayant de se lever et en se rendant compte que sa rotule n'était pas du bon coté de sa jambe. Ben en avait assez vu sur le corps pour comprendre que le vampire ne se battait pas comme les autres. Mais il avait passé sa main à travers les os épais et les muscles durs pour lui saisir le cœur et le faire éclater. Fatal sans doute... Mais beaucoup de travail pour ce qu'une torsion du cou aurait tout aussi bien fait. Malgré sa hargne et sa force, il n'était pas encore habitué à se battre. Étrange qu'on lui ai laissé le soin de mener une chasse tout seul. Mais sa douleur réveillait son empathie et sa compassion. Vu son statut de meute, c'était presque normal. Mais il s'étonnait toujours de pouvoir le ressentir pour des non loups. Qu'à cela ne tienne, le loup saisit le vampire par l'arrière du cou, comme il l'eut fait pour un louveteau et le déposa avec la douceur donc il était capable sur le lit. Les draps défaits sentaient encore Solange mais il fallait avoir un bon odorat pour dissocier ce parfum de vanille et de cannelle de celui du massacre d'à coté.
Ah oui... le massacre... Autre souci à gérer avant que les humains d'à coté ne commencent à farfouiller. Nul doute que quelqu'un avait déjà appelé la police pour le tapage. Heureusement que les loups-garous avaient quelques artifices pour ne pas laisser de traces et passer inaperçu. Mais il n'aurait jamais pensé devoir uriner contre sa propre porte. Le nettoyage de l'appartement allait devenir problématique, il faudrait sans doute tout faire brûler, même si c'était une solution extrême. Il consentit enfin à lâcher un jet d'urine contre le chambranle: une odeur répulsive pour la plupart des humains qui leur ferait penser que non, non... Il n'y avait rien ici. Non, rien de grave, vraiment... Ben avait rebaptisé ce sort: « Ce ne sont pas ces droïds là que vous recherchez. » Pratique, mais pénible à réaliser.
Sa forme de loup avait maintenant perdu son utilité. Il aurait bien pu dormir pelotonné contre les restes du canapé, mais le réveil de son hôte risquait de devenir bizarre et violent et il ne voulait pas que le cannibale devienne violent... Cela dit le retour à l'humain était pire que l'inverse. La seconde développait la masse musculaire, la première la comprimait. Y compris les poumons, ce qui faisait hoqueter Ben entre la douleur et le manque de souffle. Son invité d'un soir était reparti dans l'inconscience, le visage crispé dans une moue mi triste mi souffrante. Malgré son retour à l'être humain, Ben n'arrivait pas à se départir de son empathie pour le monstre. Peut-être parce que le monstre ne l'avait pas attaqué. Il tira les rideaux après avoir fermé les volets. Il était crevé lui aussi et de toute façon, il ne comptait pas aller en cours le lendemain. Trop de choses à gérer. Trop fatigué... Il se laissa tomber sur le coin de lit et tomba dans une torpeur peu agréable.
Pour une rare fois, Ben se réveilla dans ses draps sans la sensation d'être trempé par la chaleur. Il n'y avait qu'en hiver qu'il pouvait dormir couvert d'un drap fin sans périr de chaud. Quant à porter un pyjama, il ne fallait pas y songer et il avait horreur de dormir en sous-vêtements. Ce qui le gênait, par contre, c'était cette sensation étrange d'avoir des papillons qui lui butinaient le cou. Ou plutôt comme, des années auparavant avant qu'il ne devienne un loup et que ses relations avec les animaux domestiques ne deviennent conflictuelles, ce très jeune chiot qu'il avait recueilli et qui lui tétait le bras quand il dormait. C'était mignon... le réflexe d'un tout jeune animal en présence d'une personne rassurante. Mais au fur et à mesure que les évènements de la veille lui revenaient en mémoire, ça devenait inquiétant. Il se redressa d'un bon, apercevant un bras blanc qui glissait mollement.
Misère...
Bon, il y avait une explication logique... Les vampires aimaient la chaleur... Il … avait du le saisir pour s'en faire une couverture et...
Ben tâta son cou. Aucune morsure. Il n'avait rien mordu... dans son cou du moins... Mais avant qu'il ait pu inspecter d'autres parties de son corps, une main lui agrippa les cheveux et le tira en arrière. Vince se réinstalla au creux du cou du Lycan avec un soupir de contentement et les baisers qui reprenaient.
- Euh... Monsieur..? Je ne suis pas à l'aise du tout, là.
- Je ne mords pas...
Mais le vampire ouvra les yeux et s'écarta un peu.
- Désolé... Je ne sais pas ce qui m'a pris...
Au moins, il était encore habillé, ce qui avait sans doute empêché Ben de subir les derniers outrages.
- Sans doute un besoin de confort... Je me lève et je vais essayer de trouver un café dans... la ruine qui me sert dorénavant d'appartement.
Ô joie... Il semblait que la machine avait réussi à survivre! La moitié de ses cafés étaient répandus au sol, mais tout n'était pas perdu. Quelques rares moments de contentement dans l'enfer qui avait été cette dernière semaine.
Vince trouva étrange de ne plus sentir de douleur. Même quand il leva sa main blessée, il fut surpris de voir que les doigts avaient retrouvé leurs places, même s 'il n'y avait pas encore d'ongle dessus. Son cou et sa trachée avaient retrouvé leurs intégrités respectives. Non, la seul trace du combat sur sa personne était l'état de ses vêtements. Et celui de l'appartement.
- Vous êtes un loup-garou.
Le vampire avait sauté les excuses, non pas par colère mais bien parce qu'il n'avait aucune idée de comment les présenter. Peut-être plus tard, ça viendrait, mais là, il se sentait assez morveux de lui avoir ruiné son logement et de s'être servi de lui comme doudou.
- En effet.
Pure vérité. Le Lycan avait envie de jouer aussi.
- L'autre en était un aussi. Et il vous traquait.
- Exact. Pour les deux.
Un parfum d'arabica envahit l'appartement, couvrant temporairement l'odeur de charogne qui commençait à monter. Vince eut envie d'un bon café, mais il devait se contenter de se repaître de l'odeur.
- Et maintenant? On fait quoi?
- Je vous dirais bien de rentrer chez vous, Monsieur le Vampire... Mais il reste deux heures avant que le soleil se couche. Vous m'avez sauvé la vie... deux fois... Aussi j'ai quelques scrupules à vous envoyer brûler.
- Merci, c'est gentil. Mais je doute vous avoir véritablement sauvé. Je pense que vous êtes de taille.
- Et donc? On fait quoi?
C'était stupide. Particulièrement stupide mais toujours cette sensation de manque au bout des doigts... Toujours cette envie de redevenir à peu prés humain. Et puis, il avait dormi dans ses bras, sans qu'il lui arrive la moindre chose. C'était forcément une erreur. Mais Vince avait envie de faire cette erreur là.
- J'ai... vu sur votre ordinateur que vous aviez Portal 2. Il est bien?
- Excellent.
- Bien... Je peux y jouer?
Il y avait quelque chose d'irréel dans la situation. Un jeune tueur vampirique qui lui demandait... de tester un jeu vidéo. Mais cela fit sourire Ben. Surtout la lueur d'excitation enfantine commune à bien des joueurs dés qu'il s'agissait de ça, dés qu'il s'agissait de la sortie des suites de jeux préférés, comme des adolescentes de quinze ans qui se jetaient sur le dernier album de leur star préféré. Il posa donc sa tasse et enfila un jean qui avait survécu au carnage. Farfouillant dans les tiroirs, il trouva ce qu'il cherchait, bien qu'il fût persuadé qu'il n'eut pas survécu. Mais le ranger parmi ses vêtements avait réussi à lui épargner les plus gros des chocs.
Ben s'assit sur le lit en montrant à son invité sa trouvaille, un ordinateur portable qui n'avait jamais servi.
- Vous savez qu'il y a un mode coopératif?
Après, tout, il fallait bien tuer le temps...