I hurt myself...
Il dormait.
C’était suffisamment étrange pour qu’on s’en inquiète même si, au final, tout à propos de Vince avait été étrange depuis le début. Ceci dit, trois jours entiers à dormir, même pour un vampire blessé, c’était beaucoup. Et histoire d’en rajouter, il y avait maintenant deux personnes qui gardait la porte close à tour de rôle et tout à fait naturellement. Ce qui aurait presque été normal si en plus d’un vampire de la lignée perdue des Firenze il n’y avait pas eu un loup-garou qui n’était absolument pas impressionné par le fait de vivre dans un territoire vampire et qui surtout n’en éprouvait ni peur ni dégout. Cela dit… Comment savoir quels sentiments se cachaient vraiment derrière ce sourire si avenant ? Certains avaient essayé d’abords de l’avoir par la cajolerie puis par la force. Dans les deux cas, les imbéciles avaient été renvoyés plus loin. Toujours avec le sourire.
Même lui, le premier Grand Prédateur, n’avait pas eu le droit d’entrer. Un comble… Mais il comprenait. Du reste, ça lui avait laissé le temps de régler l’autre souci. Heureusement qu’il n’était plus régi par les lois des vampires de passage… Deux descendants en moins d’un an… Oui, bon… le premier n’était pas directement de son sang, mais il l’avait présenté comme son fils. Comme il la présenterait comme sa fille. Il n’empêche que le conseil des Douze risquerait de vite se poser la question sur la fréquence des naissances de Cannibales au sein de la lignée de Sigur.
Bah, qu’importe.
Pendant des siècles, il avait fait en sorte que cela ne se voit pas, tuant lui-même les Cannibales surnuméraires. Et il avait abandonné cette tâche en même temps qu’il disparaissait, laissant les infortunés Cannibales à leur sort, obligés à vivre en parias parce que sans peur. Des loups parmi les moutons. Autrefois, les Cannibales vivaient au sein des Cours, sachant très bien que le Maître les arrêterait s’ils allaient trop loin. Les Cours étaient peu nombreuses et seuls les Grands régnaient. Mais voilà… Le grand secret de Sigur allait être révélé sous peu : Les Cannibales étaient tous de son sang. À peine un quart des vampires de son sang naissaient sans le don des Cannibales… et ils étaient les plus faibles. Ils étaient les ratés que Sigur avait dû sauver et ériger comme parangons de sa lignée. Ceux qui n’avaient que du pouvoir du sang une version certes puissante, mais atténuée face à celui des Cannibales.
Elle était en train de lire alors qu’il entrait dans sa chambre sans un bruit et se plaçait derrière elle.
- Je vais bien. Murmura t’elle sans lever les yeux de son livre.
Il ne put s’empêcher de sourire en constatant que son instinct était déjà bien affuté. Et ce, seulement après une semaine après sa prise de crocs. Certes, il avait un peu triché sur sa transformation, ne lui donnant pas sa vie pour l’accomplir, mais celle du traitre qui lui avait tiré dessus. Mais ça avait suffi. Ceci dit, elle n’était plus très communicative… Victor s’assit sur le lit, à côté d’elle, et attendit. Elle soupira et ferma son livre.
- Tu va t’inquiéter longtemps encore ?
- J’ai l’air inquiet ?
- Écoute… Je sais ce que je suis maintenant et…
- Et je suis sans doute l’une des rares personnes que tu ne pourras pas vaincre même au comble de la fureur.
- Je croyais que…
- J’ai menti à Vince.
- Oui, je sais. Tu as beaucoup menti à Vince. Maintenant que je suis… ce que je suis, je me rends compte que tu lui as bien mis des bâtons dans les roues. Pourquoi ?
- Pourquoi pas ?
Elle se mit à gronder comme un félin furieux en le foudroyant du regard.
- Victor…
- Si on ne peut plus rire… J’ai mes raisons, d’accord ?
- Et je ne peux pas savoir lesquelles ?
- Je t’aime, ma belle… Mais tu lui dirais.
Elle jeta son livre contre le mur et se leva du lit.
- Bien sur que je lui dirais !
- Et pourtant, tu ne dois pas. Il a une mission et… (Victor se mit à sourire) il a une configuration idéale pour ça. C’est comme s’il avait été créé pour. Seulement, il fait qu’il se rende compte de sa mission tout seul. Il faut que ça vienne de lui.
- Salopard manipulateur… Quelle mission ?
- Tu verras.
Elle se jeta sur lui en sifflant de colère, mais malgré sa toute nouvelle force, elle se fit plaquer contre le matelas, la tête contre le drap.
- Ma belle… Tu n’es pas en danger. Mais je crains que mon enfant ne réagisse très mal à la vérité. Encore plus maintenant.
- Qu’est-ce qu’il est… ? Et lâches-moi !
- Ça, je peux te le dire… Du moins, ce que je sais. Vincent a absorbé le loup à l’intérieur de son loup-garou. Normalement, tout vampire qui fait ça tue le loup. Et se fait tuer en représailles parce que les loups-garous considèrent ça comme un blasphème. Je parle de tuer leur partie animale bien sur. Mais Vince… n’a pas tué le loup et n’est pas devenu fou à cause de lui. Ils cohabitent. Et non, je ne te lâches pas.
Avant qu’il ne soit enlevé par Chandra, le réveil se passait en une multitude d’étapes, alternant la torpeur, la flemme, la remise en question du bien-fondé de pourquoi on se lèverait après tout pour enfin aboutir à une ouverture des yeux suivie d’un soupir désabusé. Maintenant, il lui suffisait de penser « Réveil » pour que ses yeux soient grands ouverts et que les rêves se dissipent. Néanmoins, il y avait une amélioration notable : il dormait. Il se reposait dans une torpeur bienheureuse et ça changeait des jours sans sommeil.
Cependant, quand il se redressa, la douleur foudroyante à la poitrine le fit gémir. Et il se souvint que Ben l’avait trahi. Et ce n’était pas les balles en argent fichées dans son cœur qui lui faisait le plus mal.
- La douleur est toujours aussi forte…
Domenico ferma son livre d’heures et regarda l’étrange créature dont il s’était institué le gardien. Peu de changement depuis la dernière fois où il l’avait vu réveillé mis à part un teint plus frais. Le loup prenait sa place malgré l’argent qui leur courrait dans les veines.
- Je ne suis pas sur que la douleur cesse un jour.
- Génial…
- Les loups ne survivent pas bien longtemps à ce genre de blessures. Mais vous avez passé le plus dur.
- Je survivrais ?
- Peut-être… J’ai beau être vieux, mes connaissances sur ma propre espèce sont… peu nombreuses.
Vince s’assit sur son lit et se frotta le visage plus pour en éprouver la texture que pour se réveiller.
- Je suppose que c’est dû au vampire qui en train de garder ma porte ?
Domenico acquiesça.
- Il est difficile de faire accepter un vampire parmi une meute. Ash et moi en étions conscients depuis le début et c’est pour cette raison que nous n’avons même pas essayé. Beaucoup de batailles pour un maigre butin. Même si nous avions été acceptés une fois, il aurait fallu recommencer à chaque nouvel arrivant.
- Alors qu’est-ce qui a changé pour que vous preniez le risque maintenant ?
- Vous. Cela fait bien longtemps que j’ai eu envie d’en finir. Pourtant, quand je suis à côté de vous, tout va bien. Ash aussi va bien. Donc, nous restons. C’est aussi simple que ça.
- Même si…
Il s’interrompit le temps de faire passer une pique de douleur qui lui vrilla la poitrine.
- Même si j’ai une bonne place ici, je doute qu’on vous accepte très bien.
- Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas à cette cour que nous sommes liés désormais. C’est à vous.
Meute. Évidemment.
- Je ne suis pas un alpha.
- Ce n’est pas important. Mais si vous me permettez… Je ne suis pas sur que vous restiez ici très longtemps.
- Pourquoi ?
Mais avant que Domenico ne puisse répondre, un grand désordre leur parvint de derrière la porte. Si Domenico était la patience même, son ainé était loin d’être aussi aimable. S’ils n’intervenaient pas très vite, il y allait avoir du tas de cendres à profusion. Si Dom fut rapide, Vince eu plus de difficultés pour se mouvoir. Peut-être qu’un jour la douleur ne serait plus aussi handicapante, mais pas aujourd’hui.
De l’autre coté de la porte, Ash tenait sa garde les mains recouvertes de flammes et en face de lui une marée d’ombres. Mais les deux loups sentaient autre chose. De la peur et de l’urgence opposé à l’inflexibilité et une certaine… joie. Il y avait si longtemps que Ash n’avait pas eu un combat digne de ce nom alors il n’allait pas cracher sur quelqu’un de complètement fou.
- Ça suffit.
Mais il fallait croire que leur nouveau protégé n’aimait pas la bataille. Vince s’avança vers les ombres qui reculèrent jusqu’à la silhouette mince d’un vampire roux aux mèches noires aux yeux écarquillés par la peur.
- Monsieur… Je… Je suis désolé…
- Qu’est-ce que tu veux, Allegro ? Et ou est Sonatine ?
C’était la première fois que Domenico entendait Vince parler à un autre vampire de sa cour. Le mépris était palpable et il se dit qu’une cour vampirique ne pouvait décidément pas s’apparenter à une meute.
- Je… elle…
Il semblait ne pas savoir réellement où il était puisqu’il jetait des regards confus en tous sens et la pupille de ses yeux ne cessait de grossir puis de reprendre la taille d’une tête d’épingle, incapable d’accommoder convenablement à la lumière. C’est avec la voix d’une petite fille apeurée qu’il répondit.
- Je suis là…
Ash regarda Vince, lui demandant du regard s’il devait tout faire cramer, mais celui-ci s’agenouilla devant le vampire et lui toucha le front du bout des doigts. Celui-ci n’eut pas de mouvement de recul comme on pouvait s’y attendre de la part d’un vampire approché par un Cannibale, mais au contraire eut un petit sourire timide accompagné d’une sorte de… ronronnement de bien-être ? Ils étaient vraiment bizarres dans cette cour… Même si ce n’était pas la Florence de la grande époque, un vampire qui en touchait un autre, ce n’était généralement pas bon signe. Mais Vince fronçait les sourcils plus par appréhension que par colère.
- Sonatine… Je suis… content que tu sois là… (Un rire de pure minauderie féminine échappa du vampire au sol accompagné d’un haussement d’épaules enfantin.) Mais Allegro a manifestement des choses à me dire. Tu peux nous laisser seuls un instant, s’il te plait ?
- Bien sur…
Et le dénommé Allegro (A moins que ce ne fut Sonatine son nom… ?) déposa un léger baiser sur la joue de Vince qui recula à peine sous la stupeur avant de reprendre une mine apeurée et désolée.
- C’est… Je suis tellement désolé… Fallait que je le fasse et je sais même plus pourquoi… Mais le servant de chasse…
- Occard ? Il lui est arrivé quelque chose ?
- J’ai fait ce que j’ai pu ! Il…
- Répond ! Il est blessé ??
- Je… L’ai ramené à l’hôpital… Ici…
Le soulagement se disputait à l’inquiétude. Si Simon était à l’hôpital, c’est qu’il n’était pas mort. Cependant, Allegro avait dû envoyé se faire foutre pas mal de règles de sécurité. Dont acte :
- Vous avez été attaqués par quoi ?
- Sais pas… Fillette et son loup… Ils ont commencé à le mettre en charpie et je suis intervenu…
- Stop !
Vince avait levé la main et fermé les yeux, sans doute en proie à une nouvelle vague de douleur.
- Je ne comprends plus rien, là… Tu vas me mener jusqu’à lui.
- On vous suit. Dirent les deux frères dans une parfaite synchronie
Et peut-être que Ash comprendrait enfin quelque chose à tout ce foutoir.
Il y a toujours un énorme avantage à être l’Héritier de la Cour de Toulouse même s’il détestait le titre et qu’il se mordait l’intérieur des joues pour ne pas montrer à quel point il avait mal. Ici, il devait montrer qu’il était supérieur. Sa nouvelle partie louve l’y poussait, non pas par domination, mais pour éviter toute sollicitation à laquelle il ne pouvait pas répondre. L’autre avantage était que deux créatures qui totalisaient le millénaire en cumulatif le suivaient et si l’une avait la menace débonnaire et souriante, l’autre avait son regard de psychopathe. Personne n’aurait pu l’approcher à moins d’être complètement fou. Et c’était bien là le problème d’Allegro. Il ignorait ce qu’il s’était passé… là où ça s’était passé, mais l’évènement avait suffisamment été traumatisant pour qu’Allegro se prenne pour Sonatine… Qui était où d’ailleurs ? Est-ce qu’il n’y allait pas y avoir un gros souci si les deux Sonatines se croisaient ? Une sorte de cacophonie ?
Il aurait pu rire à sa propre blague si une vague de douleur ne l’avait pas forcé à serrer les dents plus fort et à ralentir le pas. Chose étonnante, le loup qui le protégeait arrêta Allegro d’une main sur l’épaule et un sourire pour lui demander :
- Pardon, mais je n’ai pas compris qui nous allions voir…
Vince savait qu’il s’en fichait un peu, mais c’était le meilleur moyen de stopper tout le monde le temps que la crise passe sans trop y paraitre. Allegro montra Vince d’un petit mouvement de la main.
- Son servant de chasse…
Vince gronda légèrement pour rappeler à tout le monde les règles de sécurité, surtout dans un hôpital. Mais les passants, les malades et les aides-soignants ne semblaient pas faire attention à eux. L’un des trois brouillait les pistes. Il aurait pu apprécier si ça ne signifiait pas qu’ils le protégeaient lui. Avant, il n’avait jamais eu besoin de protection même en tant qu’humain et donc personne le protégeait. En tant que Vampire Cannibale, personne n’aurait songé à le protéger, pas même Victor qui devait estimer que ça le renforcerait. Et maintenant, deux gardes du corps… Et il avait horreur de ça. Le vampire blond dont le visage était dans l’ombre de ses mèches dut le sentir et le regarda avec un petit sourire.
- Vous bilez pas… ça va pas durer. Du moins pas à ce niveau. Mais c’est aussi nécessaire pour vous que pour nous, OK ?
- Comment ça ? Autant je peux conceptualiser pour votre frère, mais…
- À force de vivre avec, on a un peu déteint l’un sur l’autre. Il est autant vampire que je suis loup… Sans les inconvénients d’avoir une bestiole dans le crâne ou de devoir se planquer dans un trou dès que l’aube arrive.
Vince le regarda avec suspicion.
- Ben oui… Vous n’avez jamais eu le cas de devoir creuser un trou pour vous enterrer avant que ça brûle ? Non, vous êtes encore trop jeune… Mais ça donne des situations cocasses.
- Du genre réveil des morts-vivants ?
- Exactement ! Et qu’est-ce qu’on se marre…
- Oh, seigneur…
- Pitié… me faites pas le coup de la créature des ténèbres maudite et qui crie son desespoir à la face d’un monde que le hait sans le connaître…
- Je vous demande pardon ?
- C’est tellement Anne Rice…
- Parce que… vous lisez…
- Toujours. Habitude de vieux vampire. Vous verrez ça quand vous aurez quelques décénies dans les dents, on s’éclate à lire ce qu’on écrit sur nous. Ou à entendre ce qu’on raconte… Vous imaginez pas le pied que ça peut être de partager un coin de cheminée avec des voyageurs qui croient vous effrayer avec leur témoignage sur les créatures de la nuit. Je crois que je n’ai jamais autant ri que dans cette auberge dans le Gévaudan… Comment elle s’appelait, Dom ?
- Le Cerf Couronné. Répondit l’intéressé en passant la main sur l’épaule d’une infirmière qui les regardait d’une manière un peu trop insistante et qui sembla les oublier dès que la caresse fut finie.
- Aaah, le Cerf Couronné… J’avais la gorge pleine de sang à force de me mordre les joues pour ne pas rire. Vous savez, c’est très impressionnant la propension humaine à exagérer une histoire qui a déjà exagérée une vingtaine de fois. Nous sommes restés un mois pour avoir les versions différentes.
- De quoi ?
- De la bête du Gévaudan, bien sur.
Vince eut un frisson incompréhensible jusqu’à ce que des images en surimpression ne viennent frapper ses rétines. La mort, la souffrance et la gigantesque bête noire aux yeux rouges. Le monstre terrifiant et sans contrôle que tout le monde traquait et qui ne semait que la mort et la désolation sur son sillage.
Il a survécu par miracle et nous sommes nés par erreur.
Ash reprenait sans voir le sourire de son frère, plutôt ravi de le voir s’ouvrir un peu.
- Sans doute un loup-garou en phase terminale… Certains parias ne supportent pas longtemps la solitude et sombre dans la folie. Même s’il n’est pas retrouvé, il finit toujours par mourir bien que je n’ai jamais compris pourquoi… Comment dire… On dirait que son organisme s’effondre. Enfin…
- Et si ça n’avait pas été le cas… ?
- Elle est morte. Vous connaissez pas l’histoire ? Et même si ces salopards de chasseurs d’hommes n’avaient pas réussi à la tuer, ce qui est possible… Elle serait morte de sa folie.
- Les loups ne survivent pas à leur folie… Intervint Domenico à mi-voix et adressant un petit sourire à Vince.
Vince frissonna à nouveau en comprenant que les deux frères ne le suivaient que parce qu’il était un élément stabilisateur et que le loup était passé bien près du point de non-retour.
Par erreur, hein ? Mon cul, Anomalie nécessaire, ça c’est sur…
- Elle n’est pas morte.
- Pardon ?
- La Bête. Elle n’est pas morte. Du moins, elle était encore vivante y’a un siècle.
- Comment pouvez-vous le savoir ? Sans offense, hein…
- Parce qu’elle m’a créé.
La déliquescence de la folie devait être plus lente pour elle. Elle m’a créé pour que je la soigne.
Même pas en rêve…
Il entra après avoir frappé à la porte, sans attendre la réponse cependant. Ses trois accompagnateurs restaient dehors, car il se doutait que Simon n’était pas tout seul. Elle était assoupie dans un fauteuil et tenait la main de son époux. Brune, les cheveux longs et le teint cireux, sans doute à cause de l’inquiétude. Elle embaumait la pièce de son amour désespéré et Vince eut un coup au cœur en repérant une seconde odeur encore bien ténue, mais désormais détectable par son nouvel odorat. Herbe sous la rosée et fourrure sous le soleil. La tristesse de Mme Occard n’allait pas s’arranger.
Sans faire de bruit, Vince s’assit sur le lit pour observer Simon qui était sous respiration artificielle. Il ne savait pas encore s’il devait remercier Allegro de l’avoir sauvé ou non, mais le nombre de bandages ensanglantés qui s’étalaient de sa tempe droite jusqu’à son torse sous les couvertures ne laissaient aucun doute sur l’issue fatale de cette rencontre. Du bout du doigt, il souleva la gaze sanglante de la joue et regarda les balafres en cours de cicatrisation. Oui, ça confirmait l’odeur. Mis à part les créatures de la Nuit, personne ne pouvait cicatriser aussi vite de griffures et de morsures pareilles. Il regarda la dame et se demanda comment elle allait prendre la nouvelle condition de son mari.
Un soupir.
Anna Occard ouvrit brusquement les yeux en inspirant et fixa son regard encore trouble sur le vampire. Il lui fit un petit sourire, histoire de la rassurer un peu.
- Bonjour, Anna.
- Vous êtes qui ?
- Je m’appelle Vincent…
- Oh, c’est vous son nouveau patron ? Je ne vous imaginais pas comme ça.
- Je me doute. Ravi de vous rencontrer.
- J’aimerais en dire autant, mais vu les circonstances… Personne n’a voulu me dire ce qu’il s’est passé.
- Je…
Il se mordit la lèvre en essayant de comprendre ce qui était le mieux pour tout le monde, mais tout s’embrouillait dans sa tête et le gémissement d’un chiot nouveau-né le perturbait. Mais il savait qu’il était le seul à l’entendre dans la pièce. Le loup commençait à s’attacher à l’âme de l’homme et bientôt Simon Occard ne serait plus un servant de chasse des vampires, mais un loup-garou sans meute. Il jeta un coup d’œil à la porte, sachant que ses deux gardiens attendaient derrière et renvoyaient ceux qui auraient eu l’idée de rentrer. Si ses maigres connaissances étaient vraies, Simon ne survivrait pas longtemps en tant que loup solitaire. Domenico, en tant qu’ancien loup paria ne pourrait pas faire grand-chose…
Et merde…
Il se pinça l’arrête du nez.
- Madame Occard… avant de tout vous expliquer, est-ce que vous voulez bien aller me chercher un café, s’il vous plait ?
Il ne s’attendait pas vraiment à ce qu’elle accepte, mais il avait besoin qu’elle s’en aille pour plusieurs minutes. Ce qu’elle fit avec un regard un peu voilé. Ne voulant pas s’interroger davantage sur l’événement, il se pencha sur le visage de Simon et posa trois de ses doigts sur son front au-dessus du seul œil encore visible sous les bandages.
C’est ainsi que nous les touchons plus profondément. Ainsi que nous pouvons les soigner… S’ils le veulent bien.
L’œil s’ouvrit, commençant à prendre des reflets d’ambre.
- Salut, Simon.
L’homme essaya de bouger, mais Vince appuya davantage sur ses doigts pour le maintenir cloué au lit.
- Ce n’était pas un chien enragé. Ce n’est pas la rage qui coule dans tes veines. Tu le sens, n’est-ce pas ?
Simon aquiesça lentement, l’œil rivé à ceux de Vince.
- Mon but n’est pas de t’apitoyer, mais il est tout jeune. Et il ne veut pas mourir. Même s’il ne comprend pas vraiment le concept. Tu comprends ?
Encore une fois, Simon hocha la tête et le Cœur de la Meute sentit que la toute jeune entité lupine était attentive aussi. Elle savait que son existence si fragile était en jeu.
- Tu as le choix. Je t’achève, ici et maintenant et je te jure sur la vie de mes propres enfants que je m’occuperais de ton épouse et de ton fils. Ou bien tu vis… Et tu es l’un de mes loups.
Encore un soupir.
- Je suis désolé, Simon… Tellement désolé qu’il n’y ait pas d’autres alternatives.
Mais Simon se contenta de lever sa main blessée et de gémir sourdement. Vince prit la main doucement pour ne pas le faire souffrir.
- Si je te tues, ce sera rapide. Et je ne te ferais pas souffrir. Si tu vis… On va devoir tout dire à Anna. Quel est ton choix ?
Il y avait de la confusion dans l’œil de plus en plus jaune. De la confusion et une bonne dose de supplique.
- Tu sais très bien que je ne peux pas te laisser le temps de la réflexion. Choisis. (et voyant que Simon continuait à s’interroger, Vince serra la main blessée et siffla d’une voix pressante :) Choisis maintenant !
Simon ouvrit la bouche et…
Sur la flèche de la cathédrale Saint-Etienne, une silhouette en cape blanche et dont le visage était totalement plongé dans le noir restait debout et attendait. Une partie de lui-même était en train de lire le journal dans un café de la Nouvelle-Orléans, une autre prenait du bon temps avec un charmant jeune humain qui était persuadé qu’il était du genre féminin. Une autre encore négociait une bouteille de vin et une autre… et encore une autre, et encore celle-là, et celle-ci qui dormait dans un hôtel du Caire ou celle-là qui se réveillait et secouait la neige de sa tente, ou encore celle-là qui…
Et pourtant, toutes au même moment se tournèrent vers Toulouse.
Et toutes se mirent à sourire.
- La lame est prête.
- Et c’est ? Demanda un ange Trône qui faisait ses comptes dans son bureau.
- Une dague. Répondit la silhouette de la Cathédrale.
- Parfaitement approprié. Murmura la jeune femme de Berlin.
- Elle ne se méfiera pas d’une lame pareille… renchérit le vieil homme de Tokyo qui donnait du pain aux pigeons.
- Petite, mais létale. Rêva le touriste en Egypte.
- Il manque le fourreau. Objecta le scientifique en Terre Adélie.
Oui, oui, je sais, Marmonna l’ange. J’y travaille. Ce sera prêt avant la fin de l’année.
C’était suffisamment étrange pour qu’on s’en inquiète même si, au final, tout à propos de Vince avait été étrange depuis le début. Ceci dit, trois jours entiers à dormir, même pour un vampire blessé, c’était beaucoup. Et histoire d’en rajouter, il y avait maintenant deux personnes qui gardait la porte close à tour de rôle et tout à fait naturellement. Ce qui aurait presque été normal si en plus d’un vampire de la lignée perdue des Firenze il n’y avait pas eu un loup-garou qui n’était absolument pas impressionné par le fait de vivre dans un territoire vampire et qui surtout n’en éprouvait ni peur ni dégout. Cela dit… Comment savoir quels sentiments se cachaient vraiment derrière ce sourire si avenant ? Certains avaient essayé d’abords de l’avoir par la cajolerie puis par la force. Dans les deux cas, les imbéciles avaient été renvoyés plus loin. Toujours avec le sourire.
Même lui, le premier Grand Prédateur, n’avait pas eu le droit d’entrer. Un comble… Mais il comprenait. Du reste, ça lui avait laissé le temps de régler l’autre souci. Heureusement qu’il n’était plus régi par les lois des vampires de passage… Deux descendants en moins d’un an… Oui, bon… le premier n’était pas directement de son sang, mais il l’avait présenté comme son fils. Comme il la présenterait comme sa fille. Il n’empêche que le conseil des Douze risquerait de vite se poser la question sur la fréquence des naissances de Cannibales au sein de la lignée de Sigur.
Bah, qu’importe.
Pendant des siècles, il avait fait en sorte que cela ne se voit pas, tuant lui-même les Cannibales surnuméraires. Et il avait abandonné cette tâche en même temps qu’il disparaissait, laissant les infortunés Cannibales à leur sort, obligés à vivre en parias parce que sans peur. Des loups parmi les moutons. Autrefois, les Cannibales vivaient au sein des Cours, sachant très bien que le Maître les arrêterait s’ils allaient trop loin. Les Cours étaient peu nombreuses et seuls les Grands régnaient. Mais voilà… Le grand secret de Sigur allait être révélé sous peu : Les Cannibales étaient tous de son sang. À peine un quart des vampires de son sang naissaient sans le don des Cannibales… et ils étaient les plus faibles. Ils étaient les ratés que Sigur avait dû sauver et ériger comme parangons de sa lignée. Ceux qui n’avaient que du pouvoir du sang une version certes puissante, mais atténuée face à celui des Cannibales.
Elle était en train de lire alors qu’il entrait dans sa chambre sans un bruit et se plaçait derrière elle.
- Je vais bien. Murmura t’elle sans lever les yeux de son livre.
Il ne put s’empêcher de sourire en constatant que son instinct était déjà bien affuté. Et ce, seulement après une semaine après sa prise de crocs. Certes, il avait un peu triché sur sa transformation, ne lui donnant pas sa vie pour l’accomplir, mais celle du traitre qui lui avait tiré dessus. Mais ça avait suffi. Ceci dit, elle n’était plus très communicative… Victor s’assit sur le lit, à côté d’elle, et attendit. Elle soupira et ferma son livre.
- Tu va t’inquiéter longtemps encore ?
- J’ai l’air inquiet ?
- Écoute… Je sais ce que je suis maintenant et…
- Et je suis sans doute l’une des rares personnes que tu ne pourras pas vaincre même au comble de la fureur.
- Je croyais que…
- J’ai menti à Vince.
- Oui, je sais. Tu as beaucoup menti à Vince. Maintenant que je suis… ce que je suis, je me rends compte que tu lui as bien mis des bâtons dans les roues. Pourquoi ?
- Pourquoi pas ?
Elle se mit à gronder comme un félin furieux en le foudroyant du regard.
- Victor…
- Si on ne peut plus rire… J’ai mes raisons, d’accord ?
- Et je ne peux pas savoir lesquelles ?
- Je t’aime, ma belle… Mais tu lui dirais.
Elle jeta son livre contre le mur et se leva du lit.
- Bien sur que je lui dirais !
- Et pourtant, tu ne dois pas. Il a une mission et… (Victor se mit à sourire) il a une configuration idéale pour ça. C’est comme s’il avait été créé pour. Seulement, il fait qu’il se rende compte de sa mission tout seul. Il faut que ça vienne de lui.
- Salopard manipulateur… Quelle mission ?
- Tu verras.
Elle se jeta sur lui en sifflant de colère, mais malgré sa toute nouvelle force, elle se fit plaquer contre le matelas, la tête contre le drap.
- Ma belle… Tu n’es pas en danger. Mais je crains que mon enfant ne réagisse très mal à la vérité. Encore plus maintenant.
- Qu’est-ce qu’il est… ? Et lâches-moi !
- Ça, je peux te le dire… Du moins, ce que je sais. Vincent a absorbé le loup à l’intérieur de son loup-garou. Normalement, tout vampire qui fait ça tue le loup. Et se fait tuer en représailles parce que les loups-garous considèrent ça comme un blasphème. Je parle de tuer leur partie animale bien sur. Mais Vince… n’a pas tué le loup et n’est pas devenu fou à cause de lui. Ils cohabitent. Et non, je ne te lâches pas.
Avant qu’il ne soit enlevé par Chandra, le réveil se passait en une multitude d’étapes, alternant la torpeur, la flemme, la remise en question du bien-fondé de pourquoi on se lèverait après tout pour enfin aboutir à une ouverture des yeux suivie d’un soupir désabusé. Maintenant, il lui suffisait de penser « Réveil » pour que ses yeux soient grands ouverts et que les rêves se dissipent. Néanmoins, il y avait une amélioration notable : il dormait. Il se reposait dans une torpeur bienheureuse et ça changeait des jours sans sommeil.
Cependant, quand il se redressa, la douleur foudroyante à la poitrine le fit gémir. Et il se souvint que Ben l’avait trahi. Et ce n’était pas les balles en argent fichées dans son cœur qui lui faisait le plus mal.
- La douleur est toujours aussi forte…
Domenico ferma son livre d’heures et regarda l’étrange créature dont il s’était institué le gardien. Peu de changement depuis la dernière fois où il l’avait vu réveillé mis à part un teint plus frais. Le loup prenait sa place malgré l’argent qui leur courrait dans les veines.
- Je ne suis pas sur que la douleur cesse un jour.
- Génial…
- Les loups ne survivent pas bien longtemps à ce genre de blessures. Mais vous avez passé le plus dur.
- Je survivrais ?
- Peut-être… J’ai beau être vieux, mes connaissances sur ma propre espèce sont… peu nombreuses.
Vince s’assit sur son lit et se frotta le visage plus pour en éprouver la texture que pour se réveiller.
- Je suppose que c’est dû au vampire qui en train de garder ma porte ?
Domenico acquiesça.
- Il est difficile de faire accepter un vampire parmi une meute. Ash et moi en étions conscients depuis le début et c’est pour cette raison que nous n’avons même pas essayé. Beaucoup de batailles pour un maigre butin. Même si nous avions été acceptés une fois, il aurait fallu recommencer à chaque nouvel arrivant.
- Alors qu’est-ce qui a changé pour que vous preniez le risque maintenant ?
- Vous. Cela fait bien longtemps que j’ai eu envie d’en finir. Pourtant, quand je suis à côté de vous, tout va bien. Ash aussi va bien. Donc, nous restons. C’est aussi simple que ça.
- Même si…
Il s’interrompit le temps de faire passer une pique de douleur qui lui vrilla la poitrine.
- Même si j’ai une bonne place ici, je doute qu’on vous accepte très bien.
- Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas à cette cour que nous sommes liés désormais. C’est à vous.
Meute. Évidemment.
- Je ne suis pas un alpha.
- Ce n’est pas important. Mais si vous me permettez… Je ne suis pas sur que vous restiez ici très longtemps.
- Pourquoi ?
Mais avant que Domenico ne puisse répondre, un grand désordre leur parvint de derrière la porte. Si Domenico était la patience même, son ainé était loin d’être aussi aimable. S’ils n’intervenaient pas très vite, il y allait avoir du tas de cendres à profusion. Si Dom fut rapide, Vince eu plus de difficultés pour se mouvoir. Peut-être qu’un jour la douleur ne serait plus aussi handicapante, mais pas aujourd’hui.
De l’autre coté de la porte, Ash tenait sa garde les mains recouvertes de flammes et en face de lui une marée d’ombres. Mais les deux loups sentaient autre chose. De la peur et de l’urgence opposé à l’inflexibilité et une certaine… joie. Il y avait si longtemps que Ash n’avait pas eu un combat digne de ce nom alors il n’allait pas cracher sur quelqu’un de complètement fou.
- Ça suffit.
Mais il fallait croire que leur nouveau protégé n’aimait pas la bataille. Vince s’avança vers les ombres qui reculèrent jusqu’à la silhouette mince d’un vampire roux aux mèches noires aux yeux écarquillés par la peur.
- Monsieur… Je… Je suis désolé…
- Qu’est-ce que tu veux, Allegro ? Et ou est Sonatine ?
C’était la première fois que Domenico entendait Vince parler à un autre vampire de sa cour. Le mépris était palpable et il se dit qu’une cour vampirique ne pouvait décidément pas s’apparenter à une meute.
- Je… elle…
Il semblait ne pas savoir réellement où il était puisqu’il jetait des regards confus en tous sens et la pupille de ses yeux ne cessait de grossir puis de reprendre la taille d’une tête d’épingle, incapable d’accommoder convenablement à la lumière. C’est avec la voix d’une petite fille apeurée qu’il répondit.
- Je suis là…
Ash regarda Vince, lui demandant du regard s’il devait tout faire cramer, mais celui-ci s’agenouilla devant le vampire et lui toucha le front du bout des doigts. Celui-ci n’eut pas de mouvement de recul comme on pouvait s’y attendre de la part d’un vampire approché par un Cannibale, mais au contraire eut un petit sourire timide accompagné d’une sorte de… ronronnement de bien-être ? Ils étaient vraiment bizarres dans cette cour… Même si ce n’était pas la Florence de la grande époque, un vampire qui en touchait un autre, ce n’était généralement pas bon signe. Mais Vince fronçait les sourcils plus par appréhension que par colère.
- Sonatine… Je suis… content que tu sois là… (Un rire de pure minauderie féminine échappa du vampire au sol accompagné d’un haussement d’épaules enfantin.) Mais Allegro a manifestement des choses à me dire. Tu peux nous laisser seuls un instant, s’il te plait ?
- Bien sur…
Et le dénommé Allegro (A moins que ce ne fut Sonatine son nom… ?) déposa un léger baiser sur la joue de Vince qui recula à peine sous la stupeur avant de reprendre une mine apeurée et désolée.
- C’est… Je suis tellement désolé… Fallait que je le fasse et je sais même plus pourquoi… Mais le servant de chasse…
- Occard ? Il lui est arrivé quelque chose ?
- J’ai fait ce que j’ai pu ! Il…
- Répond ! Il est blessé ??
- Je… L’ai ramené à l’hôpital… Ici…
Le soulagement se disputait à l’inquiétude. Si Simon était à l’hôpital, c’est qu’il n’était pas mort. Cependant, Allegro avait dû envoyé se faire foutre pas mal de règles de sécurité. Dont acte :
- Vous avez été attaqués par quoi ?
- Sais pas… Fillette et son loup… Ils ont commencé à le mettre en charpie et je suis intervenu…
- Stop !
Vince avait levé la main et fermé les yeux, sans doute en proie à une nouvelle vague de douleur.
- Je ne comprends plus rien, là… Tu vas me mener jusqu’à lui.
- On vous suit. Dirent les deux frères dans une parfaite synchronie
Et peut-être que Ash comprendrait enfin quelque chose à tout ce foutoir.
Il y a toujours un énorme avantage à être l’Héritier de la Cour de Toulouse même s’il détestait le titre et qu’il se mordait l’intérieur des joues pour ne pas montrer à quel point il avait mal. Ici, il devait montrer qu’il était supérieur. Sa nouvelle partie louve l’y poussait, non pas par domination, mais pour éviter toute sollicitation à laquelle il ne pouvait pas répondre. L’autre avantage était que deux créatures qui totalisaient le millénaire en cumulatif le suivaient et si l’une avait la menace débonnaire et souriante, l’autre avait son regard de psychopathe. Personne n’aurait pu l’approcher à moins d’être complètement fou. Et c’était bien là le problème d’Allegro. Il ignorait ce qu’il s’était passé… là où ça s’était passé, mais l’évènement avait suffisamment été traumatisant pour qu’Allegro se prenne pour Sonatine… Qui était où d’ailleurs ? Est-ce qu’il n’y allait pas y avoir un gros souci si les deux Sonatines se croisaient ? Une sorte de cacophonie ?
Il aurait pu rire à sa propre blague si une vague de douleur ne l’avait pas forcé à serrer les dents plus fort et à ralentir le pas. Chose étonnante, le loup qui le protégeait arrêta Allegro d’une main sur l’épaule et un sourire pour lui demander :
- Pardon, mais je n’ai pas compris qui nous allions voir…
Vince savait qu’il s’en fichait un peu, mais c’était le meilleur moyen de stopper tout le monde le temps que la crise passe sans trop y paraitre. Allegro montra Vince d’un petit mouvement de la main.
- Son servant de chasse…
Vince gronda légèrement pour rappeler à tout le monde les règles de sécurité, surtout dans un hôpital. Mais les passants, les malades et les aides-soignants ne semblaient pas faire attention à eux. L’un des trois brouillait les pistes. Il aurait pu apprécier si ça ne signifiait pas qu’ils le protégeaient lui. Avant, il n’avait jamais eu besoin de protection même en tant qu’humain et donc personne le protégeait. En tant que Vampire Cannibale, personne n’aurait songé à le protéger, pas même Victor qui devait estimer que ça le renforcerait. Et maintenant, deux gardes du corps… Et il avait horreur de ça. Le vampire blond dont le visage était dans l’ombre de ses mèches dut le sentir et le regarda avec un petit sourire.
- Vous bilez pas… ça va pas durer. Du moins pas à ce niveau. Mais c’est aussi nécessaire pour vous que pour nous, OK ?
- Comment ça ? Autant je peux conceptualiser pour votre frère, mais…
- À force de vivre avec, on a un peu déteint l’un sur l’autre. Il est autant vampire que je suis loup… Sans les inconvénients d’avoir une bestiole dans le crâne ou de devoir se planquer dans un trou dès que l’aube arrive.
Vince le regarda avec suspicion.
- Ben oui… Vous n’avez jamais eu le cas de devoir creuser un trou pour vous enterrer avant que ça brûle ? Non, vous êtes encore trop jeune… Mais ça donne des situations cocasses.
- Du genre réveil des morts-vivants ?
- Exactement ! Et qu’est-ce qu’on se marre…
- Oh, seigneur…
- Pitié… me faites pas le coup de la créature des ténèbres maudite et qui crie son desespoir à la face d’un monde que le hait sans le connaître…
- Je vous demande pardon ?
- C’est tellement Anne Rice…
- Parce que… vous lisez…
- Toujours. Habitude de vieux vampire. Vous verrez ça quand vous aurez quelques décénies dans les dents, on s’éclate à lire ce qu’on écrit sur nous. Ou à entendre ce qu’on raconte… Vous imaginez pas le pied que ça peut être de partager un coin de cheminée avec des voyageurs qui croient vous effrayer avec leur témoignage sur les créatures de la nuit. Je crois que je n’ai jamais autant ri que dans cette auberge dans le Gévaudan… Comment elle s’appelait, Dom ?
- Le Cerf Couronné. Répondit l’intéressé en passant la main sur l’épaule d’une infirmière qui les regardait d’une manière un peu trop insistante et qui sembla les oublier dès que la caresse fut finie.
- Aaah, le Cerf Couronné… J’avais la gorge pleine de sang à force de me mordre les joues pour ne pas rire. Vous savez, c’est très impressionnant la propension humaine à exagérer une histoire qui a déjà exagérée une vingtaine de fois. Nous sommes restés un mois pour avoir les versions différentes.
- De quoi ?
- De la bête du Gévaudan, bien sur.
Vince eut un frisson incompréhensible jusqu’à ce que des images en surimpression ne viennent frapper ses rétines. La mort, la souffrance et la gigantesque bête noire aux yeux rouges. Le monstre terrifiant et sans contrôle que tout le monde traquait et qui ne semait que la mort et la désolation sur son sillage.
Il a survécu par miracle et nous sommes nés par erreur.
Ash reprenait sans voir le sourire de son frère, plutôt ravi de le voir s’ouvrir un peu.
- Sans doute un loup-garou en phase terminale… Certains parias ne supportent pas longtemps la solitude et sombre dans la folie. Même s’il n’est pas retrouvé, il finit toujours par mourir bien que je n’ai jamais compris pourquoi… Comment dire… On dirait que son organisme s’effondre. Enfin…
- Et si ça n’avait pas été le cas… ?
- Elle est morte. Vous connaissez pas l’histoire ? Et même si ces salopards de chasseurs d’hommes n’avaient pas réussi à la tuer, ce qui est possible… Elle serait morte de sa folie.
- Les loups ne survivent pas à leur folie… Intervint Domenico à mi-voix et adressant un petit sourire à Vince.
Vince frissonna à nouveau en comprenant que les deux frères ne le suivaient que parce qu’il était un élément stabilisateur et que le loup était passé bien près du point de non-retour.
Par erreur, hein ? Mon cul, Anomalie nécessaire, ça c’est sur…
- Elle n’est pas morte.
- Pardon ?
- La Bête. Elle n’est pas morte. Du moins, elle était encore vivante y’a un siècle.
- Comment pouvez-vous le savoir ? Sans offense, hein…
- Parce qu’elle m’a créé.
La déliquescence de la folie devait être plus lente pour elle. Elle m’a créé pour que je la soigne.
Même pas en rêve…
Il entra après avoir frappé à la porte, sans attendre la réponse cependant. Ses trois accompagnateurs restaient dehors, car il se doutait que Simon n’était pas tout seul. Elle était assoupie dans un fauteuil et tenait la main de son époux. Brune, les cheveux longs et le teint cireux, sans doute à cause de l’inquiétude. Elle embaumait la pièce de son amour désespéré et Vince eut un coup au cœur en repérant une seconde odeur encore bien ténue, mais désormais détectable par son nouvel odorat. Herbe sous la rosée et fourrure sous le soleil. La tristesse de Mme Occard n’allait pas s’arranger.
Sans faire de bruit, Vince s’assit sur le lit pour observer Simon qui était sous respiration artificielle. Il ne savait pas encore s’il devait remercier Allegro de l’avoir sauvé ou non, mais le nombre de bandages ensanglantés qui s’étalaient de sa tempe droite jusqu’à son torse sous les couvertures ne laissaient aucun doute sur l’issue fatale de cette rencontre. Du bout du doigt, il souleva la gaze sanglante de la joue et regarda les balafres en cours de cicatrisation. Oui, ça confirmait l’odeur. Mis à part les créatures de la Nuit, personne ne pouvait cicatriser aussi vite de griffures et de morsures pareilles. Il regarda la dame et se demanda comment elle allait prendre la nouvelle condition de son mari.
Un soupir.
Anna Occard ouvrit brusquement les yeux en inspirant et fixa son regard encore trouble sur le vampire. Il lui fit un petit sourire, histoire de la rassurer un peu.
- Bonjour, Anna.
- Vous êtes qui ?
- Je m’appelle Vincent…
- Oh, c’est vous son nouveau patron ? Je ne vous imaginais pas comme ça.
- Je me doute. Ravi de vous rencontrer.
- J’aimerais en dire autant, mais vu les circonstances… Personne n’a voulu me dire ce qu’il s’est passé.
- Je…
Il se mordit la lèvre en essayant de comprendre ce qui était le mieux pour tout le monde, mais tout s’embrouillait dans sa tête et le gémissement d’un chiot nouveau-né le perturbait. Mais il savait qu’il était le seul à l’entendre dans la pièce. Le loup commençait à s’attacher à l’âme de l’homme et bientôt Simon Occard ne serait plus un servant de chasse des vampires, mais un loup-garou sans meute. Il jeta un coup d’œil à la porte, sachant que ses deux gardiens attendaient derrière et renvoyaient ceux qui auraient eu l’idée de rentrer. Si ses maigres connaissances étaient vraies, Simon ne survivrait pas longtemps en tant que loup solitaire. Domenico, en tant qu’ancien loup paria ne pourrait pas faire grand-chose…
Et merde…
Il se pinça l’arrête du nez.
- Madame Occard… avant de tout vous expliquer, est-ce que vous voulez bien aller me chercher un café, s’il vous plait ?
Il ne s’attendait pas vraiment à ce qu’elle accepte, mais il avait besoin qu’elle s’en aille pour plusieurs minutes. Ce qu’elle fit avec un regard un peu voilé. Ne voulant pas s’interroger davantage sur l’événement, il se pencha sur le visage de Simon et posa trois de ses doigts sur son front au-dessus du seul œil encore visible sous les bandages.
C’est ainsi que nous les touchons plus profondément. Ainsi que nous pouvons les soigner… S’ils le veulent bien.
L’œil s’ouvrit, commençant à prendre des reflets d’ambre.
- Salut, Simon.
L’homme essaya de bouger, mais Vince appuya davantage sur ses doigts pour le maintenir cloué au lit.
- Ce n’était pas un chien enragé. Ce n’est pas la rage qui coule dans tes veines. Tu le sens, n’est-ce pas ?
Simon aquiesça lentement, l’œil rivé à ceux de Vince.
- Mon but n’est pas de t’apitoyer, mais il est tout jeune. Et il ne veut pas mourir. Même s’il ne comprend pas vraiment le concept. Tu comprends ?
Encore une fois, Simon hocha la tête et le Cœur de la Meute sentit que la toute jeune entité lupine était attentive aussi. Elle savait que son existence si fragile était en jeu.
- Tu as le choix. Je t’achève, ici et maintenant et je te jure sur la vie de mes propres enfants que je m’occuperais de ton épouse et de ton fils. Ou bien tu vis… Et tu es l’un de mes loups.
Encore un soupir.
- Je suis désolé, Simon… Tellement désolé qu’il n’y ait pas d’autres alternatives.
Mais Simon se contenta de lever sa main blessée et de gémir sourdement. Vince prit la main doucement pour ne pas le faire souffrir.
- Si je te tues, ce sera rapide. Et je ne te ferais pas souffrir. Si tu vis… On va devoir tout dire à Anna. Quel est ton choix ?
Il y avait de la confusion dans l’œil de plus en plus jaune. De la confusion et une bonne dose de supplique.
- Tu sais très bien que je ne peux pas te laisser le temps de la réflexion. Choisis. (et voyant que Simon continuait à s’interroger, Vince serra la main blessée et siffla d’une voix pressante :) Choisis maintenant !
Simon ouvrit la bouche et…
Sur la flèche de la cathédrale Saint-Etienne, une silhouette en cape blanche et dont le visage était totalement plongé dans le noir restait debout et attendait. Une partie de lui-même était en train de lire le journal dans un café de la Nouvelle-Orléans, une autre prenait du bon temps avec un charmant jeune humain qui était persuadé qu’il était du genre féminin. Une autre encore négociait une bouteille de vin et une autre… et encore une autre, et encore celle-là, et celle-ci qui dormait dans un hôtel du Caire ou celle-là qui se réveillait et secouait la neige de sa tente, ou encore celle-là qui…
Et pourtant, toutes au même moment se tournèrent vers Toulouse.
Et toutes se mirent à sourire.
- La lame est prête.
- Et c’est ? Demanda un ange Trône qui faisait ses comptes dans son bureau.
- Une dague. Répondit la silhouette de la Cathédrale.
- Parfaitement approprié. Murmura la jeune femme de Berlin.
- Elle ne se méfiera pas d’une lame pareille… renchérit le vieil homme de Tokyo qui donnait du pain aux pigeons.
- Petite, mais létale. Rêva le touriste en Egypte.
- Il manque le fourreau. Objecta le scientifique en Terre Adélie.
Oui, oui, je sais, Marmonna l’ange. J’y travaille. Ce sera prêt avant la fin de l’année.