Juste après nous être posés sur le toit du Manhattan View, nous sommes tous passés à la douche désinfectante. Que ce soit Yuna ou moi, nous avons passé plus de dix minutes à éternuer à cause de l’odeur des produits chimiques. Je savais que c’était obligatoire pour ne pas répandre une épidémie dont nous ignorions tout mais je commençais à me demander s’il n’existait pas de produits plus neutres et tout aussi efficaces. Nos vêtements avaient été détruits, l’hélico était passé entièrement au désinfectant et nous attendions qu’on nous apporte de quoi nous vêtir. Je remarquais que Taylor ne portait aucune marque, ni ancienne, ni récente. Quand je lui ai posé la question d’anciennes cicatrices, il me dit qu’il avait été opéré de l’appendicite et fut aussi surpris que moi de constater que son ventre était aussi lisse qu’au jour de sa naissance. C’est à cause de cela qu’il demanda à être isolé dans notre cellule la plus hermétique possible. Nous l’avons donc mis dans une de nos salles de rituel dont les protections magiques ne laisseraient rien passer.
Ses capacités actuelles le terrifiant, il avait décidé de ne prendre aucun risque pour le reste de la ville. Il avait demandé de quoi s’étudier lui-même mais avant que j’aie pu transmettre la liste, digne de n’importe quel laboratoire de la côte est, la réalité m’a rattrapé, en la personne de Sokol :
- J’espère que vous vous souvenez des accords de l’an passé ? Avec l’ensemble des Cours Fae ?
- Vaguement… Assistance contre des ennemis communs contre l’assurance que les cours nous signalent tout Fae entrant sur Terre, non ?
- C’est… un peu trop résumé, mais oui. Il y a aussi une clause qui nous obligent, l’un et l’autre camp, à l’assistance en cas de catastrophe naturelle…
- Sans… doute… Mais, quel est le problème ?
J’étais en train de m’habiller et je n’avais pas encore dépassé le toit. Jusque-là, Sokol avait attendu que je n’ai pas les oreilles pleines de produits chimiques et que je sois à peu près décent. Le fait qu’il n’ait pas attendu que j’ai passé un T-Shirt en révélait long sur l’urgence de la situation.
- Et bien… L’un des Royaumes Intérieurs Faes vient de s’effondrer sur lui-même.Je suis resté les bras en l’air, la tête dans mon T-shirt, estomaqué par cette nouvelle.
Je suis malheureusement obligé de revenir sur les Royaumes Intérieurs et la raison pour laquelle la nouvelle que l’un d’eux se soit effondré était plus qu’étonnante…
Les Royaumes Intérieurs Faes ont été créés dès que le Christianisme a commencé à monter en puissance et à chasser les païens des terres nouvellement conquises. Les Faes avaient, à l’époque, créé la voie de Magie de l’Architecture du Rêve. De nombreux nobles avaient déjà demandés à leurs mages de leur créer un Rêve sur mesure où se réfugier en cas de danger ou tout simplement pour émerveiller leurs courtisans. On prétend même que certains humains ont eu droit à leur propre Rêve, en récompense de certaines actions ou bien en ayant payé un prix des plus conséquents. Les Faes, en cela, n’avaient fait qu’imiter certains démons et certains anges qui avaient décidé d’entreposer leurs connaissances dans des endroits en plein milieu du Monde des Esprits afin de pouvoir y accéder quand ils le voulaient et même les laisser à d’autres, si nécessaire.
Dans les premiers temps, le Royaume Intérieur, car il n’en y avait qu’un, avait un grand nombre d’entrées sur Terre, particulièrement en Irlande, en Russie et en Inde. Malheureusement, suite à la destruction de nombreux sites de pouvoirs, ces entrées furent réduites à une dizaine sur le monde entier. Ces entrées sont très lourdement gardées et si un humain ou un surnaturel non-fae y pénètre, il n’est pas sûr qu’il en revienne.
Le premier Royaume fut séparé en deux, suite aux intrigues de la Cour d’Eté et de la Cour d’Hiver, puis la Cour d’Equilibre chassa les deux factions du Vieux Royaume et celles-ci furent contraintes de créer leurs propres Royaumes Intérieurs. Certes, ces Royaumes furent créés dans l’urgence mais les architectes du Rêve savaient que la pérennité de leurs œuvres ne devait se faire qu’avec une très grande stabilité, induite par les trois éléments majeurs d’un Rêve éternel : Le Presque-temps, la Magie et l’Âme. Comme un trépied, ces trois éléments soutiennent un Royaume Intérieur et lui permet d’y faire vivre une population parfois très étendue.
Et puis, les Faes se battirent pour avoir le plus d’architectes du Rêve et chaque noble d’un certain niveau estimait qu’il était nécessaire d’avoir à sa cour son propre architecte. Les Royaumes Intérieurs se multiplièrent, toujours bien plus petits que les trois premiers Royaumes mais toujours construit sur le modèle du Presque-temps, de la Magie et de l’Âme afin de protéger leurs populations.
Et voilà le problème : Le Presque-temps, qui dérive du Temps lui-même, qui n’est autre qu’une expression du Cycle, est immuable. La Magie sauvage coule dans toutes les strates du Monde des Esprits et ne peut être stoppée. Quant à l’Âme, c’est-à-dire le Ciment du Rêve, une fois placée, elle ne peut être retirée… A moins d’avoir un Loup-Garou suffisamment puissant pour déchirer les âmes. Je ne suis même pas sûr d’avoir ce niveau, même avec la puissance de la Bête. Quoiqu’il en soit, un Royaume Intérieur, à moins qu’il ne soit très petit et mal conçu à la base, ne peut pas claquer comme ça, encore moins un Royaume Fae qui a eu des siècles pour se consolider.
J’enfilais enfin mon T-Shirt et je balbutiais :
- Lequel… ?
- Un fief mineur de la Cour d’Eté. Il n’en reste rien mais fort heureusement la population a pu être déplacée presque entièrement. Et… Là est notre problème…
- Comment ça ?
- La Cour d’Eté a pris en charge la majorité de la Population de Leaethyn mais il reste des réfugiés qui ne peuvent aller nulle part… Sauf ici.
- Pardon ?
- Les accords stipulaient que le Sicarius serait un refuge pour les Faes si nécessaire.
- … Et j’ai signé ça… ?
- Personne ne pouvait deviner qu’un Royaume Intérieur s’effondrerait. Je vous ai conseillé de signer… Et je n’étais pas le seul, Excellence.
Sokol venait de se rétrograder d’un cran, sans doute pour exprimer son remord. Si je continuais à me morfondre, je me doutais qu’il allait reculer jusqu’à devenir un simple vulgate à mes yeux. Une manière de permettre à ce que je défoule sur lui sans que je ne sois inquiété pour mon manque de manières. Je déglutis donc pour éviter de soupirer et je me léchais les lèvres avant de continuer :
- Bon… Ce qui est fait est fait. Combien de réfugiés ?
- Un demi-millier.
- Ok…
Je me forçais au calme pour ne pas hurler et je sentais que si je prononçais plus de trois syllabes, ma voix allait partir dans les aigus.
- On commence à les installer là où on le peut et on a mis à contribution tous les Surnaturels de New York pour accueillir les loups et les vampires de passage qui résidaient dans nos locaux. Cependant… certains Faes n’en supportent pas d’autres et exigent d’avoir des logements diamétralement opposés… Je crains qu’on nous ai attribué les éléments les plus violents.
- Comment ça ?
Ouais… Fallait vraiment que j’évite la troisième syllabe…
- J’ai… « entendu » qu’ils faisaient tous partis du Culte du Soleil. Des Fanatiques chasseurs de Faes d’Hiver.
- Oh, merveilleux… Qu’on donne un congé à tous nos demi-Faes d’Hiver, histoire que nos réfugiés ne se fassent pas les dents dessus.
- C’est déjà fait. Ils restent à notre disposition mais ils ne s’approcheront pas de Manhattan. Du moins pour une semaine. Nous les avons envoyés s’occuper de Columbia et de réunir le plus d’informations possible.
- Parfait. Réunis-les tous dans le grand Hall. Il faut que je leur parle.
Au bout d’une trentaine de minutes, nous avons réussi à avoir tout le monde dans le hall… Aucun Fae n’avait revêtu son glamour et ils étaient tous séparés en petits groupes : des Faes aquatiques qui avaient l’air de vouloir retourner très vite dans leurs baignoires, des femmes oiseaux qui couvraient toutes les conversations par leurs piaillements et des elfes qui avaient l’air d’être au-dessus de tout le monde. Y compris des deux Trolls… Et du Treant dont la base n’est autre qu’un saule pleureur.
Je me suis installé sur la Mezzanine et j’ai souris.
- Peuple de Leaethyn, c’est un honneur de vous recevoir dans ma demeure.Malgré le fait que je n’ai pas parlé très fort, tous les Faes se tournèrent vers moi et leurs conversations cessèrent sur le champ. Je me souvins qu’il ne fallait absolument pas que je mente et il fallait que je fasse très attention à ce que j’allais dire. Les Faes font grand cas de la Parole et ils ne mentent jamais. Je n’étais qu’un humain pour eux, une espèce inférieure, et il fallait que je sois irréprochable.
- Je vous accueille chez moi selon toutes les règles de l’hospitalité. En échange, je vous demande de les appliquer à la lettre.
Ils se crispèrent tous et me regardèrent avec surprise. Je suppose qu’ils s’attendaient à des vacances au pays des inférieurs et à faire des tas de conneries, puisque sans aucun contrôle… Je venais de leur couper l’herbe sous le pied. Le pire étant que je l’allais continuer :
- Il va sans dire que mon hospitalité s’arrête aux portes de ce bâtiment…
Je ne souriais plus du tout en disant ça et ils comprirent très bien le message. Cela dit je préférais en rester là. Ne pas trop en dire était la clef des conversations Faes puisqu’il fallait suggérer et ne jamais clairement dire. Je les plantais donc là en reprenant la conversation avec Sokol, en lui disant surtout de veiller à ce que nos invités de quelques jours… semaines… mois… aient tout ce dont ils avaient besoin. Dans la limite du raisonnable, bien sur.
Trois jours après, Kasahran, un Royaume Intérieur de la Cour d’Hiver, claqua à son tour et on nous a attribué d’autres refugiés… J’envisageais très sérieusement le suicide.
- Et tu comptais me dire quand que tu avais un témoin conscient et capable de s’exprimer ??
C’était la première fois que je voyais Karl aussi furax. Croyez-moi, dans un lit, ça surprend. Cela dit, je comprenais pour la première fois que mes confidences sur l’oreiller étaient nombreuses et beaucoup trop documentées pour mon propre bien. Ce qui me rassure, c’est que Karl est au moins aussi bavard que moi au pieu. Mais être bloqué sous lui pendant qu’il hurle, c’est une expérience que je n’avais pas souhaitée.
Bon… Il est vrai que j’aurais pu le repousser sans aucun souci mais je sentais qu’il avait besoin d’être dominant : Il avait passé une semaine de merde à essayer de convaincre ses supérieurs de demander un mandat pour Astella mais bizarrement, le FBI était persuadé que ce n’était qu’un nécromancien qui avait pété les plombs. Karl avait besoin de passer sa frustration sur quelqu’un et c’est tombé sur moi. Ce n’est pas désagréable… Au contraire.
- Voyons… Déjà pour être surs qu’il n’était pas contagieux et ensuite pour être sûr qu’il ne mentait pas.
L’excuse était logique, sa réaction le fut moins. C’est en sentant ses doigts se serrer autour de mon cou que je compris qu’il cherchait la confrontation, qu’il voulait que je me défende, ce que je n’avais jamais fait avec lui…Bon, soit… Soyons honnêtes cinq minutes, le fait d’être dominant dans un lit, depuis ma transformation, me terrifiait. J’étais puissant, j’étais potentiellement un tueur et je ne souhaitais pas me laisser aller jusqu’à blesser quelqu’un. Et pourtant… Me comporter comme un amant malléable me laissait une grande frustration au fil du temps. Karl voulait jouer ? Jouons donc.
J’ai posé les mains sur les siennes, sans sortir les griffes, et j’ai souri en frottant mon ventre contre son érection naissante.
- Tu sais que j’ai fait ce qu’il fallait. Ais-je ronronné.
- J’aurais préféré que tu me préviennes…
Je percevais sa colère, son excitation, son besoin de lâcher prise mais j’ignorais si nous étions à l’intérieur d’un jeu de rôle ou il devait me punir pour mon impertinence où s’il était vraiment furax contre moi. J’ai préféré la première solution et je me suis tortillé sous lui pour que sa colère s’évanouisse et que son excitation sexuelle la remplace. Au vu de sa fossette gauche qui se releva, j’avais eu raison. Il me lâcha le cou et préféra m’attraper les cheveux pour me tirer la tête en arrière. Hunt apprécia très peu qu’il me mette en position soumise et assombrit mes yeux en guise d’avertissement et je filais un coup de reins pour virer Karl de dessus moi puis je le chevauchais.
- Tu as oublié ce que je suis, je crois.
- Comment veux-tu que j’oublie…
Il se lécha les lèvres et posa les mains sur mes cuisses écartées. La chaleur de ses paumes me réveilla et son sexe collé à mes fesses acheva de me rendre prêt au quatrième round de la nuit. Je me suis penché sur lui en accentuant mon sourire et en me frottant contre son entrejambe.
- Je devrais peut-être te rendre la monnaie de ta pièce.
- Et me retrouver côté pile ? Sans façon… Je préfère te voir me chevaucher sauvagement.
J’ai soupiré et j’ai levé les yeux au ciel.
- Y’a vraiment que pour toi que j’accepte ça, hein…
Karl s’est arrêté de me caresser les cuisses, alors qu’il était en bonne voie pour atteindre mon sexe. J’ai grogné de frustration.
- Comment ça… « Y’a que pour toi que j’accepte ça… » ?
- Mis à part le fait qu’un Alpha qui se fait enculer, c’est pas super bien vu, j’avoue qu’être l’actif ne me déplaît pas du tout en règle générale.
Ses mains tombèrent à côté de moi et il se mit à pâlir. Je sentais qu’il était confus et effrayé, ce qui m’inquiéta grandement. Je tentais donc de le calmer :
- Mais cette histoire d’Alpha, c’est pas grave, hein ! C’est ma vie privée et personne ne sait !
- Tu es amoureux de moi, c’est ça ?
J’avoue que je ne m’y attendais pas du tout et sa demande m’a cueilli à froid. Oui, j’étais amoureux mais est-ce que j’étais prêt à l’admettre ? Est-ce que ça allait améliorer les choses ? Au contraire ? La seule chose que je savais, c’est que ma réponse était très fortement attendue.
- Euh… Ouais, un peu. Enfin…
C’était ma déclaration d’amour la plus pourrie depuis mon adolescence. Et vous savez quoi, ce n’est même pas la pire de toute ma vie. Malheureusement ma semi dénégation, semi acceptation, n’a pas eu l’effet escompté. J’avais espéré que ça lui ferait un peu plaisir, que ça la rassurerait un peu… Mais il m’a fait descendre et m’a abandonné sur le lit alors qu’il se dirigeait vers la salle de bains. Avant de fermer la porte et avant de me noyer dans la culpabilité, il murmura, sans me jeter un regard :
- On se voit au boulot, monsieur.
Je venais de me faire larguer comme un malpropre. Ce n’était pas la première fois… Mais ça faisait toujours aussi mal… Avant, je m’isolais avec une bouteille de mauvais whisky et j’essayais de faire le deuil d’une relation qui n’avait existé que dans ma tête. Maintenant, la tristesse se transformait en rage et je me suis transformé pour courir jusqu’à m’en faire saigner les coussinets. J’ai couru jusqu’à ce que je ne puisse plus entendre ma propre voix, que je n’entende plus que le chant plaintif de mon loup qui tentait de me consoler et qui me disait de courir, de courir vite, d’échapper à ma douleur et qui y arrivait.
Des années plus tard, j’ai su que Karl n’était pas l’abominable connard qui m’avait rejeté par peur de l’engagement. C’était bien la raison mais l’origine de son malaise venait d’ailleurs que son besoin de papillonner. Avant de me rencontrer et d’atterrir à le Nouvelle-Orléans pour s’en remettre, il faisait partie de l’unité du comportement, à Quantico, et avait un taux de réussite très élevé. Malheureusement, il était tombé amoureux de la mauvaise personne, bien des années auparavant et, suite à ses études en psychologie criminelle et à sa propre expérience, il comprit que l’homme avec lequel il avait emménagé et projetait même de se marier sitôt que ce serait possible n’était pas l’homme idéal. Il eut peur, il le quitta et mit de la distance entre eux. Deux semaines après sa rupture, il commença à recevoir des petits paquets contenant le cœur d’un rongeur ou d’un oiseau. Karl ne fit pas le rapprochement et préféra penser qu’il s’agissait de l’un des tueurs en série dont il avait la charge d’établir le profil. Puis les cadeaux devinrent plus gros, un cœur de chien, celui d’un chat ou encore deux poissons rouges fichés sur une même branche.
Et puis ça devint un cœur humain avec le sexe d’un homme.
Ça a mal fini, évidemment… L’unité du comportement s’aperçut que les morceaux que recevait Karl étaient ceux d’une conquête d’une nuit ou d’anciens amants. Il y avait même son tout premier amour, un professeur d’anglais de son collège et qui n’avait jamais su pourquoi il était mort. Karl devint donc un appât et il dut tuer son ancien fiancé. Depuis ce jour, Karl ne put plus jamais avoir confiance envers quelqu’un qui lui disait « je t’aime », sans doute parce que ce furent les deux derniers mots du tueur qui avait partagé sa vie.
J’ai couru jusqu’à l’aube. Je me suis arrêté parce que je me sentais fatigué. C’était surtout mental puisque mes jambes n’étaient même pas un peu courbaturées, même si j’avais les pieds et les mains en sang. J’étais nu, évidement, mais je planquais toujours des shorts un peu partout dans le Manhattan View. Au cas où.
Je ne voulais pas rentrer dans mon antre. Je ne voulais pas m’enterrer là-bas pour lécher mes plaies… Je voulais juste me poser une vingtaine de minutes avant que l’équipe de nuit ne soit remplacée par l’équipe de jour. Comme j’avais laissé toutes mes affaires dans la chambre de Karl, je n’avais pas mes clopes, ni mon portable… J’ai donc pris l’escalier pour prendre ma place préférée sur la mezzanine.
Malheureusement pour moi, la place était déjà prise. Ce qui n’était que la silhouette de ce que je pensais être un enfant ou un adolescent se révéla être un Fae. Un elfe pour être exact mais d’une couleur que je n’avais jamais vu. A ma décharge, je n’avais vu que très peu d’elfes et on m’avait toujours dit que leur couleur de peau oscillait entre le blanc de nacre et l’or… Alors, voir un elfe qui avait le teint gris anthracite, ça surprend… Surtout que cet Elfe-là avait l’air encore plus jeune que les autres, ce qui était très perturbant. Il s’est tourné vers moi, sachant pertinemment que j’étais là et, me fixant avec ses yeux de rubis, m’a souri :
- J’attends que les Maîtres se réveillent. Et quand ils se seront réveillés, je leur apporterais le thé.
J’ai tout de suite pensé que c’était une entrée en matière comme une autre bien que ça m’a surpris… Et j’ai ensuite compris qu’il s’agissait d’un esclave d’une des Cours Fae que nous avions parmi nous. Est-ce que ça allait poser problème ? Est-ce que nous étions une enclave qui n’était pas soumise aux lois américaines ? Est-ce que les associations allaient nous faire la misère pour ça ? Et surtout… Comment j’allais le libérer de sa servitude ?
- Euh… Bonjour.
- Oui, bonjour. Je suis un bon serviteur.
- Je n’en doute pas. Euh… Je m’appelle Vincent.
- Je sais. Dois-je vous servir aussi ? Vous voulez du thé ? du vin ? un massage ? Autre chose ?
- Ça va aller, merci… Je n’ai besoin de rien.
Je connais assez peu les conditions d’esclavage des Faes entre eux… Encore maintenant, d’ailleurs. Mais je savais qu’on ne pouvait pas les comprendre. Les Faes réfléchissent comme des Faes et moi non. Leur logique n’est pas la nôtre et surtout, ils n’ont pas la même échelle de valeur que nous, sans doute parce qu’ils n’ont pas la même espérance de vie. Avec un peu de malchance, l’Elfe qui était « un si bon serviteur » avait huit ou neuf fois mon âge… Et après tout… Quand on a une occasion d’avoir des informations, autant en profiter, non ? Je me suis assis à côté de lui avec un petit sourire :
- Et vous vous appelez comment ?
Et , sans mentir, si ça pouvait me faire oublier Karl quelques minutes, ça m’arrangeait !
- Les serviteurs ne sont pas censés avoir de noms…
- Mais si vous en aviez un ?
- Yui.
Une petite chose que j’avais appris à propose des faes, c’est que plus leurs noms sont longs, plus ils sont puissants. Ce qui me donnait une petite idée de la puissance de mon squatteur de mezzanine, trois pauvres lettres…
- Et votre âge ?
- Oh, ça… je n’en ai aucune idée… C’est important ?
- Pas du tout. C’était juste une question comme ça…
Son sourire s’est agrandi et j’ai enfin pu voir les deux superbes canines qui brillaient d’autant plus sur sa peau sombre. Un vampire… Enfin, si les vampires existaient chez les Faes, ce qui me semblait bizarre. En même temps, j’en connaissais tellement peu sur les Faes que ça aurait pu être bien possible. A moins que les yeux rouges soient un signe Fae des anthropophages, ce qui expliquait les yeux rouges de Taylor et le fait qu’il ait eu l’envie irrépressible de bouffer quelqu’un…
Et… Si ça se trouve, pensais-je en retombant dans mon deuil mâtiné de colère, Karl m’avait quitté pour ça… Parce que je suis un vampire, un Cannibale… Evidemment, je lui avais parlé des cautions de moralité, les enfants de Cannibales, qu’on s’échangeait comme des trophées. Je me doutais que toute création de vampire de ma part allait être le début d’une guerre des Cours pour récupérer ma créature. Est-ce que Karl m’avait quitté pour ça ? Par peur de devenir un jouet ballotté selon les vainqueurs ? Peut-être que je pourrais le rassurer et lui dire qu’avec le bordel qui était en moi, je ne pourrais sans doute jamais infanter qui que ce soit !
Est-ce que ça suffirait, au moins ? Pensais-je avec amertume.
- Vous savez quoi ? Murmura-t’il avec un ton de voix étonnamment sensuel. Vous vous en fichez, pour le moment. Votre curiosité n’arrive pas à surpasser votre tristesse…
- … Quoi ?
On appréciera mon manque de répartie…
- Vous vous intéressez à moi uniquement pour vous distraire de votre peine de cœur. Et ça ne marche pas. Vous m’en voyez navré.
Je commençais à trouver ce petit personnage inquiétant. J’ai donc froncé les sourcils en marmonnant :
- Vous en devinez beaucoup pour un simple esclave…
Et je me suis plaqué la main sur la bouche quand je me suis rendu compte que je n’avais pas utilisé le terme « serviteur ». La boulette…
- Mon esclavage a l’air de tous vous rendre nerveux… plusieurs humains m’ont dit de sortir de la tour pour devenir libre. Ou de contacter un fruit.
- Un Avocat.
- Oui, ce fruit-là.
- Non… ce sont aussi des personnes qui s’occupent de défendre les intérêts de leurs clients devant des cours de Justice.
- Et… on les paye en fruits pour qu’on les appelle comme ça ?
- Pas du tout… laissez tomber.
Il a laissé tomber ses épaules et m’a regardé par en-dessous.
- Et… sortir de la tour aurait marché ?
- Théoriquement, oui… Puisque l’esclavage est interdit aux Etats-Unis. Mais je ne sais pas si…
Il a éclaté de rire, me forçant à reculer de quelques mètres sous l’effet de la surprise.
- Les humains sont si drôles ! Vous ne voyez pas les chaines qui sont partout, tout autour de vous ? Ces chaines qui vous lient les uns aux autres, à vos patrons, à votre meute, à ceux qui vous doivent et ceux à qui vous devez ! et après ça, l’esclavage n’existe pas ?? Oh, c’est vraiment trop drôle !
- Ce n’est pas la même chose…
- Non ?? Oh, bien sûr que si ! Le seul moyen de n’être esclave de personne, c’est d’être tout seul. Alors votre Terre de la Liberté me fait bien rire…
Le petit serviteur humble et joyeux s’était transformé en lutin farceur et terrifiant. Est-ce qu’un jour je comprendrais vraiment les Faes ?? Avec le pot que j’avais, je pouvais avoir à faire à un Robin-Bon-Diable, ce qui était la pire des situations. Un Robin-Bon-Diable n’est pas méchant en tant que tel mais attirer l’attention d’un Fae comme lui était l’assurance de mener une vie des plus trépidantes… Si on aimait tout devoir au hasard et osciller entre la plus merveilleuse des chances et la plus noire des poisses. Pour éviter ça, je devenais devenir aussi inintéressant que possible et je n’avais aucune idée de comment je pouvais y arriver.
- Euh…
Et on appréciera de nouveau ma merveilleuse éloquence.
- Tout le monde a besoin de chaines… reprit le lutin en regardant le plafond de la mezzanine. Tout le monde a besoin de ces foutues chaines… Mais ! Mais… les seules chaines supportables sont celles qu’on s’appose à soi-même. Un câlin ?
- Pardon ?
- Vous avez besoin d’un gros câlin. J’en propose un. Vous en voulez ?
Impossible de savoir s’il allait me tuer ou véritablement me faire un câlin. Hunt était aussi confus que moi et, par prudence, me conseillait de reculer lentement en montrant les crocs. Je n’étais pas loin de l’écouter quand le Fae s’est précipité sur moi et a serré ses bras autour de moi. Il ronronnait comme un chat et frottait sa tête aux cheveux de charbon contre mon cou. J’étais paralysé.
- La prochaine fois, susurra t’il avant de s’écarter, vous serez plus rapide à vous échapper. N’est-ce pas ?
Avant que j’aie pu avoir le temps de le repousser, il avait disparu dans un éclat de rire cristallin.
Pendant des jours, j’ai fait chercher ce lutin pour essayer de comprendre ce qui était arrivé. Personne ne le trouva. Cependant, au lieu du sucre dans mon café, j’avais du miel et tous les jours je trouvais un tout petit origami de chat noir sur mon bureau.